Trimestriel hiver 2016

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HIVER 2016

12€

ADA COLAU

MAIRE INDIGNÉE DE BARCELONE

FN POURQUOI EUX ?

DAESH

LES RACINES DU MAL

ÉVASION FISCALE

CHERCHE-T-ON LE BLÉ ? L 11731 - 37 - F: 12,00 € - RD


DANS CE NUMÉRO, 06 CET HIVER,

50 FN : POURQUOI EUX ?

Agenda politique, culturel et intellectuel.

Le Front national récolte les bénéfices électoraux de la crise politique, économique et sociale. Comment en est-il arrivé là, comment l’a-t-on laissé arriver là ?

08 L’ÉDITO

Pour un chantier de reconstruction.

12 LA LISTE COMMUNE REBAT LES CARTES DE LA POLITIQUE ISRAÉLIENNE

88 LA PRÉSIDENTIELLE QUI VIENT Entré dans l’ère du tripartisme, le régime présidentiel de la Ve République nous réserve des élections 2017 biaisées dès le premier tour.

Après son succès aux élections législatives, 94 EN EUROPE, LE MOUVEMENT la “Liste commune” des partis arabes tâche SOCIAL CHERCHE AUSSI d’exister dans un pays qui se droitise constamment.

SON PLAN B

22 « LE CHOC DES CIVILISATIONS, UNE IDÉE FAUSSE QUI PREND CORPS » L’état d’urgence et la coalition contre Daesh ont précipité la France dans la guerre. Des réponses qui perpétuent les erreurs passées, selon Dominique Vidal.

32 ADA COLAU, RADICALEMENT DÉMOCRATIQUE

À Bruxelles, réunis en “Altersommet”, les mouvements sociaux ont compté leurs forces pour entretenir l’espoir d’une autre Europe.

106 AU RESTAU Sous la pression de l’opinion, l’État s’est engagé plus fermement contre la fraude fiscale. Sans cesser d’épargner les plus riches, nous expliquent Monique Pinçon-Charlot et Alexis Spire.

118 JOËL POMMERAT : LE THÉÂTRE,

La singulière trajectoire militante de la nouvelle maire de Barcelone montre qu’il est possible, sous la bannière de Podemos, de faire de la politique pour les citoyens.

LA COOPÉRATIVE ET LA RÉVOLUTION Le metteur en scène porte 1789 sur les planches : une expérience aussi collective et politique que théâtrale.

40 PORTFOLIO La photographe Anna Beeke parcourt la forêt qui, toujours, résiste à sa domestication par l’homme.

LA PRÉSIDENTIELLE QUI VIENT 88

LA LISTE COMMUNE REBAT LES CARTES 12

ARABES D’ISRAËL

YÉZIDIES

CHŒUR TRAGIQUE 86


LES V.I.P.

LES CHRONIQUES DE…

DOMINIQUE VIDAL Spécialiste du Proche-Orient et des banlieues françaises, journaliste et essayiste.

Rokhaya Diallo 30

ENZO TRAVERSO Historien et professeur de science politique

Gustave Massiah 86

YVES COHEN Directeur d’études à l’EHESS MONIQUE PINÇON-CHARLOT Sociologue spécialiste des grandes fortunes ALEXIS SPIRE Sociologue, chercheur au CNRS

Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

Figure du mouvement altermondialiste, il a longtemps enseigné en école d’architecture

Arnaud Viviant 104 Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

Bernard Hasquenoph 116 Fondateur de louvrepourtous.fr

JOËL POMMERAT Metteur en scène

LE DANS LA FORÊT 40

PORTFOLIO

EUROPE 94

MOUVEMENT SOCIAL : PLAN B

THÉÂTRE, COOPÉRATIVE

POMMERAT 118


CET HIVER

FUKUSHIMA : CINQ ANS APRÈS Le 11 mars 2011, un séisme déclenchait un accident nucléaire majeur à la centrale de Fukushima Dai-ichi. Cinq ans plus tard, celle-ci continue de rejeter de l’eau contaminée. Des tonnes de déchets radioactifs doivent être stockés et 120 000 personnes évacuées n’ont pu rentrer chez elles. La catastrophe ne fait que commencer, estiment les spécialistes. À partir du 11 mars prochain, des veillées sont organisées dans toute la France pour susciter « une insurrection artistique, intellectuelle, scientifique et populaire contre la poursuite de la contamination radioactive de la planète ». Ces événements se dérouleront jusqu’au 26 avril, jour qui marquera les trente ans de Tchernobyl. Pour s’informer ou participer, voir le site de la compagnie Brut de Béton (www.brut-de-beton.net).

LE PORTUGAL CONTRE LE “COUP D’ÉTAT” Après la victoire de la coalition PS / gauche radicale aux législatives du 4 octobre dernier, le Portugal élira son président le 24 janvier. Les Portugais seront certainement sensibles à ce qui fut qualifié de “tentative de coup d’état” de la part de l’actuel président de droite Aníbal Cavaco Silva. À l’issue des législatives, ce dernier avait tenté d’investir une droite minoritaire, au prétexte qu’une politique de gauche anti-austérité aurait trop de « conséquences financières, économiques et sociales ». Le PS conservera-t-il l’appui du Bloc de gauche et de la CDU (communistes et écologistes) ? La gauche radicale parviendra-t-elle à renouveler ses bons résultats d’octobre afin d’infléchir les socialistes ? Il n’y a pas d’autre alternative que cette gauche unie.

ÉTATS-UNIS : TRUMP EN TÊTE Plus il dérape, plus il monte dans les sondages. En pole position depuis juillet, le milliardaire est bien placé pour remporter les primaires républicaines dans l’Iowa et le New Hampshire, qui seront les premiers États à voter en février. Après avoir appelé à fermer les frontières du pays aux musulmans, à « éliminer » les familles des djihadistes et à ficher les Américains musulmans, le magnat de l’immobilier recueillait mi décembre 38 % des intentions de vote des sympathisants. De plus en plus gênés par les déclarations fracassantes du candidat “anti-système”, les républicains modérés cherchent encore celui qui saura dégonfler le phénomène Trump et battre Hillary Clinton, la favorite des démocrates, en novembre dans les urnes.


CET HIVER

Quelles stratégies après le “choc” ? Dans La Stratégie du choc, Naomi Klein montrait comment un événement peut être exploité pour aller dans le sens d’un objectif antérieur. Le énième “choc” des résultats obtenus par le FN sera sans doute saisi par les responsables des partis… Tuer la gauche. « La gauche peut mourir », disait Manuel Valls, qui travaille à une convergence avec le centre-droit. Seulement une union sur des projets, prometon. En débaptisant le PS, et en enterrant l’ère de l’union de la gauche ? Sauver les meubles écologiques. Les Verts se rabibocheront-ils avec le nouveau “PS”, le processus de rupture au sein de EE-LV s’accélérera-t-il avec

de nouvelles fuites vers le bidule de Jean-Vincent Placé et François de Rugy ? Ressouder le centre-droit. Raffarin, Lagarde, Bayrou et quelques transfuges de l’ex-UMP réunis dans un parti ? Plus probablement autour d’une candidature… Installer la ligne Buisson-Sarkozy-Wauquiez. Assurément un objectif poursuivi chez LR, avec un remaniement des directions… à la discrétion du président. Élargir la base de rassemblement du FN. Le mouvement bleu Marine en relève du FN ? À condition de trancher quelques questions stratégiques : alliance avec la droite de la droite, sortie de l’euro ? Ainsi se prépare 2017… en 2016. Le rythme infernal du quinquennat entraîne tous les partis dans un tourbillon sans profondeur.

11 JANVIER Les attentats de janvier 2015 ne seront pas commémorés comme attendu. Ceux de novembre leur ont retiré leur caractère unique en même temps qu’ils leur redonnaient une forme de spécificité. En ce début d’année, les cibles revêtaient encore une identité particulière – journalistes, policiers, juifs. Et au-delà, déjà, du refus de la peur, c’est essentiellement la liberté d’expression qui mobilisa les foules du dimanche suivant. Le carnage de l’automne, beaucoup plus indifférencié, généralisa la terreur, mais étendit aussi l’état de guerre, d’urgence et de surveillance. Aussi l’anniversaire sera-t-il amer, au moment de mettre en regard “l’esprit du 11 janvier” – les appels en faveur des libertés, de l’unité et d’une résistance démocratique – avec la sombre réalité des politiques mises en œuvre.

CONVENTION CHÔMAGE : À REVOIR C’est historique. La convention relative à l’indemnisation du chômage a été annulée le 5 octobre dernier par le Conseil d’État. À la suite d’un recours collectif de salariés et d’associations réunissant notamment la Coordination des intermittents et précaires, le collectif des Matermittentes ou Sud Culture, l’actuelle convention a été jugée illégale – notamment son dispositif de différé d’indemnisation. Elle est d’ores et déjà considérée comme inapplicable pour les modalités de remboursement de trop-perçus, les conséquences des périodes d’emplois non-déclarées et la prise en compte des indemnités prud’homales dans le calcul du différé spécifique d’indemnisation. Charge aux partenaires sociaux de la renégocier avant le 1er mars 2016.


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Les expos de l’hiver Le roi est mort. Jusqu’au 21 février 2016, Château de Versailles. Le système monarchique mis en scène jusqu’au dernier souffle de son représentant, obsèques inclues. Visages de l’effroi – Violence et

fantastique de David à Delacroix. Jusqu’au 28 février 2016, Musée de la vie romantique, Paris. Tourment dans l’art, de la Révolution au romantisme noir. Le secret de l’État – Surveiller, protéger, informer. Jusqu’au 28 février 2016, Archives nationales, Paris. Dans les méandres du Renseignement, de la fin de l’Ancien Régime au XXIe siècle. Photographier pour reconstruire. Jusqu’au 28 février 2016, Musée d’art moderne André-Malraux, Le Havre. La renaissance d’une ville détruite en 39-45, objet d’un intense travail documentaire.Chandigarh : 50 ans après Le Corbusier. Jusqu’au 29 février 2016, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris. Comment les habitants se sont appropriés la cité indienne conçue par le célèbre architecte.Liberté, j’écris ton nom. Jusqu’au 7 mars 2016, Musée national Fernand-Léger, Biot. Une amitié, entre Paul Éluard et Fernand Léger, un engagement commun pour un art réaliste et poétique. Climat – L’expo à 360°. Jusqu’au 20 mars 2016, Cité des sciences et de l’industrie, Paris. Le réchauffement climatique, entre science, politique et création artistique. Cosa mentale – Les imaginaires de la télépathie dans l’art du XXe siècle. Jusqu’au 28 mars 2016, Centre Pompidou Metz. Fascination des artistes modernes pour les modes de communication de la pensée. François Kollar (1904-1979), un ouvrier du regard. Du 9 février au 22 mai 2016, Jeu de paume, Paris. Rétrospective d’un tourneur sur métaux devenu photographe, sensible à l’univers du travail.Frontières. Jusqu’au 29 mai 2016, Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris. Pour comprendre le rôle et les enjeux contemporains des frontières dans le monde.

RÊVE D’AILLEURS Une réalité vieille comme le monde mais d’une actualité criante, celle des migrants, à travers les œuvres d’artistes présents à leurs côtés. Rêver d’un autre monde – Représentations du migrant dans l’art contemporain. Du 4 février au 29 mai 2016, Centre d’histoire de la résistance et de la déportation, Lyon.

ARISTO ENGAGÉE Au-delà de sa garde-robe flamboyante, la découverte d’une femme qui bouscula les codes de son milieu, émancipée et dreyfusarde, soutien de l’avant-garde artistique et qui fascina Proust. La mode retrouvée, les robes-trésors de la comtesse Greffulhe. Jusqu’au 20 mars 2016, Palais Galliera, Paris.

MADE IN ALGÉRIE Le façonnage d’un territoire, à travers cartes et iconographies, qui dessine le destin contemporain d’un pays phare du Maghreb, du temps de la colonisation jusqu’à nos jours, en passant par la conquête de l’indépendance. Made in Algeria, généalogie d’un territoire. Du 20 janvier au 2 mai 2016, MuCEM, Marseille.


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CET HIVER

Essais

Alain Badiou, La Vraie vie. Appel à la corruption de la jeunesse, éd. Fayard, 25 janvier Alain Badiou, avec Nicolas Truong, Eloge du théâtre, éd. Flammarion, 10 février Stella Baruk, Les chiffres ? Même pas peur ! éd. Syllepse, octobre Hans Blumenberg, Quand le mythe préfigure l’histoire, éd. Seuil, 14 janvier Gabriella Coleman, Anonymous. Hackers, lanceurs d’alerte, activistes, mouchards, faussaires, éd. Lux, 4 février Arnaud Esquerré, Théorie des événements extraterrestres, éd. Fayard, 25 janvier Arnaud François et Frédéric Worms, Le Moment du vivant, éd. Puf, 27 janvier Geoffroy de Lagasnerie, Juger. L’Etat pénal face à la sociologie, éd. Fayard, 11 janvier Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », éd. La Découverte, 7 janvier Sergio Luzzato, Partisans. Une histoire de la Résistance : Primo Lévi, éd. Gallimard, 25 février Roger Martelli, L’identité c’est la guerre, éd. Les Liens qui libèrent, 2 mars

POURQUOI (1) C’est une cartographie saisissante que propose l’anthropologue Alain Bertho. Celle de toutes les émeutes et attentats qui flambent ces derniers temps sur divers continents. Cette mise en perspective permet d’élargir l’angle de vue pour chercher à comprendre ce qui s’est joué, au-delà de la “radicalisation de l’islam”, dans les événements tragiques que Paris a vécus. Alain Bertho, Les Enfants du chaos. Essai sur la violence du monde, éd. La Découverte, 21 janvier.

Gérard Pommier, Féminin. Révolution sans fin, éd. Pauvert, 1er février Bernard Ravenel, Quand la gauche se réinventait. Le PSU histoire d’un parti visionnaire. 1960-1989, éd. Gallimard, octobre La Revue du Crieur n°3, Médiapart/La Découverte, 18 février Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté. L’histoire souterraine du XIXe siècle en France, éd. La Découverte, 21 janvier David Robicheau et Patrick Turmel, La Juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains, éd. Les Liens qui libèrent, 13 janvier Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité de l’économie globale, éd. Gallimard, 25 janvier Laurent de Sutter (dir), Vies et morts des super-géros, éd. Puf, 20 janvier Abraam de Swaan, Diviser pour tuer, éd. Seuil, 21 janvier Gérôme Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, éd. Puf, 6 janvier

POURQUOI (2) Quels sont les ressorts du terrorisme suicidaire qui sévit aussi bien à Columbine que dans les rues de Paris ? Présenter ces tireurs comme les soldats fous d’une armée ennemie suffit-il ? Le philosophe marxiste Franco Berardi – dit “Bifo” – n’hésite pas à mobiliser la psychopathologie aux côtés d’explications économiques et politiques. Examen d’un corps social déchiqueté. Franco “Bifo” Berardi, Tueries. Tireurs fous et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, éd. Lux, 20 janvier

POURQUOI (3) Les réseaux sociaux : c’est à cet outil numérique, qui a permis de mettre en contact la troisième génération de l’islam de France avec le djihadisme, que s’intéresse le politologue Gilles Kepel. Son livre dresse le portrait d’une jeunesse française, exaltée par le champ de bataille syro-irakien, à la recherche d’un modèle d’« islam intégral » inspiré du salafisme. Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du Djihad français, éd. Gallimard, décembre 2015


L’ÉDITO

Pour un chantier de reconstruction L’accumulation des revers politiques, l’éternel ferment des divisions, les impasses stratégiques actuelles ne doivent pas décourager la volonté de refonder une gauche ouverte et renouvelée, capable d’engager une reconquête plus indispensable que jamais. Une nouvelle ère politique commence. Les élections régionales ont cristallisé un bouleversement du paysage politique. L’extrême droite a pris l’ascendant dans les têtes et dans les urnes. Même s’il n’a remporté aucune région, le FN est aux portes du pouvoir. En constituant une menace désormais tangible, le parti de Marine Le Pen a réussi à dynamiter toutes les anciennes configurations. La politique gouvernementale qui, au nom de la gauche, poursuit le travail de sape de trente ans de néolibéralisme apporte sa pierre à l’édifice de destruction d’une perspective de progrès humain. La droite est aux abois, divisée. Pourquoi est-ce l’extrême droite et non la gauche radicale qui a su exprimer la colère et le désir de grand bouleversement ? Pourquoi eux et pas nous ? La question taraude la rédaction de Regards. Le Front de gauche et EE-LV sont affaiblis, les résultats électoraux de décembre bien compliqués à lire, tant les configurations furent à géométrie variable et perdirent des forces. Inaudibles et divisées, les voix qui contestent à gauche les choix gouvernementaux ne représentent, aux yeux du grand nombre, aucune alternative tangible. Les expériences du Front de gauche, d’EELV et des frondeurs du PS sont en échec, en fin de vie. Les énergies critiques – pourtant nombreuses dans la société comme dans l’espace politique – apparaissent atomisées, sans projet commun. Au point de conduire à ce constat effrayant : les millions de citoyennes et de citoyens en colère contre le gouvernement, qui veulent

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en découdre avec le FN et désirent construire une perspective de progrès humain se trouvent dépourvus de lieu pour investir politiquement leurs forces. L’espace politique tarde à s’ouvrir aux potentialités sociales, culturelles, politiques. La situation est dramatique. Ne nous leurrons pas : le travail de refondation pour qu’une gauche digne de ce nom émerge et pèse en France ne se fera pas en quelques mois. Nous sommes dans les décombres d’une destruction qui s’est accélérée depuis 2012. Le terme de gauche luimême est en péril : pour les nouvelles générations en particulier, c’est un mot vide. Cela ne signifie pas que l’aspiration au progrès humain et l’esprit critique vis-àvis du capitalisme et du productivisme sont morts. Pas plus que les taux d’abstention structurellement massifs dans notre Ve République agonisante ne signifient la disparition du désir de politique et l’intérêt pour la fabrication de commun. Alors, que faut-il changer pour que s’engage la reconstruction d’une gauche qui tienne debout ? DÉPASSER L’ESPRIT DE DIVISION

Il faut radicalement en finir avec l’art de la division et viser l’unité large, pour de vrai. Cette capacité de morcellement à la gauche de gauche est l’un de ses plus grands et plus anciens travers. Elle a pris ces dernières années des formes diverses. Ce sont bien sûr les guerres d’appareil. Concrètement, elles reposent sur


l’idée que sauver son organisation, fut-elle petite, voire microscopique à l’échelle du pays ou peu attractive, prime sur la construction d’un large espace commun et ouvert. Le Front de gauche avait tenté de rassembler une partie des organisations de l’autre gauche, mais la forme du cartel a vite exacerbé la concurrence, voire l’affrontement, entre le Parti communiste et le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Dans la période, la tentation de repli sur son parti, sur la préservation de son identité est un piège mortel. Se dire qu’il vaut mieux conserver son petit lopin de terre et attendre les jours meilleurs a peut-être le mérite de rassurer à court terme, mais a le désavantage absolu d’empêcher l’audace, l’unité, la refondation. L’heure est à l’ouverture sur les autres, ceux qui sont différents mais si proches au regard de la situation politique, de la menace FN et de la droite en embuscade, de la gauche gouvernementale qui désespère le peuple. C’est ainsi qu’à EE-LV, au PCF, au PG, chez les socialistes affligés et atterrés, à Ensemble, au NPA, à Nouvelle donne, et ailleurs, un élan constructeur, une volonté de dépassement de soi est nécessaire pour sortir du marasme. L’esprit de division se niche aussi dans la guerre des egos. Comment dire à quel point elle est pathétique quand nous sommes face à un tel désastre ? La division, c’est enfin celle qui clive les espaces institutionnels, sociaux, culturels. L’unité dont nous avons besoin implique de lever les barrières, de briser les frontières

Pourquoi est-ce l’extrême droite et non la gauche radicale qui a su exprimer la colère et le désir de grand bouleversement ? Pourquoi eux et pas nous ?

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entre les mouvements sociaux, le monde intellectuel et artistique et l’espace proprement politique. L’esprit de division, c’est encore cette guerre incessante, ces procès d’intention réciproques, entre de prétendus traîtres ou de prétendus gauchistes. Cette ligne de fracture n’est d’aucun secours dans la période. Ce qu’il faut, c’est que se rassemble un spectre large, au clair sur l’objectif de refondation d’une gauche digne de ce nom, et qu’il décide de la stratégie qui lui permettra d’être, demain – ou après-demain – majoritaire dans le pays. Il n’y a pas de stratégie hors-sol, mais uniquement des prises de positions concrètes, raccordées aux rapports de force du moment. L’esprit de division, c’est enfin imaginer qu’une culture, une tradition, une sensibilité politique de l’autre gauche doit tuer les autres. Un cadre large ne peut vivre qu’à la condition de laisser respirer, exister toutes les sensibilités. Moins les forces critiques ont de prise sur la situation globale, plus elles sont soumises à la tentation de rechercher des divergences sur ce qui n’est pas au cœur des problèmes. S’il faut une cohérence d’ensemble, ce ne peut être en imposant à tous une position, mais en sachant valoriser l’immense part de ce qui est commun. Après des décennies d’union de la gauche, la définition d’une nouvelle stratégie politique n’est pas en marche. Elle doit être dégagée. Personne n’a toute la solution : c’est ensemble qu’il faut la trouver. OUVRIR LES ESPACES MILITANTS, RENOUVELER LES ÉNERGIES

Il faut se renouveler pour être en phase avec la société contemporaine. Je veux bien sûr parler des personnes qui représentent notre espace politique, des élu-e-s, des porte-parole, mais pas seulement. Je pense à toutes ces réunions de la gauche d’alternative où la présence humaine compte si peu de jeunes, de visages colorés, de salariés du privé. Comment peut-on ainsi parler

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du et au monde d’aujourd’hui ? Comment peut-on ainsi agréger des personnes aux univers sociaux et culturels différents pour représenter la société, et singulièrement le monde des dominés ? Cela suppose un effort, une réflexion stratégique sur les lieux et les formes possibles d’une socialisation nouvelle, qui ne passe plus par les grandes usines du monde ouvrier, mais sans doute par la ville, l’appartenance à un même espace urbain. Se renouveler, c’est aussi trouver de l’énergie nouvelle. Or, l’essentiel des cadres militants – dont je suis – portent sur leurs épaules beaucoup d’échecs accumulés, qui pèsent sur l’énergie et l’audace. Se renouveler, ce n’est pas un vœu pieu, mais un état d’esprit, seul à même d’inverser la configuration des lieux d’engagement, et de relier en chaîne des personnes sensibles à ces discours. Le renouveau des formes politiques et celui des mots pour dire ce projet doivent aller de pair. C’est un nouveau cercle vertueux qu’il faut imaginer. Le tract bavard distribué le dimanche matin sur le marché et les réunions classiques avec une tribune de dix intervenants devant une salle sommée d’écouter ne peuvent plus être l’alpha et l’oméga de l’intervention militante. Une gauche qui veut convaincre et mobiliser devra investir les réseaux sociaux, rendre plus vivants les meetings, trouver des supports vidéo adaptés à l’époque. Et sortir de l’entre-soi. Le FN a très bien su produire ce travail de renouvellement : c’est même l’une des clés de sa spectaculaire progression. Si la gauche d’alternative passe à côté, elle n’ira pas loin. Pour produire du neuf, il faut avoir conscience que c’est nécessaire. Il faut s’ouvrir à ce qui n’est pas directement nous, permettre que les espaces militants soient accessibles à celles et ceux qui n’ont pas vingt ans d’engagement, ni une culture théorique solide, mais qui se sentent de gauche et sont prêts à s’y coller pour les faire vivre.


TRAVAILLER POUR RÉINVENTER

Enfin, notre gauche doit travailler, en ayant conscience de l’effort nécessaire. Je parle du récit et des mots d’ordre, de l’imaginaire aussi bien que des propositions concrètes. Autrement dit, je ne vise pas les grands textes fournis, érudits, précis, mais leur transcription didactique et la cohérence d’ensemble. J’insiste sur travailler, parce que je vois bien la tentation de se dire : tapons sur le même clou, ça va finir par rentrer. Ça ne marche à l’évidence pas bien. Nous sommes inaudibles, souvent perçus comme trop idéologiques, loin des préoccupations concrètes. Notre gauche doit expliciter la nécessité de radicalité pour changer la donne et apparaître comme pragmatique, c’est-à-dire proposer des réponses opérationnelles dans un monde brutal. Les propositions concrètes doivent signifier le sens commun d’un projet. Encore faut-il que ce nouveau sens commun soit dégagé. Je sais les rapports de force détériorés. Si la rue ne se remobilise pas à gauche, ces chantiers de reconstruction seront difficultueux. Et je sais aussi la responsabilité immense de l’espace spécifiquement politique, qui doit impérativement se reconnecter aux univers de création et de production intellectuelle. Il est possible de faire beaucoup mieux. À la condition de sortir de la sidération. À la condition de s’ouvrir sur le monde, parce que les enjeux et défis sont interconnectés. Partout, il est question de réinventer la politique et ses formes. Ce numéro de Regards en témoigne, avec le reportage sur la liste des Arabes d’Israël, le portrait de la nouvelle maire de Barcelone ou encore la plongée dans les difficultés des mouvements sociaux européens. Oui, il est possible de remonter la pente, d’engager un vaste chantier de reconstruction. À la condition d’y croire et de le vouloir. Il le faut. Les monstres guettent. ■ clémentine autain

Notre gauche doit travailler le récit, les mots d’ordre l’imaginaire et la stratégie. Personne n’a seul toutes les réponses. Pour inventer, il faut s’ouvrir sur la société et fédérer.

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LA LISTE COMMUNE, REBAT LES CARTES DE LA POLITIQUE ISRAÉLIENNE La nouvelle formation réunissant les partis arabes a obtenu d’ inattendus résultats aux dernières élections législatives. Pourtant, elle peine à peser face au gouvernement le plus droitier de l’histoire d’Israël. Mais représente un espoir pour les Palestiniens d’Israël, voire une perspective pour relancer le processus de paix. laura raim, photos hadas parush / flash 90 pour regards

Les drapeaux et autres symboles nationaux israéliens sont omniprésents sur l’esplanade de la Knesset.

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REPORTAGE

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A

« Aujourd’hui est un jour sombre. » Basel Ghattas n’a pas le cœur, aujourd’hui, d’évoquer l’espoir soulevé par la “Liste commune”. Le député arabe qui reçoit dans son bureau à la Knesset n’a aucune envie de se réjouir. Alors que la tension ne cesse d’augmenter à Jérusalem et que les manifestations palestiniennes se succèdent en Cisjordanie depuis l’automne, « le parlement vient d’adopter une loi établissant une peine plancher de trois ans de prison pour les enfants qui jettent des pierres. Comme nous étions les seuls à voter contre avec les membres de Meretz [le parti de gauche radicale], nous n’avons pas pu empêcher cette loi abjecte, qui réduit encore la marge d’appréciation du juge ». Grand vainqueur du scrutin de mars, Benjamin Netanyahou a négocié, pour son troisième mandat consécutif, une coalition entre le Likoud et quatre partis nationalistes et religieux qui multiplient les projets de lois répressives. Quant à la soi-disant opposition “de gauche”, le Camp sioniste – nouveau nom du parti travailliste –, « elle est en osmose avec le gouvernement dès qu’il s’agit de questions de sécurité. Face à ce bloc droitier d’une grande stabilité, on ne fait pas le poids », analyse-t-il, lucide.

TROISIÈME FORCE POLITIQUE DU PAYS

Le bon score de la Liste arabe aux élections législatives de mars 2015 avait pourtant offert un bol d’oxygène sous l’espèce d’un pied de nez à Avigdor Lieberman. Le chef du parti d’extrême droite Israel Beytenou avait fait relever de 2 à 3,25 % le seuil électoral requis pour envoyer un élu au parlement dans l’objectif d’évincer les petits partis arabes. Son offensive a produit l’effet inverse : en incitant le parti communiste judéo-arabe Hadash, le parti nationaliste laïc Balad, le parti islamiste modéré Ra’am et le parti laïc Ta’al à se regrouper au sein d’une Liste commune pour contrer l’attaque, l’ex-ministre des Affaires étrangères a accéléré un rassemblement que beaucoup de Palestiniens d’Israël appelaient depuis longtemps de leur vœux. La preuve : 63,5 % d’entre eux se sont rendus aux urnes, contre 56 % en 2013. Et 82 % de ceux qui se sont déplacés ont

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voté pour la Liste commune alors que seulement 77 % d’entre eux avaient voté pour des partis arabes deux ans auparavant. Résultat, la nouvelle formation a remporté 10,5 % des voix et compte treize sièges sur cent-vingt alors que les partis arabes séparés n’en avaient obtenu que onze. Pour la première fois de leur histoire, les 1,7 millions de Palestiniens d’Israël ont donc une direction unifiée, et celle-ci représente la troisième force politique du pays. « Les organisations internationales, les médias, les gouvernements étrangers ont désormais un interlocuteur identifié sur toutes les questions qui touchent aux Palestiniens d’Israël », se félicite un député de cette Liste commune, issu de Hadash, Yousef Jabareen. Si ce professeur de droit de l’université de Haïfa fraîchement débarqué dans l’arène politique est fier de prendre la pose devant la Knesset, il insiste néanmoins pour que les drapeaux bleus et blancs d’Israël ne figurent pas à l’arrière-plan. La requête, courtoise, laisse entrevoir la douleur que provoque en lui les signes nationaux sionistes, omniprésents dans son nouveau lieu de travail. Certes, la Liste commune n’a pas atteint les quinze sièges convoités. Bon nombre de Palestiniens d’Israël se reconnaissent davantage dans les positions de Sheikh Raed Salah, le chef de la branche nord du Mouvement islamique en Israël, trois fois maire de Umm Al-Fahm, qui avait appelé à boycotter les élections. Il n’empêche, ces treize sièges sont une bonne nouvelle pour les “Palestiniens de 1948” qui représentent 20 % de la population israélienne. « Avec treize députés, on est davantage présents dans les comités parlementaires, notamment celui du budget, qui est stratégique pour améliorer les conditions de vie des Palestiniens d’Israël », ajoute Jabareen. Une urgence : la moitié d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et seulement 3 % possèdent des terres. Toujours traités comme des citoyens de seconde zone, leur situation s’est encore détériorée ces dernières années, surtout depuis la construction du mur de séparation : leurs revenus moyens en 2008 ne représentaient que 61 % de ceux des foyers juifs, contre 69 % en 2003. Perçus


REPORTAGE

De gauche à droite, les députés de la Liste commune Ahmad Tibi, Aida Touma-Suleiman, Masud Ghanayem et Yousef Jabareen en assemblée plénière.

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comme des “ennemis de l’intérieur”, ils sont de plus en plus pénalisés par des lois, comme celle interdisant toute réunification familiale entre un Arabe Israélien et son conjoint, si ce dernier réside dans les territoires occupés.

REMPLACER L’ “ÉTAT JUIF” PAR UN ÉTAT “DE TOUS SES CITOYENS”

Pour sauter le pas et réunir les quatre partis, il a fallu surmonter des réticences. Encore aujourd’hui, Dov Haneen, issu de Hadash et unique député juif de la Liste commune, ne dissimule pas ses doutes. « C’est une bonne chose que les Palestiniens soient unis, mais ça

mouvement de paix Ta-Ayush et proche de Hadash. Il existe évidemment des différences entre bourgeois et communistes, entre laïcs et islamistes, mais face à la situation d’oppression, la réponse sur l’essentiel va de soi et les revendications prioritaires font consensus ». D’une part, l’égalité effective des Palestiniens en Israël et le remplacement d’un “État juif ” par un État “de tous ses citoyens”. Cela implique notamment la fin des mesures ségrégatives et discriminatoires qui interdisent aux Arabes d’acheter des terres juives ou limitent leur accès à la fonction publique. D’autre part, la fin de l’occupation, le démantèlement des colonies en Cisjordanie, la reconnaissance d’un État palestinien dans les frontières de 1967 avec

« C’est une bonne chose que les Palestiniens soient unis, mais ça ne sert à rien s’ils sont unis dans un coin, isolés et séparés des Juifs. » Dov Haneen, unique député juif de la Liste commune

ne sert à rien s’ils sont unis dans un coin, isolés et séparés des Juifs. Les Palestiniens vivent et travaillent pour la plupart dans des villes arabes comme Nazareth et Umm Al-Fahm, ils fréquentent des écoles arabes, parlent arabe, ne font pas le service militaire. Bref, ils ne se mélangent jamais avec les Juifs. En tant qu’unique parti judéoarabe, Hadash luttait contre cette profonde division qui caractérise la société et la vie politique israélienne. On cassait ce moule de séparation. Pour essayer de conserver cet acquis précieux, Hadash a exigé que la Liste soit dite “commune”, ouverte aux Juifs et dirigée par un de ses propres membres : Ayman Oudeh. Mais en pratique, tout le monde l’appelle la liste “arabe”, regrette-t-il. On a dilué l’aspect judéo-arabe qui faisait la force de Hadash, ce qui nous a d’ailleurs coûté de nombreuses voix d’électeurs juifs. » « Reste qu’une fois ces réserves dépassées, l’écriture du programme n’a même pas pris deux jours ! s’amuse l’historien israélien Gadi Algazi, co-fondateur du

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Jérusalem-Est pour capitale et le droit au retour des réfugiés palestiniens de 1948. Depuis les dernières élections de mars, ces mots d’ordre ont suffi pour maintenir la cohérence du parti. Le militant pacifiste Michel Warschawski confie être « impressionné par la volonté de cette nouvelle génération de dirigeants politiques, beaucoup moins sectaires ou refermés sur leurs partis, de se concentrer sur les points communs ». « Au début, tout le monde demandait : quand allez-vous exploser ? », raconte Yousef Jabareen. Bien sûr, les tensions ne sont pas complètement absentes. « Il nous manque encore un mécanisme pour gérer les cas où nos positions divergent », reconnaît Haneen Zoabi, issue de Balad, qui vient de découvrir une interview dans la presse dans laquelle Ayman Oudeh concède que les Palestiniens ont eu tort de refuser la partition de l’ONU en 1947, refus qui a déclenché la guerre d’indépendance des Israéliens et la Nakba des Palestiniens. « Il ne peut pas


REPORTAGE

Dov Haneen, unique député juif de la Liste commune.

Les rues de Nazareth, ornées de symboles palestiniens. HIVER 2016 REGARDS 17


« La simple existence d’un parti unifié est un moment important dans la politisation des Palestiniens d’Israël. » Nabila Espanioly, militante féministe dire des choses pareilles au nom de la Liste commune !, s’agace-t-elle, tout en relativisant. Forcément, nous avons de profondes divisions idéologiques, notamment entre le parti islamiste et les autres. Mais en pratique, les sujets traités au quotidien à la Knesset sont peu idéologiques et souvent techniques, et donc consensuels. Même avant la création de la Liste commune, les différents députés palestiniens se battaient déjà pour une allocation plus égale des ressources et votaient déjà de manière coordonnée. »

RESSUSCITER LE CAMP DE LA PAIX

Si la Liste semble capable de surmonter ses différences et de perdurer, la question est désormais de savoir si elle parviendra à transformer une alliance électorale en véritable force politique, à même de remporter des victoires aussi bien sur le front des droits sociaux que des revendications nationales des Palestiniens. Autrement dit de ressusciter le camp de la paix, en état de mort clinique depuis quinze ans. « La simple existence d’un parti unifié est un moment important dans la politisation des Palestiniens d’Israël », explique Nabila Espanioly, ex-députée de Hadash et figure féministe, qui reçoit dans son centre Al-Tufula à Nazareth, première ville arabe du pays. Elle retrace l’histoire de sa communauté. « Durant la guerre de 1948, 480 villages arabes ont été détruits, annihilant la base économique et politique des Palestiniens, qui vivent d’ailleurs sous administration militaire jusqu’en 1966. La “Journée de la terre” de 1976, durant laquelle ils se soulèvent contre les confiscations de terres, est le premier moment d’une identité politique collective pour les Palestiniens d’Israël, qui se dotent dans la foulée d’un organe de représentation en dehors de la Knesset, le Haut comité de suivi des citoyens arabes d’Israël. »

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Cette date amorce une période de mobilisations qui paient véritablement au début des années 1990 : ayant besoin du soutien des députés arabes pour avoir une majorité sur les accords d’Oslo, le premier ministre travailliste Yitzhak Rabin débloque d’importantes sommes d’argent pour le développement des villes arabes. « Il n’était pas question de rentrer dans le gouvernement, mais les députés palestiniens apportaient un soutien extérieur indispensable, se souvient Yousef Jabareen. Vingt ans après l’assassinat de Rabin, un tel lien de confiance et d’interdépendance aujourd’hui serait inimaginable ! » Indice de la mobilisation des Palestiniens d’Israël à l’époque, 75 % d’entre eux participent aux élections de 1999. Mais cette dynamique prend brutalement fin au début de la deuxième intifada en octobre 2000, lorsque le premier ministre travailliste Ehud Barak réprime dans le sang des manifestations de solidarité avec les Palestiniens, faisant treize morts en Galilée. « Le message de Ehud Barak était clair : la fête est terminée, explique aujourd’hui Michel Warschawski. Le résultat est un repli sur soi et une démobilisation de la population arabe ». L’année suivante, la participation aux élections tombe à 18 %. « La Liste commune représente un deuxième moment fort de la lutte collective palestinienne, veut croire Nabila Espanioly. Ce parti unitaire est un moyen de lutter contre la volonté israélienne de fractionner l’identité palestinienne entre druzes, musulmans et chrétiens afin de nier notre existence nationale ».

DANS LE COLLIMATEUR DE LA DROITE

Le vote de lois promues par les ultranationalistes est une piqûre de rappel quant aux limites des batailles législatives que les députés arabes pourront


REPORTAGE

Nazareth est la plus grande ville arabe d’Israël. remporter. De toute façon, les grands enjeux de la lutte nationale des Palestiniens ne sont pas abordés au parlement. C’est pourquoi il leur importe d’être également actifs en dehors de la Knesset, que ce soit dans le débat médiatique ou dans les rues. Les députés ont ainsi participé en octobre à des manifestations à Sakhnin et à Nazareth contre la remise en cause du “statu quo” régissant l’accès à la Mosquée Al Aqsa à Jérusalem. Ils s’efforcent de marquer des points symboliques. Le député issu de Ta’al, Ahmad Tibi n’est pas peu fier d’avoir récemment pu ordonner aux huissiers, en tant que président intérimaire de la session parlementaire, d’escorter Zeev Elkin hors de l’hémicycle après que le ministre Likud de l’Immigration et de l’Intégration l’a accusé d’être responsable de la « vague de terreur

actuelle ». « C’est la première fois qu’un ministre se fait expulser d’une assemblée plénière », souligne avec malice le député qui nous reçoit dans son bureau aux murs recouverts de portraits de Yasser Arafat. Quant à Basel Ghattas, il s’est fait filmer tandis qu’il montait sur l’esplanade des mosquées, outrepassant ainsi l’interdiction imposée par le premier ministre aux membres de la Knesset. Mais cette visibilité accrue est à double tranchant. « Nous sommes devenus la cible favorite des délires de la droite israélienne, qui nous désigne comme responsables de la montée des violences et des attaques au couteau », explique Ahmed Tibi. Attaques qui ne sont plus seulement le fait de résidents palestiniens de Jérusalem-Est et ont commencé à être commises par des Palestiniens d’Israël dans les villes d’Afula,

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« Nous sommes devenus la cible favorite des délires de la droite israélienne, qui nous désigne comme responsables de la montée des violences et des attaques au couteau. » Ahmed Tibi, député de Hadera, de Beer Sheva et de Tel Aviv. Derrière certains députés de la Liste commune flottent « les drapeaux de l’État islamique », a même osé déclarer Benjamin Netanyahou. Tous les députés de la Liste commune ne sont toutefois pas perçus de la même façon. La plus unanimement détestée est indéniablement Haneen Zoabi. Arrêtée en 2010 à bord de la flottille turque qui tentait de briser le blocus de Gaza, elle n’avait échappé à la prison que grâce à son immunité parlementaire. Quand on la rencontre dans le QG de Balad, au deuxième étage d’un immeuble vétuste en plein cœur de la zone industrielle de Nazareth, où le code Wifi est 1948 – date de la Nakba – les références à l’« apartheid » et à « l’ épuration ethnique » arrivent rapidement dans la discussion. « Le sionisme aurait pu être un mouvement de libération nationale si nous les Palestiniens avions été des fantômes ou des animaux. Mais nous sommes des êtres humains. Pour créer un État juif peuplé majoritairement de Juifs il fallait soit nous tuer soit nous expulser. C’est ce qu’on appelle le colonialisme », affirme-t-elle. Le genre de discours qui a tendance à braquer les Israéliens, même ceux qui se placent à gauche de Netanyahou.

VERS UN FRONT DES MINORITÉS ?

S’inscrivant dans la lignée d’un Martin Luther King, le leader Ayman Oudeh est plus audible, même auprès d’Israéliens de centre gauche qui ne votent pas pour lui, mais apprécient sa capacité à rester calme face aux insultes répétées de l’extrême droite. Le leader n’est pourtant pas moins radical dans sa dénonciation de l’idéologie sioniste, lui qui affirme que la Liste unifiée veut contribuer à « libérer les

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Israéliens de la tyrannie coloniale ». L’originalité de sa stratégie repose sur la volonté d’adresser son message d’égalité non seulement aux Palestiniens d’Israël et aux Bédouins, mais aussi à tous les Juifs qui souffrent de la domination, voire du racisme, de l’élite ashkénaze, à commencer par les “Mizrahis” venus des pays arabes et les Éthiopiens, mais aussi les orthodoxes. Ainsi Ayman Oudeh et Dov Haneen ont-ils participé en octobre à une manifestation d’Éthiopiens contre les discriminations. « Depuis Oslo, l’Autorité palestinienne reste enfermée dans l’illusion que son interlocuteur privilégié est la gauche ashkénaze, les Shimon Peres et les Ytzhak Rabin d’aujourd’hui. Mais on voit bien qu’il n’y a rien à attendre de quelqu’un comme Isaac Herzog [l’actuel leader du Camp sioniste], qui ne parle même plus de processus de paix ! », explique Jafar Farah, un des artisans de la Liste commune et directeur de Mossawa, une association qui lutte pour l’égalité des citoyens arabes d’Israël. « Notre objectif, ce n’est pas quatorze ou quinze sièges, mais 61 pour vraiment changer la situation. Où va-t-on les trouver ? Parmi les Juifs qui souffrent comme nous du mépris de l’élite ashkénaze et détestent le parti travailliste, mais qui, pour le moment, se tournent vers les partis de droite ». Cette constitution d’un front des minorités judéoarabes est une démarche embryonnaire dont il est encore trop tôt pour mesurer les chances de succès, mais qui a le mérite de repenser la lutte contre la colonisation et la recherche d’une solution équitable pour la région. Jafar Farah veut y croire : « Et si la Liste commune était l‘équivalent en Israël de ce qu’a été l’ANC sud-africaine, avant que Mandela prenne le pouvoir ? » ■ laura raim


REPORTAGE

Haneen Zoabi en meeting avec des jeunes militants dans le QG de son parti, Balad, à Nazareth.

Au centre, un graffiti inspiré de Banksy ironise sur les fouilles régulières que subissent les Palestiniens d’Israël. HIVER 2016 REGARDS 21


GRAND ENTRETIEN

« LE CHOC DES CIVILISATIONS, UNE IDÉE FAUSSE QUI PREND CORPS » Les attentats de novembre confirment que la France se trouve au point névralgique de rencontre entre les crises au Proche et au Moyen-Orient et sa propre crise sociale. Dominique Vidal analyse les multiples facteurs qui ont conduit à cette situation. propos recueillis par catherine tricot, illustrations fred sochard

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E

regards. Est-ce que la France est particulièrement visée par l’Organisation de l’État islamique, et pourquoi ? dominique vidal.

DOMINIQUE VIDAL

Spécialiste du Proche-Orient et des banlieues françaises, Dominique Vidal est journaliste et essayiste. Il dirige avec Bertrand Badie l’annuel L’État du monde (La Découverte).

Personne ne connaît vraiment le degré de centralisation dont bénéficient les actions terroristes revendiquées par Daesh. En revanche, on peut très bien voir la logique du choix de la France. Les raisons sont multiples et s’entremêlent. Sur la longue durée, France s’est alignée sur la politique américaine – celle de George W. Bush ! – et israélienne. La France de Jacques Chirac n’est pas intervenue en Irak en 2003. Mais celle de Nicolas Sarkozy a réintégré l’Otan et est intervenue en Libye, qu’elle a littéralement détruite. Quant à Hollande, il a conduit un quinquennat extrêmement guerrier : Mali, République Centrafricaine, Irak et maintenant Syrie. À ce “néoconservatisme à la française” s’ajoute le legs de l’histoire coloniale, qui constitue la toile de fond de la fracture qui s’aggrave entre la société française et une partie de sa jeunesse. Si une partie non négligeable des enfants de l’immigration trouvent désormais leur place dans la société française, la majorité se sent ghettoïsée et discriminée : un réservoir considérable. Dernier élément, la radicalisation à droite de la classe politique, susceptible d’accompagner des réflexes de riposte aux attentats qui fassent le jeu de Daesh. Il n’y a pas d’exemple, ailleurs en Europe, d’une telle montée de violences gratuites contre les musulmans. Le développement de ce “communautarisme blanc”, incarné notamment par le FN, nous rend vulnérables. Enfin, la France peut d’autant plus devenir le maillon faible de l’Occident qu’il y a une proximité et une continuité géographique.

regards.

La France était perçue comme un pays ami du monde arabe. Diriez-vous que ce n’est plus le cas ?

dominique vidal.

Il suffit de s’y rendre pour le constater. Longtemps, se déclarer français dans un pays du ProcheOrient suscitait des réactions extrêmement chaleureuses : on était comme le représentant du général de Gaulle qui, pour la première fois, avait mis fin au réflexe pavlovien

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GRAND ENTRETIEN

« Le développement du “communautarisme blanc”, incarné notamment par le FN, nous rend vulnérables. » qui voyait jusque-là Paris défendre inconditionnellement Israël. Plus récemment, vos interlocuteurs évoquaient immanquablement Jacques Chirac et son coup de colère à Jérusalem. Depuis Nicolas Sarkozy, c’est fini. Sans parler de François Hollande et de son « chant d’amour po ur Israël et pour ses dirigeants » – un amour dont on a vu les conséquences lors de l’agression israélienne contre la bande de Gaza, à l’été 2014. regards. Quelle différence entre Al Qaeda et Daesh ? dominique vidal.

La différence majeure entre Al-Qaeda et l’Organisation de l’État islamique, c’est que cette dernière s’est dotée d’une base territoriale d’où elle a proclamé le califat. C’est une différence très importante qui fait passer de l’action idéologique à l’acte politique. Daesh remet en cause les frontières dessinées en 1916 par l’accord de Sykes-Picot entre Britanniques et Français se partageant l’Empire ottoman : autrement dit, Daesh s’inscrit explicitement dans une critique de l’histoire coloniale. Cela fait sens. Après l’échec du panarabisme, Daesh prétend construire une forme d’État, avec un territoire, des prisons, une monnaie, une rente pétrolière.

regards. Que pensez-vous de la poussée des idées de “guerre des civilisations” ou “de guerre de civilisations” pour reprendre les mots de Manuel Valls ? dominique vidal.

Au début des années 2000, lors de notre tournée dans les banlieues françaises avec Leïla Shahid, alors représentante de la Palestine en France,

et Michel Warschawski, nous disions que le clash des civilisations ne permet absolument pas d’expliquer le chaos du monde. Mais que si, pour les musulmans, l’Occident s’identifiait aux sévices commis par les militaires américains dans la prison de Bagdad, Abou Ghraib, et si, pour les Occidentaux, l’islam s’incarnait dans les attentats du 11 septembre à New York et Washington… alors cette idée fausse prendrait corps. Quand des hommes politiques français rêvent d’un Guantanamo à française, où seraient détenus sans jugement des milliers de citoyens “susceptibles de se radicaliser”, on voit se constituer un stock de carburant inflammable. regards. Les réactions du gouvernement au lendemain des attentats vont aussi dans ce sens ? dominique vidal. Après ceux de janvier qui ciblaient des

« journalistes blasphémateurs », des juifs consommateurs et des flics apostats, le discours dominant fut celui du rassemblement. En novembre, alors même que les attentats ont visé tout le monde de façon indifférenciée, le pouvoir joue la guerre de civilisation. Or, il y a bien eu des victimes arabes ou musulmanes parmi les tués et blessés du 13 novembre, et les divisions de janvier n’ont pas ressurgi à l’occasion de la minute de silence. Mais le pouvoir choisit le discours guerrier à l’extérieur et sécuritaire à l’intérieur. Ces discours sont idéologiques et politiques avec des objectifs de court terme. Comme l’a relevé Le Monde, François Hollande, s’adressant au Congrès, a déployé une rhétorique qui ressemble étrangement au discours de Bush après le 11 septembre. Même formellement. C’était “du Bush à la française”.

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regards.

Quels sont les objectifs du pouvoir fran-

çais ? dominique vidal.

Plonger les gens dans un climat de peur et de mobilisation nationale. Et je suis effaré de la facilité avec laquelle les politiques et les médias l’ont appuyé. Le discours sur la guerre souligne un grand décalage entre politiques et militaires. Je n’ai pas vu ni lu un seul gradé expliquant qu’on peut vaincre Daesh avec des frappes aériennes. On le sait d’ailleurs depuis 1991 et la première guerre du Golfe : la guerre à zéro mort grâce aux frappes aériennes, ça ne marche pas. Mais aucune grande puissance ne veut envoyer des troupes se battre au sol – sauf s’il s’agit de “troupes autochtones”. Bref, paradoxalement, ce sont les militaires qui le disent : la solution ne peut être que politique.

regards.

Comment comprendre cet écart entre le discours assez unanime des experts et celui des politiques ? Contradiction aussi entre la guerre déclarée à Daesh et les relations soutenues avec l’Arabie Saoudite et le Qatar…

dominique vidal. Cet écart est difficile à comprendre car, en effet, nous sommes dans une situation absurde. Tout le monde sait parfaitement que la situation actuelle est le produit de guerres antérieures. Daesh compte un grand nombre de cadres du parti Baas de Saddam Hussein et d’officiers de son armée. Quand les chiites ont été installés au pouvoir en Irak par les Américains, les sunnites ont tout perdu. Daesh est alors devenu une sorte de “syndicat sunnite”. Les cadres du parti Baas sont des laïcs et n’ont aucune raison religieuse de soutenir Daesh. Ils le font pour des raisons politiques. Il

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n’y a pourtant pas d’autre choix que d’installer des États démocratiques dans la région. Si à Bagdad comme à Damas s’installait un gouvernement représentatif où les sunnites retrouvaient leur place et leurs intérêts… je ne donnerais pas cher de Daesh. Mais ce n’est pas l’option de François Hollande. regards.

Quels objectifs devrait-on poursuivre ?

dominique vidal. Indépendamment de l’utilité de contenir militairement Daesh, le but principal devrait donc être de travailler à faire émerger des solutions politiques. Ce devrait être celui de la coalition, qui devrait être une coalition politique. Tous les grands pays, des États-Unis à la Russie en passant par l’Iran et l’Arabie saoudite, ont des moyens de pression : qu’ils s’en servent. L’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet dernier prouve qu’on le peut. Il faut une grande conférence internationale sur le Moyen-Orient. Outre l’alignement sur les États-Unis, la dérive française s’explique sans doute aussi par la cohérence… du marchand d’armes. Nous sommes passés en cinq ans de cinq milliards d’armes vendues à quinze milliards. La France est désormais le quatrième exportateur mondial. Quitte à ce que des armes vendues par la France à l’Arabie saoudite et aux Émirats du Golfe se retrouvent dans les mains de Daesh. regards. Les tensions entre sunnites et chiites apparaissent aujourd’hui comme un puissant carburant de guerre… dominique vidal.

Ce n’est pas d’aujourd’hui. Il faut remonter à la révolution iranienne de 1979 et se souvenir aussi qu’elle s’est suivie d’un conflit avec l’Irak, soutenu


GRAND ENTRETIEN

« Paradoxalement, ce sont les militaires qui le disent : la solution ne peut être que politique. » par l’Occident, qui a fait plus d’un million de morts. La guerre civile au Liban a tué 200 000 personnes. Ce scénario de guerre délétère se retrouve au Yémen où, cette fois, c’est la minorité chiite qui est marginalisée depuis la réunification du Yémen. L’Arabie saoudite a mis le feu et la France n’a rien dit. Mais il est vrai que cette lutte interne à l’islam est devenue très dangereuse. Et c’est pourquoi l’accord intervenu cet été sur le nucléaire iranien est très important. Barack Obama tente de faire avaler la pilule aux Saoudiens : l’Iran fait son retour dans la communauté internationale. C’est un évènement considérable qui peut permettre de faire baisser la tension entre ces deux grands pays musulmans. Je note là encore que la France a joué un très mauvais rôle, en freinant des quatre fers des mois durant… regards. Les causes locales de la guerre, cependant, ne résident pas seulement dans les conflits inter-religieux… dominique vidal.

À coté de ces facteurs géopolitiques et religieux, j’insisterai aussi sur l’état économique et social global du monde arabe. Dans le cadre du PNUD – le Programme des Nations unies pour le développement –, les rapports sur le développement arabe le révèlent : non seulement le monde arabe est la seule région du globe a n’avoir pas progressé depuis trente ans, mais elle a reculé. Le monde arabe est aujourd’hui moins industrialisé qu’en 1970 ! Alors que les pays arabes produisent un tiers du pétrole et détiennent deux tiers des réserves mondiales, 15 % de ses habitants vivent avec moins de deux dollars par jour. 40 % sont analphabètes ou illettrés. Ce décalage

avec le reste du monde s’explique à la fois par les conséquences de la colonisation, par l’état de guerre permanent du fait du conflit israélo-palestinien et par l’échec du “socialisme arabe” comme de l’ “infitah”, la libéralisation économique. Mais attention, la moitié des Arabes a moins de vingt-cinq ans. Et ces jeunes n’entendent pas être sacrifiés. Pour eux, c’est maintenant que tout se joue. Il y a vingt ans, la jeunesse était déjà mécontente. Mais il n’y avait pas d’ailleurs. Aujourd’hui, sur les smartphones et les ordinateurs, ils voient le reste du monde… regards.

Vous interpellez la gauche que vous accusez d’être dans « un état conceptuellement misérable ». L’enjeu général est-il de créer un nouveau contrat social ?

dominique vidal. Comme l’a montré Alain Supiot en traduisant, préfaçant et publiant La Cité du travail de Bruno Trentin, la gauche a progressivement intériorisé comme un état de fait indépassable le modèle fordiste et taylorien. Elle a ainsi fait son credo de la seule “défense du pouvoir d’achat” et réduit le travail à l’“emploi”. Or la question n’est pas le pouvoir d’achat, mais la solvabilité à très long terme qui permet de produire de la néguentropie et de ne pas s’effondrer avec un modèle devenu massivement toxique. Cela suppose de revenir aux fondements de la pensée économique et politique, et de pratiquer ce que j’ai appelé une « nouvelle critique de l’économie politique ». Il faut que la gauche redevienne un organe de pensée collective et non une machine à faire élire des ambitieux, qu’ils sortent de l’ENA ou de tel ou tel syndicat ou parti dit de gauche. ■

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« L’ÉTAT D’URGENCE NE PERMETTRA PAS D’EN FINIR AVEC LE TERREAU TERRORISTE » Pour Dominique Vidal, la réponse apportée par les pouvoirs publics à la dimension “intérieure” du terrorisme est toute aussi inadaptée que sa politique étrangère. regards. Pourquoi les divergences d’interprétation des phénomènes de radicalisation, entre politiques et spécialistes, sontelles si frappantes ? dominique vidal.

On retrouve le même écart sur la question intérieure que sur la question internationale, c’est-à-dire sur l’analyse de la place de l’islam dans la radicalisation d’un certain nombre de jeunes. Les idéologues le considèrent presque unanimement comme le facteur majeur. Or les praticiens – juges, sociologues, services d’action auprès de la jeunesse – disent le contraire. Marc Trévidic, l’ex-juge antiterroriste, estime que la religion compte pour moins de moins de 10 % dans les motivations des djihadistes : « Le djihad, écrit-il, est devenu “branché” (…). C’est totalement déconnecté d’une réalité religieuse, mais une fois que ce pas est franchi, on rentre dans un processus de fascination sans recul et on se prend au jeu, et surgit alors le risque de basculement ». Raphaël Liogier, qui dirige l’Observatoire du religieux, précise : « Les djihadistes ne passent même pas par un endoctrinement politique construit, ils sautent directement dans la case djihad, sans passer par la case islam, car ils ont préala-

blement ce désir de violence ». Olivier Roy enfonce le clou : « Ils sont passés de la révolution avec un grand R au djihad avec un grand D ». regards. La réponse politique actuelle est-elle condamnée à l’impuissance ? dominique vidal.

Tous ces experts disent que l’état d’urgence ne permettra pas d’en finir avec le terreau terroriste. Le problème se situe entre la France et une partie de sa jeunesse qui ne se réduit pas aux jeunes musulmans : entre 30 % à 40 % de djihadistes sont des “Français de souche”, souvent issus des classes moyennes. J’ajoute que le parcours des terroristes du 13 novembre est tout sauf “hallal” : ce sont des petits voyous, des trafiquants de stupéfiants et d’armes, qui boivent et se droguent… Bien sûr qu’il faut éviter tout déterminisme social dogmatique. Mais on ne saurait pour autant jeter l’enfant avec l’eau du bain. La ghettoïsation reste une réalité de masse dans nos sociétés. Le dernier rapport officiel sur les Zones urbaines sensibles (ZUS) le confirme : 38,4 % de leurs habitants vivent sous le seuil de pauvreté (contre une moyenne nationale de 12,2 %) ; 23,2 % sont

au chômage (contre 9,9 %) ; 39 % ont un niveau d’études inférieur au BEP-CAP (contre 18,4 %) ; 59,4 % sont en bonne ou très bonne santé (contre 65,6 %), etc. Pour les jeunes, c’est pire. A fortiori s’ils sont issus de familles immigrées… regards.

Si les motivations des jeunes qui, de France, s’enrôlent au côté de Daesh ne peuvent se comprendre par le seul prisme du religieux, où faut-il les rechercher ?

dominique vidal. Les meilleurs spécialistes – outre ceux que j’ai cités, j’ajouterai Fahrad Khosrokhavar, Olivier Wieviorka, Laurent Mucchieli, Laurent Bonnelli ou encore Abdellali Hajjat – convergent pour dire que ces engagements dans Daesh relèvent moins d’un rattachement à une perspective religieuse que de la volonté de saisir l’occasion de vivre sa vie. Cela ne veut pas dire la même chose pour chacun d’eux. Pour la plupart, petits voyous perdus, passés par la case prison, ils voient dans cet engagement l’opportunité de faire dans la réalité ce qu’ils aiment faire dans les jeux vidéo : voler, violer, tuer. Pour d’autres, le projet de construire un État, le califat est une vraie pers-


« L’engagement des terroristes est une forme de vengeance contre une société qui les sacrifie et les humilie. » pective attractive. Il n’y a pas de portrait-type du terroriste. Souvent, les terroristes sont issus de familles décomposées, où pèse l’absence du père : c’est une affirmation de soi. Et, pour tous, c’est une forme de vengeance contre une société qui les sacrifie et les humilie. S’il est donc très utile que les services secrets fassent leur boulot, l’essentiel reste l’effort pour désenclaver et rénover les banlieues, développer l’école, décoloniser nos esprits, redonner un avenir à toute la jeunesse. Bref, comme le dit Olivier Wieviorka, fournir à nouveau du sens à ceux qui sont tentés d’aller le chercher dans le terrorisme. ■ entretien par catherine tricot et roger martelli


LA LAÏCITE CE N’EST PAS LA NORMATIVITÉ

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Le 2 novembre, un reportage de France 2 évoquait le prix de la Fondation Jacques Chirac, honorant cette année Latifa Ibn Ziaten, mère d’un des soldats assassiné par Mohamed Merah – qui, depuis, mène un combat sans relâche pour sensibiliser la jeunesse, notamment dans les écoles, aux dangers d’une radicalisation terroriste. Au retour sur le plateau, le journaliste Mohamed Sifaoui, invité à commenter l’actualité, se lance dans une invraisemblable diatribe, se disant « étonné qu’on honore à ce point une femme

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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(...) qui porte le voile », avant d’ajouter avec un sexisme à peine voilé : « Ce n’est pas parce qu’une personne perd son fils, et il y en a beaucoup, des centaines de personnes, qu’on va la faire sortir de ses fourneaux pour en faire une égérie de la lutte antiterroriste ». Puis d’expliquer que ce voile la rendrait incompétente pour « enseigner les valeurs de la République ». Sur le plateau, les réactions sont gênées et le présentateur Julian Bugier marque clairement ses distances. Mais, au fond, Mohamed Sifaoui traduit bien cette hystérie anti-voile, aux lourds relents islamophobes, qui agite la France depuis un quart de siècle. LEÇONS DE FRANCITÉ En 1989 à Creil, les deux collégiennes musulmanes qui avaient défrayé la chronique en manifestant le souhait de suivre leur scolarité avec un foulard confessionnel avaient été autorisées par le Conseil d’État à porter ce signe, considéré comme non-prosélyte. Depuis, les polémiques relatives au port du foulard musulman – qu’il soit porté par des élèves, des puéricultrices,

une candidate aux élections régionales, des mamans accompagnatrices scolaires ou tout simplement dans la rue où les agressions contre des femmes voilées se sont accrues ces dernières années – se sont multipliées. Latifa Ibn Ziaten en a d’ailleurs fait les frais quelques jours après avoir été attaquée par Mohamed Sifaoui. Conviée par des députés socialistes aux Rencontres de la laïcité se tenant à l’Assemblée nationale, plusieurs personnes, dans l’assistance composée en grande partie de socialistes, l’ont huée et prise à partie, lui reprochant son foulard. Certains ont même quitté la salle en signe de désapprobation. L’ancienne ministre des Droits de la femme Yvette Roudy, qui intervenait lors de l’événement, n’a pas eu de mots assez durs pour condamner le port du foulard. Elle raconte sur le site BuzzFeed avoir dit à Latifa Ibn Ziaten qu’elle pensait « que ce n’était pas une bonne idée de porter son foulard. Il y a des lois en France, on ne les fait pas respecter. Si Latifa Ibn Ziaten est en fonction, elle ne devrait pas avoir le droit de le porter ».


Yvette Roudy s’autorise ainsi, du haut de sa supériorité civilisationnelle, à donner des leçons de francité à une de ses concitoyennes, responsable associative, et à commenter sa tenue vestimentaire. Le féminisme ne vise-t-il pas à permettre à chaque femme de disposer de son corps, qu’il s’agisse de le couvrir ou le découvrir ? Pire encore, l’ancienne ministre méconnaît manifestement la loi puisqu’elle pense que les simples citoyens sont soumis à l’obligation de neutralité, induite par la laïcité, alors qu’elle n’engage que l’État et ses agents. LES PEURS DE L’ÉPOQUE Dernière manifestation de cette obsession, une chronique de Luc Le Vaillant, rédacteur en chef à Libération, qui fait état de son sentiment à la vue d’une musulmane portant un foulard dans le métro. Teinté d’un sexisme graveleux qu’il étale au gré de ses commentaires – sur « la cuisse évasive, la fesse envasée, les seins restreints » dont il semble déplorer qu’ils échappent à son appréciation tout en saluant le visage « agréable,

juvénile » –, le texte est aussi empreint d’une islamophobie qui témoigne parfaitement des peurs de notre époque. Le chroniqueur n’a ainsi aucun scrupule à associer cette femme, probablement française, à d’ignobles pourfendeurs des droits humains qui sévissent dans des pays étrangers quand il se fait sentencieux : « Je ne peux m’empêcher de la voir comme une compagne de route des lapideurs de couples adultères et des coupeurs de mains voleuses ». Il finit par qualifier cette femme de « sœur désolée et désolante des beurettes sonores et tapageuses qui égaient les soirées RATP ». Car ce qui gêne Luc Le Vaillant, au fond, c’est que le corps de ces femmes vêtues d’une « cape obscure » ne soit pas accessible à ses fantasmes libidineux, contrairement aux « beurettes » manifestement plus conformes, à ses yeux, au profil de la femme acceptable. Finalement, cette attention disproportionnée dont le voile fait l’objet depuis plusieurs décennies cache une volonté de contrôle du corps des femmes et de conformation à un idéal beaucoup plus aliénant qu’un simple morceau de tissu.



PORTRAIT DE POUVOIR

ADA COLAU,

LA MAIRE DE BARCELONE

RADICALEMENT DÉMOCRATIQUE Avant de devenir la “maire indignée” de Barcelone en mai dernier, Ada Colau s’est fait connaître en Catalogne pour son engagement social. Fidèle à ses principes et à son parcours, l’activiste veut conduire sa ville, et même son pays, à renverser l’ordre politique et rendre le pouvoir au peuple. par loïc leclerc illustrations alexandra compain-tissier

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L

Le 24 mai 2015, contre tous les pronostics des instituts de sondages, Ada Colau, quarante et un ans, arrive en tête des élections municipales de Barcelone devant la droite, jusqu’ici réputée intouchable. En larmes sur l’estrade, la militante la plus adulée de Catalogne lance à ses électeurs : « Le désir de changement a vaincu la campagne de la peur, de la résignation. Et ainsi c’est nous tous qui gagnons, surtout Barcelone ». La victoire d’Ada Colau était celle de « l’espoir ». Un espoir qui vient de loin. DE TOUTES LES LUTTES DEPUIS LE LYCÉE

Née en 1974 à Barcelone, Ada Colau est une enfant de la mal-nommée transition démocratique. La veille de sa naissance, la “justice” franquiste assassine par strangulation l’anarchiste catalan Salvador Puig Antich. Une des dernières victimes du régime du dictateur. « Ma mère me le rappelle à chaque anniversaire, et cela a marqué mon engagement pour lutter en faveur d’un changement social », raconte Colau à qui veut l’entendre. Dès l’âge de cinq ans, Tina, sa mère, l’emmène manifester aux cris de « Nous voulons une école publique ! » Elle ne s’en lassera

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plus. Des grands-parents pasteurs, des parents « de classe moyenne de moins en moins moyenne », divorcés. Son père vit à Madrid avec deux de ses demi-frères, sa mère à Barcelone avec trois de ses demi-sœurs. Ada Colau grandit dans le quartier populaire du Guinardó. Lycéenne, elle participe aux manifs contre la première guerre du Golfe et se lie d’amitié avec un professeur d’histoire, Vicenç Molina Oliver. Aujourd’hui enseignant en éthique à la faculté d’économie de l’université de Barcelone, il raconte ses débuts politiques. « Elle s’est rapprochée d’un petit mouvement de jeunesse, le Mouvement critique radical [MCR, proche du Parti radical de gauche français]. De mon côté, je lui ai fait découvrir les œuvres d’Albert Camus, de Jean-Paul Sartre ou encore de Bertrand Russell, et je l’ai fait participer à des manifestations en défense des droits humains et sociaux [Amnesty international, SOS Racisme, droits LGBT, etc.]. Ada est devenue la secrétaire générale du MCR. Cette première étape l’a entraînée dans les mobilisations contre la spéculation immobilière. » « Mon activisme fut encore plus fort en 2001 contre la mondialisation », souligne Ada Colau. Après quoi elle sera de toutes les luttes, contre les


PORTRAIT DE POUVOIR

« Le salaire le plus élevé que j’ai jamais touché était de 1 500 euros. J’ai besoin de peu pour vivre. Je n’ai ni voiture, ni propriété. » guerres et les injustices, sans jamais adhérer à un parti malgré les appels du pied d’Izquierda Unida. Elle revendique Hannah Arendt comme philosophe politique de référence. Mais elle doit abandonner ses études de philosophie, à deux pas du diplôme, pour aider financièrement sa famille. Après quelques petits boulots, elle travaille pour un observatoire public d’études économiques, sociales et culturelles. Elle dira de cette période : « Le salaire le plus élevé que j’ai jamais touché était de 1 500 euros. J’ai besoin de peu pour vivre. Je n’ai ni voiture, ni propriété ». En 2007, au sein de la PAH (Plataforma de afectados por la hipoteca – Plateforme des victimes des crédits hypothécaires), elle rencontre l’économiste Adrià Aleman. Avec lui, elle aura un enfant, Luca, en 2011. Ensemble, ils écriront Si Se Puede ! Quand le peuple fait reculer les banques. LA PAH, TREMPLIN POLITIQUE

Les combats au sein de la PAH ont joué un rôle prépondérant dans la popularité d’Ada Colau. Créée en 2009, la plateforme lutte contre les expulsions des familles suren-

dettées, conséquence de la bulle immobilière espagnole. Ada Colau s’engage tout entière : elle ne peut pas supporter ces « milliers de familles ruinées puis mises à la rue par des banquiers, ces mêmes banquiers que l’État, c’est-à-dire nos impôts, a sauvé de la banqueroute ». Jusqu’en 2014, Elle sera la porte-parole de la PAH, spécialisée dans les actions coup de poing, tels que des sittings pour bloquer les expulsions, des occupations de sièges de banque ou des manifestations houleuses aux fenêtres des dirigeants politiques. En première ligne, Ada Calau se retrouve parfois embarquée par les forces de l’ordre. Et ce n’est pas cela qui l’intimide. En février 2013, elle qualifie le secrétaire général de l’Association espagnole des banques de « criminel », dans un discours face à une commission du Parlement espagnol. Cette année-là, elle reçoit le Prix du citoyen européen, décerné par le Parlement européen. Une insulte pour la droite espagnole. Toujours en 2013, le Partido popular bloque une “initiative législative populaire”, lancée par Colau contre la loi sur les expulsions hypothécaires. Lorsque la Cour de justice de l’Union européenne conforte sa démarche et déclare cette loi illé-

gitime, la porte-parole de la PAH fond en larmes à la télévision espagnole. Des larmes de joie, avant de rebondir : « Ne soyons pas dupes. Notre salut ne viendra pas de l’Europe, mais de la citoyenneté ». Autant dire que dans le monde économique, politique et policier, tout le monde ne voit pas d’un bon œil que l’ancienne activiste en tee-shirt, jeans et baskets soit devenue le premier personnage politique de la région. Ada Colau se prévaut d’avoir empêché l’expulsion de plus d’un millier de Barcelonais, en plus d’avoir retrouvé des logements à autant de ceux-ci. “Héroïne sociale” pour certains, elle s’en défend. « Le message le plus important de la PAH est de dire que les gens simples, s’ils s’organisent, s’ils se soutiennent les uns les autres, peuvent soulever des montagnes et réussir ce qui paraît impossible. » À force de mobilisations, de combats communs avec d’autres groupes militants – dont les Indignés des places espagnoles –, elle est devenue un personnage central de la défense des sans-voix. De quoi étonner son “prof ”, Vicenç Molina Oliver, qui l’aurait plutôt vue percer dans le théâtre. Mais, il le concède, « elle s’intéressait plus à l’activisme social ».

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« BEAUTÉ POLITIQUE » OU « TERRORISTE » ?

2015. Élections municipales dans la péninsule ibérique. La plateforme citoyenne En Comú (Barcelone ensemble) intègre diverses associations de gauche, y compris des indépendantistes, ainsi que plusieurs partis, dont Izquierda Unida et Podemos. Tous derrière un mot d’ordre : rendre la ville à ses habitants. Cette liste se veut sans bannière, sans autre paroisse que celle des petites gens, et tous ceux qui y figurent sont réellement éligibles. Une organisation si innovante que la future candidate à Madrid, Manuela Carmena, s’en inspire pour remporter elle aussi l’élection municipale. Toutes deux symbolisent aujourd’hui l’entente des deux capitales. Lors d’une réunion pour promouvoir la place des femmes en politique, la juge Carmena parle de son homologue comme d’une « Beauté politique ». Martí Caussa, militant de Procès Constituant, un mouvement indépendantiste, membre de Barcelona En Comú, analyse ainsi cette réussite : « Il fallait remplir deux conditions : avoir un projet capable de susciter une large unité, de rassembler diverses organisations ainsi que beaucoup plus de gens qui ne sont pas encartés. Il fallait aussi une personne reconnue, ayant une capacité médiatique, et prête à mettre son leadership au service de ce projet pluriel. » C’est naturellement Ada Colau qui est désignée tête de liste. Elle arpente les rues des quartiers pauvres comme aucune autre personnalité

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politique. Que n’a-t-elle entendu ? Ses opposants ne font pas dans la mesure. « Terroriste », lui jettent-ils à la figure. À l’instar des Indignés et plus tard de Podemos, Ada Colau rejette l’esprit de parti. Et ne se reconnaît pas dans le prisme gauche / droite. Elle précise : « Je suis une démocrate radicale et défenseure des droits humains. […] Issue d’une tradition de gauche, je ne me sens pas représentée par la direction de la gauche actuelle ». La gauche espagnole est en déshérence, bien plus encore en Catalogne où la problématique indépendantiste domine les débats. Colau veut tout reprendre à zéro, et s’attaquer aux inégalités, notamment en matière de logement, l’énergie ou la pauvreté infantile. Mais une de ses toutes premières décisions en tant que maire est très symbolique : baisser le salaire du maire, de près de 12 000 euros par mois à 2 200 euros. INTRANSIGEANTE MAIS CAPABLE DE CONCESSIONS

En six mois, Ada Colau a ébranlé certains tabous politiques espagnols. La mairie de Barcelone s’est engagée dans plusieurs procès contre les crimes fascistes des années 30, dont une affaire dans laquelle le nom du roi d’Espagne est cité en tant que “représentant de l’État espagnol et successeur légitime” du franquisme. « On ne peut avoir un projet de régénération sans mémoire », explique Colau. À ce sujet, la mairie s’est également engagée à faire retirer tous les symboles

« Le message le plus important est que les gens simples, s’ils s’organisent, s’ils se soutiennent, peuvent soulever des montagnes et réussir ce qui paraît impossible. »

du franquisme présents dans l’espace public. Républicaine intransigeante, Ada Colau choque la droite catalane lorsqu’elle fait enlever le buste de Juan Carlos d’une salle de la mairie. En novembre, après les attentats de Paris, elle lance avec d’autres maires l’initiative ‘‘No en nuestro nombre’’ (Pas en notre nom) et participe à une manifestation contre la guerre en Syrie. Auparavant, Ada Colau a été une des premiers édiles à faire de sa municipalité une “villerefuge” pour accueillir les migrants. Et elle continue. Face à un parterre d’entrepreneurs, elle lance : « Nous devons récupérer le leadership du secteur public sur le privé et mettre l’économie au service des personnes. Si les choses avaient été si bien faites, comme beaucoup le pensent, nous n’aurions pas gagné les élections ».


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Lorsqu’elle s’impose à la mairie grâce au vote des socialistes et à celui d’ERC (indépendantistes de centre-gauche), cette gauche unie fait exception en Espagne. Mais l’union est fragile. Régulièrement, au conseil municipal de Barcelone, les dissensions politiques font surface. Alors Colau doit composer avec plus modéré qu’elle, comme récemment pour les questions de fiscalité. Des concessions que certains lui reprochent. « Ada est capable de reconnaître que sa position minoritaire à la mairie lui impose de pactiser, durablement, avec d’autres groupes de gauche », décrypte Vicenç Molina Oliver. À l’image du pays, elle est une indignée qui voudrait bien tout changer, mais qui doit d’abord convaincre la vieille classe dirigeante. Beaucoup d’observateurs lui reprochent son manque d’expérience politique. Celle qui a passé plus de vingt années de sa vie sur le terrain, à lutter pour un monde plus juste, ne se démonte pas et retourne le compliment à ceux qu’elle nomme les « authentiques incompétents au pouvoir ». Vicenç Molina Oliver constate que « le rôle d’Ada en tant qu’activiste et maire est conforme à ses engagements en faveur des droits de l’homme, des droits sociaux et des libertés ». Mais le professeur ne cache pas qu’il préfèrerait la voir prendre une distance critique avec le nationalisme catalan, « lequel cache les intérêts de la droite catalane et espagnole ». Prudente, lors des élections régionales, Ada Colau s’était mise en retrait de la

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« Nous devons récupérer le leadership du secteur public sur le privé et mettre l’économie au service des personnes. » mésentente des indépendantistes de tous bords. Elle n’approuvait pas l’alliance des forces pro-indépendance de gauche et de droite. Mais avec seulement 48 % des voix pour les indépendantistes, Colau s’est permise de remettre en cause la légitimité du nouveau parlement catalan à prononcer l’indépendance. ÉTENDRE SON MODÈLE POLITIQUE

Toujours fidèle à ses convictions, Colau affirmait, le soir de sa victoire à la mairie de Barcelone, n’être là que pour « modifier la donne sociale et pas pour autre chose ». Voilà sa “distance critique”, qui n’empêche pas la maire de Barcelone de défendre le leader de la droite, Artur Mas, lorsque Madrid s’en prend à lui. C’est ce qui s’appelle ménager ses ennemis. Colau s’offre même le luxe de ne pas participer aux défilés du 11 septembre, jour de la Diada,

fête nationale catalane et véritable démonstration de force des indépendantistes. « Pour moi, les drapeaux, l’idée de patrie, l’identité comme catégorie politique, ça a toujours été une question secondaire », réaffirme-telle.

est la seule force à vocation étatique qui défend avec courage le référendum et reconnaît les différentes nations et souverainetés qui existent en Espagne ». Le message passe en Catalogne, et les suffrages de cette région pèsent lourd.

UN ATOUT POUR PODEMOS ?

PERSPECTIVES D’AVENIR

Ce savant équilibre lui permet de rester en course pour les élections législatives du 20 décembre, sans le boulet régional au pied. Avec une nouvelle liste dont elle fait « symboliquement » partie pour la « visibilité », En Comú Podem (Ensemble nous pouvons), Ada Colau propose son soutien sous conditions à Pablo Iglesias, bien à la peine dans les sondages et largué auprès des Catalans. Le deal est simple : si Podemos veut son appui, il faut un engagement au sujet du “droit à décider” sur l’indépendance de la Catalogne. Colau sait bien que les Catalans sont très attachés à cet enjeu. Et même si En Comú Podem comprend des « défenseurs du oui à l’indépendance, des fédéralistes et des partisans du non », cela n’empêche pas que les Catalans l’écoutent. Alors elle prospecte, discrètement, comme lorsqu’elle affirme que « Podemos

Le grand rêve d’Ada Colau est sûrement d’étendre son modèle de stratégie politique au niveau national : une plateforme citoyenne qui réunirait toutes les forces du “changement”. Martí Caussa est convaincu que cette recette est la bonne : « Si on a pu le faire une fois, on pourra le refaire. C’est un facteur d’espoir dont l’impact pourrait être plus fort que le triomphe électoral luimême ». Ada Colau exprime l’envie de faire de sa ville « une référence mondiale en tant que ville démocratique et socialement juste ». La tâche sera rude. Si l’on en croit sa maire, la capitale catalane « possède les ressources, l’argent et les compétences. La seule chose qui manque à ce jour est la volonté politique ». Désormais, Barcelone peut compter sur elle. Quant à la suite, les choses sont claires : « La réussite sera collective, ou ne sera pas ». ■ loïc le clerc

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PORTFOLIO

ANNA BEEKE PERDUE DANS LA FORÊT La forêt est-elle toujours le repaire des loups, des monstres et des brigands de contes ? Quadrillée, exploitée, rongée par l’urbanisation, elle semble ne subsister que sous la forme d’un décor agencé, dans lequel il ne serait plus possible de s’enfoncer jusqu’à s’y perdre. Avec Sylvania, c’est en partie cette chronique que tient Anna Beeke, dont les photos relèvent souvent les traces d’intervention ou de présence humaines. La forêt ne se laisse toutefois pas complètement domestiquer, et elle nous réserve encore le sentiment de la capacité de reconquête du végétal, de la persistance de sa force symbolique. Au départ de son exploration, dans le Nord-Ouest des États-Unis, Anna Beeke n’a pas de projet particulier, mais l’expérience devient vite personnelle. « Je cherchais quelque chose. C’est la forêt qui m’a trouvée, en réalité. » Elle pénètre, seule avec son appareil, au plus profond des massifs américain, y campe la nuit. « Je voulais me pousser pour savoir si j’aurais peur. » Elle ne rencontre cependant aucune créature fantastique, et ce sont probablement les images des lisières qui expriment le mieux la séduction de sa série, au point de rencontre entre la civilisation et la forêt mythologique – là où la première rêve encore la seconde.

Photographies Anna Beeke HIVER 2016 REGARDS 41


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Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Doubs, 12 mars 2015.


LE DOSSIER

FN

POURQUOI EUX ? S’honorant désormais du titre de “premier parti de France”, le FN et sa politique du pire sont les grands bénéficiaires du marasme national. Si le parti frontiste et ses représentants ont parfaitement su profiter de la situation, les causes de son avènement sont nombreuses et les responsabilités largement partagées.

Loup Viallet a 24 ans. Il était le candidat du Front national à l’élection départementale dans le canton d’Audincourt (Doubs). Loup Viallet travaille au siège du FN à Nanterre sous la tutelle de Florian Philippot en charge de la stratégie et communication et il est assistant parlementaire de Dominique Bilde députée FN au parlement européen. Arrivé en tête au premier tour, Loup Viallet sera battu par le candidat du Parti socialiste le 29 mars 2015. Photos de campagne électorale par Raphaël Helle. © Raphaël Helle / Signatures / La France Vue d’Ici


Q

Qui a tenu la porte de l’ascenseur pour les fachos ? Le Front national a bénéficié de l’enracinement sous-estimé du fascisme français (p. 53), notamment dans son passé colonial (p. 56). Mais pour Enzo Traverso, le “post-fascisme” est un phénomène qu’il faut appréhender avec de nouveaux outils (p. 57). Le terreau du FN est aussi celui des échecs répétés de la gauche (p. 62), et son terrain celui des petites villes comme Carmaux, où il prospère sans rien faire (p. 67). Quels que soient ses nouveaux habits (p.72), son programme reste profondément antisocial (p. 69) – malgré ses séductions pour les classes populaires (p. 71) et malgré ses contradictions (p. 73). Yves Cohen estime que l’ascension frontiste doit beaucoup à son statut d’obsession nationale (p. 75), que la complaisance des médias aura entretenue (p. 76). Il appartient finalement à la gauche, nous dit Roger Martelli, de refonder son propre projet en échappant aux alternatives stériles : c’est-à-dire en défendant l’égalité et le commun contre les pièges de l’identité et du nationalisme (p. 78).

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LE DOSSIER

LES FASCISTES PORTÉS PAR LE VENT L’émergence des extrêmes droites n’est pas un phénomène spécifiquement français ou européen. Mais, en France, elle prend appui sur une tradition fasciste longtemps minorée et dont on constate aujourd’hui la nouvelle vigueur. « L’essentiel n’est pas de savoir qui est fasciste, comme si c’était une essence, mais de savoir qui le devient et surtout qui peut le devenir. » Étienne Balibar Il est des synchronisations politiques qui soulignent l’air du temps. 1968 vit la conjonction de trois événements majeurs : le printemps de Prague en Tchécoslovaquie, l’offensive du Têt au Viet-Nam et le Mai 68 français. Le mouvement ouvrier et les forces progressistes semblaient alors accumuler les victoires. L’idée que demain serait mieux qu’hier relevait de l’évidence. Ce début de siècle fait moins rêver. L’ensemble de la planète paraît frappée d’une fièvre identitaire qui s’étend à mesure que progresse l’uniformisation marchande. De la vieille alternative “socialisme ou barbarie” énoncée par Rosa Luxembourg en 1916, seule la seconde semble encore en course, chaque jour plus effrayante. FONDAMENTALISTES DE TOUS PAYS

Les régressions identitaires, souvent adossées à des courants politico-religieux, ont partout le vent en poupe : de l’Inde où, après la victoire du BJP, un homme impliqué dans des pogroms est nommé premier ministre, au Proche-Orient où des courants fondamentalistes religieux prospèrent sur les ruines de la gauche arabe. En Europe, des organisations d’extrême droite ou national-xénophobes accumulent les succès. Chaque cas trouve ses ressorts dans une histoire nationale singulière, mais la concordance des phénomènes est trop générale pour ne pas avoir, aussi, une explication partagée. Vainqueur par K.O., le capitalisme dans sa version néolibérale règne désormais sans partage sur

l’ensemble de la planète. Le rêve d’un marché mondial unifié n’est pas seulement illusoire, il est profondément dangereux. Pour un nombre croissant de pays, ces politiques déchirent le tissu social et génèrent instabilité et état de crise permanent : une société ne peut être durablement dominée sans médiation, sans compromis et sans légitimité. Sur le Vieux Continent, l’intensité de la crise économique et la montée des formations d’extrême droite ne sont pas strictement liées. Les succès du FPÖ en Autriche, de l’UDC en Suisse ou du parti des Vrais Finlandais rappellent qu’on peut connaître la prospérité et verser dans la régression nationaliste identitaire. À l’inverse, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Irlande formulent des réponses progressistes. La Belgique est un cas d’école : la gauche réalise ses meilleurs scores dans une Wallonie sinistrée, quand le N-VA chauvin accumule les succès électoraux dans une Flandre en situation de quasi plein emploi. L’effondrement du mouvement ouvrier et le recul de l’Europe, dominante il n’y a pas si longtemps, sont en vérité les ingrédients d’un cocktail explosif. FASCISME DE SOUCHE

En France, ce contexte européen et international offre un espace nouveau à l’extrême droite. Mais il n’explique pas totalement le succès du FN. Si cet air du temps rencontre un tel écho, c’est qu’il s’enracine dans l’histoire du pays. Le communisme en France n’a jamais été la simple transposition nationale du souffle de la Révolution russe. Il puisa sa force de l’alliage entre une tradition issue de la Révolution française et l’inspi-

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ration de la Révolution d’octobre1. Il en va de même pour l’extrême droite. Sa place dans la vie française est ancrée depuis le XIXe siècle. Car la France n’est pas seulement le pays de la Révolution française et du Front populaire, mais aussi celui de l’affaire Dreyfus et du régime de Vichy. Contrairement aux thèses de René Rémond sur la quasi immunité de la France au fascisme, réduit à un produit d’importation passager, l’historien israélien Zeev Sternhell a vu dans la France le berceau européen des idées fascistes. Dans sa préface à Ni droite, ni gauche, l’idéologie fasciste en France, il souligne « le poids du processus de fascisation de la droite intellectuelle dans la création d’un climat qui a permis l’emprise du fascisme ». Sans même aborder le rôle d’un Taine ou d’un Renan, de Barrès et Drumont dès la fin du XIXe siècle, Maurras, Céline, Brasillach ou Drieu La Rochelle inventent au cours de la première partie du XXe siècle les mots et le corps d’un fascisme de souche, qu’il s’appuie ou non sur la vieille tradition de l’antilibéralisme catholique. Battus, marginalisés politiquement après la seconde guerre mondiale, ces courants n’ont pas pour autant disparu. Tapis dans l’ombre, ils ont attendu leur heure. Pendant plusieurs décennies, les réseaux catholiques intégristes ont ainsi caché le milicien Paul Touvier. Dans la période récente, ces courants, considérés il y a peu encore comme la queue de comète d’un catholicisme à bout de souffle, ont trouvé les moyens de ressurgir. La Manif pour tous a su mobiliser et entraîner certaines couches de la jeunesse. Ces nouveaux militants sont là pour de nombreuses années. NATIONALISME ETHNIQUE

Il y a un peu plus d’un an, le livre d’Éric Zemmour, Un suicide français connaissait un succès fulgurant en librairie malgré les énormités historiques qu’il contenait. Le climat idéologique a pris une telle tournure que le site d’information Slate titrait récemment: “Quand Zemmour et le Fig Mag sonnent le rappel du maurassisme”. Autre symptôme : Philippe de Villiers, qu’on 1. Lire Le Rouge et le bleu, par Roger Martelli, éditions de l’Atelier 1995.

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Battus, marginalisés politiquement après la seconde guerre mondiale, les courants fascistes français n’ont pas disparu : tapis dans l’ombre, ils ont attendu leur heure. imaginait disparu, connaît lui aussi un large succès avec ses mémoires parus cet automne, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu. Le chantre du souverainisme et du catholicisme traditionnel prolonge cette tradition qui fusionne nationalisme et principes contre-révolutionnaires, dont le principal penseur est Charles Maurras. L’historien Laurent Joly, spécialiste de l’Action française, met en évidence les liens de filiation entre une partie de la droite et de l’extrême droite avec Maurras2. La théorisation d’un “nationalisme ethnique” par les fondateurs de l’Action française a trouvé de nouveaux épigones, aujourd’hui, au sein du parti Les Républicains. Les propos de Nadine Morano sur la « France pays de race blanche » ont été jugés outranciers, mais qui oserait prétendre qu’ils ne correspondent pas à ce que pensent, à bas bruits, beaucoup de militants et de cadres de la principale formation de la droite parlementaire ? Le fascisme est un hydre caméléon se métamorphosant sans cesse. Hier comme aujourd’hui, il a su polariser des couches sociales très différenciées, réunir dans un même mouvement des couches plébéiennes déclassées et de grands noms de la vie intellectuelle. « Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau », analysait Trotsky après la victoire d’Hitler en 1933. Prémonitoire, l’érudite introduction à un recueil de textes sur le fascisme de Patrick le Tréhondat, Robi Morder et Patrick Silberstein s’intitule Dernière station avant l’abattoir3. Il est encore temps de prendre la mesure de tout ce qui doit changer, à condition de faire, et vite.  guillaume liégard 2. Naissance de l’Action française, par Laurent Joly, Grasset 2015. 3. Léon Trotsky : Contre le fascisme. 1922-1940, Syllepse 2015.


Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Doubs, 12 mars 2015.


LE REFOULÉ COLONIAL La persistance de la guerre d’Algérie dans les obsessions du FN ne procède pas seulement de la nostalgie... Pour symboliques qu’elles soient, les mesures adoptées par les maires FN font sens. À Béziers, comme à Beaucaire, ils ont débaptisé les rues du 19 mars 1962. La mémoire de la guerre d’Algérie est inscrite dans ces territoires du Sud, mais elle l’est aussi dans les institutions et les esprits de tous. Il faut rappeler avec Todd Shepard que l’Algérie occupa une place singulière au sein de ce qui était encore un empire : formée de trois départements français, elle était, en droit, inséparable de la métropole. Et c’est bien d’Alger qu’en 1944, De Gaulle proclama le Gouvernement provisoire. La guerre d’Algérie marqua une double défaite : la perte d’un territoire, mais surtout d’un territoire qui avait permis à De Gaulle d’accréditer la légende d’une France sortie vainqueur de la seconde guerre mondiale. Après 1962, la Ve République ne sera plus, ne se pensera plus comme un empire. Les forces d’extrême droite, sont alors contraintes de reformuler leur combat contre le FLN. Il se traduit en discours contre les populations immigrées et notamment les populations maghrébines. Celles-ci représenteraient désormais une menace “interne”

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aussi bien sociale que politique. Mais c’est essentiellement autour de la question religieuse que se réorganise le vieux fonds de l’extrême droite. La mise en cause de l’islam ne permet pas seulement de masquer et convertir le racisme biologique d’avant-guerre en racisme culturel, elle permet aussi de s’inscrire dans le cadre “républicain”, en s’emparant du thème de la laïcité. Elle constitue ainsi un point d’appui pour participer au débat national, après en avoir été longuement exclue. Cela leur permet également de reprendre pied dans un débat international marqué par l’idéologie du “choc des civilisations”. Depuis, tantôt Marine Le Pen “tend la main” aux populations musulmanes, tout en leur intimant de se plier à la reconnaissance des valeurs républicaines, tantôt c’est Marion MaréchalLe Pen qui relègue les Français “musulmans” dans une catégorie de citoyens de seconde zone. Ces deux discours résonnent parce qu’ils recoupent très exactement les deux stratégies avancées, en leur temps, par les partisans de l’Algérie française. Puisque l’Algérie était alors «un département français» il était difficile, pour les autorités admi-

nistratives comme pour les forces d’extrême droite, de dénommer des populations “françaises indigènes” – qui n’étaient pas encore en droit de se dénommer comme “algériennes” – autrement que par leur appartenance religieuse. On parlait donc des “Européens” d’une part, et des “musulmans” d’autre part. Et lorsqu’il s’est agi de combattre le FLN, le discours de l’extrême droite s’est constitué sur la base de deux stratégies : soit préserver le statu quo (et maintenir les “musulmans” au rang de sous-citoyens), soit « rénover » les statuts de la population autochtone pour pleinement l’ « intégrer » à la République française (les citoyens “musulmans” devant lui manifester une pleine adhésion, et lui jurer fidélité). Le Front national et ses ruses discursives réactivent un impensé historique d’autant plus puissant que la France a toujours eu du mal à interroger son histoire de manière critique. Combattre le FN passe donc aussi par la nécessité de repenser les zones les plus obscures et les moins glorieuses de l’histoire nationale. Au risque, sinon, de revivre un cauchemar dont nous ne nous serons jamais vraiment réveillés.  gildas le dem


LE DOSSIER

ENZO TRAVERSO

Historien et professeur de science politique, Enzo Traverso a étudié l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle au travers des totalitarismes et des formes de violence du monde contemporain.

« LA MUTATION “POST-FASCISTE” RISQUE DE DYNAMITER LE CADRE POLITIQUE » ENZO TRAVERSO L’historien Enzo Traverso définit le post-fascisme comme un phénomène profondément différent du fascisme classique et, surtout, comme un processus de transformation politique dont on ignore largement l’issue. Mais qu’il faut comprendre pour s’y opposer. regards. La montée des droites radicales en Europe suscite massivement des références au fascisme historique. Vous avez manifesté vos réticences au jeu des analogies. Pourquoi ?

comme une crise de la dette publique. Aujourd’hui, le capitalisme se porte très bien et il n’a pas d’alternative visible ; il creuse les inégalités sociales mais ne cesse d’étendre son emprise à l’échelle planétaire.

enzo traverso. Les droites radicales qui montent aujourd’hui en Europe – une ascension spectaculaire dans certains pays comme la France – se nourrissent de la crise économique, de même que leurs ancêtres des années entre les deux guerres. Mais cette crise est très différente de l’ancienne, le contexte a profondément changé et même les droites extrêmes ne sont plus les mêmes. Pendant les années 1930, le capitalisme semblait menacé de s’effondrer. D’une part, à cause de la récession internationale et, d’autre part, à cause de l’existence de l’URSS qui se présentait comme une alternative globale à un système socio-économique que tout le monde considérait historiquement épuisé. La crise de ces dernières années a été d’abord une crise financière, puis elle s’est installée dans la zone euro

regards. Comment le capitalisme se situe-t-il, aujourd’hui, face aux mouvements d’extrême droite ? enzo traverso. Pendant les années 1930, les élites dominantes n’échappaient pas à la spirale du nationalisme enclenchée par la Grande Guerre et voyaient dans le fascisme une option politique possible (en Italie d’abord, puis en Allemagne, en Autriche, en Espagne, en Europe centrale, etc.). Sans ce soutien, les fascismes n’auraient pas pu se métamorphoser de mouvements plébéiens en régimes politiques. Aujourd’hui, en revanche, le capitalisme globalisé ne soutient pas les mouvements d’extrême droite ; il s’accommode très bien de la Troïka [la Commission de Bruxelles, la BCE

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et le FMI]. Pendant les années 1930, les fascismes exprimaient une tendance diffuse vers un renforcement des États, ce que plusieurs analystes interprétaient comme l’avènement d’un État “total” avant même l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne (renforcement de l’exécutif, intervention étatique dans l’économie, militarisation, nationalisme, etc.). L’“état d’exception” qui s’installe aujourd’hui n’est pas fasciste ou fascisant, mais néolibéral : il transforme les autorités politiques en simples exécutants des choix des pouvoirs financiers qui dominent l’économie globale. Il n’incarne pas l’État fort, plutôt un État soumis, qui a transféré aux marchés une grande partie de sa souveraineté. regards. Vous avez proposé d’utiliser le concept de “post-fasciste” pour désigner la droite radicale de notre temps. En même temps, vous reconnaissez les limites de cette notion. Pouvez-vous en dire plus ? enzo traverso. Le concept de “post-fascisme” désigne une transition en cours dont on ne connaît pas encore l’aboutissement. Les droites radicales demeurent marquées par leurs origines fascistes (en Europe centrale, elles revendiquent même cette continuité historique), mais essaient de s’émanciper de ce lourd héritage et de faire peau neuve, en modifiant en profondeur leur culture et leur idéologie. Leur filiation avec le fascisme classique devient de plus en plus problématique. Le cas français est particulièrement emblématique de cette mutation, illustrée par le conflit entre Jean-Ma-

« Le juif anarchiste ou bolchevik a été remplacé par le musulman djihadiste, le nez crochu par la barbe, le cosmopolitisme juif par le djihad international. »

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rie et Marine Le Pen : un leadership dynastique, dans lequel le père incarne l’âme fasciste originelle et la fille une nouvelle âme qui voudrait transmigrer les valeurs anciennes (nationalisme, xénophobie, racisme, autoritarisme, protectionnisme économique) dans un cadre républicain et libéral- démocratique. regards. Peut-on appréhender les effets de cette transformation “post-fasciste” ? enzo traverso. Cette mutation risque de dynamiter le cadre politique. Lorsque, après les attentats de janvier et surtout de novembre, c’est l’ensemble de la classe politique française qui s’aligne sur les positions du FN (du PS à la droite), lutter contre ce dernier au nom de la République devient presque incompréhensible. Le FN n’est pas une force “antirépublicaine” comme pouvait l’être l’Action française sous la IIIe République. Sa mutation révèle plutôt les contradictions intrinsèques du national-républicanisme. Il ne s’agit pas, sauf exception, d’une transition du fascisme vers la démocratie, mais vers quelque chose de nouveau, encore inconnu, qui remet en question en profondeur les démocraties réellement existantes. Non plus le fascisme classique, mais pas encore autre chose : c’est dans ce sens que je l’ai appelé post-fascisme. regards.

Dans l’univers mental du “post-fascisme”, la haine du musulman a pris la place de celle du juif, sans que s’efface le vieux fonds de l’antisémitisme. Comment cela fonctionne-t-il ?

enzo traverso. Historiquement, l’antisémitisme était un des piliers des nationalismes européens, notamment en France et en Allemagne. Il agissait comme un code culturel autour duquel on pouvait construire une idée d’“identité nationale” : le juif était l’ “anti-France”, un corps étranger qui rongeait et affaiblissait la nation de l’intérieur. L’épilogue génocidaire du nazisme tend à singulariser la haine des juifs et à brouiller les analogies profondes qui existent entre l’antisémitisme européen d’avant la seconde guerre mondiale et l’islamophobie


Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Doubs, mars 2015.

contemporaine. Comme le juif autrefois, aujourd’hui le musulman est devenu l’ennemi intérieur : inassimilable, porteur d’une religion et d’une culture étrangères aux valeurs occidentales, virus corrupteur des mœurs et menace permanente de l’ordre social… Le juif anarchiste ou bolchevik a été remplacé par le musulman djihadiste, le nez crochu par la barbe, le cosmopolitisme juif par le djihad international. regards. Le parallèle se prolonge-t-il sous d’autres aspects ? enzo traverso.

Il y a en effet d’autres analogies : le spectacle déplorable de nos chefs d’État se renvoyant la balle pour ne pas accueillir les réfugiés qui fuient les régions ravagées par nos “guerres humanitaires” rappelle de près la conférence d’Évian de 1938, pendant laquelle les grandes puissances occidentales n’arrivèrent pas à trouver un accord pour accueillir les juifs qui quittaient l’Allemagne et l’Autriche nazifiées. Parallèlement à cette mutation, il y en a d’autres : la phobie du voile islamique a remplacé la misogynie et l’homo-

phobie des fascismes classiques. Aujourd’hui, dans plusieurs pays d’Europe occidentale, les mouvements post-fascistes prêchent l’exclusion et la haine au nom du droit et des libertés individuelles. Certes, il s’agit d’un processus contradictoire, car les vieux préjugés n’ont certes pas disparu au sein de l’électorat de ces mouvements, mais la tendance est assez claire. Reste que nous ne pouvons pas combattre la xénophobie contemporaine avec les arguments de l’antifascisme traditionnel. regards. L’usage du concept de “fascisme” s’étend aujourd’hui pour désigner des phénomènes qui débordent largement les droites extrêmes. On évoque parfois le fascisme à propos de Daesh. Que pensez-vous de ces usages ? enzo traverso. Je suis assez sceptique au sujet de cette tendance, fort répandue à droite comme à gauche, qui consiste à abuser du concept de fascisme. Daesh relève du fascisme ou du totalitarisme seulement si nous réduisons ces concepts à l’antithèse de la démocratie

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Entre les deux tours des élections départementales pour le canton d’Audincourt, Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Dampierre Le Bois, Doubs, 27 mars 2015.


LE DOSSIER

« Militariser les banlieues au nom de l’antifascisme et de la défense de la démocratie serait faire un énorme cadeau aux propagandistes du djihad. » et de la liberté. Si nous esquissons un parallèle avec les fascismes et les régimes totalitaires du XXe siècle, cependant, le recours à ces concepts n’est sans doute pas très pertinent. Certes, Daesh exprime une forme de nationalisme radical sunnite, mais l’analogie avec le fascisme s’arrête là. Les fascismes étaient nés d’une crise des sociétés européennes et visaient à détruire la démocratie. Il s’agissait souvent de démocraties jeunes et incomplètes, mais réelles. Daesh est né dans des sociétés qui n’ont jamais été démocratiques ; il ne s’attaque pas à la démocratie mais plutôt à des régimes autoritaires comme ceux qui ont dominé le monde arabe jusqu’à présent. Son idéologie est par ailleurs partagée par des régimes avec lesquels les pays occidentaux entretiennent d’excellents rapports économiques et même des alliances militaires. regards. Le rapprochement entre Daesh et le fascisme est donc impropre ? enzo traverso.

Les fascismes étaient des mouvements séculiers, qui articulaient une vision du monde conservatrice et autoritaire avec la modernité technique et

scientifique ; ils ne voulaient pas revenir à l’Ancien Régime, ils voulaient bâtir un ordre nouveau. Mussolini comme Goebbels se moquaient des anti-Lumières. La théorie politique a forgé la notion de “religion politique” pour qualifier leurs idéologies qui remplaçaient les religions traditionnelles en sacralisant leurs leaders. Daesh ne veut pas créer un ordre nouveau ; il veut restaurer un mythique islam originaire. regards.

Cela signifie-t-il que le concept d’ “islamo-fascisme” procède d’un malentendu, voire d’une volonté d’instrumentalisation ?

enzo traverso. Si la catégorie d’islamo-fascisme désigne un “ennemi intérieur” – les franges djihadistes qui surgissent au sein des ghettos urbains français – je crois que le malentendu risque d’avoir des conséquences graves. Hollande a décrété l’état d’urgence en exhumant un dispositif colonial et l’Assemblée a promulgué des lois spéciales. Militariser les banlieues au nom de l’antifascisme et de la défense de la démocratie serait faire un énorme cadeau aux propagandistes du djihad. Au lieu de participer à une campagne islamophobe en lui donnant une coloration antifasciste, la gauche devrait plutôt se demander pourquoi elle n’a a pas été capable d’offrir un projet, une culture et une identité politiques aux jeunes qui veulent en découdre avec une société qui les rejette et les stigmatise. Je crains que la lutte contre les “classes dangereuses” au nom de l’union sacrée contre le terrorisme ne risque d’accroître le nombre des assassins au nom de dieu.  entretien réalisé par roger martelli

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L’ÉCHEC DE TOUTE LA GAUCHE Ni surprise, ni sidération : la percée du FN est en creux dans l’évolution de plus de trois décennies. Elle commence en fait quand se meurt la gauche du programme commun, et se poursuit jusqu’à aujourd’hui par une série d’abandons… Pendant plusieurs décennies, après 1945, l’extrême droite française fut discréditée par son choix collaborateur et pronazi. Plus profondément, elle a été marginalisée parce que l’espace politique était bien occupé par d’autres. Elle aurait certes pu profiter, à droite, des soubresauts de la décolonisation et des rancœurs provoquées par la nostalgie de la puissance française perdue. Elle essaya de le faire, à la charnière des années cinquante et soixante, au temps de la guerre d’Algérie. Elle n’y parvint pas. LA DOUBLE RUPTURE DES ANNÉES 1980

Ce qui l’emporta durablement fut la conception gaullienne d’une droite bien à droite, respectueuse de la propriété et de l’autorité, mais tout aussi soucieuse d’affirmer la légitimité de la puissance publique et sa capacité d’agir volontairement jusque dans le champ de l’économie et de la redistribution sociale. En bref, la dominante était du côté d’une droite sûre d’elle-même, mais qui avait intégré à sa manière les vertus de l’État-providence. Quant aux catégories populaires,

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elles sont restées longtemps dans la situation exceptionnellement favorable que la conquête de la reconnaissance légale et des statuts protecteurs leur avait donnée, à partir notamment du Front populaire. En ce temps-là encore, l’axe de la gauche n’était plus ni dans la gestion prudente des notables radicaux, ni même dans l’esprit de filiation travailliste de la socialdémocratie. Il se trouvait du côté du communisme français, de son puissant parti et de sa remarquable galaxie d’organisations de tous types, syndicales ou associatives. Le monde ouvrier et urbain restait politiquement subalterne, écarté du pouvoir politique et des circuits réels de décision. Mais il était représenté et il pesait sur l’action des forces économiques et sur l’intervention de l’État. Or le passage des années 1970 aux années 1980 a marqué une double rupture. Électoralement, la majorité à gauche est passée, en 1978 et plus encore en 1981, entre les mains d’un socialisme mitterrandien qui avait sérieusement gauchi son discours. Quant au communisme, il avait perdu de son allant,

tout à la fois par son incapacité à se dégager d’un modèle soviétique répulsif et sclérosé, et parce qu’il n’avait pas vraiment compris que la dynamique sociale française n’était plus celle de la grande croissance industrielle et urbaine de la première moitié du XXe siècle. Nostalgique de ses succès d’antan, le Parti communiste ne put pas ou ne voulut pas le voir à temps. Par peur de se renier, il se contenta de continuer. CONSENSUS SUR LE MARCHÉ ET LA GOUVERNANCE

Sur la base de cette rupture s’est opérée une restructuration spectaculaire des bases mêmes de la politisation et du système politique tout entier. La droite défaite en 1981 s’est engagée dans la “contre-révolution libérale” qu’avaient connue auparavant le Royaume-Uni et les États-Unis. Quant au socialisme au pouvoir, il se laissa guider par le président élu, celui qui affirmait en 1971 qu’un socialiste ne pouvait être qu’un anticapitaliste et qui, à partir de 1982-1983, s’engagea peu à peu dans les logiques de la com-


LE DOSSIER

En abandonnant l’égalité des conditions, le parti majoritaire de la gauche a fragilisé la culture de gauche, et rendu possible la translation de l’inquiétude populaire vers le ressentiment. pétitivité, de l’esprit d’entreprise et du rassemblement vers le centre. Ce fut ainsi que la politique bascula. Du côté des “élites”, un consensus s’est imposé autour de l’idée que le marché “libre” était un vecteur incontournable de la croissance et que l’État devait se placer en position seconde par rapport à l’impulsion venue des marchés. Bien sûr, ce consensus n’excluait ni les nuances ni même les contradictions, entre la gestion ouvertement libérale de la droite et le parti pris plus social de la gauche gouvernementale. Mais dans tous les cas, les sacro-saintes incitations des marchés financiers et les exigences technocratiques de la “gouvernance” ne pouvaient être remises en question. Du côté politique, l’inflexion centriste du pouvoir socialiste amorça une longue phase de déstabilisa-

tion, elle-même dominée par deux grands traits. La hausse de la participation électorale des années 1960 et 1970 a laissé la place à une abstention croissante, tandis que les majorités se faisaient instables, avec une alternance de la gauche et de la droite à la tête des institutions nationales et territoriales. Le principe majoritaire de la Ve République était censé permettre la stabilité de l’État ; en fait, il a accentué l’éloignement des citoyens et de la chose publique. Ainsi commença, pour la gauche, le processus qui l’a pénalisée structurellement : le désamour des catégories populaires à son égard. Le constat d’arrivée est simple et cruel : en mai 1981, 62 % des cadres moyens et employés et 72 % des ouvriers ayant voté l’ont fait pour François Mitterrand ; le 6 décembre 2015, 61 % des ouvriers se sont abstenus et, sur ceux qui sont allés aux urnes, 32 % seulement ont voté à gauche et 43 % à 50 % pour le Front national. DÉMANTÈLEMENT DU MONDE OUVRIER

Comprendre les causes du succès frontiste en milieu populaire est décisif pour qui veut le contrecarrer. Trois séries de raisons peuvent contribuer à l’expliquer. La première est la plus évidente et la mieux connue. Les catégories populaires, des années trente aux années soixante-dix, avaient conquis des droits et un partage relatif des ressources qui leur assuraient en

même temps du mieux-vivre et une reconnaissance sociale inscrite dans des statuts. Le monde ouvrier n’était plus celui des “classes dangereuses” soigneusement tenues en marge de la cité. La banlieue était un territoire de la modernité et de la dignité populaires. La conjonction de la mondialisation financière, de la dérégulation et du recul de l’État-providence ont érodé gravement ces acquis. Or la droite et la gauche socialiste se partagent la paternité de ce démantèlement, sans que la gauche la plus à gauche se soit montrée capable d’enrayer le processus. Pour donner un coup de pied dans la fourmilière, on doit donc chercher ailleurs, du côté de la marge jusqu’alors décriée, du côté de la droite extrême. La seconde série de raisons est d’ordre sociopolitique. Au XIXe siècle et au XXe siècle, le monde ouvrier est passé de la dispersion initiale (des ouvriers, mais pas de classe…) à la conscience de former un groupe rassemblé par un destin commun (la classe). Ce sentiment s’est fait par le truchement de la lutte sociale et de l’organisation. Le mouvement ouvrier a été le grand facteur d’unification de la classe. Sociabilité populaire, à base ouvrière, et sociabilité politique avaient fini par s’entremêler et, en France, cette symbiose s’est exprimée, pendant quelques décennies, dans l’hégémonie du Parti communiste sur l’espace ouvrier et sur la gauche. Or le mouvement ouvrier s’est

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Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Doubs, 12 mars 2015.

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LE DOSSIER

défait, en France comme ailleurs, tout comme se sont dilués les éléments qui fondaient une sociabilité populaire. Sans synergie du social et du politique, sans la médiation du “mouvement”, les ouvriers blessés par la crise retournent à leur dispersion originelle. Le problème est que, le mouvement ouvrier déclinant, la colère sociale se tourne moins vers la lutte que vers le ressentiment. Le mouvement ouvrier disait le combat pour sortir la classe de son enclavement et pour libérer la société en libérant la classe laborieuse de son aliénation. Le ressentiment, lui, tourne la colère non vers la cause des maux que l’on ne “voit” pas (où sont les circuits financiers ?), mais contre le bouc émissaire que l’on perçoit à côté de soi : hier le “Rital” ou le juif, aujourd’hui l’immigré et le musulman. “CIVILISATIONS” PLUTÔT QUE CLASSES

La troisième raison, la moins évidente, n’est pas la moins décisive. Voilà des années qu’intellectuels et hommes politiques s’acharnent à expliquer que la lutte des classes est remplacée par le conflit des cultures ou des identités. Le politiste américain Samuel Huntington en a donné la version la plus cohérente en 1993, quand il expliquait que la conflictualité planétaire, après la guerre froide, ne mettait plus face-à-face des idéologies ou des classes mais des “civilisations”, dans lesquelles le facteur religieux

jouait le rôle le plus important. Si des grandes visions de la société persistent, nous dit-on, ce n’est plus autour de la question de l’égalité, mais autour de celles de “l’ouverture” ou de la “fermeture”. D’un côté, ceux qui se reconnaissent dans la flexibilité sociale, l’esprit d’entreprise, la tolérance morale et les vertus de la “gouvernance” ; de l’autre côté, ceux qui préfèrent l’immobilité, la protection, les communautés étroites au nom des vertus de la “majorité” silencieuse. Sur cette base-là, le Front national ne peut qu’avoir le vent en poupe. Contre la mondialisation débridée qui polarise le monde et les sociétés, il prône un nationalisme de rétraction. Contre les élites globalement corrompues, il se réclame du “bon” peuple et de sa morale. Aux

ouvriers menacés par la concurrence planétaire, il montre du doigt le concurrent immédiat, c’est-àdire le plus pauvre que soi. Le FN n’aime pas la mondialisation, mais ne goûte guère l’anticapitalisme. Il déteste la gouvernance, mais n’a que peu d’attirance pour la démocratie. Il dénonce le “système”, mais se garde bien d’en décrypter les logiques profondes, au tréfonds de l’ordre social. ABANDON DE L’ÉGALITÉ

Il reste une autre dimension de l’expansion frontiste, celle-là peu discutée. Le Front national s’incruste dans un paysage politique bouleversé par les transformations du clivage droite-gauche. Historiquement, il s’enracine dans le dilemme de l’égalité et de l’inéga-

COMMENT L’EXTRÊME DROITE A GAGNÉ LA BATAILLE DES IDÉES Le mouvement de mai-juin 1968 a sanctionné la poussée continue de la gauche française des années soixante. Sitôt après la divine surprise des élections de juin 1968, la droite s’engage dans la contre-offensive. Dans un monde culturel dominé par la gauche, c’est la leçon classiquement libérale d’un Raymond Aron qui donne le ton à droite. Mais ce sont des variantes bien plus à droite, nourries de la vieille tradition contre-révolutionnaire du début du XIXe siècle, qui s’avèrent les plus inventives. En 1969, est fondé le GRECE, un petit mouvement qui regroupe déjà des responsables anciens ou futurs de l’extrême droite française. En 1974, se crée le Club de l’horloge, une sorte de think tank radicalisé qui mêle l’insistance identitaire, le racisme théorique assumé, le paganisme mystique et l’angoisse du déclin de l’Occident. L’un des principaux protagonistes de ce courant est Alain de Benoist. En 1977, il publie un brûlot, couronné aussitôt par l’Académie française. C’est la naissance de ce que l’on prendra l’habitude d’appeler la “Nouvelle droite”. Elle est en France l’équivalent de ce qu’on désigne aux États-Unis comme la “révolution conservatrice”. Mais chez nous, elle sera avant tout le substrat d’une percée idéologique de l’extrême droite, tout en rendant possibles les passerelles entre cette droite extrême et le reste de la droite française. Au cœur du propos d’Alain de Benoist se trouve en effet le pivot du néoconservatisme français : la critique radicale de l’égalité et l’insistance sur l’identité.

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La gauche de gauche n’a pas su disputer le terrain à la droite radicalisée et au socialisme recentré. Elle a vu la gauche se déliter sans imposer une autre vision de son avenir. lité. La droite considère que l’inégalité est une dimension naturelle de l’évolution sociale, qu’elle est un bien dans la mesure où elle est le ressort premier de la compétition et qu’il convient de la réguler par les vertus de l’ordre et de l’autorité. La gauche, elle, considère que l’égalité est naturelle, que son respect est à la base de l’équilibre social et que sa méconnaissance est au contraire la source des dysfonctionnements et des conflits. À gauche, on disputera certes pour savoir si l’égalité est possible à l’intérieur du système dominant ou si, à l’inverse, son parti pris suppose de rompre avec ce système. Mais dans tous les cas, entre la gauche et la droite comme à l’intérieur de la gauche, l’égalité est l’axe ordonnateur. Or le parti majoritaire de la gauche s’est de fait éloigné du paradigme fondateur. Non pas que toute référence à l’égalité ait disparu. Mais, les normes de la concurrence étant jugées indépassables, l’horizon de l’égalité des conditions s’est éloigné, au profit d’une timide égalité des chances qui permet à une frange

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du “bas” d’accéder au “haut” grace au mérite “républicain”. L’égalité ayant perdu sa primauté, la place est libre pour que d’autres thèmes prennent leur envol. Si les classes populaires ne peuvent plus rêver aux mieux de l’égalité, qu’à tout le moins elles évitent le pire que susciterait l’arrivée sur le marché mondial du travail de contingents structurellement plus défavorisés. Si l’égalité ne fonde plus la solidarité des classes subalternes, qu’elles puissent au moins être protégées des désagréments provoqués par l’éloignement culturel de plus pauvre que soi. Être protégé pour être sûr de rester entre soi et chez soi… La droite s’est engouffrée dans le thème sécuritaire ; le Parti socialiste en a fait de même à partir de 1997 (les assises de Villepinte). Mais ni la droite classique, fût-elle radicalisée, ni le socialisme, fût-il “blairisé”, ne peuvent rivaliser en cohérence identitaire et sécuritaire avec le Front national. LA GAUCHE FRAGILE

Or, en laissant s’effacer la “Sainte Égalité” des sans-culottes, en abandonnant dans la pratique l’égalité des conditions, le parti majoritaire de la gauche a fragilisé la culture de gauche. Il a rendu possible la translation de l’inquiétude populaire vers le désarroi, la colère puis le ressentiment. Il a tout à la fois nourri le désengagement civique du plus grand nombre et poussé vers la droite extrême la frange, surtout la plus jeune, de ceux pour qui le

langage de gauche ne résonne plus. Mais si la part majoritaire de la gauche s’est enlisée dans le renoncement, la part la plus à gauche n’a pas su l’en empêcher. Pendant toute une période, elle fut pénalisée de ne s’être pas rassemblée. Mais, plus encore, elle n’a pas su se renouveler dans les mots, les styles, les pratiques et les formes d’organisation. La carence de sens partagé, le déficit d’espérance sociale sont les pivots de l’avancée frontiste. Or quand le PS se détourne de l’horizon de la transformation sociale, la gauche de gauche parle de rupture, mais, tétanisée par les échecs passés elle n’a pas vraiment su forger et diffuser un modèle global alternatif. Oscillant entre étatisme et autogestion, internationalisme voire mondialisme et souverainisme, entre républicanisme et nouvelle mise en commun, la gauche de gauche n’a pas eu l’ossature qui pouvait lui permettre de disputer le terrain à la fois à la droite radicalisée et au socialisme recentré. Elle a vu la gauche se déliter ainsi, sans pouvoir vraiment imposer une autre vision de son avenir. Pour des millions d’individus, dans l’espace de la politique instituée, tout a semblé se réduire à l’alternative entre le renoncement à l’idée (égalité, citoyenneté, solidarité) et la répétition. Le Front national “bleu Marine” a su, lui, faire la synthèse de la continuité et du changement. C’est donc lui qui a provisoirement la main. roger martelli


À CARMAUX, LE FN SANS PEINE Le Sud-ouest de la France, terre du radical-socialisme, n’échappe pas à la montée du vote frontiste. À Carmaux, les militants de gauche se retrouvent désemparés devant un Front national qui glane près du tiers des suffrages… sans rien faire. Les passés glorieux sont parfois difficiles à assumer sur la durée. À Carmaux, cité d’environ 10 000 habitants au nord du département du Tarn, le club de rugby a été champion de France en 1951. Aujourd’hui, l’Union sportive carmausine évolue en promotion honneur et le 6 décembre, le club subissait à domicile sa septième défaite en neuf matches. Ce jour-là, premier tour des régionales, une autre gloire locale a aussi semblé appartenir à une histoire révolue : Jean Jaurès, qui fut quatre fois élu député de la ville entre 1893 et 1914, et dont une statue blanche immaculée trône au centre de la ville. Avec 31,8 % des suffrages exprimés, le FN Louis Aliot est arrivé derrière la socialiste Carole Delga (35 %) mais très loin devant Dominique Reynié (droite, 11,2 %) et Gérard Onesta (EELV-FdG, 10,8 %). Cinq ans avant, lors du même scrutin, le FN avait recueilli 9 %, finissant à quarante points du socialiste Martin Malvy et derrière la droite et Christian Picquet du Front de Gauche. Aux municipales de 2014, le FN a vu son candidat flirter avec les 20 %. En 2008, il n’en avait pas présenté. Mais qu’a donc fait l’extrême droite locale pour devenir, en moins de dix ans, la deuxième force politique du carmausin ? « Rien. C’est surtout ça

qui est spectaculaire, ici : ils n’ont pas de local identifié, pas de militants actifs, on ne les voit pas sur le terrain, ils ne font rien », s’énerve Michel Guittardt le président de Convergence citoyenne, « association hors des partis politique » qui compte cinq élus au conseil municipal, où ils font entendre une voix « critique constructive » à l’équipe socialiste en place. Le FN, lui, compte trois élus dont son chef de file, Christian Legris, un fils de mineur ayant fait carrière dans l’armée. Très discret, selon ses adversaires politiques. « Il ne mène pas de campagne locale, intervient très peu dans le débat. Ce n’est que récemment qu’on a commencé à le voir venir aux commémorations du 11 novembre. » MÊME PAS BESOIN FAIRE DES TONNES....

D’EN

Au printemps, une armurerie a été braquée en plein jour, occasionnant des échanges de coups de feu et une course-poursuite dans la ville. Legris a bien trouvé quelques mots à dire sur le thème de l’insécurité, mais sans exagérer. Il n’en a pas non plus fait des tonnes après les attentats du 13 novembre. « Il lui suffit de venir aux élections et remplir le tiroir-caisse ! », s’agace Floréal Rubio, autre militant de Convergence, en mimant le geste

de celui qui actionne la machine à sous. Pour lui et ses amis – beaucoup sont des “ex” et des “déçus” du PS, – le succès du FN est d’abord le fruit du « mécontentement très large de la population » que suscitent les pratiques népotistes de l’équipe municipale. « La mairie, ici, c’est une histoire de descendance, raille Annette, l’épouse de Floréal. Certaines familles ont quatre ou cinq personnes employées dans les services de la municipalité ». Et de raconter l’histoire récente de ce jeune venu postuler pour un travail à la mairie et qui ne l’a pas obtenu. « Il a mis ça sur le dos du système “des sept familles” et a fait savoir qu’il allait voter Front national ». À quelques kilomètres de là, SaintBenoît-de-Carmaux, un gros village de 2 200 habitants. C’est là qu’a eu lieu, il y a quelques siècles, la première découverte de charbon du territoire... Directeur du centre de loisirs de l’école du village, Rachid Touzani, trentedeux ans, était candidat communiste sur la liste Nouveau monde menée par Gérard Onesta. Il a fait campagne pendant des semaines. Et confirme : « Ici, le FN, on ne le voit pas sur les marchés. Ils n’interviennent pas sur la question des services publics, ou des usines qui ferment. Ils ne s’intéressent pas aux préoccupations des gens du coin.

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La seule chose qu’ils distribuent, c’est un tract national ! » DÉCLASSEMENT

Serge Entraygues, ancien maire communiste du village ne décolère pas. « Ce qui marche, c’est le drapeau bleu Marine, c’est tout ! » Mais ça marche bien : dimanche 6, le FN est arrivé en tête à Saint-Benoît, où il avait déjà recueilli 17 % aux municipales de 2014. « Leur élue est d’une nullité crasse, elle vote tout, même les budgets », s’indigne l’ancien maire. Son successeur est toujours communiste, mais les scores du PCF chutent dans ce village où les vastes et solides demeures en pierre, avec parcelle de jardin, témoignent de l’époque prospère des houilles. « Les mineurs, ils avaient une bonne situation, assure Annette Rubio, native du coin. Ils tuaient le cochon, ils avaient des primes... » Aujourd’hui, les magasins qui marchent le mieux à Carmaux sont trois enseignes discount. Le taux de chômage est de 18,8 %, le taux de pauvreté de 18,9 %, audessus des moyennes nationales. Un quartier prioritaire de 1 860 habitants fait l’objet d’un contrat de ville pour la période 2014-2020. « Au cours des dernières années, on a vu une autre population s’installer à Saint-Benoît, ajoute Serge Entraygues. Des gens qui arrivent ici, notamment parce qu’on peut s’y loger pour pas trop cher. Et eux, on ne sait pas trop pour qui ils votent... ». La fin des mines, entraînant une modification progressive de la sociologie du corps électoral et un

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déclassement de Carmaux – « la zone d’attraction de Toulouse s’arrête à Albi; ici on est au-delà » –, explique selon lui, en partie, la montée du vote frontiste dans la région. « Sur les marchés, quand j’ai l’occasion de discuter avec des électeurs du FN, je leur demande de me dire en quoi ils pensent que ce parti est à la hauteur des enjeux locaux, raconte Rachid Touzani. Les seules réponse qu’ils me donnent, c’est “Hollande ne vaut rien” ou “eux, on ne les a pas encore essayés”... » Floréal abonde : « Quand je pars faire mon bois à quinze kilomètres d’ici, à la campagne, tous les paysans que je rencontre votent FN. Ils ont été très déçus par Sarko... ». RACISME INSTITUTIONNEL

Carmaux a accueilli au printemps dernier une seule et unique famille syrienne de quatre personnes. Pourtant, deux des principales thématiques du FN, l’insécurité et l’immigration, font écho dans le coin. Ce sont surtout « les migrants » dont on entend parler, assure Annette. « L’accueil qui leur est fait, ça énerve les gens ». Et puis il y a cette histoire de Roms qui auraient été surpris se baignant (« tout habillés ») dans la piscine d’un notable local. Et puis quelques personnes « pas très bien intégrées, qui portent le voile »... Et puis, bien sûr, Kamel Daoudi, exdjihadiste assigné à résidence à Carmaux depuis 2011. Aucune histoire avec lui. Après les attentats du 13 novembre, Michel Guittard a rencontré l’imam de la ville : « Il nous a dit qu’il avait des oreilles partout et

qu’il ne sentait pas monter le mouvement intégriste ». Ce qui monte, définitivement, c’est le vote FN. « On est une région qui, a accueilli beaucoup de migrants autour de l’activité minière, souligne Serge Entraygues. Des Espagnols, des Italiens, des Polonais… Alors on a un peu de mal à expliquer ça », lâche-t-il, un brin désemparé et très remonté contre « la télé et la radio » où « on n’entend jamais les communistes ». Rachid Touzani dit, lui, avoir grandi avec la présence sourde d’un « racisme institutionnel » et systémique. Comme tous les immigrés et “issus de...” de France, il a fait avec. Mais « c’est vrai que ça c’est un peu durci ces derniers temps ». En 2006, lors d’une réunion publique liée à son activité professionnelle, il a été appelé “Blanche-Neige” à plusieurs reprises par le responsable de la séance, un élu socialiste. « Il y a toujours eu des relents racistes dans le milieu socialiste, ici », grince Serge Entraygues. Le FN n’a rien à dire, rien à faire. Le 17 octobre, sous la statue de Jean Jaurès, au centre de Carmaux, Louis Aliot est venu lancer sa campagne et « la caravane des oubliés de la ruralité », fustigeant une gauche « qui a tout trahi, y compris la pensée de Jaurès ». Aucune contre-manifestation n’a été organisée dans la cité minière. Aliot a quitté Carmaux comme il y était entré, tranquillement. « C’est un scandale, s’étrangle Floréal. Quand on était plus nombreux, ça ne se serait pas passé comme ça ». Les passés glorieux sont parfois difficiles à assumer sur la durée.  emmanuel riondé


LE DOSSIER

EN ÉCONOMIE, LE VIRAGE DE “L’ÉTAT FORT” NE TOURNE PAS À GAUCHE À rebours de ses premiers amours libéraux, le FN veut restaurer l’État contre l’Europe et la mondialisation. Mais aussi contre la solidarité et la démocratie. Comment une force politique ultraconservatrice est-elle parvenue à incarner le changement pour une part significative de la population ? Les politiques menées depuis dix ans ont bien aidé le FN à s’imposer dans le rôle du principal outsider. Il y a bien sûr la droitisation constante des Républicains (ex-UMP), légitimant la rhétorique nationaliste, autoritaire et xénophobe du FN. Ainsi qu’un Parti socialiste prêt à s’engouffrer dans la même impasse, François Hollande et Manuel Valls aux commandes, au risque de marginaliser l’ensemble de la gauche. EUROPE : LE RETOUR DU REFOULÉ

L’attachement indéfectible de ces partis au néolibéralisme a aussi ouvert une brèche au FN. Le rejet du Traité constitutionnel européen (TCE), le 29 mai 2005, initie la séquence actuelle. En adoptant le traité de Lisbonne par voie parlementaire en 2008, puis en avalisant le pacte budgétaire en 2012, Nicolas Sarkozy et François Hollande ont balayé le choix des citoyens. Ces derniers avaient pourtant exigé de revoir la copie d’un projet qui les dépossédait de leur capacité à peser sur les grands choix économiques.

Marine Le Pen et Florian Philippot prennent quant à eux leurs distances avec le logiciel libéral du FN1. Ce dernier s’érige en rempart contre une Europe « cheval de Troie de la mondialisation ultralibérale ». L’inflexion vise à réincarner le pouvoir du politique sous les traits d’un « État fort, capable d’imposer son autorité aux puissances d’argent, aux communautarismes et aux féodalités locales »2. Le FN prône le protectionnisme, le retour à la monnaie nationale, le « redressement des services publics », la « mise au pas de la finance » ou encore une taxe sur les transactions financières. LA SOCIÉTÉ SOUS TUTELLE

Comme une sorte de Podemos, version xénophobe et autoritaire, le FN appuie sur le clivage dessiné par la sociologie du vote de 2005 – porté par une France jeune et précarisée, faiblement diplômée, tenue à l’écart de l’économie mondialisée – et joue la carte du peuple contre la caste, traduite dans les termes de l’extrême droite : « patriotes » contre « mon1. Voir la dernière somme de travaux complets sur le FN : S. Crépon, A. Dézé, N. Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national, Presses de SciencesPo, Paris, 2015. 2. Programme politique du Front national, 2015.

dialistes ». « Ce sera le grand clivage, celui des présidentielles », prévient aujourd’hui Marine Le Pen. Mais l’appel au peuple ne fait pas la souveraineté du peuple. La “question sociale” du FN est fondée sur l’anti-égalitarisme. Sa grille de lecture ethniciste conduit à l’exclusion des éléments perçus comme extérieurs à la “communauté nationale”. Son attachement à la “valeur travail” fonde l’opposition entre travailleurs et “assistés”, négation même du principe de solidarité. Et le recentrage sur un capitalisme national, faisant la part belle au small business et à la petite bourgeoisie, n’exclut nullement la détestation historique de l’extrême droite pour toute forme de partage du pouvoir dans les entreprises, code du travail et syndicats en tête. Loin de constituer une voie d’émancipation et de reprise en main de sa destinée par le peuple lui-même, la formule politique portée par le FN propose d’échanger protection par l’État – pour certains – contre renoncement aux droits et libertés fondamentaux. La tutelle, en somme, bien plus que la démocratie. On est loin du programme économique de gauche aperçu par certains commentateurs.  thomas clerget

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Entre les deux tours des élections départementales pour le canton d’Audincourt, Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Herimoncourt, Doubs, 26 mars 2015.

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LE DOSSIER

LE NOUVEAU PARTI DU PEUPLE En reportant massivement leurs votes vers le Front national, les classes populaires abandonnent… une gauche qui les a abandonnés. Les chiffres1, au lendemain du premier tour des élections régionales, ont encore parlé. Quand 13 % des employés ont voté Front de gauche, 38 % ont choisi le Front national. Et, plus alarmant encore, 9 % des ouvriers ont porté leurs suffrages sur les listes FdG, contre 51 % aux listes FN. Les moins de trente-cinq ans se sont, eux aussi, moins tournés vers le FdG (14 %) que vers le FN (33 %). Comme ces chiffres ne sont pas sans précédent et témoignent d’un ancrage du vote FN dans les classes populaires, il faut bien les prendre au sérieux, et cesser la dénégation. S’il est vrai les classes populaires se sont également très fortement abstenues, il faut justement s’interroger sur la capacité du FN à les mobiliser. Pour cette raison, on ne peut plus se contenter des thèses rassurantes, de Jacques Rancière ou d’Alain Badiou, selon lesquelles le racisme ou la xénophobie populaires ne seraient que le produit d’un discours raciste de l’État et de ses relais intellectuels ou médiatiques. Il est devenu par trop évident que les classes populaires (pas plus mais pas moins que d’autres) sont sensibles à des discours xénophobes, quand elles n’en produisent pas d’elles-mêmes. UN VOTE DE CLASSE

Et d’ailleurs, pourquoi faudrait-il que les classes populaires méritent notre respect seulement lorsqu’elles ne font pas preuve de xénophobie ? Cela empêche-t-il de faire droit à un discours articulé en terme de lutte des classes ? Peut-être fautil penser que c’est l’effacement de ce discours, relégué au second rang par des années de révolution conservatrice, qui a libéré des pulsions xénophobes. Durant des années, discours de classe et propos xénophobes cohabitaient parmi les classes populaires. Mais ces pulsions racistes étaient illégitimes, voire tabou. Après des années de désespoir devant l’impuissance ou le cynisme de la gauche au pouvoir, on peut même penser que se reconstitue un vote de classe, mais qui se tourne cette fois vers l’abstention ou le FN, pour déstabiliser ou même défaire la gauche au pouvoir. L’abstention et le vote FN constituent aujourd’hui la double réalité des classes populaires. Et cette double réalité repose sur un double ressentiment : à l’égard des populations immigrées ou d’origine immigrée, mais également à l’égard de la gauche qui, pour avoir abandonné les classes populaires et parfois joué avec le feu, à libéré le ressentiment à l’égard des premières.  gildas le dem 1. Étude IFOP, 6 décembre 2015, consultable en ligne.

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LE DOSSIER

RELOOKING EXTRÊME

Le militant du FN frappe par sa normalité. Oubliés, les crânes rasés qui collaient des affichent sous les ponts, la nuit : le Front diffuse ses tracts et ses idées en plein jour.

Marine Le Pen s’est chargée du ravalement de façade en chassant les skinheads. Ses seconds se sont occupés des finitions. Marion Maréchal, Florian Philippot, Nicolas Bay et autre David Rachline: du sang neuf, prêt à gouverner, dont la première mission est d’escamoter les références du passé pour faire du FN un “parti comme les autres”, “républicain” et fréquentable. Le FN a aussi été contraint de rajeunir par son désir de conquête du pouvoir. Pour participer à un maximum d’élections, il a fallu mobiliser des candidats, étoffer les effectifs. Ainsi Marion Maréchal est-elle devenue la plus précoce députée de l’histoire (vingt-deux ans), David Rachline l’imitant chez les sénateurs (vingt-six ans). Des candidats et des élus jeunes contribuent à attirer un électorat qui aura du mal à se sentir représenté par des élus proches de la retraite. Ces élus trouveront aussi au FN des perspectives d’ascension impossibles dans un parti verrouillé par les anciennes générations. Délesté de son propre passé, du moins de sa partie la plus compromettante, le FN

Délesté de son passé, le FN veut se conjuguer exclusivement au présent. 72 REGARDS HIVER 2016

veut se conjuguer exclusivement au présent. Les jeunes, premiers à s’abstenir, se déplacent pour voter en sa faveur. Nicolas Lebourg, historien et membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, faisait ce constat début 2014 : « Le parti a rajeuni : 29 % des adhérents ont moins de trente ans, 34 % entre trente et cinquante ans et seulement 18 % ont plus de soixante-cinq ans ». EXTENSION DES RÉSEAUX

Disposer de jeunes garantit une bonne connaissance des outils de communication. Premier parti français sur Internet (1996) et sur Facebook (2006), le FN s’est même doté de son propre réseau social : “Les Patriotes”. Sur le Net, des centaines de sites et de blogs alimentent une “fachosphère” très active. Chaque information est partagée et repartagée instantanément, aussi bien en messages privés que publics. De quoi jouer la carte de “l’antisystème” face aux médias classiques. Ainsi connectés, militants et dirigeants du FN peuvent diffuser leurs idées, commenter l’actualité. Sans rester confinés à leur entre-soi. De véritables activistes sont ainsi missionnés pour intervenir sur les sites de journaux et les forums de discussion – agents provocateurs ou prosélytes. Le parti ménage aussi une communication plus

radicale, dont le caractère souterrain ne met pas en péril la nouvelle image du parti. RAP IDENTITAIRE

La culture, notamment musicale sert la communication du FN auprès des jeunes. Après avoir investi le rock au milieu des années 90, l’extrême droite s’intéresse désormais au hip hop. Ainsi a émergé une scène à contrecourant du rap dit “de banlieue” représenté par une majorité de rappeurs issue de l’immigration. Ils s’appellent Kroc Blanc, Goldofaf, Mc Amor, Amalek ou encore SKS Crew. Ils rappent « l’honneur de la patrie », « le nouvel ordre mondial », « la chasse aux pédés ». Un rap dans lequel la xénophobie, l’homophobie, le conspirationnisme et l’autoglorification identitaire sont omniprésents. Kroc Blanc chante son vote FN : « J’déteste tout ce qui est différent comme les Noirs, les rouquins, les Arabes, les Chinois, les juifs et les youpins. J’milite pour qu’ma race reste majoritaire. […] Quels sont mes torts ? Être un mâle blanc, hétérosexuel et catholique ». Si ces ‘‘artistes’’ demeurent encore dans les bas-fonds du hip-hop, leurs chansons sont assez bien diffusées au sein des milieux d’extrême droite. Avec en tête des relayeurs tels que Civitas, Alain Soral et Dieudonné.  loïc leclerc


UNE LOGIQUE ATTRAPE-TOUT POUR FÉDÉRER LES MILITANTS Le Front national n’a pas renoncé à ses références originelles, qu’il mêle aux nouvelles composantes de son discours afin que tous ses sympathisants y trouvent leur compte. Quitte à assumer bon nombre de contradictions. 1er mai 2015, place de l’Opéra, à Paris. Les militants du FN participent à leur grand-messe. Venus en car de toute la France, ils défilent en reprenant en chœur « On est chez nous », slogan fétiche, mais surtout plus petit dénominateur commun de l’équation militante frontiste. Car si le nationalisme demeure le socle commun, l’élargissement du profil militant voulu par Marine Le Pen a complexifié la donne. La scène qui se déroule soudain sous les yeux des manifestants en est une illustration. Jean-Marie Le Pen, privé de tribune en attendant une sanction pour un énième dérapage antisémite, s’invite aux côtés de sa fille, comme un diable sortant de sa boîte. Ce n’est pas simplement le patriarche rejouant un psychodrame familial, mais la traduction d’une dialectique redoutablement efficace : la “normalisation” du Front national menée avec succès par Marine Le Pen est nécessaire à la prise de pouvoir. Mais elle a encore besoin de radicalité. Chez les dirigeants, on s’y colle à tour de rôle. TOUT DIRE AUX MILITANTS

Durant la séquence des régionales, c’est Marion Maréchal-Le Pen qui a joué la partition la plus extrême. Avec le succès que l’on sait auprès des électeurs. « Marion est la digne héritière de son grand-père. Elle n’a peur de rien ni de personne, assène Charles, cinquantesix ans, militant marseillais. Les dérapages font partie du jeu car ils permettent d’exprimer des vérités. » Marine Le Pen elle même, tout en suivant la ligne qui éloigne le FN des marigots de l’extrême droite, ouvre grand la

porte du parti à l’ultra droite, notamment aux cadres du Bloc identitaire. Ainsi, dans les rassemblements frontistes, les promoteurs des soupes populaire 100 % cochon et les défenseurs de la théorie du grand remplacement chère à Renaud Camus trinquent avec des révisionnistes égarés, des antisémites revendiqués ou des jeunes militants, comme Léa, dix-huit ans, croix celtique autour du cou, persuadée qu’on en a « trop fait sur la Shoah». Même si, officiellement, le FN se pince le nez, il ne faut surtout ne pas se priver des plus radicaux. La logique opportuniste qu’il a mise en œuvre dans sa stratégie de conquête ne s’exprime pas seulement dans la rivalité induite par la houleuse relation entre Marine Le Pen et son père. Entre la patronne du FN et sa nièce, Marion Maréchal-Le Pen, les passes d’armes sont fréquentes et permettent, là encore, de dire tout et son contraire aux militants. Fanny, vingt-trois ans, rencontrée dans une réunion publique en Île-de-France, se dit avant tout séduite par « la politique familialiste du FN ». « Je ne suis pas raciste et je suis même favorable à une immigration choisie et maîtrisée, argumente-t-elle. Mais je veux un État fort et un retour de la valeur “famille”. » CHACUN SA PARTITION

Les propos révisionnistes ou ouvertement islamophobes ? Pas du tout du goût de Bernard et Jeanne, profs toulousains à la retraite qui viennent de s’engager. « Nous avons toujours voté socialiste, mais nous avons le sentiment d’avoir été trahis trop souvent. Le FN

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Entre les deux tours des élections départementales pour le canton d’Audincourt, Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Herimoncourt, Doubs, 26 mars 2015.

nous paraît aujourd’hui être le seul parti de gauche. » La confusion des repères dont souffre ce couple de retraités est compréhensible. Dans une logique attrape-tout, le programme économique frontiste a régulièrement manié la contradiction. Il a d’abord été libéral, JeanMarie Le Pen se réclamant alors de Thatcher et Reagan. Mais en 2012, Marine Le Pen opère un virage, glanant ça et là quelques perspectives de gauche, mâtinées de préférence nationale. Aujourd’hui, dans la répartition familiale des cibles électorales, Marion Maréchal-Le Pen entame une nouvelle partition, plus libérale que celle de sa tante : aux patrons, elle explique que la sortie de l’euro ne s’impose pas et que la fiscalité est trop lourde. Chacun y retrouvera ses petits. Le FN, enfin, a opportunément surfé sur un climat de terreur entretenu par les candidats. Kevin, vingttrois ans, habite Metz et n’avait jamais voté avant les régionales. Il ne s’estime pas plus de droite que de gauche : « Je compte m’investir au FN, explique-t-il, et ça durera tant que la France ira mal. C’est un peu comme l’État d’urgence. C’est pénible mais nécessaire ».  rémi douat

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La “normalisation” du FN menée avec succès par Marine Le Pen est nécessaire à la prise de pouvoir. Mais elle a encore besoin de radicalité. Chez les dirigeants, on s’y colle à tour de rôle.


LE DOSSIER

YVES COHEN

Directeur d’études à l’EHESS, est l’auteur du Siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), éd. Amsterdam, 2013.

UNE PASSION FRANÇAISE POUR LE FN

Le Front national est devenu une obsession nationale : l’historien Yves Cohen estime que son ascension doit bien plus à cette centralité qu’à l’aura supposée de ses leaders. regards.

Est-ce parce qu’il possède une chef très identifiée que le Front national remporte un tel succès dans les urnes ?

yves cohen.

J’ai entendu dire à la radio que les gens seraient capables de voter Marine Le Pen quel que soit son programme. Cela rappelle une définition du charisme donnée par le sociologue allemand Max Weber à propos d’un dirigeant anglais du XIXe siècle. Mais j’ai un doute : Marine Le Pen n’a pas fait mieux que Marion Maréchal Le Pen, qu’elle ait été candidate dans le Nord ne lui a donné aucun avantage. Il ne faut pas nier que cette femme a un certain savoir-faire politique qui a rendu le FN plus acceptable aux yeux de beaucoup. Mais elle est d’abord devenue charismatique par le travail infatigable de tous les médias et de tous les partis, jusqu’à celui du président de la République. Elle a raison de ne pas refuser ces cadeaux... Le succès du Front national tient donc davantage à une passion française pour ce parti. Tandis que la presse réalise sans arrêt ses gros titres sur lui, le gouvernement lui-même autorise le vote FN en faisant appel à des solutions

comme la déchéance de nationalité. Tout concentrer sur la personne de Marine Le Pen serait une erreur. regards. Dans les postures martiales qu’ils adoptent, le président et le premier ministre n’autorisent-ils pas, là encore, le vote FN, parti qui ne cesse de réactiver une image de chef autoritaire ? cohen.

Cette dramatisation peut trouver sa justification dans l’événement même. Je comprends qu’on ait envie de ratatiner militairement l’État islamique. Mais lorsqu’il prend l’uniforme, Manuel Valls sert Marine Le Pen. De même que le gouvernement la sert quand, d’un seul coup, la politique étrangère perd tout intérêt au profit d’une concentration de l’attention sur le national. On ne voit plus le drame syrien, on ne soucie plus des personnes avec lesquelles on s’allie – Assad, Poutine…

yves

regards.

Les moments de crise sont-ils propices au repli sur une chefferie traditionnelle, même à l’heure des mouvements sans leader ?

yves cohen. Ce phénomène est très présent dans la littérature sur le leadership. La crise provoque un appel au chef. Mais je pense que c’est moins unilatéral qu’avant. J’en veux pour preuve le 7 janvier au soir : sur la place de la République, le jour de l’attaque contre Charlie hebdo, un appel à se réunir a été lancé par on ne sait qui. Des dizaines de milliers de personnes se sont relayées. Sans leader ni parti ni drapeau, elles ont inventé leurs propres mots d’ordre : « Pas d’amalgame », « On n’a pas peur », « Liberté des crayons »… Les repères se transforment. regards. C’est donc un piège de croire, au regard du succès électoral du FN, que le peuple français attendrait plus d’autorité ?

Yves cohen. Je le pense très profondément. Un des héros de Florange, dirigeant de la CFDT, a été porté par un courant horizontal. Cette tension entre les deux – l’horizontalité et le chef – existe beaucoup plus qu’on ne l’imagine dans la profondeur de la vie sociale en France.  propos recueillis par marion rousset

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MÉDIAS : REGARDE LE FN MONTER Passivité, complaisance, complicité … Quelle est la part de responsabilité des médias dans une ascension du Front national à laquelle ils ont contribué ou dont ils sont restés spectateurs ? Sans plus parvenir, aujourd’hui, à s’y opposer. Le 1er juin 1994, Paul Amar, alors présentateur du JT de France 2, lance un débat entre Bernard Tapie et JeanMarie Le Pen en extrayant – d’un sac Décathlon – deux paires de gants de boxe. L’épisode est resté emblématique de la transformation de la politique en spectacle médiatique et de l’inscription du FN au casting de ce spectacle. SUREXPOSITION ET FASCINATION

Si, au milieu des années 90, le patriarche Le Pen assurait déjà le show, ses héritiers s’en chargent sans recourir à son goût du scandale. D’abord en répondant à la demande : biberonnés aux médias, ils en maîtrisent les codes, constituent de très “bons clients” et savent doser leurs provocations, au bénéfice des audiences. De fait, leur discours détone au milieu de cette “pensée dominante” qu’ils fustigent, sans craindre la contradiction consistant à dénoncer un “système” qui leur fait une si belle place. La complaisance à l’égard du parti frontiste réside d’abord dans sa surexposition. L’Argus de la presse a calculé qu’entre le 9 novembre et le 3 décembre, durant la campagne des élections régionales, Marine Le Pen avait fait l’objet de près de trois plus de retombées médiatiques (presse, Internet, télévision et radio) que Valérie Pécresse ou Xavier Bertrand qui complétaient le podium. Un constat analogue avait été établi avant les départementales du printemps, accompagné de sarcasmes sur la place de quasi-chroniqueur réservée par BFMTV à Florian Philippot. Il s’agit même de fascination pour le parti lepéniste quand la couverture des campagnes et les analyses des scrutins tournent presque exclusivement autour de lui, entretenant sa centralité. Certains poussent jusqu’à donner une touche

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glamour à Marine Le Pen – comme Le Monde sur la photo de sa une du 28 mars 2015 ou Elle s’intéressant à sa garderobe –, voire à exprimer une franche attirance pour sa nièce Marion Maréchal-Le Pen, “L’effrontée nationale” en couverture de L’Express. LE (CONFORTABLE) LIT DU FN

Le FN et de ses têtes de gondole bénéficient aussi de la droitisation générale de l’espace médiatique, qui fait le nid de ses thèmes et de ses idées, et a directement contribué à leur banalisation : omniprésence des éditorialistes et “intellectuels” réactionnaires, obsession de l’insécurité, de l’immigration et de l’islam dont témoignent les couvertures décomplexées des magazines, goût pour le “politiquement incorrect” et les crispations identitaires. La teneur et les priorités de l’information ont en quelque sorte devancé le Front national, lui ouvrant la voie. Les médias dominants sont à la fois le lieu où l’on défend un libéralisme qui fait le lit de la désespérance sociale et de la désaffection du politique, et celui où l’on cultive l’intolérance ordinaire et le conflit des identités…

Omniprésent mais peu combattu : ainsi prospère le FN, espèce invasive capable de coloniser un écosystème médiatique auquel il est parfaitement adapté.


Second tour des elections départementales : Loup Viallet le candidat FN pour le canton d’Audincourt au maquillage avant le plateau télé de France 3 Besançon, il vient juste d’apprendre sa défaite, Besançon, Doubs, 29 mars 2015

Surtout, les élus du FN peuvent dérouler leur rhétorique sans rencontrer d’opposition consistante. Les émissions politiques témoignent de l’impuissance des interlocuteurs à leur opposer des arguments, malgré les énormités proférées ou la xénophobie plus ou moins explicite des propos. Notamment parce que les journalistes spécialisés se sont progressivement désarmés en devenant commentateurs, c’est-à-dire simples spectateurs de la progression de l’extrême droite : tous regardent passer le train du Front national. Le traitement de l’actualité politique ayant abandonné la politique au profit du commentaire dépolitisé des stratégies de communication, se soumettant au régime des sondages d’opinion et des éditocrates invertébrés, il a rendu facultatif valeurs ou principes, dissuadé l’exercice d’une pensée critique et marginalisé le journalisme d’opinion. L’invocation du devoir de neutralité constitue un aveu d’impuissance, et le refus – ou l’incapacité – de s’engager un aveu de complicité passive. CONSTAT D’IMPUISSANCE

À la décharge des médias, les représentants et les électeurs du FN donnent peu de prise à la rationalité et aux arguments construits, et il faut bien admettre le caractère contre-productif de sa “diabolisation”. Toujours à contretemps (ah, ces unes évoquant un « choc » aussi prévisible que les résultats du premier tour des élections régionales), la rhétorique de la peur et de la réprobation est d’une totale inefficacité auprès d’électeurs figés dans une posture d’exaspération et de rejet – en particulier du milieu médiatique, vu comme complice des partis de gouvernement, et encore perçu comme foncièrement hostile au FN. Le constat d’échec des médias est ainsi résumé par leur découverte que, après avoir alimenté un processus particulièrement alarmant pour la démocratie et les valeurs qu’ils sont censés défendre, ils se retrouvent dans l’incapacité de l’enrayer. Omniprésent mais peu combattu : ainsi prospère le FN, espèce invasive capable de coloniser un écosystème

Avant le debut de l’emission, à sa gauche Jean-Marie Sermier candidat PS a été élu au premier tour.

médiatique dont il est en grande partie le produit et auquel il est parfaitement adapté. Le processus est si bien enraciné qu’il paraît peu susceptible de s’inverser aujourd’hui. Il faudrait pour cela, comme le formulait Bernard Stiegler sur Rue89 en juin 2014, « que la presse reprenne son rôle, qui est de défendre des idées, de les faire se confronter, et par là, de construire des opinions. Cela veut dire faire des choix politiques, esthétiques, intellectuels, sociaux, etc. » En d’autres termes : rétablir des lignes éditoriales fortes, s’affranchir des outils du marketing politique, arrêter de promouvoir la médiocrité à la tête des rédactions, cesser de gratifier les impostures intellectuelles et redonner la parole à une pensée véritablement critique. Refaire du journalisme et de la politique, en somme.  jérôme latta

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FACE AU FN, QUEL PROJET POUR LA GAUCHE ? Le débat à gauche sur la stratégie à opposer au Front national est vif, mais il peine à échapper à l’alternative entre l’engrenage identitaire et le repli nationaliste. Inventaire des thèses en présence, et des possibilités de les dépasser. CONTRE LE PARADIGME IDENTITAIRE…

Le premier débat anime avant tout l’espace socialiste. En mai 2011, le think tank Terra Nova publiait un rapport prenant acte du fait que les « déterminants économiques » du vote ouvrier avaient reculé au profit des « déterminants culturels ». Il proposait donc de rassembler, autour du « libéralisme culturel » de la « France de demain », les couches moyennes et les catégories populaires les plus fragilisées. En réponse à ce rapport, une partie des socialistes regroupés dans la “Gauche populaire” a proposé de prendre en considération « l’insécurité culturelle » qui pousse les catégories populaires hier les plus stables à se reconnaître dans l’idée que « l’on n’est plus chez soi ». Il faut assumer politiquement le sen-

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timent de cette insécurité. Il faut donc accepter la demande d’un entre-soi national et demander aux “minorités” de toutes sortes de cesser d’affirmer leur différence et de ne plus réclamer leur visibilité dans l’espace public. Terra Nova et la Gauche populaire ont un point commun : la conviction que le clivage culturel a pris le pas sur la place dans les rapports sociaux de production et que l’identité s’est substituée à la conscience de classe. Dès lors, les uns et les autres entérinent l’idée que le peuple est structurellement et durablement désuni. S’ils s’opposent, c’est sur l’axe des recompositions politiques futures. Terra Nova les situe au cœur des évolutions de l’actuelle mondialisation, la Gauche populaire veut s’en extraire. Terra Nova choisit la frange

des catégories populaires sensibles à “l’ouverture”, au risque de les subordonner aux strates sociales les mieux dotées en ressources matérielles et symboliques. La Gauche populaire choisit la “majorité” inquiète, au risque de la subordonner aux thématiques que la “Nouvelle droite” a façonnées hier et que le Front national porte aujourd’hui. Dans les deux cas, on accepte le paradigme de l’identité. … LE COMBAT ÉMANCIPATEUR POUR L’ÉGALITÉ

La double démarche antagonique de Terra Nova et de la Gauche populaire risque de passer à côté de l’essentiel. Ce qui étouffe le monde et ses nations et les plonge dans un “état de guerre” délétère, au nom de la “guerre des civilisations”, c’est la polarisation des avoirs, des


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savoirs et des pouvoirs que sécrète inexorablement le capital dominant. Ce n’est donc ni la mondialité, ni la diversité, ni la mobilité qu’il faut combattre, mais la mondialisation capitaliste, ce mix de concurrence libre et non faussée et de gouvernance technocratique. Au cœur de tous les combats émancipateurs, il convient donc de replacer la question de l’égalité, celle des conditions et pas seulement celle de “l’égalité des chances”. À quoi il faut ajouter que l’une des faces contemporaines de l’inégalité est la discrimination. Il ne suffit pas au capital qu’il y ait inégalité : il faut qu’elle soit légitimée par des considérations de couleur de peau, d’origine, de culture, de religion ou d’orientation sexuelle. Dans la valorisation qu’exige la compétitivité, la publicité positive ne suffit pas ; la négative doit l’accompagner, qui fait de l’autre un inférieur, un concurrent, bientôt un ennemi. La discrimination, c’est l’inégalité portée vers la limite ultime de l’exclusion ou de la relégation. Le bout du parcours de l’identité, c’est la clôture, le mur et le ghetto. Auquel cas, mieux vaut ne pas se laisser prendre dans l’engrenage identitaire. Le combat pour l’égalité reste le socle du travail d’émancipation humaine. Elle suppose le combat contre toutes les discriminations, donc la reconnaissance des spécificités, afin qu’elles ne se figent pas en différences, puis en repliement sur des communautés

défensives. Enfin, le combat moderne pour l’égalité, c’est la volonté de la diffusion des pouvoirs, audelà de la seule représentation classique, contre les logiques actuelles de la gouvernance. C’est le combat pour une démocratie d’un nouvel âge. CONTRE LE PIÈGE DU NATIONALISME…

Le second débat, celui sur la nation, concerne plutôt la gauche de gauche. Pour certains (Aurélien Bernier), l’ancrage national offre le double avantage d’offrir une alternative crédible à une Union européenne essoufflée et de disputer à l’extrême droite le terrain de la souveraineté nationale qui est son fer-de-lance symbolique. Pour d’autres (Jacques Sapir), la nation est le lieu par excellence, contre une Union européenne fer-delance de la mondialisation capitaliste, où peuvent se nouer de larges alliances dépassant le clivage jugé désuet de la droite et de la gauche. D’autres encore théorisent sur le caractère stratégique de l’enjeu national. Le philosophe Frédéric Lordon considère que le “cosmopolitisme”, qu’il attribue à ce qu’il appelle « l’européisme de gauche », pêche par son caractère irréaliste et totalement inopérant. Il n’est pas, dit-il, de mobilisation politique sans « affect » qui la rend possible. Or il n’y a pas d’affect sans « corps politique intermédiaire » pour le susciter. La nation fait partir de ces

Ce n’est ni la mondialité, ni la diversité, ni la mobilité qu’il faut combattre, mais la mondialisation capitaliste, ce mix de concurrence libre et non faussée et de gouvernance technocratique. « corps » ; il n’y a donc pas d’avancée possible qui ne soit pas d’abord nationale. Le problème est que ce raisonnement, qui fonda naguère l’attachement national du communisme français, souffre aujourd’hui d’une triple limite. Si l’État-nation conserve des marges de manœuvre d’autant plus fortes qu’il peut s’appuyer sur une puissance matérielle évidente – c’est le cas de la France – il n’en reste pas moins que chaque territoire s’insère désormais dans un monde dont les interdépendances concrètes sont sans commune mesure avec celle des décennies et a fortiori des siècles passés. En cela, à la différence de ce qu’affirmaient par exemple les communistes français, il y a une dimension nationale incontestable de toute lutte transformatrice, mais il n’y a pas de transformation “avant tout

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Loup Viallet, candidat FN à l’élection départementale du canton d’Audincourt, Doubs, 12 mars 2015.

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nationale”. La rupture dans un seul pays est tout autant un mythe que le socialisme dans un seul pays… Par ailleurs, il n’est pas vrai que c’est la supranationalité en ellemême, à l’échelle continentale comme à l’échelle européenne, qui fut la cause des défaites françaises du mouvement ouvrier et de la gauche d’alternative. Les batailles politiques furent perdues d’abord en France, avec d’autant plus de sévérité que la gauche de gauche ne sut pas raccorder concrètement les enjeux nationaux et les possibilités d’un combat supranational. Penser que l’on peut avancer sur la voie de l’égalité et de l’émancipation sans les travailler de façon cohérente dans tous les territoires sans exception, du local au planétaire, est pour le coup d’un irréalisme échevelé. … LA MISE EN COMMUN ET LA COHÉRENCE DU PROJET

Enfin, survaloriser en lui-même le cadre national revient à oublier que la nation ne fut autrefois un vecteur puissant de politisation démocratique que parce qu’elle pût se raccorder à une grande espérance sociale, celle des “patriotes” révolutionnaires de 1789 comme celle de la République sociale des XIXe et XXe siècle. Si ce raccord ne peut pas se faire, la nation reste la chasse

gardée de tous les nationalismes. Difficile donc de laisser dans l’ombre que, à l’échelle transnationale, le ton est aujourd’hui donné par un nationalisme de rétraction, qui ne voit dans la nation que le cocon protecteur contre “l’Autre”, et donc d’abord contre ceux que la loi du marché et de la gouvernance laisse sur les bas-côtés de la mondialisation. Dans ce cadre difficile, toute référence nécessaire à la nation ne vaut que si elle est, non pas récusée, mais relativisée. Notre horizon n’est pas celui des identités que l’on doit défendre, mais de la mise en commun que l’on doit promouvoir. Il faut penser partout de façon cohérente ; à toutes les échelles de territoire sans exception, il faut suivre les mêmes logiques, bâtir des projets compatibles. C’est cette cohérence de projet et de construction qui est la clef de l’émancipation à venir, sans qu’un niveau territorial soit a priori plus stratégique qu’un autre, la nation pas moins mais pas plus qu’un autre. Il ne faut pas laisser la nation à l’extrême droite, dit-on souvent. À raison. Mais pour ne pas la laisser à l’extrême droite, nous ne devons pas accepter qu’elle se referme en nationalisme régressif. Si la nation a encore un avenir – elle en a sur

Il y a une dimension nationale de toute lutte transformatrice, mais pas de transformation “avant tout nationale”. La rupture dans un seul pays est tout autant un mythe que le socialisme dans un seul pays… le terrain de la politisation populaire – c’est à la double condition qu’elle se transforme (en cela, elle ne se “défend” pas) et qu’elle s’ouvre résolument sur le monde. Sans cela, dans un monde déchiré par les inégalités et en état de guerre, il n’y aurait de place que pour l’affrontement des puissances et donc, une fois de plus, comme en 1914, pour le heurt des nations. Égalité, dans la liberté et la solidarité : c’est la seule réponse possible à l’obsession de l’identité et à l’état de guerre. C’est la seule parade idéologique au Front national.  roger martelli

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DÉRAPAGE. On peinerait sans doute à retrouver les premières traces de ces dérapages-là, c’est-à-dire l’époque à laquelle l’expression est devenue rituelle pour qualifier tout propos franchissant une ligne rouge de plus en plus floue. Probablement la même époque que celle qui a vu les provocations se banaliser dans l’espace public, et devenir un efficace moyen de susciter, à peu de frais, une complaisante attention médiatique. C’est bien là que l’expression est devenue impropre. Logiquement, à force de déraper, on devrait quitter la route et finir dans l’ornière. Or les dérapeurs se remettent presque toujours en piste. En réalité, les dérapages sont désormais contrôlés, du moins calculés, et l’ornière est devenue la route : nombreux sont ceux qui y creusent leur sillon, dans un pays qui s’est tout entier déporté vers sa droite. Le dérapage n’est donc pas un sport automobile, plutôt un sport de glisse, ou de glissements progressifs. Ainsi, quand on dérape constamment, on ne dérape plus : on surfe. Par exemple sur une vague bleu Marine, en attendant le raz-de-marée. Et si c’était un sport olympique, l’équipe de France rapporterait son lot de médailles, avec tous ses spécialistes de la discipline : Nadine Morano, Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut, et bien sûr une palanquée d’élus frontistes. Généralement raciste, sexiste, homophobe, le dérapage relève rarement du burlesque. Plutôt d’un usage cynique de la liberté d’expression conçue comme un droit de provocation non pas gratuite, mais censée rapporter des dividendes en notoriété ou en suffrages. Quand le lapsus (« slip of the tongue » en anglais – glissade de la langue) est délibéré, ce n’en est plus un : il dit précisément ce que l’on voulait exprimer, volontairement ce que l’on pense. Peu importe sur quoi on dérape, et de quel pied on marche dedans. ■ jérôme latta

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LE MOT

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La place de la République à Paris a perdu son animation habituelle. Au pied de la monumentale statue, un autel fragile est dressé pour les victimes des attentats du 13 novembre. Des centaines de mini-bougies se consument et éclairent de jour comme de nuit photos, dessins, poèmes. Symbole inconnu des mœurs publiques françaises il y a quinze ans, la bougie est apparue comme le symbole du deuil collectif aux lendemains des attentats de janvier à Paris. Ceux de novembre consacrent le rituel. Comment une tradition venue de l’Europe du Nord et des États-Unis s’est-elle installée si facilement, si unanimement ? La première fois que nous avons vu à la télé ces autels précaires ce fut pour la mort accidentelle de Lady Di. De ce côté du Channel, cela paraissait enfantin, d’une naïveté de midinette pleurant la princesse des cœurs. Touchant. Beaucoup trop simple. Le peuple anglais s’était réuni dans ce grand moment cathartique qui mettait en cause plus que le deuil de la princesse de Galles. Dans The Queen, le cinéaste Stephen Frears saura saisir la profondeur politique de ce moment inédit et insolite. En septembre 2001, après la destruction des tours du World Trade Center, dans l’Amérique pieuse et moderne, les cierges sont sortis des temples et des églises pour brûler autour du cratère au cœur de Manhattan. Quatorze ans plus tard, des autels ont de nouveau été dressés par des milliers d’anonymes. Des milliers d’autres continuent de venir s’y recueillir. Foule silencieuse, toujours impressionnante. La symbolique est évidente. La flamme, c’est la lumière et la chaleur. Et c’est le silence. Il reste la bougie quand ne fonctionne plus ni la parole (la démocratie) ni la marche collective. La bougie est un miroir de la parole difficile, le signe contre le sens. La bougie sur le rebord de la fenêtre a permit de communiquer à l’universel une présence. Et de se taire. Que pouvait-on dire ? Les Français ont choisi la bougie bien plus que le drapeau national pour exprimer leur émotion, leur compassion profonde. Comme un acte poétique qui dit plus que lui-même. ■ catherine tricot, illustration anaïs bergerat

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L’OBJET

La bougie


L’IMAGE

gustave massiah commentE une photo de Johanna de TessiÈres

Les femmes yézidies, en sentinelles, semblent défier le malheur. Droites, élancées, hiératiques, elles forment un chœur tragique. D’une tragédie innommable et indicible. Elles sont en tenue de deuil. Le deuil de toutes celles qui sont mortes et de celles qui vivent sous le joug, dans les camps de l’État Islamique. La guerre est une barbarie. Une descente aux enfers qui pousse toujours plus loin les limites de la barbarie. En Irak, en Syrie, en Turquie, les Kurdes résistent. Utilisés, abandonnés, trahis ; ils subissent les assauts des clans qui jouent de leur malheur. Les Yézidis, une des communautés kurdophones, une des plus anciennes religions de l’humanité, survivent aux persécutions répétées. Les femmes yézidies témoignent de l’ampleur de la tragédie de tous les peuples de la région. Le basculement du monde accouche d’une nouvelle géopolitique. Il exacerbe les guerres et les déchirements. Le Moyen-Orient est l’épicentre de l’arc des crises. Il explose. L’effet domino joue à plein ; les régions s’effondrent en cascade, entraînant les peuples dans le malheur. La nouvelle stratégie militaire laisse voir sa cruauté. Provoquer la déstabilisation généralisée et l’entretenir. Dans ce désordre voulu, alors que les peuples se déchirent, il est moins coûteux de se réserver les territoires utiles et leurs ressources. Le cynisme devient un des beaux-arts. Les peuples arrachés à leurs territoires rejoignent les flots de migrants et de réfugiés. Ils se tournent, suprême ironie, pour chercher l’asile, vers l’Europe et l’Occident, vers ceux qui sont pour une grande part responsables de leur malheur, des malheurs du monde. Les femmes yézidies veillent sur les enfants qui courent avec énergie le long d’une petite crête. Elles sont écartelées entre le souvenir insupportable d’un passé terrible et les promesses amères d’un avenir redoutable. Elles sont promises à devenir réfugiées, rejetées de toute part. Mais, elles résistent. Elles sont là, debout. Elles portent leur part de la dignité du monde. 

GUSTAVE MASSIAH Figure du mouvement altermondialiste


Camp de refugiés Rwanga, nord de l’Irak, kurdistan, février 2015. Les Yezidis affirment connaitre la pire épreuve de leur longue histoire. Ces femmes originaires de la vallée du Sinjar ont fui l’avancée de Daesh qui assassine les hommes refusant de se convertir, et kidnappent les femmes pour en faire leurs esclaves sexuelles. Un rapport de l ‘ONU affirme que les attaques de l’Etat Islamique en Irak contre la minorité Yezidie pourrait constituer un génocide.


LA PRÉSIDENTIELLE QUI VIENT


ANALYSE

L’élection présidentielle de 2017, première du “tripartisme”, suscite déjà des paradoxes politiques inédits. Pour la droite et la gauche parlementaires, la qualification au second tour vaudra à coup sûr victoire face à Marine Le Pen. Et la gauche de gauche devra saisir l’occasion d’un rassemblement. par guillaume liégard, photos laurent hazgui/divergence

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D Depuis l’instauration du quinquennat, la campagne présidentielle est devenue permanente. Et le nombre de ceux qui y pensent en se rasant est en croissance continue. Avec la fin des élections régionales, dernier scrutin avant 2017, pas de doute : nous sommes entrés de plain-pied dans cette séquence qui va rythmer la politique française pendant les dix-huit prochains mois. Quoi que l’on pense de l’élection d’un président au suffrage universel, l’engouement des Français à se choisir un monarque républicain ne se dément pas, élection après élection. Tous les scrutins depuis 1965 ont connu une participation supérieure à 79 % au second tour. Seule exception, celui de 1969 qui vit s’affronter Alain Poher et Georges Pompidou, autrement dit « blanc bonnet et bonnet blanc », pour reprendre la fameuse expression de Jacques Duclos. Conséquence, il a fallu un peu plus de 18 millions de voix à François Hollande pour accéder à l’Élysée, Nicolas Sarkozy en ayant recueilli près de 19 en 2007. TRIPARTITION OU RÉORGANISATION

La Ve République est un régime articulé autour du scrutin majoritaire, qui conduit à une bipolarisation du champ politique. Gagner, c’est dépasser les 50 % contre un unique adversaire, ce qui oblige à rassembler. Historiquement, c’est autour de l’affrontement gauche / droite que s’est réalisée cette polarisation. La situation présente, dans ce qui apparaît comme une lutte à trois, fait exploser ce cadre. La tripartition actuelle est sans doute une phase intermédiaire avant de nouvelles réorganisations. Pour Marine Le Pen, c’est la bipolarisation “mondialisme” versus “affirmation nationale identitaire” qui doit s’imposer. Pour Manuel Valls, c’est l’opposition “République” contre “extrême droite” qui doit l’emporter. Les deux ont en commun de vouloir enterrer le conflit gauche / droite, c’est à dire la lutte des classes et plus généralement la bataille pour l’égalité. Au moment même où, sous les coups des contre-réformes libérales, les inégalités de tous ordres explosent (sociales,

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ANALYSE

géographiques...), évacuer cette thématique est proprement suicidaire du point de vue d’un projet émancipateur. Trouver les moyens de redonner toute sa portée à cette polarisation historique est donc un axe central pour la gauche qui entend le rester… La présence de la candidate du Front national au second tour ne fait aujourd’hui guère de doute. Premier parti aux élections européennes, aux départementales puis aux régionales, Marine Le Pen est créditée d’environ 27 %, ce qui introduit une situation totalement inédite. En 2002, Jean-Marie Le Pen avait obtenu sa qualification par effraction et à la surprise de la plupart des électeurs. Rien de tel aujourd’hui, tant le parti d’extrême droite est enkysté dans la vie politique française. Si son ancrage local est encore très limité, notamment dans les municipalités, il ne faut pas sous-estimer une capacité d’enracinement au cœur même de la société française que va approfondir le contingent des élus engrangés lors des divers scrutins depuis 2012. Le vote Front national n’est plus de protestation, mais bien d’adhésion. Selon une étude Sofres, 96 % des sympathisants frontistes sont sûrs de voter Le Pen quand seuls 80 % des sympathisants LR choisiraient Sarkozy et 72 % Juppé. C’est un retournement de situation : hier vote décidé, le vote à droite est passé de la conviction au vote par défaut. QUI POUR AFFRONTER LE FN ?

Si la présence du FN au second tour se dessine de plus en plus nettement, l’élection de Marine Le Pen en 2017 semble encore improbable. Le nombre de voix qu’elle recueillera pourrait augmenter et dépasser les 6,8 millions du second tour des régionales, et les législatives qui suivront en seraient profondément transformées. De là à atteindre les 18 à 19 millions de voix nécessaires pour être élu, la marche paraît bien haute. De fait, tous les sondages indiquent une large victoire du candidat qui affronterait la présidente du FN : autour de 70 % si c’est Alain Juppé, plus de 60 % pour Nicolas Sarkozy et près de 60 % si c’est François

Paradoxe de la situation : Sarkozy est le seul à pouvoir faire gagner Hollande, qui est le seul à pouvoir faire espérer Marine Le Pen.

Hollande. On ne peut pas prédire la dynamique politique des mois à venir, mais les résultats dans les trois régions que le Front national pouvait emporter constituent une indication de ce que les Français ne veulent pas. La volonté de l’électorat de gauche de barrer la route à l’extrême droite ne fait aucun doute – la preuve par Estrosi. À droite, cette volonté semble bien moins assurée, et la radicalisation d’une partie croissante de cet électorat inquiète. Pour la droite ou la gauche parlementaire, se qualifier pour le second tour serait donc synonyme d’élection assurée. Reste à savoir qui sera qualifié. À ce stade, rien n’est écrit, même si le discrédit du gouvernement est tel que l’hypothèse d’un candidat de droite paraît la plus probable. Le Parti socialiste n’a nul besoin de primaire. Il dispose d’un candidat naturel avec le président sortant François Hollande. Le pari de ce dernier est simple – et risqué : miser sur la division de la droite et espérer une candidature de Nicolas Sarkozy. Le niveau de détestation de l’ancien président est tel à gauche, et sans doute dans une partie de la droite modérée, que le candidat socialiste pourrait espérer un petit pactole électoral. Cela sera-t-il suffisant pour le hisser au

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ANALYSE

L’absence possible d’une candidature Sarkozy – et donc la certitude de l’élection du candidat de droite – peut générer un espace pour les gauches radicales. second tour ? On peut en douter si le candidat issu des Républicains n’est pas Nicolas Sarkozy : dans l’hypothèse Juppé, par exemple, il n’aurait aucune chance. UNE BATAILLE GAGNÉE OU PERDUE AU PREMIER TOUR

La droite, quant à elle, a un délicat problème d’ordre stratégique à régler. Faut-il d’abord se tourner vers le centre ou chasser sur les terres du Front national ? La logique voudrait que les deux orientations soient soumises aux Français, mais le risque serait alors, pour l’opposition parlementaire, qu’il n’y en ait aucune au second tour. Paradoxe de la situation, Sarkozy est le seul à pouvoir faire gagner Hollande, qui est le seul à pouvoir faire espérer Marine Le Pen. Lors des échéances précédentes, il s’agissait, au premier tour, d’être le champion de son camp avant d’essayer de rassembler plus largement au second pour l’emporter dans un affrontement gauche / droite. Cette fois, la bataille gauche / droite se déroule au sein de chaque camp, au premier tour, pour déterminer qui sera qualifié pour le second. L’argument du vote utile va être servi à satiété. Il aura sans doute un certain écho à gauche, compte tenu de la répulsion de cet électorat pour Sarkozy et Le Pen. Autant voter Hollande au premier tour pour ne pas avoir à voter Sarko au second… Ce sera la seule chance de qualifier Hollande. À droite, il faudra aussi s’employer à éradiquer toute concurrence au premier tour. Et ce n’est pas gagné. La répétition de

l’affrontement fratricide Chirac / Balladur se profile avec quelque crédit. ENFIN UN SURSAUT POUR LA GAUCHE RADICALE ?

Les forces à la gauche du Parti socialiste sont sorties laminées des élections régionales. EELV a perdu 75 % de ses conseillers régionaux (de 263 à 65), le Front de gauche passe de 127 à 41 élus et plus personne ne se souvient que LO et NPA totalisaient plus de 4 % en 2010. Elles ne bénéficient d’aucun vote d’adhésion programmatique, sont incapables d’incarner la protestation ou la colère sociale et sont privées du levier du “vote aiguillon” pour faire pression sur le PS – plus personne n’y croit, surtout avec les dernières annonces de Manuel Valls. De tout côté – EELV, Front de gauche, NPA –, le constat de l’échec apparaît évident, tandis que la volonté d’agir est proclamée urbi et orbi. En l’absence de mobilisations populaires, il n’est pas sûr que le rassemblement des perdants suffise à enclencher une résurrection, surtout sous la pression du rouleau compresseur du vote utile. Cette pression n’est toutefois pas assurée : l’absence possible d’une candidature Sarkozy – et la certitude, dans ce cas, de l’élection du candidat de droite – peut générer un espace. Si la reconstruction prendra du temps, suppose une accumulation d’expériences nouvelles et l’émergence de nouvelles générations, sortir du champ de ruines actuel est cependant envisageable, et l’élection présidentielle peut être une étape sur ce chemin. Cela suppose de remettre tout à plat et que, au-delà des différences politiques légitimes, émerge une candidature unique pour cet espace. Il faut donc dégager les voies pour associer largement militants politiques, associatifs, syndicaux ou du monde de la culture. Que cela passe par une sorte de primaire ou par tout autre processus, peu importe : chacun sent bien le caractère grotesque et microcosmique d’une pluralité de candidatures en 2017. Au-delà des déclarations post-traumatiques, les uns et les autres y sont-ils prêts ? ■ guillaume liégard

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EN EUROPE, LE MOUVEMENT SOCIAL CHERCHE AUSSI SON PLAN B Déstabilisés par l’intransigeance de l’Europe dans la crise grecque, divisés et parfois démobilisés, les mouvements sociaux tentent de maintenir allumé l’espoir d’une autre Europe. En octobre, ils convergeaient à Bruxelles pour un “Altersommet”. reportage thomas clerget, photos célia pernot pour regards

Bruxelles, place du Luxembourg, le 17 octobre. Des militants rejoignent la manifestation.

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REPORTAGE

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U

« Une autre Eu-rope, c’est po-ssible ! » Samedi 17 octobre, au cœur du quartier européen de Bruxelles, les manifestants envahissent la petite place du Luxembourg, devant les bureaux du Parlement. À la tribune, les intervenants défilent. Ils sont là pour dire « Oxi ! Basta ! Enough ! » à l’Europe austéritaire et aux traités de libre-échange. “L’Altersommet”, en marge du Conseil européen des 15 et 16 octobre, a rassemblé sur trois jours les mouvements sociaux du Vieux Continent. Les drapeaux verts sont de sortie : ceux d’Oxfam, des Amis de la Terre, du parti Écolo belge. Venues de France, d’autres couleurs élargissent la gamme : celles d’Attac, de Solidaires ou de la FSU. Le gros des troupes est composé des syndicats belges : gilets verts, la Centrale nationale des employés (CNE), affiliée au syndicalisme chrétien ; gilets rouges, la branche services publics de la FGTB, le principal syndicat belge, de tradition socialiste. Mais c’est le bleu qui domine. Bleu, comme les tee-shirts des cent marcheurs espagnols, vedettes et initiateurs du rassemblement. Partis le 1er octobre de Cadix, dans le Sud de l’Espagne, ils ont rallié Bruxelles après quinze jours de route et autant d’étapes. Bleu, aussi, comme l’espoir d’une autre Europe que les marcheurs veulent ranimer malgré la désillusion grecque de l’été. Bleue enfin, comme la grande marche espagnole sur l’eau en 2001, qui inspire leur mouvement. « La marche bleue avait fait monter 14.000 Espagnols à Bruxelles », se souvient le porte-parole des marcheurs, Pedro Arrojo. Ce professeur d’économie à l’université de Saragosse, aujourd’hui candidat Podemos aux élections générales espagnoles de décembre, était déjà, au tournant des années 2000, l’un des animateurs du mouvement.

« FÉDÉRER LES LUTTES »

En première ligne des politiques d’austérité, les marcheurs espagnols veulent relancer une dynamique de mobilisation européenne en reflux depuis l’essoufflement des forums sociaux continentaux. « L’idée d’une Europe solidaire et démocratique reste nécessaire,

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juge Pedro Arrojo. Si on se contente d’agir en local, on ne s’adresse pas aux vrais décideurs. Nous devons fédérer les luttes, les capacités de résistance et de proposition. » Leur initiative est aussi héritière du mouvement des places, et des marches de la dignité espagnoles. Tournée vers l’Europe, elle veut puiser ses forces dans le terreau des mobilisations locales. « À chaque étape de la marche, nous avons organisé un comité citoyen, pour mettre en scène la rencontre, fédérer », poursuit Pedro Arrojo. Deux jours plus tôt, les marcheurs étaient accueillis à Bruxelles par leurs alliés locaux et européens, précédant de quelques heures le début du Conseil de l’UE. Côté belge, les secteurs sociaux opposés à l’austérité et aux traités de libre-échange forment une large coalition, l’alliance D19-20, née les 19 et 20 décembre 2013. « Les batailles sectorielles sont vouées à l’échec, explique Felipe Van Keirsbilck, le secrétaire général de la CNE, membre de l’alliance. Le syndicalisme n’est plus une force qui se suffit à elle-même. Il faut intégrer les agriculteurs, les indépendants, élargir aux chômeurs et précaires ». Jeudi 15 au matin, bravant le froid et la grisaille, les militants syndicaux étaient rejoints par une cohorte d’agriculteurs, partis durant la nuit pour rallier Bruxelles et participer aux actions prévues dans la journée. Rangés derrière les tracteurs et accompagnés des autres membres de D19-20, de délégations allemandes, italiennes, grecques ou espagnoles, les marcheurs ont terminé leur périple entre les parcs de l’avenue de Tervueren, dans l’est de Bruxelles, jusqu’au quartier européen où se tenait le sommet des chefs d’État et de gouvernement. Prochain objectif ? « Encercler le Conseil »… Dans les faits, tenir quelques points de blocage et de prise de parole, à bonne distance des bâtiments officiels, barricadés par les forces de l’ordre. Mais la foule n’était pas au rendez-vous. Aux quelques centaines de personnes qui ont accueilli les marcheurs et manifesté à leurs côtés, s’ajoutait un millier de manifestants aux abords du Conseil.


REPORTAGE

La campagne contre les traités de libre-échange, TTIP et CETA, fédère toutes les composantes du mouvement social.

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« L’UE est complexe. Le pouvoir y est glissant, presque insaisissable. Son architecture est conçue pour que la confrontation soit presque impossible. » Felipe Van Keirsbilck, l’un des porte-parole de l’alliance D19-20

CONSTRUIRE UNE SORTIE DE L’AUSTÉRITÉ

« La mobilisation n’a pas rencontré le succès attendu », admet Felipe Van Keirsbilck, à l’unisson des autres organisateurs. Les euro-marches, lancées avec l’arrivée au pouvoir de Syriza, devaient appuyer le parti grec en favorisant les convergences européennes. Mais la défaite du gouvernement Tsipras a coupé l’herbe sous le pied des mouvements sociaux. Le réseau Altersummit, troisième pilier de la mobilisation avec les euromarches et D19-20, est également très lié à l’expérience grecque. Composé de syndicats et d’ONG issus d’une vingtaine de pays de l’UE, Altersummit a tenu sa première réunion à Athènes en 2013, où un manifeste des peuples a été adopté. Le réseau entend servir de pivot dans la recomposition du mouvement social européen. Le dernier Forum social européen (FSE), héritier des mobilisations altermondialistes, s’est tenu en 2010 à Istanbul. Depuis, le mouvement social est entré dans une nouvelle séquence, marquée par la généralisation des politiques d’austérité. Celle-ci aiguise les divisions du mouvement en recentrant ses composantes sur les agendas nationaux. « On peut mener des batailles défensives, nager à contre-courant, analyse Felipe Van Keirsbilck. Mais il est certain qu’on ne tiendra pas longtemps comme ça. ». En parallèle, la montée en puissance du mouvement climatique a canalisé les énergies et amorcé une recomposition idéologique des mouvements alter autour de la question climatique. De ce point de vue, 2015 marque peut-être une nouvelle bifurcation : le succès mitigé de l’Altersommet bruxellois tranche

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avec l’effervescence des préparatifs pour la COP 21. Vendredi 16 octobre à 19 heures, le grand amphithéâtre Janson de l’université libre de Bruxelles est aux deux tiers vide pour accueillir le meeting européen, l’un des temps forts de la mobilisation. Malgré les drapeaux tendus derrière l’estrade, l’ambiance est un peu terne, les applaudissements convenus. Après la Grèce, les participants s’interrogent : « Comment les mouvements sociaux européens peuvent-ils construire une sortie de l’austérité ? » Pour en débattre, différents responsables associatifs, politiques et syndicaux interviennent, tels Susan George pour Attac, Pablo Echenique pour Podemos. Sans fournir de réponse claire à la question posée. Les obstacles à l’émergence d’une stratégie commune sont visibles.

LES SYNDICATS EN RETRAIT DES MOBILISATIONS INTERNATIONALES

Habituée à accompagner la construction de l’UE, la bureaucratie syndicale européenne est ébranlée par la radicalisation de ses politiques. « Les victoires sont moins nombreuses que les défaites », admet Eduardo Chagas, de la Fédération européenne des travailleurs du transport. Du côté de la Confédération européenne des syndicats (CES), l’heure est aux questionnements existentiels : « On ne peut plus se permettre une vision romantique de l’UE, note Ronald Janssens, du centre de recherche de la CES. Chaque mesure doit être examinée pour ce qu’elle est, et non considérée comme positive simplement parce qu’elle émane de l’Europe. »


REPORTAGE

Atelier sur la souveraineté alimentaire, vendredi 16 octobre. On s’informe et on invente le monde de demain.

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La désobéissance non-violente a le vent en poupe. Ici, un point de blocage en marge du Conseil européen.

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REPORTAGE

Adossée aux institutions de l’UE et rétive au conflit, la CES échoue à infléchir ses orientations. De fait, malgré l’implication de la CNE wallonne et de branches de la FGTB, la mobilisation syndicale a surtout pesé du poids de son absence à l’Altersommet. Aux prises avec leurs propres difficultés, CGIL, CGT et UGT – les grandes centrales italienne, française et espagnole – étaient invisibles dans les rues de Bruxelles. Dix jours plus tôt, 100.000 personnes avaient défilé dans la capitale belge face aux mesures d’austérité du gouvernement Michel. Suivies le 10 octobre par 250 000 manifestants, à Berlin, contre le TTIP et le CETA, les traités de libre-échange négociés par l’UE avec les États-Unis et le Canada1. Les grands syndicats, par leur capacité de mobilisation et leur ancrage dans le monde du travail, occupent une position centrale au sein du mouvement social. Ils tendent aujourd’hui à déserter les mobilisations internationales. Du Nord au Sud et d’Est en Ouest, le mouvement syndical est confronté aux mêmes lignes de clivage que l’Europe politique. Entre les pays, entre les secteurs d’activité, l’hégémonie des politiques de concurrence accentue les divergences d’intérêt. « Quand on lutte contre le dumping social, il faut faire comprendre à nos affiliés d’Europe de l’Est que ce n’est pas dirigé contre eux, qu’on se bat aussi pour améliorer leurs droits », explique Eduardo Chagas à la tribune du meeting. Le mouvement social, en tant que “mouvement des mouvements” engagé contre l’UE libérale et pour une autre Europe, est essentiellement implanté en Europe occidentale, tandis qu’il peine à exister dans les pays de l’Est. 1. TTIP : Transatlantic Trade and Investment Partnership, en français Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) ; CETA : Comprehensive Economic and Trade Agreement, en français Accord économique et commercial global (AECG).

BLOQUER LES CENTRES DE POUVOIR

Malgré ces limites, les animateurs du mouvement sont plus que jamais convaincus de la nécessité d’opposer des luttes coordonnées face au bloc néolibéral. De ce point de vue, la lutte contre le TTIP et le CETA mobilise et rassemble ; ici, les impacts potentiels des accords transcendent les clivages. « Mais l’UE est complexe, note Felipe Van Keirsbilck. Le pouvoir y est glissant, presque insaisissable. Son architecture est conçue pour que la confrontation soit presque impossible. » Face à la victoire idéologique des néolibéraux et à l’incapacité de peser “depuis l’intérieur”, certains mouvements avancent et perfectionnent des modes d’action plus radicaux, de type blocage ou occupation nonviolente, inspirés des mouvements de désobéissance civile et d’occupation des places. Jeudi 15 octobre à 14 heures, peu après l’accueil des marcheurs, de petites grappes de personnes, jeunes, s’accumulent discrètement sur la rue Belliard, devant l’esplanade du Parlement. Regards en coin, prises de contact prudentes : « Vous êtes là pour la même chose que nous ? » Soudain, une camionnette freine au milieu de la chaussée. Un gros bloc de béton en est largué, auquel s’arriment bientôt huit activistes, décidés à bloquer la circulation. En amont comme en aval, on érige des barricades. Mot d’ordre : la « perturbation maximale » du sommet. Aux quatre coins du quartier européen, des actions de blocage sont menées pour empêcher les chefs d’État de rejoindre la réunion. Tandis que les “enchaînés” grelottent sous la pluie, les nouvelles arrivent : les membres du Conseil sont passés, le seul à avoir été retardé serait Alexis Tsipras ! Au bout de trois heures, le blocage est levé. « Un bon coup d’essai », résume l’un des organisateurs. « Nous allons cibler les centres de pouvoir en Europe, à Berlin, à Bruxelles », prévient Corinna Genschel, du mouvement Blockupy Frankfurt, lors du mee-


« Dans la zone euro, les situations divergent entre Nord et Sud. Mais la crise qui arrive va remettre tout le monde au même niveau. Le consensus autour de l’austérité va éclater. » Thomas Coutrot, Attac France ting européen. « À terme, l’objectif est de bloquer les sommets européens, même si on en est encore loin », développe Anouk Renaud, salariée du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM), basé à Bruxelles et impliqué dans l’alliance D19-20. Blockupy, un réseau d’activistes issus d’une variété de mouvements européens, incarne cette stratégie. Le mouvement s’est illustré en regroupant 10.000 personnes à Francfort le 18 mars 2015, pour entraver l’inauguration du siège de la BCE. Avec les outils de la désobéissance civile non-violente, Blockupy veut reconstruire la démocratie « par la base », « audelà des frontières des États-nations ».

COMMENT CHANGER L’EUROPE ?

Autour de la lutte contre le TTIP et le CETA, contre l’austérité budgétaire, autour du mouvement climatique ou de la question de la dette, portée par le CADTM, les mouvements transnationaux peuvent s’appuyer sur un certain nombre de points de convergence. « On est dans une phase où les réseaux militants, anciens comme nouveaux, essaient de renforcer leur coordination, analyse Thomas Coutrot, l’un des porte-parole d’Attac France. Dans la zone euro, les situations économiques et sociales divergent entre Nord et Sud, les opinions publiques aussi. Mais la crise qui arrive va remettre tout le monde au même niveau. Le consensus autour de l’austérité va éclater. » « Tôt ou tard, un rapport de forces se dessinera et l’Allemagne devra se ranger au projet d’une Europe plus sociale », estime Ronald Janssens, de la CES. Retour sur la place du Luxembourg, au troisième et dernier jour de la mobilisation. Après les discours, environ 4.000 personnes se mettent en route pour

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la manif de clôture. « Et ric, et rac, les filles cassent la baraque, et rac, et ric, une autre politique ! » Dans les premières lignes, les militantes de Vie féminine, association féministe d’éducation populaire, électrisent le cortège. Le ras-le-bol et la détermination sont palpables. Quelques piñatas, figurines de carton suspendues au bout d’un fil, en font les frais. Tour à tour, les militantes prennent un bâton et frappent les symboles de papier mâché, qui se déchirent en libérant des confettis. « Nous marchons pour dénoncer les conséquences des politiques d’austérité sur leurs premières victimes, les femmes, dont on parle très peu », explique Céline, trente-cinq ans, enveloppée du drapeau blanc et rose de l’association. Colorée, festive et énergique, la manifestation est réussie. Les passants s’arrêtent, prennent le temps d’observer. À travers Bruxelles, du quartier européen jusqu’à la place de la monnaie, l’énergie déployée par le cortège sonne comme une réappropriation symbolique des rues de la capitale européenne. Ces dernières sont à l’image du projet néolibéral : riche de ses administrations et quartiers d’affaires, Bruxelles est aussi balafrée par les inégalités, avec un taux de chômage proche des 20 %. À ce stade d’injustice, comment changer l’Europe ? La question qui traverse la gauche européenne anime aussi les mouvements sociaux. En attendant qu’une réponse se précise, Pedro Arrojo, le porte-parole des marcheurs, conclut en donnant rendez-vous l’an prochain : « Ce qu’on a fait ici n’est que le commencement d’une aventure qui doit grandir. On viendra leur dire, en 2016, l’Europe que l’on veut, et que l’on va construire, parce qu’elle est nécessaire ! » ■ thomas clerget


En haut : les militantes de l’association belge Vie fÊminine Place du Luxembourg, avant la manifestation pour une autre Europe.

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Romancier et critique littéraire

ON N’EST PAS DANS LA MERDE ! Que lisent les Français ? Eh bien, en 2015, ils auront plébiscité le livre médicinal d’une jeune Allemande, Giulia Enders, Le Charme discret de l’intestin, sous-titré Tout sur un organe mal aimé. Cet essai avait déjà été un succès dans son pays d’origine, plus d’un million d’exemplaires vendus : comme quoi, le couple franco-allemand, hein, dès qu’on aborde les vrais sujets, ça marche… Mon côté sadique anal étant faiblement développé, j’ai longtemps résisté à cette lecture, puis finalement j’ai fini par mettre – si je puis dire – mes yeux dans le cambouis, histoire de mieux comprendre mes contemporains, de les appréhender comme ils sont tout au fond d’eux. Dis-moi ce que tu lis, je te dirai ce que tu es. Pour être tout à fait honnête, je fondais aussi quelque vague espoir politique dans cette lecture. Son titre renvoyant au Charme discret de la bourgeoisie, le film de Bunuel, je pouvais espérer que les multiples lectrices et lecteurs de cet essai établissaient dans les bas-fonds

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de leur inconscient une discrète analogie politique entre le système digestif et la bourgeoisie, cette classe qui aura su tout avaler durant son histoire récente : le front républicain, le Front de gauche, le Front national, la crise de la dette, la dictature du financiariat, l’état d’urgence, l’écologie politique – et tant d’autres choses, certes prémâchées pour elle par deux ou trois intellocrates dépressifs, toujours les mêmes, qui font aujourd’hui la pluie et le beau temps dans nos médias en continu, comme un rouleau de papier toilette dévidé follement par un enfant. Le fait est qu’avec ses illustrations enfantines, œuvres de la petite sœur de l’auteur qui n’a de toute évidence pas oublié le fameux coup de crayon qu’elle avait acquis en classe de maternelle, le livre cherche surtout à s’adresser à un lectorat de bobos, ces bourgeois décalés, ces bourgeois qui n’en sont plus mais ne le savent pas ou bien ces bourgeois qui n’en sont pas mais qui font comme si. Pour preuve, la question du gluten

est très vite abordée (et, je dois le reconnaître, très bien expliquée). Sinon, entre autres choses utiles, on apprendra que ce que nous appelons en France des toilettes à la turque, s’appelle en Turquie des “toilettes grecques”, et en Grèce des “toilettes bulgares”. À quoi l’on voit que les problèmes de l’Europe sont loin d’être réglés. Mais pas seulement. En effet, au Japon, les toilettes à la turque s’appellent des “toilettes chinoises”… VULGAIRES PARASITES

Globalement, la théorie de l’auteure est que notre intestin, sept mètres de long, constitue un deuxième cerveau. Autant dire qu’on n’est pas dans la merde… Il n’empêche que dans cet ouvrage bien fichu, distrayant, on trouve des phrases enchanteresses d’un point de vue politique. Celle-ci par exemple, page 274 : « Mourir ou ne pas mourir — c’est quand même une question de première importance, à laquelle un organisme moderne devrait pouvoir répondre de plein droit sans avoir à prendre en

Illustration Alexandra Compain-Tissier

arnaud viviant


CHRONIQUE

Giulia Enders, Le Charme discret de l’intestin, éd. Actes Sud

considération l’opinion de vulgaires parasites ». On est bien d’accord ! Même si, en l’occurrence, les parasites dont parle Giulia Enders ne sont ni les conseillers d’État, ni les spin doctors ni les éditocrates qui sévissent dans nos démocraties, mais les toxoplasmes, des parasites qui se nichent dans les intestins des chats et dont de récentes études ont montré qu’ils provoquaient des comportements suicidaires chez l’être humain. « Les toxoplasmes ont plus d’influence sur nous que nous l’aurions cru il y a quelques années. Et cette découverte sonne une ère nouvelle. Une ère dans laquelle un banal caca de chat nous révèle tout ce qui peut déterminer notre vie. Une ère dans laquelle nous commençons à comprendre combien nous sommes intimement liés à notre nourriture, à nos animaux et au minuscule peuple qui nous habite. » Allez, je retire tous mes sarcasmes au sujet des bobos et de toutes celles et ceux qui ont fait de ce livre un best seller. Ils ont raison. Je crois même que, dans les moments difficiles qui nous attendent,

Bertrand Burgalat, Diabétiquement vôtre, Calmann-Lévy

où nous allons devoir une nouvelle fois refonder complètement notre famille politique, même sa phrase de conclusion pourrait nous être utile : « Quand le bon et le mauvais vivent en bonne intelligence, le mauvais peut nous rendre plus fort, et le bon prendre soin de nous et de notre santé ». Pour finir par une note sucrée tout en restant dans le ton, je vous conseille vivement la lecture de Diabétiquement vôtre, de Bertrand Burgalat. Ce musicien, à qui l’on doit notamment l’impérissable Goûte mes frites de Valérie Lemercier, est diabétique de type 1, insulinodépendant depuis l’âge de onze ans. Sur le sujet, il publie un livre très personnel, mêlant autobiographie, enquête (les laboratoires Sanofi en prennent pour leur grade), témoignages, histoire (le chapitre sur la découverte de l’insuline est remarquable), mais aussi réflexion politique sur ce fléau que sont les diabètes de type 1 et 2. Voilà, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne année et une bonne santé pour 2016. 

AUTOMNE 2015 REGARDS 105



AU RESTAU

LE PAQUEBOT DE BERCY DEVANT L’ICEBERG DE LA FRAUDE FISCALE

La fraude fiscale fait aujourd’hui l’objet d’une réprobation publique plus visible et de nouveaux dispositifs pour la contrecarrer. Mais les protections perdurent à l’avantage des plus riches. Monique Pinçon-Charlot et Alexis Spire en expliquent les mécanismes – en particulier au sein de l’administration fiscale. dialogue orchestré par marion rousset photos vincent wartner / hans lucas pour regards

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L AU RESTAU

Le ballon rouge, 17 rue Abel Gance, est un restaurant qui joue la simplicité. Situé à proximité de la Bibliothèque nationale de France, près des quais, beaucoup de chercheurs de l’EHESS ont l’habitude de s’y retrouver pour déjeuner.

regards. Vos deux livres interviennent après une série de scandales impliquant des puissants. La question de la fraude fiscale est-elle enfin entrée de plain-pied dans le débat public ? spire. Oui, le contexte politique a permis de donner une place plus importante au sujet de la fraude fiscale dans le débat public. Nous avons débuté notre enquête en 2010, un peu avant le déclenchement de plusieurs scandales comme les “affaires” Bettencourt et Cahuzac. Le contexte actuel est un moment propice, mais pas inédit : on pourrait le comparer avec les années 1930 qui ont vu éclater plusieurs scandales bancaires. Reste que ces dernières années, avec la crise des finances publiques et la multiplication des procès, la question a pris une ampleur particulièrement importante.

alexis

MONIQUE PINÇON-CHARLOT

Sociologue spécialiste des grandes fortunes. Avec Michel Pinçon, elle sillonne les ghettos du Gotha. Ils sont les auteurs de Tentative d’évasion (fiscale) (éd. La Découverte, 2015)

ALEXIS SPIRE

Sociologue, chercheur au CNRS, est l’auteur avec Katia Weidenfeld, de L’Impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté (éd. La Découverte, 2015)

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regards. Bercy a-t-il joué un rôle dans les récentes révélations ? pinçon-charlot. On assiste aux cocoricos des ministres et responsables de la fiscalité à Bercy, tout fiers de dire qu’ils engrangent de l’argent. Michel Sapin, ministre des Finances, a annoncé que le fisc allait récupérer 2,6 milliards d’euros en 2015. Pourtant, la visibilité actuelle de la fraude fiscale n’est pas due au résultat d’une traque émanant du ministère : elle est d’abord liée au travail des lanceurs d’alerte, et ensuite aux conflits familiaux comme dans le cas de l’ “affaire Bettencourt ”. La découverte des millions d’euros cachés en

monique pinçon-charlot.

Nous vivons effectivement une période tout à fait originale. La crise de 2008 a constitué une cassure et depuis lors, nous assistons à un emballement de la visibilité de la fraude fiscale dans le débat public. Le grand détonateur, ce fut en 2009 quand Hervé Falciani, ex-informaticien de la banque HSBC, a divulgué au fisc français la liste des détenteurs de comptes en Suisse. Cet événement a rendu visibles des centaines de noms, que nous donnons d’ailleurs dans notre ouvrage car nous avons toujours cherché à

monique

personnaliser les positions de pouvoir des dominants. Les lanceurs d’alerte se sont multipliés, comme Stéphanie Gibaud, cadre d’UBS France [elle a refusé de détruire des listings susceptibles de mettre au jour l’évasion fiscale organisée par la banque qui l’employait] et, avant elle, Bradley Birkenfeld qui avait dénoncé l’existence d’un tel système de fraude au sein de la filiale américaine, ou encore Céline Martinelli pour le Crédit mutuel. Ils ont déplacé des fichiers qui étaient sur des disques durs à Genève et à Monaco. Les 44 000 dossiers des repentis fiscaux déposés au STDR [Service de traitement des déclarations rectificatives] proviennent, pour les trois quarts, du travail de ces lanceurs d’alerte.



« La fraude fiscale est une arme au cœur de la guerre que les riches mènent contre les peuples. Une arme, parce qu’elle a des conséquences criminelles. » Monique Pinçon-Charlot


AU RESTAU

Suisse n’est pas née d’une volonté politique ! Selon un rapport de la Cour des comptes de 2012, les cinq cents premières fortunes de France risquent en effet de faire l’objet d’un contrôle fiscal approfondi une fois tous les… quarante ans. Idem pour Guy Wildenstein, ce marchand d’art soupçonné de fraude dont le procès doit se tenir en 2016 : sa situation est le résultat d’un très grave conflit familial. Pareil pour le baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, aux prises avec sa terrible cousine Sophie Boegner. alexis spire. Le contrôle administratif de certains dossiers concernant de grosses fortunes a été renforcé, notamment depuis 2008. Ceux qui possèdent un patrimoine ou des revenus très conséquents font désormais l’objet d’un contrôle systématique tous les trois ans. Le problème, c’est que celui-ci s’effectue depuis le bureau, donc l’enquête n’est pas approfondie : il n’y a, par exemple, pas de rapprochement avec les relevés bancaires. D’ailleurs, l’essentiel des contrôles approfondis concernent aujourd’hui des entreprises, presque jamais des particuliers. regards. Un contrôle qui n’est pas approfondi sert-il à quelque chose ? alexis spire. C’est une vraie question. Il s’agit d’un contrôle à distance dont le but est d’essayer de

vérifier la cohérence des déclarations, notamment en matière d’impôt sur la fortune et d’impôt sur le revenu. monique pinçon-charlot. Les inspecteurs des impôts que nous avons interviewés sous couvert d’anonymat nous ont expliqué que leurs conditions de travail ont été organisées au plus haut de la hiérarchie de Bercy, afin qu’ils soient tenus éloignés des plus grandes fortunes. Leur travail est cloisonné, parcellisé, ils n’ont pas accès à l’ensemble de l’information. Dès que le sujet est sensible, c’est-à-dire quand il implique des personnalité à fort enjeu car détentrices de plusieurs millions d’euros, les personnels qui s’en occupent sont recrutés exprès au sein de la Direction générale des finances publiques. Pour dire les choses rapidement, ils sont recrutés parce qu’on a confiance en eux. alexis spire. Avec Michel Pinçon, Monique insiste beaucoup sur la connivence entre les élites, qui touche au cœur du pouvoir économique et politique. Ils s’intéressent donc à des dossiers très spéciaux, rares, extrêmement surveillés. Et il n’est pas impossible que la mansuétude dont ont bénéficié Guy Wildenstein ou le baron Seillière soit en partie imputable à cette connivence. Mais ce sont deux cas un peu particuliers. Avec Katia Weidenfeld, nous nous sommes

davantage intéressés à l’ensemble des dossiers car nous souhaitions mettre en lumière les effets de structure liés au fonctionnement des institutions. Et Bercy, c’est quand même une administration paradoxale composée d’agents qui, à tous les niveaux, sont très attachés à la justice fiscale. Ils ne se laissent pas dessaisir aussi facilement de leurs dossiers ! Et ils obtiennent des résultats statistiques tangibles – au moins en matière de notification de redressement. Après, sur le recouvrement effectif, il faudrait nuancer. regards. Mais ces institutions ne sont-elles pas – au moins en partie – le résultat de cette connivence dénoncée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ? alexis spire. Ce n’est évidemment pas un hasard s’il y a beaucoup moins d’instruments pour contrôler les très gros patrimoines que les petites allocations. Mais c’est plus un effet structurel que le résultat d’une volonté politique immédiate. Et il faut quand même dire que les contrôles de dossiers à fort enjeu sont aussi les plus prestigieux pour les agents des impôts. Donc les inspecteurs qui s’en occupent font un peu partie des unités d’élite. Seuls ceux qui sortent les premiers des écoles peuvent être affectés au contrôle des grandes entreprises et des grandes fortunes.

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AU RESTAU

regards. Coincer une grande fortune, c’est valorisant ? alexis spire.

Les contrôles fiscaux visent à recouvrer le maximum d’argent. Même s’il n’existe pas officiellement d’objectifs chiffrés pour les inspecteurs des finances publiques, ils sont incités à notifier d’importants redressements. Le problème est que, du coup, la dimension punitive ou pénale est totalement secondaire ou périphérique.

regards. Vous vous rejoignez sur ce point : les riches fraudeurs échappent à la spirale punitive dans laquelle sont pris les autres types de délits… alexis spire. Oui, nous avons dégagé les profils sociaux des personnes et sociétés qui passent en procès. Et constaté l’absence des très grosses entreprises ainsi que la quasi-absence des fraudes patrimoniales, alors que les petites entreprises du bâtiment, de gardiennage, de revente de voitures d’occasion sont au contraire très représentées. À ce sujet, il est frappant de constater que le service qui contrôle les très grandes entreprises est celui qui rapporte le plus d’argent, mais qu’en matière de dossier pénal, c’est toujours zéro. La transaction est systématiquement privilégiée. monique pinçon-charlot. Le “verrou de Bercy” est un maillon important qui permet à l’oligarchie

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d’échapper au procès. En effet, seul le ministre des Finances a le droit de transférer au parquet un dossier. Il faudrait au contraire que n’importe quel inspecteur des impôts puisse saisir le parquet quand il a connaissance d’une fraude.

sans doute évité les sanctions. Nous pensons que la fraude fiscale est une arme au cœur de la guerre que les riches mènent actuellement contre les peuples. Une arme, parce qu’elle a des conséquences criminelles.

alexis spire.

regards.

Tout n’est pas centré sur le “verrou de Bercy”. Si les grosses fortunes et les riches entreprises sont rarement punies, c’est surtout parce que l’objectif de l’administration est de récupérer de l’argent. Dans le cas des grosses entreprises qui négocient grâce à des avocats fiscalistes, une transaction immédiate vaut mieux qu’un procès incertain. Donc elles ne se retrouvent jamais devant le juge.

monique pinçon-charlot.

Je ne crois pas que Bercy cherche à tout prix à récupérer de l’argent. Sinon pourquoi Sylvia Wildenstein auraitelle eu tant de mal à obtenir que Guy Wildenstein fasse l’objet d’un contrôle et d’une poursuite au pénal ? Cela a mis dix ans, nous avons publié les lettres que son avocate a adressées aux différents ministres du Budget et qui sont restées sans réponse. Il a fallu que le ton monte, que l’avocate menace, que l’affaire soit relayée par la journaliste Élise Lucet dans son émission Cash investigation, pour qu’ils ne puissent plus revenir en arrière. Dans l’affaire Ernest-Antoine Seillière de Laborde, c’est pareil : sans les articles de Franck Johannes et Claire Gatinois dans Le Monde, le baron aurait

Lesquelles ?

monique pinçon-charlot.

À partir de 1983, année qui inaugure le “tournant de la rigueur”, la dette publique s’enflamme. Dès lors, les socialistes renoncent aux nationalisations, dégraissent des postes comme les services publics et ils octroient aux plus riches des avantages fiscaux multiples et variés. Cette politique a construit un déficit public qui fut ensuite présenté au peuple – accusé de coûter trop cher – comme étant de sa responsabilité. regards. Comment s’explique, historiquement, l’impunité des puissants en matière de fraude fiscale ? alexis spire.

Cette forme d’indulgence tient à l’histoire de l’État en France. Depuis l’Ancien régime, une intransigeance implacable s’applique à ceux qui contestent l’impôt sous forme de mobilisations et de mouvements sociaux, et au contraire une indulgence constante à l’égard de ceux qui fraudent l’impôt de façon discrète et individuelle. L’une des raisons, c’est que l’État rechigne à donner


« Les contrôles fiscaux visent à recouvrer le maximum d’argent. La dimension punitive ou pénale est totalement secondaire ou périphérique. » Alexis Spire


« Le “verrou de Bercy” est un maillon important qui permet à l’oligarchie d’échapper au procès. » Monique Pinçon-Charlot

un trop grand pouvoir au juge, qui est quand même beaucoup plus indépendant du pouvoir politique que l’administration fiscale. monique pinçon-charlot.

Pour le dire un peu autrement, dès l’Ancien régime les nobles ne paient pas d’impôts. Ce sont les serfs, le tiers-État, qui s’en acquittent sous forme de diverses corvées. Cette société de caste, les dominants aspirent à y revenir depuis la Révolution. Aujourd’hui, ils y sont arrivés. La politique envers la fraude fiscale est d’autant plus clémente que les fraudeurs sont des personnes qui appartiennent à la classe dominante. Cette fraude collective est organisée avec la complicité de Bercy ainsi que d’une flopée d’avocats fiscalistes et d’inspecteurs des finances. En ce sens, nous vivons actuellement une sorte de retour à

114 REGARDS HIVER 2016

l’Ancien régime au nom de la République, du mérite, de la démocratie et des droits de l’Homme. regards. Quels sont les points sur lesquels l’administration fiscale a progressé ? alexis spire. Les formes de coopération mises en place avec la Suisse font partie des avancées récentes. Mais d’autres progrès moins visibles ont été faits, notamment grâce à l’informatisation des contrôles qui, au tournant des années 1980-1990, a démultiplié les possibilités de surveillance. En même temps, c’est le moment qu’a choisi l’administration fiscale pour mettre en place des procédures de conciliation et de transaction. Tous les dispositifs comme “l’application mesurée de la loi fiscale”, mis en place à la fin des années 1990

sous le gouvernement Jospin, reposent sur l’idée que le contribuable est de bonne foi, qu’il faut négocier avec lui… pinçon-charlot.

Sur les échanges automatiques avec d’autres pays, je mettrais un bémol. Ceux avec la Suisse ne prendront effet qu’à partir du premier janvier 2018. Peut-on imaginer le temps que nos riches de Genève ont devant eux pour inventer des montages opaques aux Bahamas ou aux Bermudes ? On les prévient des années à l’avance de ce qui risque de leur arriver ! Par ailleurs, tout se fera sous le secret des affaires. Seules les administrations fiscales des pays riches seront au courant. Quant à la généralisation de l’informatisation des services de Bercy, n’importe quel employé de banque ou inspecteur des impôts peut, monique


« Bercy est une administration paradoxale composée d’agents qui, à tous les niveaux, sont très attachés à la justice fiscale. » Alexis Spire grâce à elle, devenir un grain de sable dans la machine diabolique de la fraude fiscale. C’est elle qui a permis à Hervé Falciani d’avoir accès aux fichiers de dizaines de milliers de personnes. D’où la nécessité de contourner le problème par la conciliation : les “cellules de dégrisement” mises en place par Éric Worth, puis des “cellules de régularisation” instaurées par Bernard Cazeneuve dans la foulée de l’ “affaire Cahuzac” offrent une place de choix à la négociation. regards. Cette logique de la négociation a-t-elle été infléchie par la loi de 2013, relative à la lutte contre la fraude fiscale ? alexis spire.

Le problème de ce type de lois, c’est qu’elles ne se traduisent pas dans les faits. Celle de 2013 alourdit les sanctions en

matière de fraude fiscale, en faisant passer la peine maximale de cinq ans à sept ans de prison ferme. Mais comme la plupart des condamnés prennent en pratique six mois avec sursis, voire écopent de simples amendes, allonger la durée maximale de la peine ne change rien.

policiers de la police judicaire. Elle a le droit de mettre des gens sur écoute, de mener des investigations sur place. Mais il faudrait la renforcer. Aujourd’hui, les quarante-cinq agents qui y travaillent ne traitent que d’un tout petit nombre d’affaires – moins de 10 % de la fraude fiscale.

regards. Alors, peut-on parler de vraies avancées ?

monique pinçon-charlot. Je vais encore être “désenchanteuse” ! Cette police fiscale ne relève pas des services fiscaux de Bercy, mais du ministère de l’Intérieur. On se trouve donc de nouveau pris dans un labyrinthe qui permet d’opacifier un peu plus la situation. L’oligarchie a les moyens de tout transformer à son avantage. Quoi qu’on propose, il y aura toujours quelque chose qui cloche. ■ entretien réalisé

alexis spire. Pour nous, la création de la police fiscale en 2010 en est une. Cela répondait à revendication très ancienne de l’administration des impôts. Pendant longtemps, l’impuissance de l’administration était liée à l’insuffisance de ses pouvoirs d’investigation. Cette police fiscale fonctionne de façon collaborative entre des brigades d’inspecteurs des impôts et des

par marion rousset

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SAUVER PALMYRE

Illustration Alexandra Compain-Tissier

En août dernier, le monde découvrait avec horreur le martyr subi par Khaled al-Assaad, quatrevingt deux ans, directeur durant des décennies de la cité antique de Palmyre tombée aux mains de Daesh, en Syrie. Décapité, son corps sanguinolent était exhibé en pleine rue, accroché à un poteau. Trois mois plus tôt, vingt hommes accusés d’être à la solde du régime de Bachar al-Assad étaient exécutés en public sur la scène du théâtre romain de ce site archéologique exceptionnel, surnommé pour sa beauté “la perle du désert syrien”.

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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À la barbarie humaine s’ajoutait la destruction des pierres, les combattants de l’État islamique s’en prenant aux vestiges historiques, symboles à leurs yeux d’idolâtrie, comme ils l’avaient fait auparavant en Irak : temples rasés, arc de triomphe dynamité... Une catastrophe patrimoniale qualifiée par la directrice générale de l’Unesco, Irina Bokova, de « crime de guerre » et d’« effroyable stratégie de nettoyage culturel ». VANDALISME IDÉOLOGIQUE La France, se sentant investie d’une mission particulière aux yeux du monde dès qu’il s’agit de culture, et revendiquant toujours le titre de pays des droits de l’homme, décida de réagir. François Hollande confia au président du musée du Louvre, Jean-Luc Martinez, une “mission sur la protection des biens culturels dans les conflits armés”. Tandis que l’ONU, face à l’ampleur du phénomène, adoptait une résolution en vertu de laquelle la communauté internationale considère « les attaques commises contre le patrimoine de tout pays [comme] des attaques commises contre le patrimoine com-

mun de l’humanité tout entière ». Un bien mince rempart contre ces exactions, l’arsenal juridique mis en place au plus haut niveau depuis 1945 se révélant impuissant « face à la barbarie terroriste qui sévit au Moyen-Orient », comme le constatait M. Martinez en introduction de son rapport, remis en novembre 2015. Lequel déplorait que, trop souvent, les réactions indignées des États ne dépassent pas « le stade de la condamnation », sans mise en place de « mesures concrètes réellement opérationnelles et efficaces » à même de lutter contre ce désastre. Ce que lui demandait justement le président de la République française. Le constat que le patron du Louvre dresse de la situation est particulièrement dramatique. Si les destructions patrimoniales ont toujours existé durant les guerres, dans la période contemporaine elles constituaient plus des dommages collatéraux liés à la position géographique ou stratégique des bâtiments. Ici, on a plus affaire à du “vandalisme idéologique” – ce qui n’est pas non plus, au regard de l’histoire de l’humanité, un fait nouveau. Mais les moyens modernes


rendent cette politique d’anéantissement mémoriel d’une efficacité redoutable, voire quasi définitive. En outre, elles constituent une arme de propagande puissante pour leurs auteurs, démultipliée grâce aux images postées sur Internet et à une médiatisation désormais mondialisée. De même, les avancées techniques facilitent les fouilles sauvages dans une région si riche historiquement, berceau des plus anciennes civilisations. DES SOLUTIONS SEULEMENT PALLIATIVES Car aux destructions s’ajoutent les pillages. Les motivations idéologiques des vandales masquent en réalité un trafic plus bassement matérialiste de reventes d’œuvres d’art sur le marché noir international. Attitude cynique qui rappelle celle des nazis durant la seconde guerre mondiale, qui fustigeaient l’ “art dégénéré” tout en monnayant les pièces confisquées à leurs propriétaires juifs. Entre autres dégâts, ce business a pour résultat le saccage des sites archéologiques, et la perte irrémédiable d’informations sur des objets écoulés le plus souvent avec de faux documents d’authentification. Cette manne constituerait la seconde ressource financière du terrorisme après le pétrole. Le président du Louvre qui, dans son historique savant, oublie au

passage les méfaits passés de la France – du vandalisme de 1793 au sac du Palais d’été de Pékin en 1860, en passant par la razzia opérée par les armées révolutionnaires dans les pays conquis (qui grossit un temps les collections de son musée) – esquisse avec prudence « des pistes de propositions concrètes et opérationnelles », voulant avant tout délivrer « un message d’optimisme ». Cela va d’une harmonisation nécessaire des législations internationales à une coordination renforcée des efforts de lutte contre le trafic, en passant par la création d’un comité français interministériel et d’un fonds de dotation dédié à la sauvegarde ou la reconstruction du patrimoine, l’édification d’un mémorial de ses gardiens assassinés, la numérisation en 3D des sites historiques pour en garder la mémoire dans la perspective de leur réparation en cas de dommages, la mise en ligne de musées virtuels, l’instauration d’un “droit d’asile” pour les œuvres en danger, l’embauche dans nos institutions des scientifiques réfugiés des zones de conflit et de doctorants dans nos universités… Sans oublier de proposer au monde entier la haute expertise de la France. Un ensemble de mesures intéressantes et généreuses, dont plusieurs déjà existantes, mais rien qui puisse, hélas, empêcher réellement les destructions. Palmyre n’est pas encore sauvée. 


JOËL POMMERAT LE THÉÂTRE, LA COOPÉRATIVE ET LA RÉVOLUTION En mettant en scène la Révolution de 1789, Joël Pommerat confronte sa conception “coopérative” du théâtre à l’effervescence des insurrections populaires. Et dans son travail comme dans sa pièce, les résonances politiques sont très contemporaines. par marion rousset photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER


J

« Je suis hébergé à deux pas de chez Liliane Bettencourt », sourit le metteur en scène Joël Pommerat. Chaque soir, il revit le soulèvement populaire de la Révolution française dans la salle du théâtre des Amandiers, aux côtés de ses comédiens. Et chaque matin, il se réveille dans une résidence privée de Neuilly-sur-Seine, commune très huppée de la banlieue Ouest, où il a élu domicile le temps que durent les représentations parisiennes de sa nouvelle création. Non pas qu’il ait choisi de poser ses bagages ici. Mais le pavillon qui devait lui servir de refuge provisoire, avant de regagner la province, s’est soudain mis à résonner de mille bruits de chantier. L’effroyable boucan a fait fuir ce quinquagénaire solitaire et pourtant très entouré. Longiligne, il reçoit en tee-shirt – « Je ne serais pas sorti comme ça, mais le mal est fait » – dans un vaste salon presque vide. Tout juste agrémenté d’un canapé posé sur un sol carrelé, ainsi que d’une cheminée qui n’aura pas servi de l’hiver. Et n’aurait, de toutes façons, pas suffi à réchauffer l’ambiance immaculée de ce qui ressemble plus à un lieu de passage qu’à un foyer douillet. Avec ce regard doux qu’il semble poser sur le monde, on l’imagine mal sortir de ses gonds, exhiber ses émotions, laisser parler ses tripes. Tout au plus le devine-t-on capable d’une tension sourde et rentrée, mâchoire serrée et regard distant. C’est pourtant le jaillissement d’une colère populaire puissante et créatrice qui l’a attiré dans le récit des événements de 1789. Les sensations fortes, c’est sur le plateau qu’il les convoque. Lui, concentré au milieu des gradins, garde son calme. Impassible à cinq jours de la première, bien que le travail n’ait pas l’air abouti, loin de là. LA DÉMOCRATIE QUI S’INVENTE Ce 25 octobre, la troisième partie de Ça ira (1) Fin de Louis est encore en chantier. Les décors ne sont pas en place, contrairement à ce qu’il avait laissé entendre quelques jours plus tôt. La costumière est sans cesse appelée pour des ajustements de dernière minute. Des

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Joël Pommerat Metteur en scène.

chaussures trop brillantes aux pieds d’une femme du peuple ou une veste trop grande : « On dirait un gentil monsieur qui va acheter son pain. » Quantité de détails qui contribuent à la justesse de l’ensemble restent à caler. Plus surprenant, pour qui ne connaît pas les “méthodes” de Joël Pommerat, les comédiens tâtonnent et se questionnent. Face au député de Paris qui s’invite dans leur comité de quartier, ils cherchent le ton juste. Le metteur en scène les interrompt : « Stop, vous êtes trop gentils. Il y a de la fatigue, mais aussi de la réactivité. C’était très juste hier. Il faut travailler sur cette colère nerveuse, on est à un stade d’électricité maximum. Vous êtes à fleur de peau. On se demande quand la violence va déborder complètement ».


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« Depuis longtemps, je voulais trouver un sujet qui me permette de parler de manière directe de la question politique et idéologique. »

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Il insiste : « Ce n’est pas une réunion de propriétaires, c’est à un autre niveau ! » Et retourne à sa table, côté salle, où repose son nécessaire : lunettes, cahier, paquet de cigarettes, bouteille d’eau et téléphone. La scène reprend depuis le début. Applaudissements nourris à l’arrivée du député. Un comédien, dubitatif : « C’est bizarre d’applaudir ce mec qu’on considère comme un pourri ». La réponse suscite des rires entendus : « C’est un truc qui échappe, vous êtes contradictoires… Le théâtre, c’est pas ou blanc ou noir, c’est plus complexe que ça ». Complexes, les questions que soulève cette épopée le sont. Doit-on sacrifier la liberté sur l’autel de l’ordre ou au contraire inscrire son principe dans la Constitution ? Rogner sur les fondamentaux pour répondre à l’urgence ? Peut-on représenter le peuple si l’on ne partage pas son langage ? S’exprimer sans être mandaté ? L’usage de la violence est-il un moyen légitime pour parvenir à ses fins ? Quatre heures et demi d’intenses débats idéologiques, qui virent à l’affrontement perpétuel, permettent de plonger au cœur du réacteur, dans l’usine démocratique qui tente alors de s’inventer. « Ce sont les racines de la démocratie qui sont interrogées. Cette archéologie des idéologies nées dans la douleur cherche à mettre en lumière comment on construit du commun, comment d’une crise politique peut naître quelque chose de nouveau, d’enthousiasmant, de porteur d’espoir », commente l’historien Guillaume Mazeau, spécialiste de la Révolution, qui accompagne le projet. FAIRE TABLE RASE DES MYTHOLOGIES Le changement d’univers est frappant par rapport aux contes (Le Petit chaperon rouge, Pinocchio, Cendrillon) magnifiquement revisités par Joël Pommerat. La rupture esthétique, marquée par le retour à un rapport frontal entre la salle et la scène, réussie. « Depuis longtemps, je voulais trouver un sujet qui me permette de parler de manière directe de la question politique et idéologique. L’idée était de reconstituer des événements historiques passés pour parler du temps présent, bien entendu », reconnaît le metteur en scène. Cela ne

fait pas de Ça ira (1) Fin de Louis un spectacle politique. Mais un travail qui parle de politique. Nuance. Les hommes politiques pétris de beaux idéaux peuvent ici se montrer lâches et cyniques. Les contre-révolutionnaires puissants et organisés. Et Louis XVI, dans son costume-cravate, est moins dépeint en ennemi juré qu’en réformateur balloté par son entourage, dont l’ultime réflexe sera de fuir. Et ainsi tenter d’échapper à la rage désenchantée de son peuple. « Je suis déçue, déçue », s’émeut une femme déchirante, venue se plaindre devant l’Assemblée constituante de la pénurie alimentaire qui affame la capitale. « Joël ne voulait pas d’une pièce militante qui délivre un message au spectateur et le maintienne dans une position de passivité. Du coup, j’avais un peu peur au départ d’un théâtre neutre, mais je me suis rendu compte que ce spectacle était plus émancipateur qu’il n’y paraît », suggère Guillaume Mazeau. Alors que le 1789 d’Ariane Mnouchkine adoptait le point de vue du peuple, Joël Pommerat préfère jouer les funambules. Sa fresque incandescente chemine sur une corde tendue à l’extrême, parsemée de nœuds, toujours sur le point de rompre sans que l’on sache jamais quand cela se produira. Et c’est justement cette incertitude qui fascine. Cette manière de prendre le pouls de la Révolution, d’en explorer les vibrations plutôt que d’en décrire l’issue. « J’essaie d’adopter une position d’innocence artistique afin de ne pas me retrouver en situation de juger et de préjuger, de délivrer un avis définitif », souligne celui qui aime à se définir comme un “auteur de spectacles”. Pour que le spectateur vive cette expérience comme s’il en était contemporain, il a fallu faire table rase des mythologies les plus éculées, oublier les noms de Robespierre et de Danton, éviter les épisodes trop attendus de la prise de la Bastille, de la fuite à Varenne ou de la guillotine. Et s’autoriser des transpositions et des infidélités, en plantant un décor exclusivement urbain et en montrant des femmes députées par exemple. La recherche préparatoire s’est déroulée sur plusieurs mois. « On a été vigilant à traduire cette

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histoire en langage contemporain, sans la tirer vers le présent. C’est un travail d’extrême précision, Joël peut être pointilleux au mot près », raconte Guillaume Mazeau. C’est là qu’en tant qu’historien, il a joué un rôle qui ne s’est pas résumé à l’habituelle fonction d’expert. S’il a donné des cours aux comédiens pendant les stages, il a aussi consolidé et validé les intuitions du metteur en scène. « J’ai commencé à travailler au processus de création en nourrissant les situations d’improvisation, j’allais chercher des documents qui pouvaient servir au comédien pour construire un paysage mental autour d’une idéologie recomposée », précise-t-il. UTOPIE CONCRÈTE ET ÉGALITÉ SALARIALE Le refus du tranchant militant est-il le reflet d’un rapport au monde ? « En matière d’écriture et de théâtre, ce que je pense intimement n’a aucun intérêt », affirme Joël Pommerat. Mais dans la vraie vie, il se dit « plus engagé ». Sans appartenir à aucun parti politique, il assume des indignations citoyennes. « Dans la société, cette position d’innocence n’est pas tenable. Si on ne s’occupe pas de politique, c’est la politique qui s’occupe de nous. » L’été dernier, il a signé une pétition envoyée à Anne Hidalgo pour protester contre la situation sanitaire et sécuritaire des migrants à Paris. Et en 2012, il publiait en son nom propre une lettre ouverte pour défendre le théâtre Paris-Villette menacé de fermeture. Mais ses idées, il les met moins au service de grandes causes qu’il ne les applique à petite échelle. Sa compagnie Louis Brouillard a ainsi été pensée comme une utopie concrète dans l’esprit des coopératives ouvrières – une référence qui l’inspire, quoi qu’il s’en écarte au moins sur deux points. D’abord parce que ce projet collectif, c’est lui seul qui l’a porté en 1990, et non un groupe. Ensuite parce qu’il revendique sans problème son rôle de chef : « Je ne prétends pas faire de la création collective, j’assume mes responsabilités de chef de l’organisation. Ma position de leader est

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« J’essaie d’adopter une position d’innocence artistique afin de ne pas me retrouver en situation de juger et de préjuger, de délivrer un avis définitif. » assez classique, en ce sens ». L’organisation de cette microsociété l’est moins, en revanche. En effet, le salaire horaire est le même pour tous – costumière, administrateur, codirectrice, comédiens, metteur en scène… Ce qui conditionne le montant au bas de la fiche de paie à la fin du mois, ce n’est ni l’ancienneté ni le niveau de responsabilité, mais le temps consacré à la compagnie. Pendant les répétitions, l’égalité salariale est parfaite, le revenu identique pour chacun. En amont et en aval, les calculs se compliquent. Car faute de ressources suffisantes pour embaucher du personnel supplémentaire, une partie de l’équipe croule sous la masse des tâches à accomplir. En conséquence, « les rémunérations de l’administrateur et de la codirectrice ont été réévaluées pour permettre à ces salariés permanents de gagner un minimum pour affronter la vie à Paris, se loger, se nourrir ». Si Joël Pommerat dirigeait un lieu subventionné, les caisses seraient plus remplies. Mais il refuse d’envisager cette option, trop attaché à son indépendance. C’est aussi son côté entier. « Je cherche à être au plus près de mes convictions sur le plan social. Je ne peux pas, d’un côté, être critique vis-à-vis de certaines hiérarchies en vigueur dans ce pays et, de l’autre, faire fonctionner le collectif dont je suis aux commandes sur le modèle d’une entreprise classique, suivant une logique purement économique. »


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UN COLLECTIF SUR LE PLATEAU Au fil du temps, le projet de ce metteur en scène a évolué. Il ne dit plus qu’il travaillera avec les mêmes personnes jusqu’à ses vieux jours. Désireux de s’entourer de comédiens qu’il ne connaît pas, il organise ses stages dans lesquels il recrute. Reste que le collectif – dans cette version plus souple, moins durable – conserve pour lui son sens sur le plateau, comme dans la vie. C’est d’ailleurs toute l’histoire de Ça ira. Peu après les attentats de novembre, plusieurs observateurs ont remarqué l’attention particulière de la salle. Face au tremblement qui venait de surprendre Paris en son cœur, le besoin de se laisser traverser par des montagnes de questions était palpable, comme d’écouter reparler de politique et de se confronter à la complexité. « Mise en abîme soudain vertigineuse », commentait la journaliste Valérie Lehoux dans Télérama, au lendemain de la représentation. Le mardi 17 novembre, quelques heures avant le grand soir, Guillaume Mazeau annonçait sur Facebook : « Tout à l’heure, la pièce Ça Ira (1) Fin de Louis va reprendre pour la première fois depuis vendredi. J’y emmène quatrevingt cinq étudiants de la Sorbonne et de Sciences Po. Je n’ai absolument aucune idée de la manière dont ça va se passer. Ce que je sais, c’est que les questions qui y sont posées vont nous saisir au plus profond ». Car rien n’est jamais acquis – encore moins en ces temps troublés. Hier éclatait l’espoir fou des bâtisseurs qui érigent l’avenir, aujourd’hui surgit le désir de ressouder les morceaux d’une communauté en miettes pour surmonter la désolation. « Quand des millions de gens découvrent la valeur du droit à l’expression politique, c’est un choc positif qui s’accompagne d’un sentiment d’euphorie. » Et maintenant ? « Nous sommes plutôt du côté du

« Quand des millions de gens découvrent la valeur du droit à l’expression politique, c’est un choc positif qui s’accompagne d’un sentiment d’euphorie. » traumatique, du douloureux, mais c’est une émotion collective, compare Joël Pommerat. Les individus se retrouvent soudain liés les uns aux autres et ce lien rend visible le manque que la société éprouve d’un projet commun, d’un contrat social clair. Mais ce qui est très encourageant, c’est de savoir que la volonté des individus peut avoir une efficacité. » Sous ses airs d’artiste mélancolique, s’allume une lueur aussi discrète qu’une lanterne dans la nuit. ■ marion rousset

ÇA IRA TOURNE EN FRANCE Du 8 au 28 janvier : Théâtre national populaire de Lyon Du 3 au 4 février : Espace Malraux de Chambéry Du 9 au 11 février : Bonlieu, scène nationale d’Annecy Du 18 au 19 février : La Ferme du Buisson à Noisiel Du 28 au 29 avril : la Filature de Mulhouse Du 10 au 14 mai : Théâtre du Nord de Lille Du 18 mai au 27 mai : MC2 de Grenoble

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