La pièce et au-delà : Réalité et virtualité du mur au Musée de la Préhistoire de Nemours
Raphaël Guerrier Mémoire de Master février 2020, Sous la direction d' Emmanuelle Sarrazin Domaine d’Étude 1 - A-lto : Architecture - laboratoire des territoires ouverts École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine
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« Il faut voir Simounet comme un maître. En enlevant à ce terme le sens mandarinal qu'il exécrait dans sa jeunesse. En regardant simplement son travail pour apprendre à faire le nôtre. C'est bien le seul critère qui vaille pour juger d'une architecture hors des idées reçues et du clapotis médiatique.
Christian Devillers, dans Roland Simounet à l’œuvre, 2000, p73.
Qu'est-ce qu'il m’apprend ? »
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REMERCIEMENTS
Je tiens tout d'abord à remercier Emmanuelle Sarrazin, directrice de recherche de ce mémoire, pour son accompagnement en profondeur, sa disponibilité, et son souci de me guider et d'enrichir mes réflexions et axes de recherche tout au long du semestre. J'adresse également ma reconnaissance à Paolo Amaldi et Cyrille Faivre-Aublin, qui m'ont apporté de précieux conseils dans ma recherche, ainsi qu'aux enseignants du groupe A-lto pour leur accompagnement très enrichissant tout au long de mon parcours. Enfin, je remercie tous mes collègues étudiants avec qui j'ai pu échanger à de nombreuses reprises ce qui m'a permis d'approfondir mes réflexions.
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AVANT-PROPOS Ce mémoire s’inscrit dans la continuité de mes recherches entreprises en projets et séminaires au cours du Master. Il s’agit d’un approfondissement et d’un apprentissage au contact de l’œuvre d’un architecte dans l’optique de développer ma propre approche. Je suis particulièrement intéressé par les édifices ou projets urbains qui sont composés par la répétition d’unités articulées les unes aux autres par un système de structuration plus ou moins explicite. Ce qui m’intéresse spécifiquement dans ce processus est le saut d’échelle permanent entre l’unité globale (l’édifice pensé dans sa totalité) et les unités (les parties) qui la composent. Ces différentes échelles sont pensées simultanément par l’intermédiaire d’un système de structuration. L’échelle du détail, qui met en lien direct l’homme avec l’espace, est en relation d’interdépendance avec l’ensemble de l’édifice voire même de la ville. Il existe un rapport dialectique entre autonomie et hétéronomie des parties. Outre les liens systémiques qui unissent les parties entre elles, la répétition m’intéresse particulièrement par sa dimension constructive. Répéter, c’est standardiser, c’est se donner le droit de contrôler avec plus de maîtrise le processus de fabrication du projet à toutes les échelles. Qui plus est, cela permet de faire une relative économie dans les coûts de mise en œuvre. Ces premières considérations et centres d’intérêts m’ont amené à me pencher plus en profondeur sur le travail de Roland Simounet. La mise en relation d’unités autonomes identiques pour former un tout, soit par addition, soit par division, est un mode opératoire
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que Roland Simounet explore de manière récurrente tout au long de son œuvre. D’abord à l’échelle urbaine pendant sa période algérienne avec notamment des opérations de logements comme le quartier Djenan el-Hassan à Alger (1954-57) ou bien la résidence universitaire de Tannanarive (1962-70). Il a ensuite transposé ce processus pour la réalisation d’équipements pendant sa période française (après l’indépendance de l’Algérie) en réalisant notamment l’école d’architecture de Grenoble (1975-78), le musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq (1979-83) ou encore le musée de la préhistoire de Nemours (197680). Nous verrons plus loin que cette utilisation fréquente de la répétition dans ses projets s’explique notamment par une volonté de simplifier les éléments constructifs et de trouver un outil de conception qui permet de s’adapter à des terrains avec une forte déclivité. C’est une approche que l’on peut qualifier de topologique. La visite du musée de la préhistoire de Nemours a constitué un moment charnière dans mon travail de recherche sur ce processus de conception, ce qui m’a encouragé à consacrer mon mémoire à celui-ci.
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TABLE DES MATIÈRES 5
REMERCIEMENTS
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AVANT-PROPOS
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INTRODUCTION
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I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ 18 24
II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
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1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré 2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel»
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES ... 1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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IV. ... À LA PERCEPTION DU TOUT 1. La répétition du mur tectonique : transfiguration de la matière 2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» 3 Le carré en strates verticales successives
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CONCLUSION
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ANNEXES
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BIBLIOGRAPHIE
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« J’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement, ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit, comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent le tout, c’est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensembles, c’est-àdire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en soit affecté un Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Préface de Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1921, p15.
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peu par le mouvement de cette vague qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. »
Plage de Chicama, Perou © Cliff Endsley
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INTRODUCTION J’ai été saisi dès ma première visite du musée de la préhistoire de Nemours par le rapport dialectique qu’entretiennent les salles d’exposition entre elles. Chaque salle a sa structure, sa lumière, son autonomie mais en même temps ne pourrait subsister sans son appartenance à un système plus global. On ressent, sans réellement comprendre pourquoi, une relation d’interdépendance inaliénable entre ces unités répétées. A l’image du mugissement des vagues, on prend progressivement conscience que chaque élément, par son rapport aux autres, a son importance dans la perception et la compréhension de l’édifice comme un tout homogène. On perçoit virtuellement le système qui gouverne la composition du musée. Cette compréhension se fait par le mouvement, par le corps qui déambule librement dans l’espace. De ces premières émotions dérive la problématique de ce mémoire : Comment constituer un tout à partir d'une unité répétée? C’est-à-dire un tout homogène et non un agrégat d’unités autonomes, où chaque partie est déterminée par l’autre selon un système qui établit des rapports de proportions, spatiaux et constructifs. C’est pour moi ce que Roland Simounet s’attache à nous montrer avec le musée de la préhistoire de Nemours. Une série de questions est venue nourrir ma réflexion pour essayer de comprendre les rapports entre le musée dans sa totalité, les Livio Vacchini, Capolavori, 2006, p38. 1
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salles d’exposition et l’observateur mouvant : «entre l’œil qui croit voir et le cerveau qui croit comprendre»1.
-Quels rapports le musée entretient-il avec le sol et sa déclivité ? -Comment l'unité conditionne-t-elle le système de structuration du musée ? -Comment les salles d’exposition sont-elles mises en relation ? -Comment le tout est-il rendu intelligible pour le visiteur ? -Quels rôles jouent les murs dans cette mise en scène ? Pour approfondir cette question, nous allons essayer de comprendre quels sont les rapports plus ou moins explicites entre les différentes parties qui composent le musée de la préhistoire de Nemours. Nous nous attacherons à analyser son système de structuration. L’enjeu n’est pas uniquement d’expliciter ces rapports, mais surtout de comprendre comment ils sont mis en scène, révélés à l’observateur qui, progressivement, perçoit l’édifice comme un tout unifié. On peut supposer que pour arriver à cette perception, il faut mettre en place des points de vue particuliers qui rendent intelligibles à l’observateur les rapports spatiaux et constructifs des parties qui composent le tout. Par leur faculté à définir la spatialité et la structure propre des salles et en même temps à les mettre en relation entre elles, les murs semblent jouer un rôle clé dans ce rapport dialectique entre le tout et les parties. Ils ont un rôle ambivalent entre continuité et discontinuité, entre transparence(s) et opacité, entre épaisseur et surface, entre réalité et virtualité.
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J’émets l'hypothèse qu’au-delà de leur rôle structurel, par leur capacité à mettre en relation les parties entre-elles et à révéler le système à l’observateur, les murs ont un caractère très particulier que l’on qualifiera de « virtuel ». C’est-à-dire qu’ils ont une fonction cognitive en rendant intelligible le système de division du musée. Ils permettent à l’observateur de percevoir l’édifice comme un tout. Ils Maurice MerleauPonty, L’œil et l’esprit, 1964, p17. 2
semblent révéler la profondeur du musée par transparence(s): Profondeur comprise à la fois comme ce qui est « à portée de mon regard»2 et comme « l’expérience de la réversibilité des dimensions »3.
Ibidem, p65.
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Pour apporter des éléments de réponse aux questions qui soustendent cette recherche, le mémoire est structuré en quatre parties qui suivent mon arpentage à l’extérieur et à l’intérieur de l’édifice. Il faut bien noter ici que le parcours dans le musée de la préhistoire de Nemours est libre, la circulation n'est pas linéaire. Chaque déambulation est donc unique. Ainsi, chaque partie traitera de séquences spécifiques organisées au fil de mes réflexions. Ce parcours est introduit par l'approche extérieure qui permet de comprendre comment la fragmentation du musée en unités tire sa légitimité de la rencontre avec le sol. Cela nous amène ensuite, en s'appuyant sur l'analyse approfondie d'une salle d'exposition type, à mettre en évidence la grille structurante du musée qui articule les unités entre elles. Suite à cette analyse, nous étudions les dispositifs qui permettent la mise en relation spatiale des salles ce qui nous conduit à introduire la notion de mur virtuel. Enfin, nous concluons
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ce parcours cognitif dans une dernière partie dédiée à une séquence spécifique où le musée se dévoile dans sa totalité. Ce mémoire est en premier lieu une recherche graphique. Chaque séquence convoquera deux outils de représentation spécifiques: des vues perspectives et des axonométries. Les vues perspectives sont des dessins personnels au trait ou des photographies quand ces derniers n’illustrent pas selon moi l’idée souhaitée. Ces vues à hauteur d’œil seront toujours conjuguées avec des axonométries. L’axonométrie permet de «réunir certaines caractéristiques de deux modes de représentation apparemment inconciliables»4. C’est-à-dire qu’elle autorise la mesure propre aux vues orthogonales (plans, coupes...) mais en y intégrant une troisième dimension. C’est un point de vue où l’œil
Jean-Pierre Durand, La représentation du projet, 2003, p32. 4
est «omniscient», en «posture surplombante»5. Ainsi, la conjugaison de ces deux vues permet une compréhension exhaustive des séquences analysées.
Paolo Amaldi, Architecture Profondeur Mouvement, 2011,p383.
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N.B. : Sauf indication contraire, les documents iconographiques sont personnels.
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I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ
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1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré Dans ces premières séquences à l’extérieur du musée, nous analysons le rapport particulier que ce dernier entretient avec le sol. Nous nous attachons à comprendre comment cette rencontre avec le sol conditionne la structuration interne de l’édifice, c’est-àdire comment cette fragmentation de la totalité en unités autonomes tire sa légitimité du sol. Nous analysons le rôle des murs dans l’expression de cette stratification depuis l’extérieur.
Le musée est dans un premier temps perçu comme un front. Il apparaît dans toute sa monumentalité telle une stèle qui émerge du sol rocheux. Sa silhouette se dessine derrière les arbres qui se dressent comme des colonnes entre notre corps et le monolithe qui grandit à mesure que l’on s’en approche. Ils dessinent une succession de plans verticaux qui nous font mesurer notre déplacement dans cette première séquence d’entrée. On aperçoit au loin une ligne de sol plus haute qui témoigne de la déclivité du site (fig. 2). Une frontalité murale fragmentée se dresse au premier plan et suggère une première stratification du musée. Elle témoigne de la limite du bâti. Dans ce front opaque, seule une ouverture et un bloc de béton qui émerge en relief de cet écran semble signifier l’entrée. Le fig. 1 Plan de situation du musée
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bâtiment est introverti, et ne communique presque rien de sa structuration interne au premier regard. Au travers de ce premier plan
I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ
fig. 2: Approche frontale du musée, émergence de l' «enclos»
1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré 2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel» 19
fragmenté, on peut cependant lire un second plan opaque en retrait qui suggère l’épaisseur du bâti et une stratification dans la profondeur (fig. 3). Dans ce paysage qui se présente face à nous, les arbres, les rochers, le musée entretiennent un rapport dialectique avec le sol dont tout semble émerger dans une lutte contre la pesanteur. Il semble encastré dans le sol. Le béton brut de décoffrage rappelle la minéralité de la roche et donne au musée son aspect monolithique, invulnérable. Les murs périphériques sont des enceintes qui dérivent du site. «Il est installé, possesseur des lieux, avec son grand enclos «rempli KLEIN Richard (dir), Un enclos dans 1
la forêt, 2018, p16.
de songes et de mémoire». Végétal et minéral à la fois, il rayonne de transparence et joue de sa magie. Et si «né là» il nous paraissait sans âge?»1 Roland Simounet, 1995
Faisons «un pas de côté» pour appréhender le musée dans son épaisseur. Cette seconde séquence met en scène une frontalité qui s’adapte à la déclivité du terrain et dessine la silhouette de l’édifice en rapport dialectique avec la pente (fig. 5). Pour reprendre les mots GUBLER Jacques, Motion, Émotions, 2,3
2003, p28.
de Jacques Gubler à propos de Luigi Snozzy et Alvaro Siza, Roland Simounet est un «arpenteur»2, ce sont des architectes «raisonnent avec les pieds et le bout du crayon»3, le musée est une transformation du site, le sol est le point de départ. A la lecture de ces deux premières frontalités on peut virtuelle-
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I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ
fig. 3: Plan frontal fragmenté : perception d’une stratification dans la profondeur
1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré 2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel» 21
ment reconstituer la volumétrie du musée. Bien que ce dernier apparaisse fragmenté, disloqué par la rencontre avec le relief, il reste virtuellement perçu comme une entité contenue dans un volume fini. Livio Vacchini, Capolavori, 2006, p13. 1
Ici, s'expriment avec émotion «les trois modalités fondamentales de l'acte de construire : modifier la croûte terrestre, s'élever et couronner vers le ciel»4
fig. 4: Reconstitution virtuelle du volume : perception mentale des limites «Un carré en plan, dans toute sa rigidité mais un volume fortement tramé, travaillé en fragmentations et en transparences SIMOUNET Roland, D’une architecture juste, 1997, p88. 5
s’adaptant au plus près du sol, à une juste mesure entre roches. La nature est là, enserrant le carré et lui donnant forme...»5. L’observateur est en mesure de reconstruire virtuellement la forme du musée et donc d’en cerner les limites (fig. 4). Ces limites constituées par les frontalités murales donnent à l’édifice son unité, son caractère d’ensemble.
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I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ
fig. 5: Vision latérale du monolithe fragmenté
1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré 2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel» 23
2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel» « S’installer sur un terrain, c’est rechercher l’intersection des plans horizontaux et verticaux avec le site. Comment se posera la partie qui deviendra le socle du bâtiment? C’est là l’une de mes SIMOUNET Roland, Dialogues sur l'invention, 2017, p31. 6
préoccupations constantes. Ce qui est enterré est une chose, ce qui est en élévation en est une autre. Entre ces deux parties-là se passe un moment qu’il faut absolument soigner: c’est l’assise »6 Roland Simounet, 1981
Confrontons l’élévation ouest du musée de la préhistoire de Nemours avec l’élévation sud du Couvent de la Tourette (Le Corbusier, 1956-1960). La comparaison de l'assise dans le site de ces deux bâtiments me paraît en effet intéressante pour bien comprendre le rapport qu'entretient le musée avec le sol. Dans l’édifice de Le Corbusier (fig. 6), la partie sud du bâtiment ABRAM Joseph, Dislocation / Re-structuration La forme comme laboratoire du réel, 2008, p70. 7,9
est sur pilotis. Elle se détache du sol comme un promontoire. Les cellules monastiques expriment la «suspension visuelle de l’ensemble»7. Le bâtiment parait soulevé, la répartition du poids visuel est inversé8. De ce point de vue, l’édifice est perçu comme un «bloc compositionnel unique»9, c’est-à-dire où la plasticité du tout s’affirme.
VON MEISS Pierre, De la forme au lieu + de la tectonique, 2012, p271. 8
Dans le musée de la préhistoire de Nemours (fig. 7), le bâtiment est littéralement posé, il parait encastré. Le «bloc compositionnel» est fragmenté, au contact du sol. La division est topologique, elle est issue de la rencontre avec le site. Cette fragmentation du bloc donne
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I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ
fig. 6: «Bloc compositionnel unique» Couvent de la Tourette, Le Corbusier, 1956-1960 Élévation sud
fig. 7: «Bloc compositionnel fragmenté» Musée de la préhistoire de Nemours, Roland Simounet, 1976-1980 Élévation ouest
1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré 2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel» 25
à chaque partie sa dimension spatio-constructive. Chaque partie affirme son autonomie au sein du tout. Cette implantation «en gradins» au plus près du sol témoigne de l’influence encore très présente de l'étude des bidonvilles algérois et du projet Roq et Rob à Roquebrune-Cap-Martin de Le Corbusier (1949) dans le processus de conception de Roland Simounet. Le proLe Corbusier, Œuvre complète vol5, 1994, p54. 10
jet Roq et Rob est dominé «par un souci de composition de l’architecture avec le site»10 , où la partie acquiert son unité au sein du tout. Ce projet exprime une «dislocation de la totalité»11 pour rester au contact de la pente. C’est le sol qui donne au tout son intelligibilité composition-
ABRAM Joseph, Dislocation / Re-structuration La forme comme laboratoire du réel, 2008, p70. 11
nelle. Pour autant, notons que cette approche pittoresque qui tend à disloquer la forme du bâtiment est contrebalancée ici par la forme carré du musée en plan, affirmée par les frontalités murales périphériques. La fragmentation du bloc rend intelligible la stratification interne du musée (fig. 8). On peut comprendre sa structuration depuis l’extérieur. En effet, l’édifice semble séquencé en deux parties distinctes séparés par une épaisseur basse. Une premier volume affirme l’angle de l’édifice tandis que dans la partie haute du musée, deux volumes identiques expriment la répétition systématique d’une unité. Au-delà de leur rôle structurel, les murs face à la pente peuvent être perçus comme des plans qui expriment la stratification du volume dans son épaisseur. Le plan est suggéré depuis l’extérieur du musée. Cette stratification se fait selon un rythme spécifique mis en lumière par les deux volumes en partie supérieure. Ces derniers, bien
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I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ
fig. 8: Vision latérale du monolithe fragmenté
1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré 2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel» 27
qu’ils ne soient pas au même niveau de référence altimétrique, partagent des caractéristiques communes. On peut le voir à la constitution de leur murs latéraux respectifs, orthogonaux à la pente et tout deux décomposés en plans de coffrages identiques. La division du carré est donc définie par un système spécifique qui conditionne les dimensions des éléments. Les deux volumes ne sont pas littéralement juxtaposés mais séparés par une épaisseur, un interstice qui nous révèle une sous échelle de division. L’axonométrie (fig. 9) met en lumière la scansion rythmique véhiculée par les murs. On peut remarquer que le rythme exprimé par les deux volumes en partie supérieure se reporte selon les mêmes écarts dans la partie inférieure du musée. Il y a donc un rapport dans la dimension de chaque partie constitutive du musée. Tout est implicitement lié par un même système.
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I. LA FRAGMENTATION TOPOLOGIQUE DU CARRÉ
fig. 9: Fragmentation du bloc : stratification systématique suggérée par les murs face à la pente
1. Approche frontale et « pas de côté...»: Reconstitution virtuelle du carré 2. Fragmentation par le sol du «bloc compositionnel» 29
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
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«... Dans la villa Foscari, on ressent l’épaisseur des murs qui séparent les pièces, chacun d’eux présentant une forme définie avec précision. A chaque extrémité du plan en croix du hall se trouve une pièce carrée de 16x16 pieds. Elle est située entre deux pièces rectangulaires, une plus grande et une plus petite. L’une fait 12x16 pieds, l’autre 12x24 pieds, soit deux fois plus. Chacune a un mur en commun avec la pièce carré : la pièce la plus petite, son mur le plus long, et la plus grande, son mur le plus court. Palladio a accordé beaucoup d’importance à ces ratios simples : 3/4, 4/4 et 4/6, qui sont ceux que l’on retrouve dans l’harmonie musicale. La largeur du hall central est également basée sur 16 pieds. Sa longueur s’avère moins exacte car l’épaisseur des murs doit être ajoutée aux dimensions de la pièce. L’effet particulier que produit le hall dans cette composition imbriquée affirmée vient de sa grande hauteur, le plafond voûté trône loin au-dessus des pièces latérales. Mais, allez-vous demander, le visiteur se rend-il vraiment compte de ces proportions ? La réponse est oui - pas des dimensions exactes, mais de l’idée principale qui s’en dégage. Vous ressentez que vous êtes en présence d’une Cité par CHING Francis D.K, Architecture Forme, Espace, Organisation, 2019, p305. 1
composition noble, parfaitement maîtrisée, dans laquelle chaque pièce propose une forme idéale au sein d’un tout plus vaste. Vous ressentez également que les pièces sont liées par leur taille. Rien n’est anodin - tout est beau et forme un tout.» Steen Eiler Rasmussen Découvrir l’architecture, 19621
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
Comme nous l'avons vu dans la première partie, le musée de la préhistoire de Nemours est posé, les murs tirent leur légitimité du sol. Ainsi, la fragmentation du musée dérive de cette accroche à la pente. Depuis l’extérieur, cette division de l’édifice est perceptible. Les parties revendiquent une certaine autonomie au sein du tout. Il s'agit dans cette seconde partie de comprendre comment le musée est partitionné, d'analyser le rôle des murs répétés dans ce partitionnement et de mettre en lumière les liens implicites dans le dimensionnement des pièces et de leur éléments constitutifs. Dans cette optique, poursuivons notre arpentage à l’intérieur du musée et intéressons-nous à une salle d’exposition et à ses caractéristiques intrinsèques. Notre hypothèse est ici que la répétition amène à penser l'élément et le tout simultanément et qu'il existe ainsi des rapports implicites entre le dimensionnement d’une salle (l’unité de base) et la structuration du musée dans son ensemble.
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure Dans un premier temps, intéressons-nous à la spatialité d’une salle d’exposition et à ce qui conditionne son dimensionnement. La volumétrie d’une salle d’exposition est relativement simple. Elle est définie par quatre murs dont les deux latéraux sont percés d’une grande fenêtre verticale qui met en relation la salle d’exposition avec la forêt environnante. Sur les murs face à la pente repose une succession de poutres échelles qui portent la toiture dans le sens de la longueur et font entrer la lumière zénithalement dans la salle (fig. 11). Dans «de la forme au lieu + de la tectonique», Pierre Von Meiss définit trois conceptions spatiales distinctes : l’Espace-structure, le Raumplan et le Plan libre. Les représentations ci-dessous illustrent ces trois conceptions (fig. 10). D’après ces illustrations, on peut établir que la spatialité de la salle d’exposition résulte de l’Espace-structure. Cette conception
fig. 10:
© VON MEISS Pierre, De la forme au lieu + de la tectonique, 2012, p154.
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
fig. 11: Salle d’exposition du circuit long
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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spatiale renvoie à «une concordance rigoureuse entre l’ordre de la structure portante et la figure de l’espace.»2 C’est-à-dire que « Dans la logique de VON MEISS Pierre, De la forme au lieu + de la tectonique, 2012, p.155. 2,3,4
Kahn, ce serait un «péché» de diviser une portée par une cloison. L’espace de la «salle» ou de la «chambre» sera celui de la structure.»3, «La structure portante est l’élément principal pour gérer la forme de l’espace»4. Dans la salle d’exposition, aucune reprise d’appui ne vient subdiviser l’espace, la poutre et les murs déterminent la figure de l’espace. Les murs ont donc un double statut, ils ont à la fois un rôle porteur et un rôle dans la définition de la spatialité interne d’une salle. De plus, ils participent à l’expression volumétrique des salles à l’extérieur du musée (fig. 12). On parlera ici de mur réel, c’est-à-dire que le mur porteur s’affirme dans la définition de l’espace. D’une certaine manière, pour reprendre les termes de Gottfried Semper, le mur réel est à la fois
SEMPER Gottfried, Du style et de l’architecture Écrits, 1834-1869, 2007, p127. 5
«wand», «le mur spatial» , une «délimation spatiale visible», et «maueur», «le mur porteur», «qui se trouvaient derrière [...] sans rapport avec la spatialité»5. Au-delà de son indépendance constructive, la salle d’exposition jouit également de sa propre lumière naturelle apportée par les sheds formés par les poutres-échelles. De plus, le sol du musée étant fragmenté pour suivre la déclivité de la pente, chaque salle a son propre niveau de référence altimétrique ce qui renforce sa définition spatiale. La salle d’exposition peut être associée à une pièce (room) au sens Kahnien. Un espace intelligible, avec sa structure, sa lumière naturelle (fig. 12).
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
fig. 12: Axonométrie éclatée d’une salle d’exposition type
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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2. De l’élémentarisation de la structure au système de division «La pièce (room) est le commencement de l’architecture. C’est le lieu de l’esprit. On est dans la pièce, avec ses dimensions, sa structure, la lumière qui lui donne son caractère, son aura spirituelle, KAHN Louis I, Silence et lumière, 6
1996, p.225.
et on prend conscience que tout ce que l’homme propose et fait devient vie. La structure de la pièce doit être évidente dans la pièce même. C’est la structure, je crois, qui fait la lumière.» Louis Kahn, "The room, the street and the Human Agreement", 19716 Louis I. Kahn parle de la pièce comme du «commencement», c’est-àdire qu’elle initie et conditionne la structuration, l’ordonnancement du projet dans son ensemble. La structure de la pièce entretient donc un rapport dialectique direct avec le reste du projet. La pièce est à
LUCAN Jacques, Composition, non-composition, 7
2009, p.491.
la fois «une entité» et «la composante d’une répétition ordonnée»7, entre autonomie et hétéronomie. Cette dualité est explicite dans le projet pour les bains de Trenton (1954-1959) par exemple. La même logique s'applique au musée de la préhistoire de Nemours où la salle, en tant qu'unité primaire du système, détermine la structuration globale du musée. Revenons sur le processus de conception de Roland Simounet. Dans l’ensemble de ses projets, il fait en permanence des sauts d’échelles entre l’édifice dans son ensemble et les éléments constructifs. On peut le voir dans ses croquis où les vues d'ensemble sont
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
fig. 13: Étude de la volumétrie d'une salle d'exposition (Roland Simounet : Carnet 50, croquis n°2010)
fig. 14: Élevation sur la façade ouest et détail constructif (Roland Simounet : Carnet 110, croquis n°4040)
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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conjuguées avec des détails (fig. 13,14). La volumétrie est toujours pensée au regard de sa résolution constructive. Ainsi, l'acte constructif est prédominant. Roland Simounet réinvente pour chaque projet SIMOUNET Roland dans PICON-LEFEBVRE V. et SIMONNET C., Les architectes et la construction, 2014,
les éléments constructifs en lien avec le site. Il établit son «ordre ar-
p.130.
net et Louis I.Kahn. Ainsi, la partition de l'édifice sera conditionnée
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chitectural» : «Lorsque je travaille sur un projet, je dissocie tous les cas de construction et je les ramène à des cas simples. C’est ce que j’appelle l’ordre architectural»8. On trouve ici un rapprochement entre Roland Simoupar le dimensionnement de ces éléments constructifs pré-établis. Dans le musée de la préhistoire de Nemours, les poutres-échelles ainsi que les murs latéraux des salles d'expositions expriment cette démarche constructive. Ils sont standardisés et déterminent ainsi la spatialité, la mesure d'une salle type. Le dimensionnement de ces éléments a une influence à l'échelle du musée qui est structuré dans sa totalité par ces mesures. L'unité répétée conditionne le tout. Dans la partie supérieure du plan où se trouvent les salles d’exposition, une stratification dans les deux sens apparaît explicitement. Parallèlement à la pente, la stratification est déterminée par la longueur d’une salle d’exposition et par la largeur des espaces de connexions selon un rythme ...-B-A-B-A-B-... . Orthogonalement, c’est la largeur des patios qui établit la mesure de base. Ces stratifications mettent en lumière la grille structurante du projet (fig. 15). Dans la partie inférieure du plan, l’existence de cette grille est moins intelligible. Pourtant, si on la développe dans l’ensemble du musée, on peut constater que le contour, l’enveloppe externe de l’édifice s’inscrit rigoureusement dans la grille. La forme du musée
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
1
B 2
2
A B
10m10
A B A B A B
1
fig. 15: Grille structurante du musée
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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CHING Francis D.K., Architecture Forme Espace Orga9
nisation, 2019, p.63.
résulte de la trame, c’est une «forme tramée : une organisation de formes modulaires regroupées et positionnées sur une trame»9. En coupe, on peut constater que le positionnement de chaque mur s’inscrit dans cette organisation tramée. Les murs partitionnent le musée et révèlent ainsi la grille structurante (fig. 16,17). Cette analyse révèle les rapports implicites entre les parties et le musée dans son ensemble. La structuration du musée est conditionnée par la dimension d’une salle d’exposition, soit la longueur d’une poutre échelle (10m10). L’élément constructif conditionne le tout (fig. 16). B
A
B
A
B
A
B
fig. 16: Coupe 1.1 Grille structurante du musée
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
A
B
La structure est orientée dans le sens de la longueur des salles. Ainsi des translations dans la largeur sont possibles puisqu’il suffit d’ajouter une poutre-échelle (fig. 17). La grille est hiérarchisée. On peut parler d’une grille systémique et non systématique dans la mesure où cette dernière autorise des translations par rapport au système initial. La grille met en lumière les rapports dialectiques entre les éléments constructifs et le musée dans son ensemble. Elle ordonne la structuration interne et permet d’articuler les parties entre elles. Elle donne au musée son caractère unitaire dans l’organisation du plan.
fig. 17: Coupe 2.2 Grille structurante du musée
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties Revenons sur l’unité de base de la grille qui ordonne le musée en plan. Dans un sens, nous avons vu que cette dernière était conditionnée par la longueur d’une salle d’exposition, soit la longueur d’une poutre-échelle. Dans l’autre sens, la mesure est plus implicite mais correspond à la largeur des quatre patios qui articulent les salles d'expositions. La largeur total du musée mesure 8 fois celle des patios (fig. 15).
Si l’on s’intéresse plus spécifiquement à la proportion des patios en plan, on peut observer qu'elle correspond à la proportion du rectangle d’or (fig. 18). L'unité de base de la grille suit cette proportion harmonique. Analysons les rapports de dimensionnement qui découlent de cette proportion. Si le patio est un rectangle d’or en plan, cela signifie que les dimensionnements des murs qui le bordent sont intrinsèquement liés à ce rapport. Mais les relations dépassent
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
10m10 1m83
fig. 18: Rapport de dimensionnement entre les murs selon le rectangle d'or
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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le plan, les murs qui bordent les patios et définissent la longueur des salles sont également proportionnés selon ce rapport. Ainsi, la hauteur de ces murs équivaut à la largeur du patio et à la longueur des murs vitrés (fig. 18). La grille établit des rapports tridimensionnels entre les éléments. Tous les murs sont intrinsèquement liés. Dans la perception par l’observateur du musée comme un tout cet aspect est déterminant. Ce dernier perçoit implicitement cette cohérence dans les rapports de dimensionnement entre le tout et les parties. Dans la même logique, il existe des rapports intimes dans le dimensionnement de la poutre-échelle et de la fenêtre verticale des murs latéraux de la salle. La fenêtre mesure 183cm de large ce qui témoigne de l'emploi du modulor de Le Corbusier comme outil de dimensionnement. En mesurant l’écart des montants verticaux de la poutre-échelle, on peut constater que celui du centre est plus important pour s’inscrire dans le même dimensionnement que la fenêtre (fig. 18). Là aussi, les éléments établissent des relations d’interdépendance entre eux. L'utilisation du modulor ne s’arrête pas à ces éléments, le dimensionnement en largeur des rampes (183cm) en est également issu. Même le calepinage du sol est défini selon cette mesure, la largeur de chaque dalle mesurant 1/17ème de la largeur d’une rampe (fig. 19). Chaque élément est un sous multiple de l’unité de base. Ce choix du modulor à la place du système métrique comme outil de dimensionnement n’est pas anodin, il replace l’homme au centre de la composition où tout est dimensionné selon ses mesures. Pour reprendre le qualificatif de Le Corbusier au sujet de l’unité
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II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
1m83
1m83
fig. 19: Le calepinage du sol : subdivision de 1m83
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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d’habitation de Marseille, on peut parler de relations «texturiques» (fig. 20) entre les parties: «[...] une face comme l’autre à l’extérieur, les volumes des locaux à l’intérieur, les surfaces des sols et de plafonds, celles des LE CORBUSIER, Le Modulor (1950), 1963, p80. 10
murs, l’influence si décisive des coupes en tous lieux de l’édifice, sont intimement gérés par la cohérence des mesures et tous les aspects, et par conséquent toutes les sensations, se trouvent harmonisés entre eux»10. Ces rapports de dimensionnement sont clés dans la perception de l’édifice comme un tout. Certes chaque unité à son autonomie, mais tous les éléments sont mis en relation entre eux par une grille
VON MEISS Pierre, De la forme au lieu + de la tectonique, 2012, p.77. 11
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tridimensionnelle. Ce système de «proportion incommensurable»11 fabrique une ensemble de liens visuels, perçu par le visiteur qui prend conscience de la cohérence du tout.
II. LE MUR RÉEL : DÉFINITION SPATIO-CONSTRUCTIVE DE LA PIÈCE
fig. 20: © Le corbusier, Le Modulor (1950), 1963
1. Le mur réel : rapport dialectique entre l’espace et la structure 2. De l’élémentarisation de la structure au système de division 3. Relations «texturiques» entre le tout et les parties
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
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Livio Vacchini sur la mosquée de Cordoue : « Une fois le seuil franchi, l'espace s’éclaire le long du mur qui prend la lumière de la cour, pour se prolonger ensuite vers l'ombre, dans une séquence exaltante de scansions rythmiques. C'est de la magie, un jeu entre l’œil qui croit voir et le cerveau qui croit comprendre. Le plus étonnant est sans doute la transformation des murs porteurs qui, à intervalles réguliers de sept mètres, divisent l'espace en arcs et colonnes, sans rechercher l'ordre unique comme plus tard fera le gothique. Le mur virtuel est divisé en trois parties égales: une colonne et deux arcs, ce qui empêche l'existence d'une quelconque ligne horizontale. [...] C’est incroyable, une série de murs tous à la même distance et il suffit de savoir les percer pour créer un chef d’œuvre absolu : la transformation de ce qui pourrait être un marché en un lieu sacré. […] Ces poutres à arcs se multiplient à l’infini avec trois sortes de variantes, qui créent des rythmes et des situations de plus en plus surprenantes. Afin de permettre à l’observateur de lire l’espace dans sa complexité, l’architecte se sert d’une astuce : il utilise la couleur blanche pour la base et le rouge pour les clés de voûte. L’espace est très riche et on le découvre sous trois angles : d’abord dans Livio Vacchini, Capolavori, 2006, pp38-39. 1
le sens de la profondeur entre les deux rangées de colonnes parallèles, ensuite dans le sens de la diagonale entre les rangées de colonnes décalées, ensuite dans le sens de la largeur perpendiculairement à la voûte»1.
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
L’ensemble des éléments constitutifs du musée de la préhistoire de Nemours sont mis en relation entre eux par des rapports harmoniques, «texturiques» dans les trois dimensions de l’espace. Pour autant, les relations d’interdépendances dimensionnelles entre les parties ne suffisent pas pour que l’édifice soit perçu comme un tout et non comme la simple agrégation d’unités autonomes. Ainsi, il faut également qu'elles soient mises en relation spatialement entre-elles pour que l’observateur puisse voir au-delà d'une salle, et ainsi se situer dans la grille en prenant conscience de la structuration interne du musée. J’émets l’hypothèse qu’au-delà de leur rôle structurel et de définition de la spatialité interne d’une salle d’exposition (de mur réel), les murs ont une qualité «virtuelle» par leur capacité à mettre en relation les salles entre elles et ainsi fabriquer une spatialité ouverte où l'édifice est perçu comme un tout.
fig. 21: La mosquée de Cordoue © images tirées d'internet
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système En s’appuyant sur l'extrait de texte de Livio Vacchini sur la mosquée de Cordoue, essayons d’approfondir la notion de «mur virtuel». Abordons tout d’abord la question par le processus de transformation que suggère cette notion. Si l’on se réfère à Livio Vacchini, la virtualisation du mur dans la mosquée de Cordoue renvoie à la trasnformation d’un mur porteur, opaque, en un mur composé d’une succession d’arcs et de colonnes qui autorise une transparence transversale à la structure. Dans la mosquée de Cordoue, la virtualisation du mur correspond à la transformation d’une structure massive en une structure filigrane. En plan, la ligne n’est plus continue mais fabriquée par la répétition ponctuelle de colonne. Le mur virtuel de la mosquée de Cordoue est composé de l’addition d’éléments (les colonnes, les arcs) (fig. 22). Cette transformation rend l’espace continu : on voit par transparence au travers du mur virtualisé. Ainsi, les unités spatiales jusqu’ici simplement juxtaposées sont mises en relation entre elles. Le mur transcende l’espace en lui donnant une profondeur transversale (fig. 21). Bien que transformé, il reste virtuellement présent. Il constitue un plan vertical, un écran. Intéressons-nous plus spécifiquement à ce potentiel que le mur acquiert. Tout d’abord le mur virtuel reste un mur, il garde un rôle structurel. Ce n’est pas une paroi. Il a donc une position dans l’espace particulière qui correspond à la trame structurelle. Dans les édifices comme la mosquée de Cordoue ou le musée de la préhistoire de Ne-
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fig. 22: Décomposition du mur «virtuel» de la mosquée de Cordoue
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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mours où, nous l’avons vu, la figure de l’espace est déterminée par la structure, les murs véhiculent donc la structuration spatiale et constructive de l’édifice. Ils rendent intelligible la coupe structurelle de l’espace. Dans la mesure où l’une des caractéristiques du mur virtuel est d’autoriser la mise en relation des espaces entre eux, il permet à l’observateur se mouvant dans le musée de prendre conscience de la structuration de l’édifice dans son ensemble. Il entretient donc un rapport dialectique puissant avec ce dernier qui appréhende l’espace Livio Vacchini, Capolavori, 2006, p38. 2
de manière progressive. «C’est de la magie, un jeu entre l’œil qui croit voir et le cerveau qui croit comprendre»2. Pour synthétiser, le mur virtuel a quatre caractéristiques : il porte, il définit la spatialité des pièces, il les met en relation entre elles et il rend intelligible le système de structuration de l’édifice en introduisant une autre échelle spatiale que celle de la salle d'exposition (l'unité spatiale initiale). Ainsi, il affirme le caractère d’ensemble d’un édifice composé de la répétition d’unités.
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
Mosquée de Cordoue (784-987)
Musée de la préhistoire de Nemours (1976-1980)
fig. 23: Virtualisation du mur
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace Attardons nous sur une séquence spatiale spécifique dans le musée de la préhistoire de Nemours qui illustre la puissance cognitive du mur virtuel, c’est-à-dire sa capacité à rendre intelligible par transparence le système au visiteur qui peut ainsi se situer. Nous nous trouvons à l’entrée d’une salle d’exposition (fig. 24). Cette vue est perpendiculaire à la structure, on le remarque ici avec les poutres échelles formant les sheds qui sont placées orthogonalement au mur porteur face à nous. Depuis ce point de vue spécifique, la disposition en enfilade des pièces est mise en scène. Cette séquence est donc particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet à l’observateur de prendre partiellement conscience du système. D’une certaine manière, elle «objective» l’espace en rendant intelligible son organisation. «Le principal objet de la disposition intérieure d’un édifice, est d’observer, que les enfilades les plus essentielles s’alignent avec les autres, de manière, que, des pièces de parade et celles Cité par LUCAN Jacques dans Composition, non-composition, 2009, p13. 3
de société, on puisse, non seulement jouir de toute l’étendue de l’intérieur du bâtiment et de ses dehors, mais aussi de sa profondeur». Jacques-François Blondel, Cours d’architecture, TomeIV, 17733
Essayons de comprendre ici ce qui permet la mise en scène du système en interrogeant notamment le rôle particulier des murs
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
fig. 24: Perception des salles d’exposition en enfilade - émotion «spatiale»
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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répétés dans cette objectivation. Un premier détail attire l’attention : on peut observer que la salle dans laquelle nous sommes et la suivante partagent des caractéristiques communes. En effet, les deux salles successives possèdent la même rampe, le même garde corps, les mêmes murs latéraux. Nous comprenons qu’elles sont gouvernées par un système de structuration commun (fig. 25). Un autre indice vient confirmer cette hypothèse : la lumière zénithale. Nous avons vu précédemment que la poutre échelle en tant qu’élément constructif standardisé conditionne le système de division. Il y a un rapport dialectique entre le dimensionnement des éléments qui constituent l’ordre constructif du musée et le système global. Ainsi, en percevant la même qualité de lumière dans la pièce suivante (fig. 26), on peut supposer que ce sont les mêmes poutres échelles standardisées qui assurent ce dispositif (fig. 27). Tout ces indices témoignent de la gouvernance d’un système global. Roland Simounet met ici en scène les relations «texturiques» entre les éléments constitutifs du projet. Les salles ayant la même longueur et étant définies par des règles communes, on peut parler ici d’une mise en abîme de l’espace. C’est-àdire que nous pouvons percevoir au travers de la pièce dans laquelle nous sommes une seconde salle ayant les mêmes caractéristiques spatio-constructives. La perception de l’ensemble est rendue intelligible. Au travers de ce point de vue spécifique, on comprend le caractère virtuel des murs dans le musée. C’est au travers de ces derniers que l’espace suivant est introduit. On peut observer qu’en dehors du premier mur qui se dresse face à nous, on ne lit pas l’épaisseur des trois murs suivants. Les murs virtuels répétés, au-delà de leur rôle
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
fig. 25: Stratification verticale rendue intelligible par les murs
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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fig. 26: Enfilade de salles
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
fig. 27: Décomposition spatiale de la séquence
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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porteur sont perçus comme des plans verticaux, des écrans qui se superposent et stratifient l’espace. Cette vue révèle à l’observateur la scansion régulière du musée dans la profondeur gouvernée par les AMALDI Paolo, Architecture Profondeur Mouvement, 2011,p96. 4
MANETTI Antonio, «vita di Filippo Brunelleschi», in Brunellleschi, 1980. Cité par AMALDI Paolo, Architecture Profondeur Mouvement, 2011,p96. 5
éléments de construction. La profondeur de l'espace est ainsi rendue commensurable. On peut parler ici d’une «transparence cognitive»4. La perspective rend avec «exactitude et rationnellement la diminution ou l’agrandissement des choses qui résulte pour l’œil humain de leur éloignement ou de leur proximité»5. La répétition systématique des murs révèle la coupe dans le sens de la pente du musée. Cette vision spécifique fabriquée ici par la disposition en enfilade des pièces implique une position particulière de l’individu dans l’espace. C’est une mise à distance contrôlée. Par ailleurs, cet effet statique est compensé par la répétition des murs percés et par les fuyantes des rampes qui provoquent une effet d’engouffrement et oriente le corps dans cette direction. On peut également observer par transparence à travers le mur latéral que le premier plan face à nous se prolonge virtuellement à l’extérieur de la salle ce qui engendre un désaxement latéral. Un désaxement qui lui aussi contrebalance cette vision statique (fig. 24). Les murs virtuels répétés expriment notre liberté d’action dans
MERLEAUPONTY Maurice, L’Oeil et l’Esprit, 1964, p17. 6,7
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l’espace du musée. Pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, ils permettent au visiteur d’établir sa «carte du «je peux»»6, c’est à dire ce qui est «à la portée de mon regard»7.
III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle Le premier point de vue qui met en scène l’enfilade des salles n’est pas suffisant pour appréhender la grille puisqu’il nous renseigne sur la stratification du musée uniquement dans un sens. Il faut entrer dans la salle et se tourner à 90 degrés vers le patio extérieur pour comprendre la stratification dans l’autre sens (fig. 28) La virtualisation du mur nous laisse voir par transparence au travers d'un patio une salle d’exposition périphérique qui partage les mêmes dimensions en hauteur et en largeur que la salle dans laquelle nous sommes. Le visiteur peut donc virtuellement se reconstituer la volumétrie externe de notre salle puisque celle qu’il perçoit au travers du patio est identique. Il voit ainsi simultanément les faces internes et externes d’un même mur. La répétition d’éléments constructifs identiques que l’on perçoit simultanément sous différents angles donne à l’observateur une compréhension exhaustive de ces éléments. A la différence de la séquence précédente où l’enfilade et la continuité du sol entraînaient un effet d’engouffrement, d’accélération de la perspective, de mouvement (fig. 25), le patio met ici à distance, incite à la contemplation. Selon l’orientation des points de vues, il APARICIO Jesus, el muro, 2006, p24. 8
(traduction de RODRIGUEZ PAGES Simon)
y a dans le musée la combinaison d’une «émotion spatiale», liée «au mouvement de l’homme», «il faut aller à sa rencontre» et d’une «émotion temporelle», «liée à une quiétude de l’homme face au temps qui passe» qui «requiert de la contemplation»8. La grille génère deux types d'émotions distinctes. Jesus Aparicio associe ces deux émotions à deux formes de voir l’architecture : la stéréotomique qui serait liée à l’émotion spatiale et
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
fig. 28: Vision orthogonale vers le patio - émotion «temporelle»
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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la tectonique liée de son côté à l’émotion temporelle. Il donne des éléments de définition à ces deux concepts : «Le concept stéréotomique est lié à la matière de l’architecture. L’architecture est elle-même et naît de solides murs. Le concept stéréotomique accentue la présence dans l’architecture de la matière, de la gravité.»9 APARICIO Jesus, el muro, 2006, pp1718.
«Le concept de tectonique est lié à ce qui n’est pas architecture,
(traduction de RODRIGUEZ PAGES Simon)
«[...] l’Architecture naît de ce qui est extérieur à sa construction,
9,10
CAMPO BAEZA Alberto, La idea construida, 2010, p124. 11
dans le sens de Heidegger. L’architecture est alors ce qui n’est pas.» ce qui veut dire qu’elle naît de la Nature qui l’entoure.»10 Alberto Campo Baeza synthétise ces notions en associant l’idée stéréotomique à l’architecture de la grotte et l’idée tectonique à l’architecture de la cabane11. Au premier abord, le musée qui apparaît comme une masse encastrée dans le sol, où les murs émergent du sol tels les rochers polissoirs présents sur le site peut être associé à une
PELEGRI Jean dans SIMOUNET Roland, D'une architecture juste, 1997, p11. 12
architecture stéréotomique, à une grotte, à «un crâne rempli de songe et de mémoire»12 introverti. Mais en réalité, cette masse est fragmentée, creusée pour faire pénétrer la nature dans l’édifice. Dans le parcours, le visiteur est en lien quasi permanent avec cette nature contrôlée dans les patios. C’est dans les salles d’exposition que cette dichotomie entre émotion spatiale (stéréotomique) et temporelle (tectonique) est la plus présente. La répétition des murs face à la pente (qui portent les poutres) entraîne une émotion spatiale, liée au parcours, au mouve-
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fig. 29: Stratification verticale rendue intelligible par les murs
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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ment (fig. 30). L’espace est mis en abîme. Dans l’autre sens, la répétition des murs qui bordent les patios entraîne une émotion temporelle, une attitude de contemplation de la nature (fig. 31). Le visiteur oscille entre une attitude active et une attitude contemplative. La virtualisation des murs permet la mise en relation par transparence des pièces entre elles. Ainsi, le visiteur peut toujours mentalement situer la position de la salle dans laquelle il se trouve par rapport aux autres. Comme dans un échiquier, l’observateur peut se situer dans le musée selon ses coordonnées. Dans cet exercice permanent entre visions réelles et reconstitutions mentales par le visiteur, les murs jouent un rôle clé par leur position spécifique. Au-delà de leur rôle porteur, ce sont des plans verticaux qui rendent intelligible la structuration du musée. Les murs virtuels ont un rôle cognitif pour l’observateur qui perçoit ainsi le musée comme un tout, c’est-à-dire comme une entité composée de parties autonomes mais ordonnancées selon un système spécifique qui les rend interdépendantes. Avec les deux points de vues que nous venons d’analyser où l’interdépendance des parties est mise en scène, le visiteur peut virtuellement percevoir la partition du musée dans les deux directions de la grille et ainsi l’appréhender mentalement. Cependant sa compréhension de l’édifice dans son ensemble n’est pas exhaustive puisqu’il ne perçoit ici qu’un fragment du musée. Ce dernier ne se dévoile pas dans sa totalité.
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III. LE MUR VIRTUEL : DE LA MISE EN RELATION DES PIÈCES...
fig. 30: Répétition du mur face à la pente : émotion spatiale liée au parcours
fig. 31: Répétition du mur dans le sens de la pente: émotion temporelle liée à la contemplation
1. Le mur virtuel : mise en relation des pièces et expression du système 2. La répétition systématique du mur : mise en abîme de l’espace 3. Le mur virtuel : émotion spatiale / émotion temporelle
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IV. ... À LA PERCEPTION DU TOUT
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«Il ne peut s’agir de l’intervalle sans mystère que je verrais d’un avion entre ces arbres proches et lointains. Ni non plus de l’escamotage des choses l’une par l’autre que me représente vivement un dessin perspectif : ces deux vues sont très explicites et ne posent aucune question. Ce qui fait énigme, c’est leur lien, c’est ce qui est entre elles - c’est que je voie les choses chacune à sa place précisément parce qu’elles s’éclipsent l’une l’autre -, c’est qu’elles soient rivales devant mon regard précisément parce qu’elles sont chacune en son lieu. C’est leur extériorité connue dans leur enveloppe et leur dépendance mutuelle dans leur autonomie. De la profondeur ainsi comprise, on ne peut plus dire qu’elle est « troisième dimension ». [...] La profondeur ainsi comprise est M E R L E AU PONTY Maurice, L’œil et l'esprit, 1964 (1ère édition 1945), pp64-65. 1
plutôt l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une « localité » globale où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et distance sont abstraites, d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant qu’une chose est là.»1
IV. ... À LA PERCEPTION DU TOUT 74
Pour introduire cette dernière partie, je souhaite tout d’abord évoquer une séquence qui m’a saisi lors d’un voyage à San Francisco. Je gravis l’une des nombreuses pentes abruptes de la ville. Un instant, je fais une pause dans mon ascension puis me retourne et c’est à cette instant que je suis pris d’une émotion soudaine. Depuis ce point de vue privilégié en hauteur, je perçois la grille qui s’étend à perte de vue sans s’infléchir au contact de la topographie. Je réalise la puissance extensive de la grille qui se dévoile à mon regard. Je suis en mesure de retracer mon parcours de la matinée dans cette armature. Perceptions physique et mentale se conjuguent, j’ai les pieds au sol, dans la ville mais j’en comprends le plan. Je vois la ville depuis la ville. Le musée de la préhistoire de Nemours offre à mes yeux une émotion comparable dans une séquence de traversée des patios lorsque l’on change de salle. Le musée se dévoile, exprime son unité globale et nous offre un regard rétrospectif sur notre propre cheminement. Dans cette dernière partie, nous analyserons cette séquence spécifique au point culminant de notre ascension où Roland Simounet conclut son parcours cognitif en nous amenant à voir le musée dans sa totalité (fig. 32) . Totalité ne renvoie pas ici au point de vue unique classique où tout l’espace serait appréhendé en un seul regard mais plutôt à un point de vue où idées topologique, constructive et formelle se conjuguent et expriment l’unité du musée dans sa totalité.
1. La répétition du mur tectonique : transfiguration de la matière 2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» 3 Le carré en strates verticales successives
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fig. 32: Enfilade de patios
IV. ... À LA PERCEPTION DU TOUT 76
fig. 33: Décomposition spatiale de la séquence
1. La répétition du mur tectonique : transfiguration de la matière 2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» 3 Le carré en strates verticales successives
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1. LA RÉPÉTITION DU MUR TECTONIQUE : TRANSFIGURATION DE LA MATIÈRE A l’image de San Francisco où le relief fabrique des points de vue permettant une compréhension exhaustive de la ville, les espaces de connexion dans le musée de la préhistoire de Nemours qui traversent les patios nous permettent d’appréhender la volumétrie externe des salles d’expositions. Nous avons vu dès notre approche extérieure du musée que chaque salle revendique son autonomie volumétrique et plastique au sein d’un tout issu de la répétition de celles-ci selon une grille structurante (fig. 8,9). Les salles d’expositions ne sont pas littéralement juxtaposées côte à côte, elles sont toujours mises à distance selon un espace de circulation ou par les patios. Ainsi, il y a toujours un espace de transition (interstitiel) entre chaque salle. Dans cette séquence spécifique, en nous faisant sortir «à l’extérieur» le long d’un patio, Roland Simounet nous permet d’avoir une compréhension exhaustive des volumes à l'intérieur et à l'extérieur (fig. 32). Cette percée de végétation scandée régulièrement par des espaces de circulation met en scène à la fois la forme construite et la matérialité. Nous sommes en contact presque direct avec le béton brut de décoffrage qui donne au musée son aspect monolithique. Par temps de pluie comme c’est le cas sur la photographie (fig. 34), la fine couche d’eau donne au béton des qualités réflectives. Le ciel et la forêt entrent dans le musée. L’œil est ici en tension permanente. Il est à la fois happé par la
IV. ... À LA PERCEPTION DU TOUT 78
fig.34: Entre vision optique et haptique
1. La répétition du mur tectonique : transfiguration de la matière 2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» 3 Le carré en strates verticales successives
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matière, par la texture du béton et en même temps capté par l’effet d’engouffrement puissant provoqué par la succession des patios et par les lignes fuyantes des murs latéraux. L’œil est partagé entre une vision «haptique» et «optique» (fig. 34,35,36). Cette distinction optique/haptique est développée par Gilles Deleuze dans Milles Plateaux. Dans «Précisions sur un état présent de l'architecture», Jacques Lucan synthétise la définition de ces deux notions en associant la vision haptique à une vision rapprochée, de proximité qui LUCAN Jacques, Précisions sur un état présent de l’architecture,2016, p138. 2,3
«met en jeu des valeurs «tactiles» »2, et la vision optique à une vision lointaine «qui met en jeu des valeurs «visuelles» »3. Il y a une discussion permanente entre l’échelle du détail, de la matière et la vision globale du musée. Idées constructive et formelle se conjuguent. Ce coulissage entre échelles du proche et du lointain est renforcé par la succession des murs de verre face à nous qui oscillent entre effet de transparence et de miroitement. La répétition de la paroi de verre dans la profondeur transfigure la matière et engendre des changements spatiaux (fig. 36).
APARICIO Jesus, el muro, 2006, p211. 4,5
(traduction de RODRIGUEZ PAGES Simon)
«Nous considérons que la paroi se transfigure (transmatérialise) quand sa matière, grâce à l’idée et à sa propre qualité matérielle, est capable de générer des mutations des propriétés transparentes, translucides et opaques entre elles grâce à la lumière et à la vision.»4 Le verre, matériau transparent (continuité lumineuse et de vue) devient translucide (continuité lumineuse et discontinuité visuelle).
IV. ... À LA PERCEPTION DU TOUT 80
fig. 35: Vision haptique
fig. 36: Vision optique
© Emmanuel Berry
Les reflets émis par les parois de verre successives amènent même à une transfiguration de la paroi de verre en paroi opaque quand cette dernière n’est plus que reflet du paysage.5 Mais ce jugement reste en permanence troublé, incertain, nous ne pouvons jamais vraiment savoir si le verre reflète la végétation au premier plan ou si elle nous montre par transparence la végétation du second patio. Même les arbres de la forêt au loin glissent au premier plan (fig. 36). «Ce qui n’est pas architecture devient architecture dans un reflet
ibidem, p216.
6
qui déforme l’espace réel pour le transformer en virtuel.»
6
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2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» « Lorsque l’on voit deux ou plusieurs figures qui se chevauchent, chacune revendiquant pour elle seule l’aire qui leur est commune, on se trouve face à une contradiction d’ordre spatial. Pour résoudre cette contradiction, il faut supposer la présence d’une nouvelle qualité optique. Les figures sont dotées de transparence : autrement dit, elles sont susceptibles de s’interpénétrer sans se détruire optiquement l’une l’autre. Cependant, la transparence est davantage qu’une simple caractéristique optique ; elle implique un ordre spatial plus global. « Transparence » signifie perception visuelle simultanée de différentes aires ou couches spatiales. Non seulement l’espace recule ou s’avance, mais il oscille constamROWE Colin, SLUTZSKI Robert, Transparence : littérale et phénoménale dans Mathématiques de la villa
ment, en une incessante activité. La position apparente des figures
idéale, 2014, p170.
1944, p.77.7
7,8
transparentes est ambivalente, chacune étant tantôt la plus proche, tantôt la plus éloignée. » György Kepes, Language of vision, Chicago, Theobald,
Dans l’article «Transparence littérale et phénoménale» écrit en 1955-1956 et paru pour la première fois dans la revue Pespecta en 1963, Colin Rowe et Robert Slutzky s’attachent à montrer qu’au même titre qu’en art, il existe « différents niveaux de signification prêtés au terme «transparence» »8 en architecture. Ils distinguent la transparence «littérale» (ou réelle) à la transparence «phénoménale» (ou virtuelle) en s’appuyant en premier lieu sur la conception de la «transparence» émise par György Kepes dont
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fig. 37 : Palais des Nations, projet, Genève, Le Corbusier, 1927 (issu de l'article7)
fig. 38: Diagramme analytique de la projection virtuelle des plans verticaux dans la percée principale (issu de l'article7)
témoigne la citation ci-dessus. Notons cependant que ce dernier définit ici une «transparence» picturale, où la troisième dimension ne peut être que suggérée à l’inverse de l’architecture qui ne peut s’en séparer. De manière synthétique, la transparence «littérale» peut être associée à la qualité matérielle du verre, à sa capacité à laisser passer la lumière et la vue. Elle est objective. En revanche, la transparence «phénoménale» est plutôt de l’ordre d’un «effet visuel» obte9
nu lorsque les couches spatiales se chevauchent, coulissent «sans se détruire optiquement l’une l’autre» et révèlent donc la structuration 10
interne de l’édifice. Elle possède une qualité d’organisation, une puis-
9 AMALDI Paolo, Espaces, 2007, p60. 10 KEPES György, Language of vision,
1944, p.77.
sance cognitive comme l’exprime L.Moholi-Nagy (également cité par Colin Rowe et Robert Slutzky) « Souvent, le caractère transparent
1. La répétition du mur tectonique : transfiguration de la matière 2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» 3 Le carré en strates verticales successives
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MOHOLY-NAGY, Vision in Motion, 1947, p210. 11
des superpositions évoque une transparence du contexte, révélant des qualités structurelles de l’objet jusqu’alors passées inaperçues. »11 Pour illustrer et expliciter la notion de transparence «phénoménale», ils analysent deux projets contemporains de Le Corbusier
ROWE Colin, SLUTZSKI Robert, Transparence : littérale et phénoménale dans Mathématiques de la villa 12
idéale, 2014, p186.
: la villa Stein (1926) et le projet pour le Palais des Nations (1927). Dans ce dernier, ils montrent la capacité des bâtiments placés transversalement à la percée principale à constituer des plans verticaux, des écrans qui orientent l’observateur dans son parcours et stratifient l’espace. Pour reprendre les termes des auteurs dans l'article : «Les plans de Le Corbusier sont comme des couteaux tranchant des portions d’espaces»12 (fig. 37,38).
ROWE Colin, SLUTZSKI Robert, Transaprency with a commentary by Bernhard Hoesli and an introd. by Werner Oechslin, 1997, 119p. 13
Bien qu’issue de la peinture et plus précisément du cubisme, la transparence «phénoménale» s’étend à des projets qui ne sont pas d’héritage post-cubisme comme c’est le cas du musée de Nemours. C’est notamment ce que Bernhard Hoesli cherche à montrer dans son «commentaire»13 (1968) en généralisant ce terme à l’étude de différents projets d'influences et d'époques variées. Dans l’espace de connexion en haut du parcours qui fait l’objet de notre analyse dans cette partie, on peut expérimenter ces deux types de transparence. Si l'observateur se tient dos au musée, la foret environnante apparaît au travers d’une couche de verre. La transparence est littérale (fig. 39). Si l’on se retourne et regarde de nouveau l’enfilade de patios, la transparence est «phénoménale» : la répétition du mur de verre fabrique en effet de multiples reflets et chevauchements visuels
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fig. 39: Transparence «littérale»
fig. 40: Transparence «phénoménale»
(fig. 40). Cette ambiguïté de lecture est renforcée par l’effet d’entremêlement des arbres des patios et ceux de la foret en arrière plan. L’observateur est entre réel et virtuel en regardant au travers de ces
KEPES György, Language of vision,
murs qui définissent une succession de couches spatiales qui se che-
1944, p.77.
14
vauchent, coulissent, sans pour autant se «détruire optiquement»14. Au travers de cette enfilade de patios, on est en mesure de percevoir la stratification du musée dans sa totalité, de la répétition des salles d’exposition aux arbres en arrière plan qui se dressaient face à nous avant d’entrer dans le musée. Les murs de verres répétés de manière systématique expriment le partitionnement des salles d’exposition, ils sont l’élévation à la verticale de la grille structurante. Ce point de vue a donc une forte puissance cognitive. Il nous permet de percevoir et de comprendre la structuration du musée dans sa totalité (fig. 32,33).
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3. Le carré en strates verticales successives En percevant la stratification au travers des patios en enfilade, le visiteur est amené à une vision en arrière de son expérience architecturale dans le musée. Il porte un regard rétrospectif sur toutes les strates franchies qui se chevauchent: depuis la forêt au loin qui rappelle la séquence d’approche, à la rampe dans le hall qui ralentit le temps et articule sans rupture les deux niveaux de référence du musée jusqu’aux salles d’exposition. Un bilan de la promenade architecturale est fait. Toutes ces séquences sont marquées par la succession d’épaisseurs sculptées qui stratifient l’espace et, perçues dans leur ensemble, permettent une synthèse (fig. 41). Dans son dernier ouvrage «L’Oeil et l’Esprit», Maurice MerleauPonty associe l’expérience du mouvement à deux cartes : la carte du MERLEAUPONTY Maurice, L’Oeil et l’Esprit, 1964, p17. 15
«visible», une carte mentale qui renvoie au passé où sont reportés tous les déplacements «dans un coin de mon paysage» et la carte du «je peux» où figure ce qui est à «ma portée, au moins à la portée de mon regard»15 et qui renvoie au futur, à la projection. Dans cette enfilade de patios, ces deux cartes se conjuguent, passé, présent et avenir son vir-
DEVILLERS Christian, cité par RODRIGUEZ PAGÈS Simon, cours de théorie, 2016. 16
tuellement perceptibles: on se représente l’espace à la fois tel qu’on le voit mais aussi tel qu’on le connait. Si l’on s'y laisse prendre, cette séquence nous amène à une expérience presque cubiste. On retrace notre expérience et, simultanément on projette notre parcours de retour jusqu’à l’entrée. Ainsi, les murs répétés qui se dressent face à nous, transversalement à la percée expriment une durée, une scansion rythmique régulière qui renvoie à notre propre expérience. Ils sont une mesure
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1
3
2
4
fig. 41: Reconstitution du parcours : «l’expérience physique de la transparence»16 succession de frontalités
1. Approche frontale 2. Frontalité de la rampe du hall 3. Ascension de la rampe 4. Enfilade des salles 5. Vue vers un patio 5
1. La répétition du mur tectonique : transfiguration de la matière 2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» 3 Le carré en strates verticales successives
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spatiale et temporelle (fig. 32, 33). Comme nous l'avons vu, les murs dans le musée génèrent deux types d'émotions distinctes. Les murs dans le sens de la pente qui donnent sur les patios sont générateur d’une émotion temporelle, où le visiteur a une attitude contemplative face à la nature, au temps qui passe. Face à la pente, les murs mettent en relation spatialement les salles en enfilades. Ils sont générateur d’une émotion spatiale où le visiteur a une attitude active et se projette mentalement dans la salle suivante. Dans la mémoire du visiteur, ces murs face à la pente qui partitionnement le projet dans toute son épaisseur dominent la perception du parcours. Chacun d’eux est un seuil, un moment charnière dans la promenade architecturale au sein du musée (fig. 42). Si l’on s’intéresse à la constitution de la forme du musée, celleEISENMAN Peter, The formal basis of modern architecture, 2006 (thèse soumise en 1963), p79. 17
ci à l'issu du parcours peut être mentalement associée à un «jeu de cartes»17 pour reprendre le terme de Peter Einsenmann à propos de la Casa del Fascio, c'est-à-dire une entité qui apparait depuis l'extérieur comme un bloc mais qui en réalité est composé de strates verticales successives (fig. 42). Cette vision est d’autant plus affirmée dans le parcours par la frontalité de chaque séquence (approche, rampe, enfilade...) où les murs se dressent face à l’observateur. Ils sont perçus comme des écrans. C'est de l'échelonnement de ces plans verticaux parallèles percés (processus additif) que résulte la stratification de l'espace tandis que c’est la fragmentation du volume (processus soustractif) qui permet l’intégration de patios dans le musée qui autorisent la lecture par le visiteur de ces couches verticales successives.
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fig. 42: Représentation mentale du musée en strates verticales successives
1. La répétition du mur tectonique : transfiguration de la matière 2. Chevauchement des plans : transparence «phénoménale» 3 Le carré en strates verticales successives
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CONCLUSION Ce mémoire dérive d'une émotion, d'une visite intense où le musée m'a saisi. Ainsi, je me suis attaché dans ce travail de recherche à comprendre son origine. Le mémoire est organisé comme un arpentage avec une posture analytique au regard de séquences spécifiques, afin de comprendre comment Roland Simounet nous amène à percevoir le musée comme un tout et non comme la simple juxtaposition d'unités autonomes. Le musée est perçu dès l'abord comme une entité finie. Il est posé, il tire sa légitimité du sol. Sa fragmentation dérive de l'accroche à la pente. La répétition des unités est contenue dans une forme pré-établie, un carré, que le visiteur peut virtuellement se reconstituer. Je me suis ensuite intéressé à la structuration interne du musée en analysant une salle et ses éléments constructifs. Ces derniers conditionnent la trame qui articule les unités entre-elles. Cette trame établit des rapports de dimensionnement dans les trois dimensions de l'espace : des relations «texturiques». Ainsi, la répétition renvoie à une posture constructive avec un aller-retour permanent entre les échelles où l'élément et le tout sont pensés simultanément. En standardisant les éléments constructifs et en les répétant, Roland Simounet se saisit de cette dimension constructive. C'est une leçon à retenir aujourd'hui où l'architecte perd une partie du contrôle de la mise en œuvre.
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Pour autant, les relations d'interdépendances dimensionnelles ne suffisent pas pour que l'édifice soit perçu comme un tout. Ainsi, s'est posée la question de la mise en relation spatiale des unités répétées, de leur capacité à générer un espace d'ordre ouvert, où le visiteur est en mesure de se situer au sein du tout. J'ai ainsi analysé le rôle spécifique du mur dans cette mise en scène de la répétition, ce qui m'a amené à établir la notion de mur «virtuel». Le mur virtuel a quatre caractéristiques : il porte, il définit la spatialité des pièces, il les met en relation entre elles et il rend intelligible le système de structuration de l’édifice. Il affirme le caractère d’ensemble du musée composé d'unités répétées. Il hiérarchise et transcende l'espace en donnant à la pièce son au-delà. Ainsi, le mur virtuel a une capacité cognitive et émotive. La prise de conscience du tout se fait de manière progressive par des points de vue spécifiques qui mettent en scène la répétition des pièces. Le visiteur oscille entre une attitude active et contemplative, entre émotion spatiale et temporelle. En nous faisant sortir «à l’extérieur» le long d’un patio, Roland Simounet conclut son parcours cognitif en nous amenant à voir le musée dans sa totalité. Totalité ne renvoie pas ici au point de vue unique classique où tout l’espace serait appréhendé en un seul regard mais plutôt à un point de vue où idées topologique, constructive et formelle se conjuguent et expriment l’unité du musée dans sa totalité. Il permet au visiteur d’avoir une compréhension exhaustive des
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volumes intérieurs (creux) et extérieurs (pleins) en appréhendant «le musée depuis le musée». Le visiteur perçoit toutes les strates successives franchies qui, saisies dans leur ensemble, permettent une synthèse et une reconstitution mentale du parcours. Le musée est alors virtuellement perçu comme un tout. Une des limites de ce mémoire est de s’intéresser exclusivement à un musée. Ceci est un choix de départ, car je pense que l'étude en profondeur d'une œuvre nécessite du temps pour se laisser saisir par celle-ci. Cette recherche est une étape qui a amorcé et éveillé mon intérêt pour différentes thématiques que je souhaiterais approfondir dans le cadre du projet ou de recherches futures. Les édifices issus de la répétition d'unités sont nécessairement confrontés au rapport entre la régularité induite par la répétition qui sous tend une forme de neutralité et la nécessité d'introduire une nouvelle échelle qui permette l'orientation dans l'espace du sujet et donne à l'édifice son caractère d'ensemble. La virtualisation des murs et l'introduction de patios intérieurs, qui autorisent une compréhension exhaustive de la structuration interne par l'observateur, assurent l'introduction de cette échelle autre dans le musée de la préhistoire de Nemours. C'est la mise en scène de la répétition, du système spatial et formel qui introduit une structure hiérarchique qui englobe l'ensemble. Cette thématique de la mise en scène du système dans le cadre de bâtiments ou ensembles issus de la répétition d'unité m’inté-
92
resse particulièrement. A cet égard, j'aimerais approfondir la notion du mur virtuel ou plus largement de plans verticaux virtuels ayant un potentiel à la fois cognitif pour révéler la structuration interne, la profondeur d'un édifice ou d'un ensemble urbain et spatial. Je suis en effet très intéressé par les édifices dont la stratification spatiale est issue de l'échelonnement de plans verticaux virtuels. Outre la villa Stein (1926), je pense par exemple à la Villa Sarrabhai (1955) de Le Corbusier, l'école Locarno de Livio Vacchini (1972), l'école Morbio Inferiore de Mario Botta (1977) ou encore la Lovell Beach House de Rudolf Schindler (1926). Cette recherche a été l'occasion pour moi d'établir une méthode d'analyse graphique personnelle qui conjugue perspectives et axonométries pour décomposer des séquences spatiales et que j'aimerais développer et confronter à ces autres projets. Je suis également très intéressé par la capacité de la grille d'articuler des entités en apparence autonomes à l'échelle architecturale et urbaine, à donner un fond commun à des figures. Ce mémoire consacré au musée de la préhistoire de Nemours m'encourage ainsi à utiliser ces recherches graphiques et écrites pour enrichir mon processus de conception architectural dans le cadre d'un PFE mention Recherche.
93
ANNEXES Musée de la préhistoire de Nemours - Roland Simounet - (1976-1980) 2
3
1
1 1.
1.
1.
1.
1.
1. Réserves
1.
1.
Atelier d'entretien
Logement de concierge
Restauration
Salle de projection
Hall d'accueil Conservation
0
94
10m
Plan RDC
2
3
N
2
1
3.
4.
Moulage de fouille
2.
2.
3
3.
4.
1
Patio central
3.
4.
2.
2. Circuit court
Salle de lecture
Plan R+1
4. Patio 3. Circuit long
Salle d'exposition temporaire
2
3
95
2 3
1
1
N 2 3
Plan de situation
Coupe 1.1
96
0
10m
Coupe 2.2
Coupe 3.3
97
98
99
100
101
102
103
Lovell Beach House - Rudolf Schindler - 1926
© s.n
© s.n
© Michael Freeman
104
105
Villa de Madame Manorama Sarabhai - Le Corbusier - 1951
Š Fondation Le Corbusier
106
107
Collège à Morbio Inferiore - Mario Botta - 1977
© Mario Botta Architetti
108
109
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École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine