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À faire : atteindre les sommets en respect des animaux, le pari d’un alpiniste végan
PERSPECTIVES
Expériences et équipements pour une vie améliorée
HAUT NIVEAU D’EXIGENCE
Un végan à la conquête de l’Everest
«J’ai su que je devais convaincre les guides que le véganisme est compatible à un effort colossal, sans quoi ce dernier ne manquera pas d’être mis en cause en cas d’échec.»
Kuntal Joisher, alpiniste végan
Je m’appelle Kuntal Joisher. Je suis alpiniste et végan. J’ai vu le jour à Kharagpur, en Inde, voilà 41 ans, dans une famille du Gujarat, donc végétarien par religion, mais pour des raisons éthiques, je me suis converti au véganisme en 2002. Une évolution logique qui passe mal chez les alpinistes pour qui, sans prise de protéine d’origine animale, une personne végane ne peut acquérir la musculation nécessaire à l’ultra-endurance. Il y a douze ans, nul dans ma famille n’aurait imaginé qu’un jour, je briserais ce mythe en me hissant sur le toit du monde. C’était compter sans ma passion improbable pour l’alpinisme. J’ai grandi à Mumbai, où l’été le thermomètre affiche parfois 40°C, ce qui ne me prédispose guère aux sports d’hiver et encore moins à l’adrénaline. Jusqu’à mes trente ans, je menais une vie d’informaticien allergique au sport. Et lorsque je découvre l’alpinisme, mon poids présente un excédent de quarante kilos. En 2009, ma femme et moi nous rendons à Shimla, une station de montagne dans le nord de l’Inde. Baskets aux pieds et vêtements inadaptés, nous gravissons le pic Hatu à 3400 mètres. Rien de glorieux, mais l’expérience au cœur de ce paysage enneigé change ma vie. Dès cet instant, je consacre tous mes loisirs à découvrir le versant indien de l’Himalaya, et à nourrir ma fascination pour l’Everest.
En octobre 2010, je prends le fameux «Vol de la mort» à destination de l’aéroport Tenzing-Hillary au Népal, à 2845 mètres d’altitude, afin d’admirer la superbe montagne de plus près, depuis le mont Pumori voisin, pic à 7161 mètres surnommé «la Fille de l’Everest». En contemplant l’Everest scintillant sous le soleil couchant, j’ai su à cet instant que le gravir était inéluctable. Mais avant, je devais convaincre les guides que le véganisme est compatible à l’effort colossal
Août 2018, Joisher à 6250 mètres d’altitude sur le sommet Mentok Kangri, au Ladakh, en Inde.
Dans l’ombre d’un géant: avril 2016, camp de base népalais.
Convaincu jusque dans sa tenue
Une combinaison 100% végane
Goretex 75D shell: tissu 100% polyester recyclé avec traitement hydrofuge sans fluorocarbure (PFC). Rembourrage thermique Plumtech: un duvet synthétique léger développé par Save the Duck. Six mois de développement.
bien qu’il interdise la consommation de viande et de produits laitiers riches en graisses et en protéines, sans quoi mon véganisme ne manquerait pas d’être mis en cause en cas d’échec.
En guise de préparation, j’escalade en 2011, le Stok Kangri (6153 mètres), dans l’Himalaya indien. Je prends soin, au préalable, de consulter le menu des repas prévus afin de m’assurer que le cuisinier du camp de base pourra sans mal accommoder mon régime alimentaire, et éviter ainsi que mon véganisme ne soit vu comme un risque en cas de situation critique. L’extrême altitude exige de manger abondamment. À 5500 mètres, le corps au repos brûle 4000 calories par jour. Au-delà de cette altitude, l’appétit diminue. Pendant les quatre à cinq semaines d’acclimatation au camp de base, la plupart des alpinistes se nourrissent de viande et de produits laitiers. Les végans triplent leurs portions d’avoine au lait de soja en poudre et consomment pommes de terre sautées, currys de légumes, pain, légumineuses, et autant de noix de cajou et de barres nutritives que possible.
Ma conquête de l’Everest débute en 2014. Au camp de base népalais, une énorme avalanche tue seize Sherpas et m’oblige à renoncer. L’année suivante, un terrible tremblement de terre dévaste le Népal. De nouveau au camp de base, j’assiste impuissant, à une dévastatrice avalanche de neige et de débris. Je suis heureux de ne pas y laisser la vie.
L’année 2016 est la bonne. De plus, la mise au point d’un régime à base de plantes pour la haute altitude donne entière satisfaction. L’ascension à partir du camp de base, népalais ou tibétain, nécessite environ quatre jours et un apport quotidien de 15000 calories. Privé d’oxygène, le système nerveux
Joisher sur l’Everest, en mai 2019. Ci-dessous: l’Ama Dablam, au Népal.
ne communique plus la faim au cerveau. J’ai vu des alpinistes non végans éprouver les plus grandes difficultés à se nourrir. J’avale pour ma part, beaucoup de glucides et de graisses, qui contrairement à la viande ne créent pas la sensation de satiété.
À 8500 mètres, je m’autorise des aliments réconfortants, car l’important à ce stade est d’accumuler les calories. Mon sac est rempli de Clif Bars, d’Oreos et de repas lyophilisés, et mes poches de dattes dénoyautées sans quoi elles durcissent. L’escalade du ressaut Hillary
Une éthique pour moteur
Un guide végan de l’alpinisme façon Joisher
Nourriture Les gens pensent que les plats sans viande au camp de base sont végans, mais au Népal, même les flocons d’avoine contiennent du lait. J’explique le végétalisme aux chefs. Équipement Le choix de vos vêtements dépend de vous, alors autant trouver des alternatives véganes. Et à défaut d’en trouver, vous en cultivez au moins l’esprit. Transport Le transport de matériel est souvent assuré par les yacks. Limitez autant que possible l’usage des animaux. Je mets le plus possible, hélico et porteurs à contribution. Au-delà du véganisme Réservez auprès d’une équipe reconnue pour son sérieux. Le personnel, des Sherpas aux cuisiniers, doit bénéficier d’un salaire décent et d’une bonne couverture d’assurance, car il risque sa vie pour les alpinistes. Gestion des déchets Le tri des déchets est désormais entré dans les habitudes, mais beaucoup ne le font toujours pas. Tout doit être rapporté au camp de base pour être recyclé. (12 mètres) comporte trois saillies de neige à franchir avant d’arriver au sommet d’où mon guide Sherpa, Mingma Tenzi, me fait signe. Je suis bouleversé et ne peux retenir mes larmes. Il me reste une minute de crédit à mon téléphone satellite, juste assez pour appeler la maison. Puis, pendant vingt minutes inoubliables, je m’imprègne assis de la vue. Un sentiment que j’avais jusque-là uniquement éprouvé lors de la naissance de ma fille. L’alpiniste que je suis vient d’accomplir quelque chose de grand, et de rendre justice au végétalisme. De retour à Mumbai, je suis accueilli en héros. Je suis le premier de ses vingt millions d’habitants à avoir conquis l’Everest. Pourtant le végan en moi ne peut se réjouir totalement. En cause, l’équipement utilisé. J’ai bien essayé avant l’expédition de trouver une combinaison performante sans duvet ni matière animale, en vain.
Je décide d’y retourner en trouvant cette fois une entreprise prête à me fournir une combi végane, dans un secteur encore confidentiel. Surprise, un simple post Facebook suscite l’intérêt de Save the Duck, marque italienne de vêtements durables 100% végans. En avril 2018, Mingam et moi recevons de la société une combi végane haute performance, résistant à une température de −50°C et à des vents de 100 km/h, une première. Nous les testons sur le Lhotse, la quatrième plus haute montagne au monde, moins que l’Everest qui ne compte que 300 mètres de plus. Nous parvenons au sommet le 15 mai 2018. Nos combinaisons nous ont même tenus trop chaud notamment lorsque la neige réfléchit le soleil. Save the Duck y effectue les modifications que j’ai suggérées: fermetures éclair sur la partie supérieure, et des poches intérieures pour les appareils vitaux qui résistent mieux au froid avec la chaleur corporelle.
Cette fois, j’aborde l’Everest par la face nord-tibétaine, une voie considérée comme plus technique dû aux conditions plus difficiles. Je retrouve le sommet le 23 mai 2019, à 5h30 du matin, droit dans ma combi végane jaune vif Save The Duck, doigts et orteils intacts, et sans le moindre coup de soleil. Désormais, je peux fièrement clamer être le premier végan attesté à poser les pieds sur l’Everest. Banaliser l’alpinisme végan est ce qui me tient le plus à cœur. C’est là ce que je souhaite léguer, le reste importe peu. Sir Edmund Hillary avait raison: «Ce n’est pas la montagne que nous conquérons, mais soi-même.» kuntaljoisher.com
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