Entretien de raphaël besson par cultures créatives

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Raphaël Besson Directeur de Villes Innovations (Madrid, Grenoble) Chercheur associé à PACTE-CNRS r.besson@villes-innovations.com

LE DILEMME DES LIEUX DE SAVOIR. ENTRETIEN DE RAPHAËL BESSON PAR SYLVIA ANDRIANTSIMAHAVANDY CULTURES CREATIVES 17 mars 2015

URL : https://cultures-creatives.com/2015/03/17/insularite-vs-ouverture-le-dilemne-des-lieux-desavoirs-et-dinnovation-par-raphael-besson/

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Chercheur associé au laboratoire PACTE et directeur de Villes Innovations, basé entre Madrid et Grenoble, voilà plusieurs fois que Raphaël et moi nous retrouvons sur des conférences. Il sera ce Samedi à Marseille dans le cadre de la table ronde « Intelligente la Ville ! », quelques semaines après la publication de sa part d’un article passionnant « Insularité Vs Ouverture : le dilemne des lieux de savoirs et d’innovation ». Il revient sur la façon dont les lieux de savoirs (bibliothèque, laboratoires, universités, cloîtres, technopoles…) se sont traditionnellement construits selon un modèle de lieux clos, souvent éloignés des villes, à l’inverse des nouvelles tendances que l’on retrouve aujourd’hui avec les fablabs notamment.

Raphaël, dans ton article, tu expliques que les lieux de savoirs sont largement basés sur un un modèle « en vase clos », réservé à une certaine élite initiée. Peux-tu nous en expliquer les origines ? Dès l’Antiquité la bibliothèque d’Alexandrie a vocation à concentrer en un même lieu l’ensemble des collections et des écrits de l’Antiquité grecque et latine. Elle fonctionne certes comme un outil au service de la connaissance, mais sert aussi de support à la puissance de l’Empire. Selon l’historien Christian Jacob, son accès est essentiellement réservé à l’élite admise dans l’entourage du roi.

De quoi parles-tu quand tu parles d’utopie insulaire ? L’utopie insulaire repose sur l’idée selon laquelle la connaissance et la créativité ne peuvent s’opérer que par un repli sur soi, dans des lieux isolés, clos et éloignés des tumultes de la vie sociale et urbaine. Au Moyen-Âge, c’est au sein du cloître que doit se transmettre en toute autonomie la Vérité Absolue. Cette figure archétypale du cloître est reprise au XIIème siècle avec la construction des premières universités, comme la Sorbonne qui enserrait dans sa cour un espace central fermé au reste de la Cité. A la Renaissance, le développement des cabinets d’études et des premiers laboratoires n’échappe pas à cette vision sanctuarisée de la recherche. Pour Louis Pasteur, les laboratoires sont les « temples de l’avenir » et son assistant André Loir insiste sur le fait que l’entrée au laboratoire est sacrée.

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L’abbaye Notre Dame de Senanque

Autres lieux de savoir et d’innovation : le campus et la technopôle. Ces deux infrastructures sont aussi des « utopies insulaires » selon toi ? Les campus universitaires trouvent leur origine dans la tradition anti-urbaine américaine, qui avait trouvé dans ce modèle un moyen pour éloigner les étudiants américains des effets pervers prêtés à la promiscuité et à la débauche des villes. Quant aux technopoles comme la Silicon Valley, l’ancienne ZIRST de Meylan ou Sophia Antipolis, elles se sont essentiellement développées dans des zones péri-urbaines et symboliquement fermées. L’existence des « technopoles russes », au moment de la Guerre Froide, était quant à elle secrète. Ces naoukograds étaient protégées par des barrières infranchissables.

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Sophia Antipolis

Aujourd’hui on voit émerger de nombreux clusters et pôle de compétitivité qui ne sont pas des infrastructures bâties mais qui ont pour mission de faire émerger l’innovation et accélérer la croissance. Ces modèles permettent-ils selon toi de sortir de cet « isolement » ? Les modèles des clusters et des pôles de compétitivité restent enfermés dans une conception selon laquelle la connaissance et l’innovation sont l’apanage d’une élite de chercheurs et de créatifs. Leur fonctionnement repose sur des acteurs formels de l’innovation : universités, centres de recherche ou entreprises. Les clusters n’évoquent que très superficiellement d’autres forces créatives, comme les usagers, les artistes, les utilisateurs des innovations, les citoyens ordinaires, les consommateurs…

Quels sont finalement les principales critiques à faire de ces modèles insulaires ? Je n’ai pas réellement de critiques à formuler vis-à-vis de ces modèles. Je me contente d’analyser les transformations des représentations des lieux de savoir ; force est de constater que nous avons

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tendance à remettre en question des siècles d’interprétation des lieux de savoir comme des espaces isolés, clos et protégés du monde extérieur. Les notions d’innovation ouverte, de cocréativité, d’’économie collaborative incitent les espaces de connaissance à s’ouvrir. On observe ainsi sur l’ensemble des technopoles et campus français l’introduction progressive de logements, de commerces, de cafétérias, de restaurants, d’équipement dédiés aux loisirs, au sport, à la culture, mais aussi à l’implantation d’espaces de valorisation économique des connaissances (avec le développement d’incubateurs ou de pépinières d’entreprises). Les responsables de ces espaces prennent progressivement conscience de l’importance de proposer un cadre de vie agréable pour attirer chercheurs et talents, mais aussi favoriser les processus créatifs eux-mêmes. L’épanouissement de la créativité nécessite aussi des moments de détente, des espaces informels de rencontres, des lieux où s’inventent des nouvelles manières d’être et de faire… bref tout ce qui constitue l’urbanité. Mais je reste quand même vigilant sur la tendance actuelle à sur-stimuler les contacts, l’ouverture, les collaborations et les échanges continus d’informations entre les travailleurs du savoir. Peut on balayer d’un revers de main des siècles d’interprétation des espaces de savoir, comme des lieux de retraite et des refuges protecteurs ?

Tu expliques combien les usagers, citoyens, habitants mais aussi les artistes doivent être associés aux processus d’innovation et de savoir. Mais est-ce que les habitants franchissent facilement la porte d’un fab lab ? N’est-on pas quand même encore dans une certaine forme de classe créative au « capital culturel » déjà important ? Les Fab Labs, et malgré leur volonté affichée d’ouverture, connaissent les plus grandes difficultés à attirer d’autres profils que les hackers, les geeks et autres étudiants en design et en école d’architecture. L’un des écueils je pense, c’est leur trop grande focalisation sur les outil technologiques, les imprimantes 3D, les découpeuses lasers, les découpeuses vinyles. On reste dans un sorte de déterminisme technologique et dans l’illusion selon laquelle une imprimante 3D aurait cette capacité à transformer nos modes de production ou de consommation. Or ces outils technologiques n’ont de sens que s’ils s’inscrivent dans un perspective sociétale plus large. Je m’explique : la presse s’est récemment enthousiasmée pour la construction d’un immeuble en béton dans le ville de Shuzou, en Chine, grâce à une imprimante 3D géante. Si la prouesse technologique est indéniable, la portée sociétale de cette innovation me semble assez pauvre… on reste dans un système de production industrielle extrêmement classique, où une nouvelle invention technique est utilisée à des fins d’optimisation des délais et des coûts de production.

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Le travail réalisé par les responsables du Fab Lab de Barcelone me semble bien plus pertinent. En amont, ces derniers se sont posés deux questions essentielles : comment assurer une réappropriation collective des technologies, pour en faire des outils au service de la réindustrialisation et du développement social et écologique des villes? Comment les innovations technologiques peuvent-elles permettre de changer de modèle de ville, et de passer du modèle traditionnel PITO (« product in, trash out »), au modèle DIDO (« data in, data out »), où les déchets seraient pensés comme des ressources pour le fonctionnement des villes ? Et parmi les très nombreux projets qu’ils développent actuellement, on a le cas de la construction d’une imprimante 3D de taille moyenne, qui utilise des matières durables pour bâtir des prototypes d’habitat écologique, auto-suffisant, aux formes architecturales uniques. Ces formes originales étant rendues possibles grâce à l’impression 3D.

Certains pays sont-ils plus avancés que d’autres dans ces pratiques ? A mon avis l’Espagne est l’un des pays les plus avancés. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un série d’articles sur ce sujet (Villes créatives. The spanish touch ; La Fab City de Barcelone ou la réinvention du droit à la ville). La crise économique, l’ascension du parti Podemos et les protestations citoyennes issues du mouvement des Indignados ont joué un rôle important dans le développement récent de laboratorios ciudadanos. Ces laboratoires citoyens en arrêtant de se focaliser sur les nouveaux outils de fabrication digitale, oeuvrent à l’émergence d’une véritable culture numérique. Ces laboratoires se développent de manière exponentielle dans l’ensemble des quartiers de Madrid et Barcelone. Et progressivement, ils apparaissent moins comme des lieux de contre-culture, que comme des plateformes ouvertes et autogérées, au service des problèmes et des besoins des habitants !

Pourrais-tu citer quelques innovations qui auraient émergé d’espaces ouverts et qui sont allées jusqu’à des prototypes et une mise sur le marché ? On pourrait citer de nombreux exemples, comme le kit smart citizen développé par le Fab Lab de Barcelone, qui connaît des perspectives de commercialisation intéressantes avec la ville d’Amsterdam notamment. Mais ce qui me semble plus intéressant, c’est d’interroger les rapports complexes qu’entretiennent les Tiers Lieux (Fab Labs et Living Labs compris) avec le marché.

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Une première analyse consiste à penser les Fab Labs comme ces espaces hors marché, voire même comme des lieux se construisant en opposition au marché. Un certain nombre d’économistes pensent que les caractéristiques des biens produits au sein des Fab Labs (indivisibilité, non-rivalité, non excluabilité) les rend semblables au bien commun, et par conséquent, irréductibles au statut de marchandise. Comment valoriser économiquement des produits et services qui ont été développés sur le mode du libre et de l’open source ?

Une second analyse est de concevoir les Tiers Lieux comme des espaces de redéfinition des règles classiques du marché… Un marché associé à une sphère hors sol et autonome où s’établiraient uniquement des comportements calculateurs, impersonnels et égoïstes. Or les modes de production et de financement des projets au sein des Tiers Lieux iraient à l’encontre d’une telle représentation du marché. Les projets des Tiers Lieux sont en effet souvent liés à des finalités

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sociétales, et leurs financements, adossées à des plateformes de crowdfunfing (financements participatifs). Une dernière analyse repose en partie sur la thèse de Luc Boltanski selon laquelle le capitalisme retourne toujours en sa faveur les aspirations que la société lui oppose (voir de ce point de vue son ouvrage sur Le nouvel esprit du capitalisme). Les valeurs de partage, d’ouverture, d’open source et de gratuité prônées par les Fab Labs, seraient en réalité réintégrées dans le système capitaliste à des fins de valorisation économique. Et force est de constater que Leroy Merlin ou Ikea sont en cours de construction de leurs propres Fabs Labs, ou que la fondation BNP ou la mutuelle MGEN s’intéressent de très près à l’économie collaborative…. On voit bien toute la complexité des liens entre Tiers Lieux et marché et de la nécessité de mener de travaux de recherche approfondis sur cette problématique.

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