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BOUQUINS. Contes de fée revisités

CLASSIQUES REVISITÉS Une brutalité féérique

Alice au pays des merveilles et d’autres contes qui tournent au cauchemar : l’auteure américaine Christina Henry s’empare des classiques pour enfants et les adapte pour les adultes.

Texte JAKOB HÜBNER

Lewis Carroll était écrivain, photographe et théologien, mais aussi mathématicien de formation. Et à ce titre, les principes de la logique n’avaient aucun secret pour lui. Aussi lorsqu’en 1865, il rédige Alice au pays des merveilles, son plus célèbre conte fantastique, le Britannique manie avec précision le levier du surréalisme.

Le livre rencontre un immense succès. Les aventures de la petite Alice qui, en suivant un lapin dans son terrier, se trouve propulsée dans un royaume fantastique absurde, font depuis partie des classiques de la littérature mondiale. En outre, Alice a inspiré un grand nombre d’artistes célèbres au cours des 150 dernières années, allant de Salvador Dalí à John Lennon. Le livre connaîtra même une suite, De l’autre côté du miroir, et sera adapté au cinéma une cinquantaine de fois à ce jour.

Voilà qui est impressionnant pour un livre d’enfants. C’est au plus profond de cette source d’inspiration intarissable que l’auteure américaine Christina Henry puise toute sa force. Elle ne se contente pas de grappiller quelques raisins secs du pays des merveilles, mais s’empare de tout le gâteau. Ses angoissantes Chroniques d’Alice constituent une version pour adultes du conte de fées.

Si elle n’est certes pas la première à revisiter ce classique pour enfants (voir les exemples ci-contre), sa version est cependant la plus réussie à ce jour, mais la plus diabolique aussi.

Henry ancre son Alice a deux niveaux. En premier lieu, tous les personnages secondaires sont ceux du conte original. Ensuite, l’absurde s’impose à elle avec la désarmante simplicité d’un rêve, qui se transforme en cauchemar sous la plume de Henry.

Premier paragraphe de Ombres au pays des merveilles

Lorsqu’elle se tenait sur la pointe des pieds, en s’étirant de tout son long, la joue pressée contre le mur et la tête tournée vers la gauche, elle pouvait à peine apercevoir l’extrémité de la lune à travers les barreaux. Une tranche de fromage, une tranche de gâteau, une tasse de thé, par pure politesse. Quelqu’un lui avait un jour proposé une tasse de thé, quelqu’un aux yeux bleu-vert et aux longues oreilles. Bizarrement, elle ne se souvenait pas de son visage. Cette partie de sa mémoire était embrumée, comme enveloppée de fumée, où seuls les yeux et les oreilles apparaissaient distinctement. Des oreilles longues et velues.

Violentée et rejetée par sa famille, Alice croupit depuis une dizaine d’années dans la cellule capitonnée d’un sinistre établissement psychiatrique dont les méthodes thérapeutiques se limitent aux sédatifs et à l’enfermement. Hormis des infirmiers sadiques, elle n’a de contact social — à travers un trou creusé par une souris — qu’avec une seule personne: son voisin de cellule, Hatcher, un tueur à la hache bipolaire, mais par ailleurs attachant et agile combattant. À la faveur d’un incendie dans l’asile, Alice et Hatcher décident de se faire la belle ensemble.

Désormais libres, ils rêvent de vengeance sanglante avec, pour cibles, le chat du Cheschire, la chenille, le morse, le lapin blanc, Jabberwocky et la reine blanche. Tandis que Hatcher se fraie un chemin à l’aide de moyens rustiques, Alice découvre peu à peu que sa folie comporte des pouvoirs magiques…

Née en 1974, Christina Henry n’en est pas à son premier coup d’essai — sa série Black Wings enchaîne les succès depuis des années — mais le battage médiatique autour d’Alice a quelque peu surpris. Le premier volume, Darkness in Wonderland, rejoint dès sa sortie les listes de best-sellers internationaux et celle des meilleurs livres de l’année chez Amazon. Le succès commercial suscite même des commentaires bienveillants dans les pages culturelles des quotidiens, qui généralement ne tiennent pas la littérature grand public en grande estime. Cela tient probablement à la célèbre œuvre originale, mais aussi au style narratif de Henry, profondément singulier et d’une cruauté enfantine, dont l’ambivalence crée une atmosphère des plus étranges. Par moments, on a l’impression d’assister à une curieuse veillée de scouts autour d’un feu de camp, des scènes émaillées de phrases dont Henry a le secret, des phrases que l’on aimerait encadrer et accrocher au mur.

Et ce n’est pas près de s’arrêter. Les sombres chroniques de Peter Pan sont attendues cet été en anglais, et celles de La Petite Sirène et du Petit Chaperon rouge sont en cours de traduction. Donc pas d’inquiétude, Christina Henry ne raconte pas d’histoires, et des contes de fées encore moins!

CHRISTINA HENRY Alice

En anglais

Éditions Ace

CONSEILS LECTURE Il était une fois…

Quelques autres exemples de contes de fées pour adultes.

FRANK BEDDOR Dans son adaptation d’Alice au pays des merveilles, Frank Beddor, ex-double champion du monde de ski acrobatique avec l’équipe américaine, nous entraîne dans un thriller fantastique riche d’actions, mais aussi d’humour. Dans la préface, l’auteur promet une histoire « saturée d’hémoglobine, de meurtres, de vengeance et de guerre ». Promesse tenue. Les Guerres du Miroir (Bayard Jeunesse)

WALTER MOERS Walter Moers (alias Hildegunst de Taillemythes dans le livre) est probablement le conteur le plus ingénieux de la littérature contemporaine. Dans Ensel und Krete, il déplace le célèbre duo frère-soeur imaginé par les frères Grimm en Zamonie, son royaume fantastique peuplé de créatures étranges telles que le grand méchant loup ou le poulet à double tête. Ensel und Krete (non traduit)

NICOLE BÖHM Récipiendaire de deux prix du livre fantastique allemand pour sa série jeunesse Die Chroniken der Seelenwächte (trad. Chroniques des gardiens des âmes), Nicole Böhm est aussi l’auteure de Wer hat Angst vorm bösen Wolf?(trad. Qui a peur du grand méchant loup?), roman nettement plus sombre, mais tout aussi réussi, qui avec Spieglein, Spieglein an der Wand («Miroir, mon beau miroir») forme une duologie de conte de fées où la romance côtoie le suspense. Das Vermächtnis der Grimms (non traduit)

NELSON MANDELA Dans cette anthologie magnifiquement illustrée publiée en 2004, le défenseur de la liberté, prix Nobel de la paix et premier président noir d’Afrique du Sud rassemble ses contes africains préférés. Une véritable collection de joyaux poétiques empreints d’humour et de sagesse et dont la magie captive aussi bien les enfants que les adultes. Contes d’Afrique pour les enfants du monde (France Loisirs)

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