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Les nouvelles chimères du quotidien. Formes hybridées du réel et de l’image via les smartphones Elisabeth Magne 2. Virtualité et quotidienneté. Mars 2011

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Prologue L'affaire qui nous préoccupe pourrait commencer par une histoire quasi-proustienne de gourmandise, l'anecdote d'un samedi de printemps à la recherche d'une boîte de macarons d'un célèbre pâtissier parisien suffisamment reconnu pour n'avoir point besoin d'être cité ici. Tel était le graal de cette expédition improvisée et finalement incertaine car accrochée à de vagues souvenirs du lieu recherché. Le sort néanmoins était de notre côté puisque le bonhomme, en chef d'entreprise avisé, avait enregistré sa boutique en POI1 pour l'application Bionic Eye de mon smartphone. Résultat de la chose ; tenu à hauteur de regard, l'écran du téléphone affichait les vues réelles des immeubles autour de moi en superposant l'icône de ladite pâtisserie dans la direction à prendre ; dirigé vers le sol, il doublait ma vision de la chaussée, du trottoir en y incrustant une flèche virtuelle comme pour un jeu de piste très simple menant au seuil de la boutique. Ce jour là, j'ai trouvé et savouré ces macarons aux arômes tant attendus avec un arrière-goût de virtuel. Depuis plusieurs mois, cette petite boîte ne quitte plus le fond de mon sac ou le creux de ma main. Elle connaît mon environnement mieux que moi, elle organise l'espace, l'oriente, le décrypte et m'en restitue le maillage.

Les téléphones intelligents, définition et usages En 2009, 16% des français2 étaient équipés d'un smartphone3. Parfois pour téléphoner mais aussi pour se repérer, communiquer, regarder la télévision, prévoir le temps, identifier quelques notes de musique, chercher un restaurant, retrouver des amis ou chasser les moustiques4. POI : point of interest. L'application Bionic Eye (www.bionic-eye.com) est une forme de réalité augmentée. Il suffit de pointer la caméra de son smartphone autour de soi et des icônes représentant les POI situés à proximité s'affichent sur l'écran en surimpression de l'environnement réel filmé en direct. 2 Chiffre publié par Médiamétrie et Nielsen Telecom Practice. 3 Le smartphone ou téléphone intelligent recèle des potentialités numériques qui le démarquent fondamentalement d'un téléphone portable classique. Outre des fonctionnalités de navigation web, de courrier électronique et de géolocalisation, l'écart et la valeur ajoutée résident dans les innombrables applications logicielles disponibles d'où son nom recommandé d'ordiphone. 4 Anti moustique! (Dworld services éditeur) génère des ultrasons par l'intermédiaire du haut parleur de l'unité centrale. Le dispositif est censé faire fuir les moustiques… 1

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Véritables ordinateurs de poche, leurs fonctions usagères extrêmement hétéroclites en font désormais des prestataires de service sans cesse sollicités. Qu'une grande partie des applications téléchargées soient strictement inutiles ou relèvent du gadget peu nécessaire n'infirment en rien le constat usager. Car dans cette appropriation ludique, semblable aux collections Pokémon des cours de récréation, il y a aussi la mise en œuvre d’un nouveau « gameplay » modifiant notre rapport au réel. L’immense panoplie joueuse travaille les comportements, même les plus utilitaristes. L'objet est sans cesse à portée de main et de regard. Certaines des tâches accomplies pourraient l'être sans son aide - trouver des macarons fameux - et dans ce cadre là, il n'est qu'un assistant de vie quotidienne. Mais d'autres usages lui sont spécifiques et fabriquent en retour de nouvelles modalités de saisie de la réalité. La promiscuité grandissante entre cet objet et notre présence usagère, son côtoiement ininterrompu et sa fréquence d'utilisation fabriquent peu à peu la place d'un objet-prothèse où le réel, médiatisé via ce nouveau filtre parvient à nos corps désormais hybridés. Si le mot d'interface venait jusque là qualifier ces objets glissés entre notre environnement et nos appareils perceptifs et cognitifs, les ordiphones relèvent encore de cette catégorie mais génèrent une proximité comportementale nouvelle, relevant d'une greffe ontologique sans précédent où l'anthropologie tient là matière à observation et à analyse. Smartphones et virtuel Les sciences et techniques en produisant de nouveaux objets et de nouveaux usages interrogent en retour la pensée humaniste et ses fondements philosophiques. Y compris ses concepts les plus anciens dans une analyse épistémologique éprouvant sans cesse la validité de ses taxinomies. A l'origine de ce qui se nomme aujourd'hui le virtuel, on trouve la pensée aristotélicienne dans ses études sur l'évolution du vivant. Ainsi, selon le mouvement des choses de la nature, le virtuel est ce qui possèderait et contiendrait toutes les conditions d'une actualisation. D'où l'idée d'un potentiel dynamique constitutif du vivant5. Aristote retient une dynamique semblable pour les produits de l'art et des techniques, stipulant simplement que ceux-là ont le principe de leur mouvement en dehors d'eux-mêmes. Physique et métaphysique tiennent ainsi discours commun. L’avènement récent d’une cyberculture est venu raviver le débat antique sous le regard de ces nouveaux outils. Ainsi, si la théorie contemporaine de Pierre Lévy6 pioche aux origines latines du mot virtualis, « ce qui a les vertus de… », pour approcher les usages récents du concept, elle en modifie le cadre, opposant le virtuel à l'actuel et le possible – non le potentiel – au réel.

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Le bouton est fleur en puissance, à son tour en attente d'une actualisation sous forme de fruit. P. Lévy, Qu'est-ce que le virtuel?, Paris, La Découverte, 1998.

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Pourtant les usages rhétoriques du virtuel persistent à le placer dans un certain rapport d'opposition au réel biaisant les classifications aristotéliciennes mais laissant toute leur validité d'antonymes au couple potentiel/réel. Il convient donc de repenser la définition du virtuel non point dans ses conditions d'actualisation – qui ne sauraient équivaloir au réel –, mais dans l’observation effective de ce qu’il opère dans le champ de la perception. Le développement invasif des technosciences vient promouvoir cet usage très commun du virtuel dans des acceptions ouvertes et relatives. En tenir pour un état suspendu, pétri de potentialités ne rend guère compte de ces nouveaux échanges perceptifs où se tressent indistinctement des informations délivrées par un programme informatique et la réalité perçue et vécue. Promiscuité qui confère à ce virtuel là des qualités relevant pleinement de l'ordre de l'actuel. Là se boucle le paradoxe. « Le virtuel, au sens propre, est déjà pleinement actualisé, mais n'est observable que sous certaines modalités objectivement définies, restrictives par rapport aux modalités habituelles, ou par rapport à toutes les modalités possibles, d'observation du réel7 ». Retenir cette actualisation restreinte à certaines modalités d'observation permet sans doute d'approcher les usages dits virtuels de l'objet étudié ici. Smartphones et réalité augmentée Autre terme évoqué dans la définition même du smartphone, celui de réalité augmentée. L'assemblage sémantique des deux mots laisserait supposer un réel plus généreux par la grâce d'un certain nombre d'outils producteurs de virtuel. Un virtuel fabriquant un surplus de réel. L'usage lexical, dont on sait qu'il accompagne les mutations et organise le monde, poursuit l'idée d'une hybridation perçue comme immédiatement opératoire via un certain nombre d'instruments qu'il nous appartient de définir maintenant. Leroi-Gourhan aurait pu qualifier les premiers outils préhistoriques d'interfaces productrices de réalité augmentée. Premiers intermédiaires entre l'humain et le monde, façonnant en retour de nouveaux modes d'être au quotidien. Ou, au siècle des Lumières, les instruments issus des sciences et techniques complétant une panoplie perceptive limitée ou affaiblie par l'âge comme les loupes ou les télescopes. On conçoit aisément que les origines de la réalité augmentée puissent s'enraciner dans une anthropologie lointaine. Pourtant, l'émergence de l'expression vient accompagner la montée des techniques numériques, des jeux vidéo, des expériences immersives, de la médecine de pointe pilotée par ordinateur etc. L'« augmentation » qualifie globalement un surplus de perception ou d'information sur la réalité observée et ceci en temps réel. D. Berthier, Méditations sur le réel et le virtuel, Paris, L’Harmattan, coll. Imp@cts des nouvelles technologies, Paris, 2004, p. 71.

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Ces systèmes de superposition essentiellement conçus via des objets informatiques, s'adressent d’abord à la perception visuelle et plus rarement aux perceptions tactiles et auditives8. On leur connaît de nombreux champs d'application comme le marketing et le commerce, les univers ludiques, le sport, le médical, les conflits armés etc. sans que cette liste n'épuise les potentialités à venir9. Evoquer des outils/interfaces plus anciens comme les instruments d'optique, c'est rapprocher cette nouvelle famille logicielle innovante d'une quête industrieuse aussi vieille que l'humanité : inventer des prothèses, des objets repoussant encore les limites physiques ou perceptives du corps, intervenir sur le réel inscrivent les systèmes producteurs de réalité augmentée dans une évolution anthropologique sans rupture. D'où notre aisance à nous saisir de ces nouveaux possibles via des corps déjà préparés cognitivement à cette mutation, le saut numérique ne modifiant guère la qualité de la valeur ajoutée. La présence physique de l'usager soumis aux contraintes pesantes du hic et nunc se fait poreuse au temps et à l'espace : le réel devient un ensemble de perceptions sans cesse mouvant selon les modalités d'observation adoptées10. Le réel comme un fait anthropologique techniquement fabriqué ? La démultiplication des ordiphones ancrés dans le fond de nos sacs ou de nos poches accentue cette greffe technique, immédiatement disponible et donc très vite inépuisable. La taille de l'objet et son usage nomade en font l'instrument expérimental par excellence d'une accélération sans précédent. De multiples hybridations aisément mises en œuvre nous suivent ainsi dans notre vie quotidienne, tapies dans cette petite prothèse portative riche de potentialités. Afin d’aller plus loin dans l’analyse, nous souhaiterions maintenant nous arrêter sur une fonctionnalité particulière assurant déjà le succès de ces téléphones intelligents et susceptible de rendre compte de ces nouvelles modalités de saisie du réel. Géolocalisation : la production d'un nouvel espace hybride Objet ici de notre intérêt, la géolocalisation. Sauf « trou » important dans le maillage de réception, votre téléphone sait toujours où il se trouve comme un GPS. Conséquence directe : le petit point bleu qui palpite à l'écran, c'est lui ou plutôt c'est vous. A partir de ce centrage, des applications tracent votre itinéraire, cherchent les transports en commun, estiment le temps nécessaire au parcours, trouve la maison A quelques exceptions notables comme Shazam, capable de donner en temps réel toutes les informations relatives à une source audio. L’application identifie en quelques notes les références du morceau inconnu. 9 On peut à titre informatif consulter le site du Publigeekaire décrivant des dispositifs à vocation commerciale ou culturelle. 10 L’effet d’accoutumance se comprend aisément si l’on se réfère à une impossibilité anachronique ; comme confier un téléphone portable à un soldat de la guerre de 14-18 pour appeler sa famille depuis les tranchées. Grandir avec une nouvelle technologie anéantit toute discordance ontologique de la temporalité ou de la spatialité, annule « l’effet magique ». L’approche perceptive du réel se modifie en fonction des outils disponibles et des usages qu’ils fournissent. 8

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des amis et la boutique du pâtissier. Associé à Google map, il marche dans la rue à votre rythme, s'arrête devant les vitrines, tourne au coin de la rue docilement11. Exemples d'applications Mais les innombrables fonctionnalités greffées sur cette géolocalisation outrepassent largement ce qui vient d'être évoqué. En introduction, nous citions l'incrustation d'icônes désignant les POI sur les images filmées en direct du réel environnant. Dans la même veine, des applications12 fournissent la liste de tout ce qui se trouve autour de vous : restaurants, bars, boutiques, hôtels, banques, cinémas, parkings, toilettes publiques, stations de taxi, de métro, de vélos… D'autres logiciels13 permettent de connaître en temps réel la « géoloc » d'un groupe d'amis avec bipper lorsque l'un d'entre eux passe à proximité. Ou d'organiser des rencontres presque improvisées avec des inconnus affichant leur profil, leurs envies amoureuses ou conviviales et repérés grâce à leur téléphone14. Que faire encore ? Sortir le soir et choisir sa destination en fonction des tâches d'intensité lumineuse sur le plan de la ville étalonnées sur l'activité des relais de téléphonie mobile et de wi-fi15 ? Indexer le lieu où l'on a garé sa voiture et la retrouver grâce à son téléphone16 ? Partir pour traverser le désert et planter virtuellement des drapeaux sur l'avancée de son itinéraire à l'intention d’amis restés devant leur ordinateur ? Nous évoquions précédemment un usage très ludique de l'instrument, presque initiatique dans la découverte partagée des applications disponibles. Poussés par la même fièvre d'accessibilité totale aux informations que les utilisateurs de réseaux sociaux, des acheteurs de téléphones intelligents affichent leur localisation, point palpitant parmi d'autres points. Comme une preuve de leur place dans la réalité. Liberté nouvelle ou contrôle omniscient ? Pourtant, dans cette mise en trace permanente, dans cet affichage de notre quotidien semblable à ce qui s'échange sur les réseaux sociaux sont livrées à l'observateur marketing et politique des informations multiples et personnelles. Deleuze prédisait des « formes de contrôle incessant en milieu ouvert » et ajoutait ensuite : « la recherche des "universaux de communication" a de quoi nous faire trembler17 ». Sous couvert de liberté individuelle, ces instruments d'une nouvelle Il y a d’ailleurs dorénavant deux types de territoires : les zones « couvertes » par le réseau et les autres, sortes de trous blancs où la technologie nous renvoie au vide primitif, à l’absence d’informations… Les smartphones sont encore très urbains même si des applications se mettent en place pour la randonnée par exemple où ils trouveraient une fonction utilitaire évidente. 12 Dismoioù, Layar, Aroundme… 13 Friendmapper, Latitude… 14 Yuback, Aka-Aki, Foursquare. Chacun peut laisser des traces de ses passages en plantant des « totems », afficher ses déplacements quotidiens, donner son avis sur un restaurant. 15 Citysense, pour aborder la vie nocturne à San Francisco. 16 Find my car ! 17 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 237. Voir aussi M. Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ou B. Stiegler, De la Misère Symbolique, t. I et II, Paris, Galilée, 2004. 11

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servitude volontaire proposent une consommation standardisée, hypermassifiée. Pour preuve les sites commerciaux indexés pour la géolocalisation ou l'archivage des usages comportementaux à des fins aisément discutables. Que penser également des rapports familiaux intégrant cette nouvelle technologie où les parents offrent des téléphones-mouchards à leurs enfants sous prétexte de les garder en sécurité18 ? Sous le regard permanent de ce nouveau panopticon foucaldien, beaucoup d'utilisateurs nient ou ignorent volontairement l'existence de ce contrôle. Un article de Yves Eudes paru dans le journal Le Monde cite une utilisatrice pour qui la peur d'être localisée est un problème de « vieux » : « J'ai parlé de Yuback à une collègue qui a 55 ans, elle a trouvé ça horrible. Elle s'imaginait qu'elle allait être pistée par Dieu sait qui… C'est juste de la parano, un truc générationnel19 ». La géolocalisation et ses applications : pratique ou inquiétant ? Le ton léger de cette interview, disqualifiant tout recul analytique comme obsolète témoigne d'une proximité physique et intellectuelle très prégnante à l'égard de ces petits boîtiers très « funs ». Petits boîtiers présentant certaines des caractéristiques repérées par Winnicott dans ce qu'il appelait les objets transitionnels. Dans son ouvrage Jeu et Réalité, il a décrit la fonctionnalité du doudou, cet instrument de médiation adopté par les enfants, objet justement où se joue la relation au monde et aux autres. Ils sont dits « transitionnels » car ils fonctionnent comme des interfaces ou des intermédiaires entre imaginaire et réel et travaillent sans cesse cette relation. Certes, les smartphones ne sont pas des doudous et les développeurs de logiciels de téléphonie mobile ne s'embarrassent guère du schéma de l'évolution psychoaffective de l'enfant. Néanmoins, comme le jeune enfant hybride monde imaginaire, fictionnel et monde réel dans un tressage en continuum, de même l'utilisateur de téléphone intelligent déploie sur son quotidien une bulle transitionnelle où viennent s'entrelacer virtuel et réel. Cette bulle a déjà un nom, l'infosphère, pour désigner cette superposition attachée à nos pas, activable en permanence. Tel un filtre dévoilant la lisibilité d'une partie de notre environnement devenu « pénétrable », mais sollicitant en retour notre propre transparence et notre propre perte d’individualité. Le déploiement exponentiel de ces objets impose plus que jamais la nécessité de penser cette mutation et de ne pas laisser au marketing ou à la communication ou aux politiques le terrain de la recherche pour des enjeux sans précédents entraperçus par Foucault, Deleuze ou Umberto Eco. Car du glissement au dérapage, il y a bien des chemins communs et des outils doublement tranchants. Exemplaire à cet égard, la sociologie, dont les analyses se fondent sur le recueil de données, voit son matériau de travail soudain s’accroître Toujours sous le regard de l'adulte, avec des arguments protectionnistes. Rassurant ou effrayant ? La géolocalisation a déjà ouvert le registre des utilisations moins ludiques ; de la traque policière au vaudeville matrimonial trahi par le petit point bleu. 19 Y. Eudes, « Docu-fiction au pays du GPS », Le Monde magazine, 14 novembre 2009, p. 19-26. 18

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de manière vertigineuse grâce au numérique. Facebook est déjà un laboratoire géant d’analyses des comportements humains, de la propagation des idées et des interactions sociales, analyses susceptibles de fournir des modèles prédictifs visant à orienter les agissements des individus ou à les anticiper. De la même manière, les téléphones portables livrent de précieuses informations à la fois aux équipes de recherche en sciences sociales et à tous les avatars de Big Brother. S’interrogeant sur notre mobilité, le sociologue Albert-László Barabási (Northeastern University, Boston) a ainsi collecté des milliers de données grâce aux téléphones portables et à leur fonction de localisation. Pendant trois mois, le nomadisme d’environ 50 000 personnes (à pied, en voiture et dans les transports en commun) a dessiné la cartographie dynamique de leurs déplacements à une échelle sans précédent. Etonnamment, et malgré l’apparente liberté imprévisible de nos périples aléatoires, l’équipe a pu mettre en lumière des schémas mathématiques de déplacement très proches des modélisations repérables sur les organismes vivants, nous ramenant finalement à des modèles de colonies animalières. Etrangeté enthousiasmante dont on sent bien qu’elle suscite la curiosité de nombreux scientifiques, mais aussi leur méfiance à l’égard d’une éventuelle exploitation de telles informations : contribution indirecte à la mise en œuvre d’un état policier ? à l’exploitation commerciale et marchande de cette traçabilité ? La recherche doit penser ses objectifs avec une vigilance accrue car les bases de données maintenant disponibles à une échelle jusque là impensables contiennent les règles des comportements humains, des formes macro-anthropologiques jusque là hors d’atteinte. Une alternative critique et poétique ; art et géolocalisation La figure janusienne de ces nouveaux téléphones et des fonctions qu’ils transportent excite et encourage les détournements d’usage et la création de nouveaux espaces portés par le régime de mixité qu’ils fabriquent. Les artistes sont de plus en plus nombreux à glisser leurs œuvres dans cet entre-deux de réalité augmentée, questionnant souvent cette surveillance sans regard dont nous sommes l’objet. Et les propositions s’étirent entre artivisme militant interventionniste et fictionnalisation poétique du réel, comme entre deux manières d’envisager cette réflexion critique. Artiste engagé, Ricardo Dominguez20, est un activiste de la désobéissance civile numérique. Ainsi, son projet Transborder Immigration tool interroge radicalement les rapports que les Etats-Unis entretiennent avec leurs voisins mexicains. Tous les ans, des centaines de clandestins tentent de franchir la frontière, au péril de leur vie dans les conditions les plus inhospitalières qui soient, égarés en plein désert, tués par le froid, la soif ou rattrapés par les milices de « patriots ». Pour eux, Dominguez bricole des téléphones portables bas de gamme, les équipe d’applications Cofondateur de l’Electronic Disturbance Theater et co-directeur de Thing (thing.net), un fournisseur d’accès à Internet pour artistes et activistes, Ricardo Dominguez est professeur-assistant à l’Université de San Diego (Californie).

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particulières et les confie à ces migrants ; la géolocalisation leur fournit ainsi les chemins les plus sûrs, les points d’eau et d’approvisionnement, les accueils amicaux. A charge pour eux de restituer cet outil une fois arrivés au terme de leur aventure. Pour ce jeu dramatique de gendarmes et de voleurs, ou de téléréalité dont on aurait oublié le « comme si… » fictionnel, Dominguez subvertit le regard omniscient généralement attaché à la surveillance policière et lui donne valeur d’ange gardien réellement efficient et précieux. Peut-on encore parler d’image virtuelle lorsque cette fonction informative vient décrypter si directement le réel, lui donner radicalement une lisibilité ? Lorsqu’elle apaise un environnement hostile dont on sait qu’il tue régulièrement ceux qui s’y aventurent ? Le « vous êtes ici » qui palpite à l’écran écrit pour ces migrants, via les images numériques, le chemin de leur salut telle une ligne de vie bien réelle. L’image leur tient la main… Le drame de cet exil meurtrier, nous l’avions déjà vu devant la caméra de Chantal Akerman en 2003, dans un film intitulé On the other side, recueil terrible de témoignages et d’images ramassés sur ces lieux de douleur où la vie ne vaut pas cher. Dominguez répond à cette violence faite aux plus démunis par la mise au point de ce téléphone, détourné en objet d’assistance, à la frange d’une légalité qu’il ne peut se contenter de contempler ou de déplorer. Sans forcément aller jusqu’à la radicalité de Ricardo Dominguez, le concept de la frontière et de son franchissement, de ce qu’elle dessine d’une cartographie dynamique des échanges, des difficultés et des conflits qu’elle provoque ou qu’elle stigmatise, sollicite le regard des artistes et leur donne matière à produire du sens. Torolab, un collectif d’architectes et de designers basé à Tijuana fait également usage de téléphones géolocalisés pour rendre visible la mobilité de ces populations dans un projet intitulé La región de los pantalones transfronterizos présenté à l’ARCO de Madrid en 2005. Ailleurs, sur la frontière israélo-palestinienne, deux membres du collectif Multiplicity, munis de passeports de nationalité différente, effectuent deux parcours similaires. Intitulée Solid sea et transmise via les téléphones géolocalisés, leur œuvre fournit en direct la lecture des difficultés qui jalonnent le chemin, des multiples barrages, des contrôles, des ralentissements, du temps perdu… Plus légère et plus inattendue, la pratique de Jeremy Wood depuis dix ans consiste à se déplacer à pied sur un lieu qu’il choisit et à enregistrer simultanément grâce à son GPS le tracé ainsi dessiné. Au rythme de sa promenade se fabrique sur le papier de son traceur les sentiers de son parcours ; tantôt dessinant les bâtiments, le parking, les routes, le terrain de foot, les accès du campus de Warwick21, tantôt utilisant le champ mitoyen pour y écrire, toujours par la marche, son nom et sa signature. Le territoire devient ainsi le support direct d’une activité graphique réalisée pédibus. Le résultat, comme une broderie de lignes un peu malhabiles se superpose avec les vues aériennes de Google Earth et y ajoute donc mots et figures Global Positioning System Drawing Project. http://www.gpsdrawing.com/ Traverse me est l’enregistrement de 17 jours de déambulation sur les 300 hectares du campus de Warwick. Ses derniers projets, plus aléatoires encore, confient le tracé à un chien, à une tondeuse à gazon promus au rang de dessinateurs du territoire…

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improbables, uniquement visibles dans l’enregistrement graphique de ces déplacements. Wood parcourt l’espace et le petit point palpitant se transforme en pixel traceur, fabriquant la matérialité d’une ligne juste par la réitération successive des points de géolocalisation. Là où rien ne se voit dans le réel, sinon ce petit poucet qui marche, la machine enregistre les lignes d’errance et les superpose à la vue aérienne du lieu22. Plus sensible et plus intimiste, à l’occasion de la FIAC 2010, un parcours urbain sur Iphone a été conçu par le collectif MU. Intitulé Autumn 10, il permettait une déambulation dans la capitale entre le Palais de Tokyo et le Grand Palais à la découverte d’œuvres sonores conçues par vingt cinq plasticiens, environnements immersifs activés sous des points précis de géolocalisation en exploitant les données GPS de votre téléphone. Le même dispositif « Sound Delta » avait d’ailleurs déjà été utilisé pour un parcours sonore à Nantes ou pour un jeu fiction à Singapour. Ou encore pour un parcours documentaire et poétique dans le parc des Buttes Chaumont à la rencontre sonore amplifiée des espèces sauvages menacées par la ville. Applications téléchargeables à durée plus ou moins éphémères, on voit bien comment de telles propositions infiltrent la déambulation, ouvrent dans l’espace la brèche d’une dimension poétique jusque là improbable. Plus globalement, sous l’impulsion des sciences humaines et technologiques, un nouveau concept de paysage technologique a ainsi émergé de la collusion – collision ? – entre des techniques numériques innovantes et la réalité existante. Loin d’être une simple métaphore, ce concept rend bien compte d’une simultanéité de saisie perceptive attrapée dans un espace-temps superposé. S’il existe depuis longtemps des artistes engagés dans un rapport à l’espace, au territoire, à la ville, à la nature, la position innovante de nos nouveaux venus réside dans cet objetinterface placé entre l’individu et son environnement. Par l’image, par le son, ils sculptent le réel, le recomposent, l’amplifient, le fictionnalisent… Le font jouer dans ses cadres grâce aux fonctionnalités nouvelles d’un objet qui jadis tenait lieu de téléphone. Nomadisme et infosphère Pourtant ces pratiques artistiques restent encore bien marginales, souvent éphémères et peu connues au regard d’un usage quotidien massivement attaché à du fonctionnel et à du divertissement. C’est d’abord toute la spatialité urbaine et nomade qui se trouve modifiée par ces téléphones, lieux par excellence où se croisent les besoins, les désirs, les envies. Le smartphone est à la fois outil de réponse aux sollicitations d’un réel parfois récalcitrant mais aussi créateur de On pense à Richard Long et à sa photographie d’une ligne ouverte dans les hautes herbes et réalisé en en piétinant le tracé ; A Line made by Walking, œuvre séminale du sculpteur datant de 1967. Ici Wood retrouve la démarche des artistes arpenteurs de territoire. Pourtant il n’y laisse aucune empreinte, ne modifie rien mais livre à un œil divin la mémoire de son passage, restituée sous forme graphique. Conscient sans cesse d’être observé par le regard satellitaire !

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nouvelles demandes. L’immense panoplie disponible souvent gratuitement introduit une dimension interactive avec notre environnement, image incrustée sur le monde, plan bidimensionnel sur la réalité à trois dimensions. Et nous nous glissons volontiers dans cet espace hybride en position omnisciente, capable de voir ou de percevoir plus loin, d’entendre mieux, de soutenir notre mémoire parfois défaillante, de défricher la réalité du monde avec plus d’acuité. Bien loin de ce qu’était l’invention originelle de Graham Bell destinée au transport de voix entre deux interlocuteurs. Car le téléphone portable – ou mobile ou cellulaire – créé dans les années 80 aux Etats-Unis et arrivé en France dix ans plus tard était resté avant tout… un téléphone23. Sa miniaturisation et son autonomie en ont fait un objet massivement accroché à nos pas, proche de nous physiquement, en toutes circonstances, colonisant très vite nos sacs, nos poches de jean, nos tables de travail et parfois relayé par une oreillette vissée à notre crâne. Cette technologie « embarquée » corporellement, vient désormais faire greffe et ouvre, grâce à cette promiscuité, de nouveaux possibles. Le téléphone s’impose comme un « couteau suisse numérique », toujours disponible. Après la voix, les images, la géolocalisation, l'accès à Internet ; toute une panoplie virtuelle attachée à nos déplacements. Le réel s'octroie ainsi des portails d'entrée vers des prolongements en images et en sons de l'espace environnant, comme des échappées perceptives via de petits écrans portatifs modifiant désormais notre appréhension de l'ici et maintenant. Car ce nomadisme visuel glisse indifféremment et sans rupture d'un registre ontologique à l'autre, donnant du réel une autre actualisation, nourrie d'un régime différent. « La perception coutumière ne s'offre le spectacle du réel qu'avec l'appoint du jeu de tous ses reflets possibles, qu'avec la complicité du Double », écrit Clément Rosset dans Le Réel, traité de l'Idiotie24. La surenchère du reflet fabrique-t-elle un surcroît de réalité, une preuve de l'existence du réel et de notre présence ? « Vous êtes ici », proclame le petit point bleu palpitant sur l'écran. L'infosphère est une chimère au sens d'un aboutement, d'un régime de raccordement entre réel et virtuel. Les logiciels liés à la géolocalisation tressent images d'écran et images du monde qui nous environne dans un continuum étonnamment fluide, naturel. D'où ce sentiment d'un réel plus grand, plus lisible, plus transparent, qui répond à nos sollicitations, ouvre à notre intention des densités nouvelles, et avec lequel on peut jouer, comme à cache-cache, grâce à ces nouveaux objets prothèses. Mais se réjouir sans retenue du sentiment de liberté qui devrait prévaloir en pareil cas, c'est aussi oublier que le scénario de tous ces possibles est généralement écrit par des enjeux économiques et politiques peu enclins à nous constituer en tant que sujets. Il faut relire avec bonheur ce qu'écrivait Umberto Eco en 2000 dans un court texte intitulé « Comment ne pas utiliser son téléphone portable » (Comment voyager avec un saumon, Paris, Le Livre de Poche, 2010, p. 157-159) pour se rendre compte de l'obsolescence rapide de toute approche du sujet, liée aux bouleversements technologiques permanents. 24 C. Rosset, Le Réel, traité de l'Idiotie, Editions de Minuit, coll. Reprise, 2004, p. 46. 23

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L'objet transitionnel de l'enfant l'aide à grandir en jouant du reflet du réel dans l'imaginaire et dans la fiction. Une fois cette mission remplie, l'enfant le quitte et l'oublie. L'espace de nos jeux d'adultes semble se refermer plus encore sur ces bulles d'actualisation communicante en régime de mixité. D'où la tâche fondamentale et indispensable de l'anthropologue, de l'artiste, du poète : regarder, analyser, comprendre cette mutation. Et enfin en jouer, lui donner du jeu, – lui donner du « je » ? – comme savent le faire les enfants.

___________________________________________________________________________ Sauf mention contraire, tous les textes et toutes les images sont assujettis aux lois sur le copyright (propriété de l’auteur). Pour citer cet article, indiquez cette adresse : http://reelvirtuel.univ-paris1.fr/index.php?/revue-en-ligne/e-magne/2/

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