Du certain au possible : portrait de l’identité numérisée chez Lauretta Lux Marine Pillaudin 2. Virtualité et quotidienneté. Mars 2011
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Le virtuel, qui s’affirme à travers un espace et une temporalité non limités, ouvre notre regard à une « multiplicité1 » de possibilités. À son exact opposé, le quotidien, ce qui se répète sans cesse avec une exactitude quasi parfaite, nous enferme dans l’habituel, le banal, l’ordinaire, voire ce qu’on nomme le certain. Comment renverser cette opposition ? À quel point, l’utilisation de l’outil numérique, vecteur de nouvelles potentialités techniques, peut-il faire se mouvoir nos certitudes phénoménologiques ? Comment par son intermédiaire bascule-t-on du « certain » à différents modèles du « possible », selon Francastel2 ? À travers l’étude principale de trois photographies numériques de Loretta Lux, The Drummer (2004), The Green Room (2005) et The Waiting Girl (2006), nous développerons l’hypothèse selon laquelle le travail répétitif de mise en scène et de retouches numériques participe d’un long processus d’idéalisation. Celui-ci, en renforçant à l’extrême la monotonie du geste et du décor de l’action représentée, en vide paradoxalement le contenu comme pour mieux nous confronter à de nouvelles interrogations plus insidieuses à l’heure des transformations génétiques. En suivant ce lent processus qu’opère l’image en mutation, nous verrons dans un premier temps et au regard des thèses d’Erving Goffman3, comment Loretta Lux, en figeant toutes les données du décor et des personnages représentés, crée un univers de « façades4 ». Puis comment par la rencontre entre photographie numérique et peinture, l’artiste joue de la mixité du médium propice à troubler nos perceptions habituelles. Enfin, nous observerons comment celle-ci altère notre vision pour ouvrir l’image à d’autres perspectives restées jusqu’alors invisibles. Voir G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1966. Francastel, L’image, la vision et l’imagination. L’objet filmique et plastique, Paris, Denoël/Gonthier, coll. Bibliothèque médiations, 1983, p. 37. 3 E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1973. 4 Ibid., selon Goffman, « On appellera désormais « façade » la partie de la représentation qui a pour fonction normale de fixer la définition et la situation qui est proposée aux observateurs3. », p. 29. 5 Exposition, Loretta Lux, Brigitte Lustenberger, Suzanne Opton, du 13 septembre au 4 novembre 2007, Musée de L’Élysée, Lausanne, Suisse. 1 2
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Univers de « Façades » Les œuvres de l’artiste Loretta Lux, exposées en 2007 au Musée de L’Élysée à Lausanne5, présentent des images numériques nous questionnant sur la réalité routinière et son idéalisation par des modes de représentation à la fois virtuels et virtuoses du point de vue de leur précision technique. Ses œuvres mélangent peinture et photographie pour mettre en scène différents portraits d’enfants inexpressifs et figés dans des actions répétitives et monotones, tels des automates qu’on aurait placés dans un univers lisse et parfait en apparence. Or, devant ces images, notre regard est pris aux pièges de ce que Erving Goffman nomme un « appareillage symbolique6 », celui-là même qui est ici utilisé non plus par l’acteur, mais par l’artiste afin de régir et définir le cadre de la représentation à venir. Il s’exprime alors sous la forme de « façades7 », sortes de décors reproduisant nos différents modes d’appartenances sociales. C’est ici sous la forme du huit-clos photographique que Loretta Lux choisit de nommer et de distinguer les différents décors factices dans lesquels vient s’inscrire la présence trouble et hors du temps des personnages d’enfants qu’elle photographie. Tout y est calculé, contrôlé, grâce à un long travail de numérisation. Les lieux sont épurés au maximum afin de ne laisser transparaître que les détails de décor d’intérieurs bourgeois inspirés de l’époque victorienne. Le mobilier et les accessoires y sont quant à eux réduits au strict minimum. Leur disposition dans l’espace est millimétrée comme pour témoigner d’une rigueur quasi ritualisée et renforcer le sentiment d’un ennui profond et récurent. Aussi, le décor, les actions qui s’y déroulent ainsi que les personnages semblent virtuellement condamnés à répéter les mêmes scènes pour « l’éternité8 », comme le souligne l’artiste dans une interview donnée pour le journal the Guardian en novembre 2006. Dans ces photographies idéalisées du temps familier de l’enfance, l’apparente réalité matérielle de l’image s’effondre devant la perfection imperceptible de chaque élèment peint, numérisé, puis corrigé numériquement. Dans The Waiting Girl, une fillette nous fait face. Elle pose et soutient notre regard comme pour mieux exprimer sa lassitude de l’attente. C’est ici l’image de Dorothea, petite fille de la sœur d’une des amis de l’artiste. Elle attend sans bouger assise un sofa du XIXe siècle tapissé de scènes florales. A ses côtés, un chat est installé. Le temps semble s’écouler indéfiniment dans une détermination parfaite que rien ne trouble. Le chat lui-même est artificiellement figé. Sélectionné et prélevé dans une série de clichés réalisés ultérieurement, il participe lui aussi à la construction de « l’appareillage symbolique ». Il permet à l’artiste d’ajouter à l’image du familier, de l’habituel. Comme le souligne Loretta Lux, « j’ai besoin d’avoir le contrôle sur les images, et je prête beaucoup d’attention à la composition. Je prends 6 E.
Goffmann, op. cit., p. 29.
7 Ibid.
L. Benedictus, « Loretta Lux’s best shot », The Guardian, 23 novembre 2006, http://www.guardian.co.uk/artanddesign/2006/nov/23/photography?INTCMP=SRCH, (consulté le 3 février 2011).
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du temps pour organiser les formes et les couleurs. Je sauvegarde également les différentes versions d’une image pour les comparer et j’analyse pourquoi l’une est meilleure que l’autre. » C’est en suivant ce chemin, que seule l’utilisation de l’outil numérique lui permet, qu’elle prend soin d’effacer toutes traces d’une présence contingente dans l’image, telles l’ombre portée de la petite fille et celle du chat. Elles semblent, en effet, s’être évaporées, comme si les différents protagonistes s’étaient libérés de toutes pesanteurs ordinaires afin de nous donner à voir leur nouvelle matérialité d’être virtuel. Mixité du médium Par le recours au travail de la retouche numérique, Loretta Lux fait muter sa pratique et se risque à poser la question d’une forte présence de la technicité dans l’œuvre. Comme a pu nous le spécifier Edmond Couchot, l’utilisation du numérique « est un facteur à la fois de rupture et de continuité, c’est à ce paradoxe que s’affrontent tous ceux qui utilisent un ordinateur pour faire œuvre. De la manière dont ils conjuguent le calculable et le sensible, le nouveau et le traditionnel, se définit leur esthétique9 ». Ayant reçu une formation artistique de peintre, c’est avec un regard singulier que l’artiste s’empare de l’outil numérique, comme ce qui permet de construire et de perfectionner l’esthétique saisissante de ces images peintes. Elle mélange alors technique d’hier et d’aujourd’hui en évoquant dans son travail les photographies de l’époque victorienne notamment réalisées par les photographes Julia Margaret Cameron, Henry Peach Robinson et son montage, Les derniers instants, 1858. Loretta Lux s’emploie ici à actualiser le travail de ces artistes du XIXe siècle qui en amont ont exploré les nouvelles potentialités techniques que représentait en leurs temps l’innovation majeure de la photographie argentique en regard de la tradition académique de la peinture. Sans rompre totalement avec ce qui a précédé, cet étrange mélange entre enregistrement d’une réalité à l’aide de ce nouveau médium et sa mise en scène de façon fortement théâtralisée leur permettait la production d’images jusqu’alors impossibles à réaliser et ainsi d’agir sur la perception et les « modes d’interaction sociale10 » de l’époque. Chez Loretta Lux, c’est bien par l’intermédiaire d’un habile mélange entre peinture actuelle et correction virtuelle à l’aide de logiciels de retouches d’images Adobe Photoshop que s’effectue le prolongement de techniques traditionnelles à celle plus contemporaine du numérique. Par ce biais elle ouvre un passage de l’habituel à l’inhabituel et fait se mouvoir de façon cyclique nos habitus face à l’image. Cette impression est d’autant plus accentuée dans The Green Room, où deux enfants sont mis en scène à la manière des cartes postales des années 1900 représentant des couples d’enfants en train de mimer avec le plus grand sérieux les E. Couchot, N. Hillaire, L’art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Paris, Flammarion, 2003, p. 36. M. Weiss « La photographie mise en scène dans l’album victorien », dans M. Weiss, A. Thomas, K. Henry et L. Pauli (dir.), La photographie mise en scène. Créer l’illusion de réel, New York, Merrell Publishers Limited, Musée des Beauxarts du Canada, 2006, p.84.
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scènes du quotidien du monde des adultes. Ainsi, au premier plan, on observe un petit garçon assis sur un tabouret. Il tourne le dos à une petite fille se tenant debout dans l’encadrement d’une porte. Le décor apparait factice, irréel, pareil à une façade d’un studio de photographe. Tout ce qui au départ pouvait être perçu comme ordinaire et familier dans la représentation s’écroule au profit du doute par un subtil jeu de décalages entre la présence trouble de parties peintes et leur transformation numérisée. L’artiste nous entraîne peu à peu sur la voie de l’incertain et des incertitudes qui y sont liées. On ne saurait dès lors affirmer ce qui, dans l’œuvre, relève de la réalité ou de la virtualité. De même, la blancheur désincarnée et créée sur mesure pour ces portraits, est le résultat d’un long processus de transformation des couleurs et de création d’un masque numérique calqué sur les visages photographiés. Ils nous apparaissent comme un champ virtuel immatériel où se figerait toute l’expression d’un monde devenu irréel et qui dans un avenir proche pourrait potentiellement ressembler au nôtre. Selon Karen Henry, « puiser dans un répertoire émotif fait sur mesure, se créer des personnages selon les circonstances et sentir l’incertitude inhérente face à la vraisemblance de ces apparences – sont autant d’attitudes qui infiltrent le quotidien11. » Chez Loretta Lux, le fait de puiser dans un répertoire non pas « émotif », mais cette fois-ci historique et social permet d’inscrire dans ses images des questionnements plus larges sur le devenir quotidien de l’humain face aux multiples avancées techniques de la science, notamment au regard des mutations génétiques et des altérations qu’elles nous font subir. Altération du certain La construction lisse et arrangée des images de Loretta Lux pose également le problème de ce qu’a pu pressentir Pierre Francastel, dès 1964, à travers « la vision figurative dans la société technicienne12 ». L’auteur nomme en ces termes ce qui oppose et relie à la fois les nouveaux modes de création techniques de l’image par ordinateur et le travail subtil de l’imagination. S’interrogeant en outre sur la manipulation des représentations dans l’art, il affirme que celui-ci réalise des images qui ne sont rien de moins que « des systèmes ordonnés où s’associent des éléments du présent, du passé et de l’avenir, du réel et du possible, du lieu visible et des lieux virtuels13. » En effet, dans l’œuvre de Loretta Lux on observe un très fort ordonnancement du réel qui par sa facticité fait tomber nos certitudes face à la prétendue réalité des photographies qu’elle donne à voir. Ces images, telles des contrefaçons de notre imaginaire mettent alors en jeu le virtuel comme une K. Henry, « Disposition artistique : théâtralité, cinéma et contexte social en photographie contemporaine », dans M. Weiss, A. Thomas, K. Henry et L. Pauli (dir.), op. cit, p. 133. 12 P. Francastel, L’image, la vision et l’imagination. L’objet filmique et plastique, Paris, Denoël/Gonthier, coll. Bibliothèque médiations, 1983, p. 64. 13 Ibid., p. 127-128. 11
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nouvelle manière de voir par anticipation ce qui serait en puissance dans le quotidien de nos sociétés contemporaines. Face à l’œuvre, The Drummer, et à l’exactitude paramétrée de chaque détail, telle la position parfaite d’un petit garçon jouant du tambour, son reflet sur la table cirée, la netteté des textures qui constituent les accessoires et le décor, nous sommes progressivement en droit de nous interroger sur la possible existence d’une telle acuité de l’image dans la réalité. Loretta Lux joue alors sur la frontière qui sépare le réel et le virtuel, le certain et le possible, le présent et son devenir. L’image numérique, dans sa virtualité, lui permet de construire un monde fantasmé, libéré de tout accident matériel susceptible de le dégrader. Enfin, comme le souligne Pierre Francastel « Le but de l’artiste n’est nullement de reproduire un spectacle dans son intégralité phénoménologique, mais de constituer un ensemble imaginaire où se rassemblent des traits empruntés à divers moment de l’expérience14. » C’est bien ici ce avec quoi joue l’artiste en donnant à voir des morceaux extraits de la réalité tout en les superposant à son imaginaire d’un monde rêvé. Elle y expose ainsi la nature même de l’image numérique et sa complexité interne faite de moments calculés qu’elle emprunte au réel sensible pour les faire interagir sur le mode de l’anticipation. Celle-ci met en lumière sa capacité à rendre la trame du réel tout en y superposant sa marque. L’image numérique par sa virtualité tente alors de nous faire accéder à ce qui dans l’art est en mesure de faire se déplacer nos perceptions premières et trop souvent attendues. Si dans les œuvres de Loretta Lux tout nous apparaît déterminé, voir relevant d’un certain « déterminisme15 », ce n’est que pour nous interroger davantage sur la matérialité de la temporalité du numérique et son influence sur la valeur prétendue de nos certitudes. C’est ici l’ordonnancement du réel qui fait défaut à l’image. Métaphore d’une image rêvée du temps familier de l’enfance, l’œuvre de Loretta Lux par sa facticité laisse ainsi entrevoir ses failles à l’endroit même où elle les voulait insoupçonnables. Jouant de la mise en scène d’un univers lisse et clos sur lui-même, l’artiste parvient paradoxalement à en renverser les remparts du juste et de l’avéré pour nous faire entrevoir ses accidents et ses décalages volontaires. La perfection de l’image portée à son acmé par le biais du travail du numérique est alors propice à un travail d’altération de ce que nous prenions au départ comme certain. À l’aune des avancées de la science et des mutations génétiques, le numérique s’affirme comme une des formes les plus propices de sa mise au jour autant que de sa mise en crise. L’image du quotidien perçue comme ordinaire, répétitive et certaine, y est transmutée pour donner naissance à une nouvelle manière de percevoir le monde contemporain et ses multiples avancées technologiques. Nous basculons du côté de l’extraordinaire et de l’inhabituel. 14
P. Francastel, op. cit.. H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, Presse Universitaires de France, 1998, p. 216.
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L’artiste nous laisse ainsi entrevoir non plus une réalité actuelle, mais bien virtuelle, celle-là même qui vient s’immiscer dans nos habitudes de lecture et d’appréhension de l’image. Elle nous permet alors d’inventer des modèles de ce qui constitue l’essence même de ce qui est en puissance dans la trame du présent et de nos habitudes de demain. L’utilisation du numérique vient alors redéfinir par ce biais toute notion de limites et élargir toute conception hypothétique du possible.
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