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Oral de Français

Sommaire Groupement de textes n°1 : La question de l'Homme et l'argumentation du XVIe à nos jours

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1) Montaigne, les Essais, "Sur les cannibales", 1535, "Les Cannibales font des guerres..."

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2) Montaigne, les Essais, "Sur les cannibales", 1535, "Les hommes y ont plusieurs femmes..." 3 3) Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772, "Puis s'addressant..." ........ 4 4) Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772, "Malheur à cette île..." ..... 5 Groupement de textes n°2 : Les philosophes des Lumières et la critique religieuse ..... 6 1) Montesquieu, Lettres Persanes, 1721 ...................................................................................... 6 2) Jonathan Swift, Modeste proposition, 1729 ......................................................................... 7 3) Diderot, l'Encyclopédie, article Sarrasins ou Arabes, 1751-2.......................................... 8 4) D'Holbach, l'Encyclopédie, article Prêtres, 1751-2 ............................................................. 9


Groupement de textes n°1 : La question de l'Homme et l'argumentation du XVIe à nos jours 1) Montaigne, les Essais, "Sur les cannibales", 1535, "Les Cannibales font des guerres..." En 1562, Montaigne accompagne l’armée royale à Rouen et y rencontre des « cannibales » du Brésil. Ces Indiens fascinent les Européens qui ne se lissent pas de les décrire, non sans s’interroger sur eux-mêmes. Dans ce passage, Montagne tente de prendre à rebours l’opinion commune qui assimile le sauvage à un barbare. [Les Cannibales] font des guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus loin sur la terre ferme, guerres où ils vont tous nus, n’ayant d’autres armes que des arcs ou des épées de bois, aiguisées par un bout, à la façon des fers de nos épieux. C’est une chose étonnante que la dureté de leurs combats, car, pour ce qui est des déroutes et de l’effroi, ils ne savent pas ce que c’est. Chacun rapporte, en trophée personnel, la tête de l’ennemi qu’il a tuée et il l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers et avec touts les agréments auxquels ils se peuvent penser, celui qui en est le maître fait une grande assemblée des gens de sa connaissance : il attache une corde à l’un des bras du prisonnier par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d’être blessé par lui, et il donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même [façon] ; puis eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun ; ils en envoient aussi des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes : c’est pour manifester une très grande vengeance. Et pour preuve qu’il en est bien ainsi, [voici un fait] : s’étant aperçu que les Portugais, qui s’étaient alliés à leurs adversaires, usaient contre eux, quand ils les prenaient, d’une autre sorte de mort qui consistait à les enterrer jusqu’à la ceinture et à leur tirer sur le reste du corps force coups de traits, puis à les pendre, ils pensèrent que ces gens-ci de l’ancien monde, en hommes qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices dans leur voisinage et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de méchanceté, n’adoptaient pas sans cause cette sorte de vengeance et qu’elle devait être plus pénible que la leur ; [alors] ils commencèrent à abandonner leur manière ancienne pour suivre celle-ci. Je ne suis pas fâché que nous soulignions l’horreur barbare qu’il y a dans une telle action, mais plutôt du fait que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles à l’égard des nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par des tortures et des supplices un corps ayant encore toute sa sensibilité, à le faire rôtir petit à petit, à le faire mordre et tuer par les chiens et les pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche date, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. Chrysippe et Zénon, chefs de l’école Stoïque, ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal à se servir de notre chair, à quelque usage que ce fût pour notre besoin, et même d’en tirer de la nourriture, comme [le firent] nos ancêtres [quand], assiégés dans la ville d’Alésia, ils se résolurent à lutter contre la faim due à ce siège en utilisant les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat.

Vascones, fama est, alimentis talibus usi Produxere animas Les médecins aussi ne craignent pas de s’en servir pour toute sorte d’emploi en faveur de notre santé, soit pour l’appliquer au-dedans ou au dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion à ce point déréglée qu’elle excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes habituelles. Nous pouvons donc bien appeler ces hommes barbares eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.


2) Montaigne, les Essais, "Sur les cannibales", 1535, "Les hommes y ont plusieurs femmes..." Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d'autant plus grand nombre, qu'ils sont en meilleure reputation de vaillance : C'est une beauté remarquable en leurs mariages, que la mesme jalousie que nos femmes ont pour nous empescher de l'amitié et bienvueillance d'autres femmes, les leurs l'ont toute pareille pour la leur acquerir. Estans plus soigneuses de l'honneur de leurs maris, que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur solicitude à avoir le plus de compagnes qu'elles peuvent, d'autant que c'est un tesmoignage de la vertu du mary. Les nostres crieront au miracle : ce ne l'est pas. C'est une vertu proprement matrimoniale : mais du plus haut estage. Et en la Bible, Lea, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris, et Livia seconda les appetits d'Auguste, à son interest : et la femme du Roy Dejotarus Stratonique, presta non seulement à l'usage de son mary, une fort belle jeune fille de chambre, qui la servoit, mais en nourrit soigneusement les enfants : et leur feit espaule à succeder aux estats de leur pere. Et afin qu'on ne pense point que tout cecy se face par une simple et servile obligation à leur usance, et par l'impression de l'authorité de leur ancienne coustume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l'ame si stupide, que de ne pouvoir prendre autre party, il faut alleguer quelques traits de leur suffisance. Outre celuy que je vien de reciter de l'une de leurs chansons guerrieres, j'en ay un'autre amoureuse, qui commence en ce sens : « Couleuvre arreste toy, arreste toy couleuvre, afin que ma soeur tire sur le patron de ta peinture, la façon et l'ouvrage d'un riche cordon, que je puisse donner à m'amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens. » Ce premier couplet, c'est le refrein de la chanson. Or j'ay assez de commerce avec la poësie pour juger cecy, que non seulement il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu'elle est tout à faict Anacreontique. Leur langage au demeurant, c'est un langage doux, et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques. Trois d'entre eux, ignorans combien couttera un jour à leur repos, et à leur bon heur, la cognoissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruine, comme je presuppose qu'elle soit des-ja avancée (bien miserables de s'estre laissez pipper au desir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel, pour venir voir le nostre) furent à Roüan, du temps que le feu Roy Charles neufiesme y estoit : le Roy parla à eux long temps, on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d'une belle ville : apres cela, quelqu'un en demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eux, ce qu'ils y avoient trouvé de plus admirable : ils respondirent trois choses, dont j'ay perdu la troisiesme, et en suis bien marry ; mais j'en ay encore deux en memoire. Ils dirent qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange, que tant de grands hommes portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy (il est vray-semblable qu'ils parloient des Suisses de sa garde) se soubmissent à obeir à un enfant, et qu'on ne choisissoit plustost quelqu'un d'entre eux pour commander : Secondement (ils ont une façon de leur langage telle qu'ils nomment les hommes, moitié les uns des autres) qu'ils avoyent apperceu qu'il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses, pouvoient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prinsent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlay à l'un d'eux fort long temps, mais j'avois un truchement qui me suivoit si mal, et qui estoit si empesché à recevoir mes imaginations par sa bestise, que je n'en peus tirer rien qui vaille. Sur ce que je luy demanday quel fruit il recevoit de la superiorité qu'il avoit parmy les siens (car c'estoit un Capitaine, et noz matelots le nommoient Roy) il me dit, que c'estoit, marcher le premier à la guerre : De combien d'hommes il estoit suivy ; il me montra une espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit en une telle espace, ce pouvoit estre quatre ou cinq mille hommes : Si hors la guerre toute son authorité estoit expirée ; il dit qu'il luy en restoit cela, que quand il visitoit les villages qui dépendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il peust passer bien à l'aise. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ? ils ne portent point de haut de chausses.


3) Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772, "Puis s'addressant..." Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta: "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive: nous sommes innocents, nous sommes heureux; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes; tu as partagé ce privilège avec nous; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr; vous vous êtes égorgés pour elles; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon: qui es-tu donc, pour faire des esclaves? Orou! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal: Ce pays est à nous. Ce pays est à toi! et pourquoi? parce que tu y as mis le pied? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres: Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu?... Tu n'es pas esclave: tu souffrirais la mort plutôt que de l'être, et tu veux nous asservir! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi? Tu es venu; nous sommes-nous jetés sur ta personne? avons-nous pillé ton vaisseau? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux? Nous avons respecté notre image en toi. "Laisse nous nos mœurs; elles sont plus sages et honnêtes que les tiennes; nous ne voulons plus troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler? Quand jouirons-nous? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras; laisse-nous reposer: ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces hommes ; Vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde Ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre tu as infecté notre sang . Il nous faudra peut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants. Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison.


4) Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772, "Malheur à cette île..." Malheur à cette île ! Malheur aux Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre tu as infecté notre sang. Il nous faudra peut être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants. Malheureux ! Tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! As-tu l'idée d'un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du lâche qui l'empoisonne ? La mort par le feu. Compare ton forfait à ce dernier ; et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son fière ; elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si douces, sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles rougissent. Enfonce -toi, Si tu veux, dans la forêt obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre à la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni vice, ni honte.


Groupement de textes n°2 : Les philosophes des Lumières et la critique religieuse 1) Montesquieu, Lettres Persanes, 1721 Lettre XLVI. En quoi consiste l’essence de la religion. Usbek à Rhédi, à Venise. Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ; mais il me semble qu’ils combattent en même temps à qui l’observera le moins. Non seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs citoyens, et c’est ce qui me touche : car, dans quelque religion qu’on vive, l’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion. En effet, le premier objet d’un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la divinité, qui a établi la religion qu’il professe ? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d’observer les règles de la société et les devoirs de l’humanité ; car, en quelque religion qu’on vive, dès qu’on en suppose une, il faut bien que l’on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu’il établit une religion pour les rendre heureux ; que s’il aime les hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant aussi, c’est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l’humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent. Par là, on est bien plus sûr de plaire à Dieu qu’en observant telle ou telle cérémonie : car les cérémonies n’ont point un degré de bonté par elles-mêmes ; elles ne sont bonnes qu’avec égard et dans la supposition que Dieu les a commandées. Mais c’est la matière d’une grande discussion : on peut facilement s’y tromper ; car il faut choisir les cérémonies d’une religion entre celles de deux mille. Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : "Seigneur, je n’entends rien dans les disputes que l’on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre : l’un dit que je dois vous prier debout ; l’autre veut que je sois assis ; l’autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n’est pas tout : il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l’eau froide ; d’autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m’arriva l’autre jour de manger un lapin dans un caravansérail. Trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler : ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé ; l’un, parce que cet animal était immonde ; l’autre, parce qu’il était étouffé ; l’autre enfin, parce qu’il n’était pas poisson. Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit : " Ils ont tort : car apparemment vous n’avez pas tué vous-même cet animal. — Si fait, lui dis-je. — Ah ! Vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d’une voix sévère. Que savez-vous si l’âme de votre père n’était pas passée dans cette bête ? " Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m’avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m’avez donnée."

De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1713.


2) Jonathan Swift, Modeste proposition, 1729 J'ai connu à Londres un Américain fort compétent, lequel m'a révélé qu'un bébé sain et bien nourri constitue à l'âge d'un an un plat délicieux, riche en calories et hygiénique, qu'il soit préparé à l'étouffée, à la broche, au four ou en pot-au-feu et j'ai tout lieu de croire qu'il fournit de même d'excellents fricassées et ragoûts. L'humble plan que je propose au public est donc le suivant: sur ce chiffre de cent vingt mille enfants que j'ai avancé, on en réserverait vingt mille pour la reproduction, dont le quart seulement de mâles (proportion supérieure à celle de nos troupeaux d'ovins, de bovins ou de porcs, et justifiée par les très nombreuses naissances hors mariage des enfants en question: nos sauvages n'attachant que peu d'importance au fait d'être marié ou non, rien ne s'oppose à ce qu'un seul mâle serve quatre femelles). On vendrait les cent mille autres à l'âge de un an. On les proposerait à la clientèle la plus riche et distinguée du Royaume, non sans prévenir les mères de leur donner le sein à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre gras à souhait pour une bonne table. Si l'on reçoit, on pourra faire deux plats d'un enfant. Si l'on dîne en famille, on pourra se contenter d'un quartier (avant ou arrière), lequel, légèrement salé et poivré, fournira un excellent pot-au-feu, le quatrième jour, spécialement en hiver. Selon mes calculs, le poids moyen d'un nouveau-né est de douze livres. Avec une bonne nourrice, il peut atteindre vingt-huit livres en une année solaire. J'admets qu'il s'agit d'un comestible cher, et c'est pourquoi je le destine aux propriétaires terriens: ayant sucé la moelle des pères, ils semblent les plus qualifiés pour manger la chair des fils. Les arrivages de viande de nourrissons doivent être abondants toute l'année, mais avec une pointe de fin février à début avril; car un auteur sérieux (un éminent médecin français) nous assure que, grâce aux heureux effets du poisson sur le pouvoir génésique, les pays catholiques romains connaissent, neuf mois environ après le Carême, une forte augmentation de leur natalité. C'est donc avec un décalage d'un an par rapport au Carême que les marchés seront le mieux fournis, vu le grand nombre des nourrissons papistes (soixante-quinze pour cent du total en Irlande). Signalons au passage cet autre avantage de mon plan: réduire chez nous le nombre des papistes. Comme je l'ai noté plus haut, il doit en coûter à une mendiante environ deux shillings (haillons compris) pour faire vivre un enfant pendant une année (on peut assimiler à des mendiants tous les métayers et domestiques agricoles, ainsi que les trois quarts des fermiers) - et je crois d'autre part tout gentilhomme prêt à débourser- dix bons shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point. Je répète qu'il s'agit d'une viande excellente et nutritive, dont chaque pièce fournit quatre plats (que l'on reçoive ou que l'on dîne seul). Ainsi, les hobereaux sauront se montrer bons propriétaires et verront leur popularité croître parmi leurs métayers. Les mères, de leur côté, feront un gain net de huit shillings et seront disponibles pour le travail jusqu'à produire un autre enfant. Pour ne rien laisser perdre (et j'avoue que la dureté des temps pousse à l'économie) on pourra écorcher la pièce avant le dépeçage. La peau, traitée selon les règles, fournit d'admirables gants de dames et des chaussures d'été très habillées pour Messieurs. Comment adapter à ce nouveau marché notre ville de Dublin? Une solution serait l'aménagement d'abattoirs dans les quartiers les plus favorisés: le recrutement de dépeceurs ne paraît pas poser de problème. Néanmoins, la clientèle aurait intérêt, selon moi, à acheter les enfants tout vivants et à les préparer «au sang» comme les cochons de lait.


3) Diderot, l'Encyclopédie, article Sarrasins ou Arabes, 1751- 2 Le saint prophète ne savait ni lire ni écrire: de-là la haine des premiers musulmans contre toute espèce de connaissance; le mépris qui s'en est perpétué chez leurs successeurs; et la plus longue durée garantie aux mensonges religieux dont ils sont entêtés. Car c'est une observation générale que la religion s'avilit à mesure que la Philosophie s'accroît. On en conclura ce qu'on voudra ou contre l'utilité de la Philosophie, ou contre la vérité de la Religion; mais je puis annoncer d'avance que plus il y aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèlerinages à la Mecque. Mahomet fut si convaincu de l'incompatibilité de la Philosophie et de la Religion, qu'il décerna peine de mort contre celui qui s'appliquerait aux arts libéraux: c'est le même pressentiment qui a poussé dans tous les tems & chez tous les peuples, les prêtres à qui a fait hasarder de décrier la raison. Soyez bon, soyez juste, soyez victorieux, soyez honoré au-dedans de vos états, soyez redouté au-dehors, ayez une armée nombreuse à vos ordres, et vous établirez la tolérance générale; vous renversez ces asiles de la superstition, de l'ignorance et du vice; vous réduirez à la condition de simples citoyens ces hommes de droit divin qui s'élèvent sans cesse contre votre autorité; vous reprendrez ce qu'ils ont extorqué de l'imbécillité de vos prédécesseurs; vous restituerez à vos peuples les richesses dont ces inutiles et dangereux fainéants regorgent; vous doublerez vos revenus sans multiplier les impôts; vous réduirez leur chef orgueilleux à son filet et à sa ligne de pêcheur; vous empêcherez des sommes immenses d'aller se perdre dans un gouffre étranger, d'où elles ne sortent plus; vous verrez la population et l'agriculture refleurir dans vos provinces; vous aurez l'abondance et la paix, et vous régnerez et vous aurez exécuté toutes ces grandes choses sans exciter un murmure, sans avoir répandu une seule goutte de sang. Mais il faut avant tout que vous soyez bien persuadé que l'amour de vos sujets et le seul appui véritable de votre puissance; et que si dans la crainte que les murs de votre palais ne se renversent en-dehors, vous leur cherchez des étais, il y en a qui tôt ou tard les renverseront endedans. Le souverain sage et prudent isolera sa demeure de celle des dieux. Si ces deux édifices sont trop voisins, ils se presseront, et il arrivera avec le tems que le trône sera gêné par l'autel, et que portés un jour l'un contre l'autre avec violence, ils chancelleront tous les deux.


4) D'Holbach, l'Encyclopédie, article Prêtres, 1751- 2 PRÊTRES, S. m. pi. (Religion et Politique). On désigne sous ce nom tous ceux qui remplissent les fonctions des cultes religieux établis chez les différents peuples de la terre. Le culte extérieur suppose des cérémonies, dont le but est de frapper les sens des hommes, et de leur imprimer de la vénération pour la divinité à qui ils rendent leurs hommages. La superstition ayant multiplié les cérémonies des différents cultes, les personnes destinées à les remplir ne tardèrent point à former un ordre séparé, qui fut uniquement destiné au service des autels; on crut que ceux qui étaient chargés de soins si importants, se devaient tout entiers à la divinité; dès lors ils partagèrent avec elles le respect des humains. Il était difficile à des hommes si révérés de se tenir longtemps dans les bornes de la subordination nécessaire au bon ordre de la société: le sacerdoce enorgueilli de son pouvoir, disputa souvent les droits de la royauté; les souverains soumis eux-mêmes, ainsi que leurs sujets, aux lois de la religion, ne furent point assez forts pour réclamer contre les usurpations et la tyrannie de ses ministres; le fanatisme et la superstition tinrent le couteau suspendu sur la tête des monarques; leur trône s'ébranla aussitôt qu'ils voulurent réprimer ou punir des hommes sacrés, dont les intérêts étaient confondus avec ceux de la divinité; leur résister fut une révolte contre le ciel; toucher à leurs droits, fut un sacrilège; vouloir borner leur pouvoir, ce fut saper les fondements de la religion. Tels ont été les degrés par lesquels les prêtres du paganisme ont élevé leur puissance. [...] Les peuples eussent été trop heureux, si les prêtres de l'imposture eussent seuls abusé du pouvoir que leur ministère leur donnait sur les hommes; malgré la soumission et la douceur, si recommandées par l'évangile, dans des siècles de ténèbres, on a vu des prêtres du dieu de paix arborer l'étendard de la révolte; armer les mains des sujets contre leurs souverains; ordonner insolemment aux rois de descendre du trône; s'arroger le droit de rompre les liens sacrés qui unissent les peuples à leurs maîtres; traiter de tyrans les princes qui s'opposaient à leurs entreprises audacieuses; prétendre pour eux-mêmes une indépendance chimérique des lois, faites pour obliger également tous les citoyens. Ces vaines prétentions ont été cimentées quelquefois par des flots de sang: elles se sont établies en raison de l'ignorance des peuples, de la faiblesse des souverains, et de l'adresse des prêtres: ces derniers sont souvent parvenus à se maintenir dans leurs droits usurpés; dans les pays où l'affreuse inquisition est établie, elle fournit des exemples fréquents de sacrifices humains, qui ne le cèdent en rien à la barbarie de ceux des prêtres mexicains. Il n'en est point ainsi des contrées éclairées par les lumières de la raison et la philosophie, le prêtre n'y oublie jamais qu'il est un homme, sujet et citoyen.


5) Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763, extrait du chap.23 Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à de faibles créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser te demander quelque chose, à toi qui a tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supporte ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni envier, ni de quoi s’enorgueillir.


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