DANS CE NUMÉRO, 76 PORTFOLIO
04 CE PRINTEMPS
Murs, barrières, tranchées… Richard Misrach a photographié la manière dont la frontière entre les États-Unis et le Mexique s’est imprimée dans le paysage.
Agenda culturel et intellectuel.
06 L’ÉDITO
Système, moi non plus
86 REVENU UNIVERSEL :
08 COMPLOTISME : LÉGITIME DÉFIANCE ?
QUI VA SORTIR LES POUBELLES ?
Le gouvernement se mobilise contre les théories du complot, mais les méthodes retenues témoignent surtout d’une appréhension erronée de ce phénomène.
En faisant du revenu universel un élément majeur de son programme, Benoît Hamon a (res)suscité le débat et soulevé les contradictions de cette mesure. Corinne Morel Darleux et Daniel Zamora se mettent à table pour en discuter.
98 LE CONFLIT SYRIEN,
18 LA GAUCHE DANS LA CRISE POLITIQUE
Seule certitude quant aux élections du printemps 2017 : elles diront l’ampleur de la crise dans laquelle la République est plongée, et l’urgence d’une refondation de la gauche.
UN FRONT À GAUCHE
Les guerres en Syrie n’ont pas opposé que leurs belligérants : leur interprétation politique a révélé de nouvelles fractures au sein de la gauche.
108 SUR LA PISTE DES ROMANÈS
22 MYRIAM EL KHOMRI, L’EXÉCUTANTE EXÉCUTÉE
Elle devait incarner une rupture à la fois symbolique et politique, le “virage social” du quinquennat… dont la ministre du Travail a surtout parachevé les trahisons.
À la Cartoucherie de Vincennes, nous avons suivi l’équipe de la troupe d’Ariane Mnouchkine, en pleine préparation de son nouveau spectacle.
30 LE SYSTÈME, C’EST LES AUTRES
Dénoncé de toute part par des antisystème de tout poil, le “système” échappe aux définitions. Cette notion faussement consensuelle sert-elle de diversion pour ne pas parler des structures et des transformations du pouvoir aujourd’hui ?
68 VIOLENCES POLICIÈRES : UN MORT PAR MOIS, EN SILENCE De Rémi Fraisse à Adama Traoré, d’affaire en affaire, les violences policières sont sorties de leur invisibilité, mais le scandale reste entier.
DÉTENUS L’IMAGE 64
COMPLOT 08 QUELLE PÉDAGOGIE ?
REFAIRE LA GAUCHE 18
CRISE POLITIQUE
LES INVITÉS
LES CHRONIQUES DE…
FRANÇOIS DENORD 40 Sociologue, chargé de recherches CNRS.
Arnaud Viviant 16
PAUL LAGNEAU-YMONET 40 Sociologue, maître de conférences à Paris-Dauphine.
Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume
Rokhaya Diallo 96 Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards
ALAIN DENEAULT 51 Philosophe, université de Montréal. CORINNE MOREL DARLEUX 88 Secrétaire nationale à l’écosocialisme du Parti de gauche.
Bernard Hasquenoph 106 Fondateur de louvrepourtous.fr
DANIEL ZAMORA 88 Sociologue, université de Cambridge. ALEXANDRE ET DÉLIA ROMANÈS 108 Fondateurs du cirque tzigane Romanès.
LE ESCALADE À MAIN ARMÉE 68
VIOLENCES POLICIÈRES
REVENU UNIVERSEL PIÈGE OU OPPORTUNITÉ ? 86
SYRIE 98
UN SCHISME À GAUCHE
12 Expos
D’Antigone à Marianne. Jusqu’au 20 avril 2017, Palais des Beaux-Arts, Paris. Comment les artistes de l’École des beaux-arts réinterprétèrent plastiquement et vécurent l’idée républicaine, de 1789 à 1939. Tromelin, l’île des esclaves oubliés. Jusqu’au 30 avril 2017, musée d’Aquitaine, Bordeaux. L’histoire tragique au XVIIIe siècle de dizaines d’esclaves malgaches abandonnés sur une île après un naufrage. Tant de temps ! Jusqu’au 30 avril 2017, musée Soulages, Rodez. Cinquante œuvres de 1948 à aujourd’hui, autour de la thématique du temps : Christian Boltanski, Robert Filiou, Gerhardt Richter ou Bill Viola... Aéroports / Ville-Monde Jusqu’au 21 mai 2017, Gaîté Lyrique, Paris. Immersion dans un aéroport virtuel, lieu symbole où se croisent tous les enjeux contemporains. Kimono, au bonheur des dames. Jusqu’au 22 mai 2017, musée Guimet, Paris. Évolution de ce vête-
TOUT CONTRE Sept cents œuvres et documents d’une soixantaine d’artistes, pour cerner un esprit français fait de goût pour l’irrévérence et la contestation. L’une des dernières expositions de ce lieu emblématique qui fermera fin 2018. L’Esprit français – Contrecultures, 1969-1989. Jusqu’au 21 mai 2017, La Maison rouge, Paris.
ment emblématique du vestiaire nippon, réinterprété par la mode contemporaine. Autour du Nouveau réalisme. Jusqu’au 28 mai 2017, Les Abattoirs, Toulouse. Ensemble d’œuvres historiques d’un courant artistique des années 1960 à l’occasion du 40e anniversaire du Centre Pompidou. Michel Nedjar, introspective. Jusqu’au 4 juin 2017, LaM, Villeneuve-d’Ascq. Première rétrospective de ce créateur d’art brut qui exorcisa ses démons en fabricant des poupées en matériaux de récup. Mode et femmes 14/18. Jusqu’au 17 juin 2017, bibliothèque Forney, Paris. Plus qu’une exposition de mode, c’est l’histoire de l’évolution de la condition féminine à l’aube du XXe siècle. Le Mystère Le Nain. Du 22 mars au 26 juin 2017, Louvre-Lens. Trois frères peintres qui, au XVIIe siècle, ont rendu leur dignité aux paysans, nouvelle manière de représenter le peuple.
DIALOGUE Que recherchait Picasso dans les arts extra-européens dont il était un grand collectionneur ? Plongée dans ses archives et face-à-face de son œuvre avec celles d’artistes non-occidentaux. Picasso primitif. Du 28 mars au 23 juillet 2017, musée du Quai BranlyJacques Chirac, Paris.
AU REBUT Voyage ethnographique autour de la Méditerranée sur notre manière de collecter, trier, recycler et valoriser nos déchets. Révélateur de nos modes de vie, envers de notre société de consommation. Vies d’ordures – De l’économie des déchets. Du 22 mars au 14 août 2017, MuCEM, Marseille.
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CE PRINTEMPS
Essais
Bertrand Badie, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, éd. CNRS, 20 avril. Benjamin Boudou, Politique de l’hospitalité, éd. CNRS, mars. Patrick Chamoiseau, Frères migrants, éd. Seuil, 4 mai. Georges Corm, La Nouvelle question d’Orient, éd. La découverte, mars. Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, éd. Lux, mars. Philippe Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Flammarion, 19 avril. Jean-Pierre Filiu, Le Miroir de Damas. Syrie, notre histoire, éd. La Découverte, mars. Christophe Granger, La Saison des apparences. Naissance des corps d’été, éd. Anamosa, 6 avril. Alain Gresh et Hélène Aldeguer, TUn chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire fran-
SÉDUIRE La souffrance des hommes est un motif récurrent des ouvrages de psychologie populaire. Or ce malaise de la masculinité montre qu’il sert en réalité à maintenir une position de force : « La construction d’une posture minoritaire masque un processus de reproduction du pouvoir ». Une enquête sur les coaches pour mâles démunis. Mélanie Gourarier, Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, éd. Seuil
çaise, éd. La Découverte, 11 mai. François Héran, L’Immigration et nous, La découverte, 14 avril. Daniel Kupferstein, Les Balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié des nationalistes algériens à Paris, éd. La découverte, 4 mai. Wilfired Lignier et Julie Pagis, L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Seuil, 13 avril. Jonathan Martineau, L’Ère du temps. Modernité capitaliste et aliénation temporelle, éd. Lux, 20 avril Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, éd. Seuil, 4 mai. Arne Naess, Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie profonde, éd. Seuil, 6 avril. Pierre Tévanian, La Mécanique raciste, éd. La Découverte, mars.
PRÉSIDER Quinze ans après l’instauration de la parité en politique, les femmes ne sont toujours pas traitées en égales. Jugement porté sur leur corps, usage d’un ton familier, rumeurs, stéréotype de la rivalité féminine… Conclusion : « L’une des conséquences de cette visibilité brusque des femmes a donc été de faire apparaître la dimension genrée des rôles politiques » Frédérique Matonti, Le genre présidentiel, éd. La Découverte
AVORTER En métropole, l’avortement était interdit. Et pendant ce temps, sur l’île de la Réunion, les femmes subissaient des avortements forcés. Un scandale dont la politologue Françoise Vergès rappelle les tenants et les aboutissants. Elle insiste en particulier sur la cécité des mouvements féministes blancs des années 1970. Françoise Vergès, Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialiation, féminisme, éd. Albin Michel
L’ÉDITO 6 REGARDS PRINTEMPS 2017
Système, moi non plus Il n’y a sans doute rien de plus égoïste que de penser que l’autre est la source de tous nos démons, vous ne croyez pas ? Tout comme il n’y a rien de plus pervers que de penser que l’enfer est dans l’autre, qu’en ditesvous ? L’autre. Il a bon dos, l’autre. Il n’est pourtant que le reflet de soi, l’autre. L’extériorisation d’un problème qui souvent trouve ses racines dans soi. C’est vous, l’autre. C’est moi, l’autre. C’est comme cette affreuse manie que l’on a tous – ou presque – de dire d’un ton méprisant, comme pour s’absoudre de toute responsabilité, en toute circonstance : « Les gens-ci, les gens-là ». Vous êtes les gens. Je suis les gens. Nous sommes les gens. Non ? Vous ne croyez pas ? Et l’autre, de facto, il devient surtout le bouc émissaire. Le jeune, l’islam, le pédé, l’Arabe, le Noir, le musulman, la gouine, l’étranger, la femme. La minorité. Et puis il faut désormais ajouter le système. Sans rire. Le système, une minorité ? La blague. Et pourtant il semble être devenu aux yeux de tous cet “autre” à abattre parce qu’il nous conduit tout droit dans l’enfer. L’ennemi universel. La période de crise que nous traversons – crise de régime, crise politique, crise démocratique –, ajoutée aux difficultés de perte des repères, nourrit la tentation populiste. Objectivement, soyons honnêtes, il n’est pas si évident de savoir où se situe précisément la nature
des grands problèmes de notre monde. On aurait envie de disserter pendant des heures pour parler de l’entre-soi, de ce que les Pinçon-Charlot dénoncent à travers la grande bourgeoisie – cette classe en soi, pour soi, par soi – et qui opte pour des stratégies de renforcement de sa domination pour mieux asservir le peuple ; on aurait envie de croire que le grand capital, la concurrence déloyale, les délocalisations, la bureaucratie et la technocratie sont les responsables exclusifs de la misère du monde. Enfin, on aimerait penser que le un pourcent de ceux qui détiennent la moitié la richesse mondiale, par les agissements de quelques traders déshumanisés, met en péril chaque jour les 7,43 milliards d’habitants de la planète. Tout cela est vrai. Et sans doute ne le dit-on pas assez. Il faut le marteler. Pour autant, l’analyse dominante qui consiste à considérer que le “système” est responsable de tout apparaît dangereusement simpliste. Responsable de quoi, d’ailleurs ? De nos maux, de nos dettes, de nos pertes d’emplois, de nos insuffisances, de nos colères, de nos économies, de nos dérives, de nos délires aussi ? Enfin de nos drames sociaux, écologiques et démocratiques ? Cette analyse semble être au cœur des difficultés que l’on rencontre aujourd’hui. Elle ouvre le champ à une série de manipulations dont la soi-
disant “gauche libérale” (sic), mais surtout la droite conservatrice et l’extrême droite se sont emparées. Il apparaît alors extrêmement périlleux de s’en tenir à ces quelques notions floues. À l’instar du “système”, dont le champ lexical et l’usage sont largement plébiscités par l’extrême droite – qui en est l’un des symptômes. Le vrai problème, comme nous le dit Edgar Morin dans son nouvel essai Sur l’esthétique, dans lequel il évoque la capacité des arts à nous faire entrevoir le monde dans toute sa richesse, « c’est que nous avons trop bien appris à séparer (…). Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse. La connaissance doit avoir aujourd’hui des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier ». Il ne suffit plus aujourd’hui d’attaquer Donald Trump sur sa fortune personnelle, son goût pour le luxe, les femmes et les affaires. Il ne sert plus à rien, ou presque rien, de dénoncer l’héritage de Marine Le Pen – qu’il s’agisse du patrimoine de son père ou des procès qu’il a perdu. Il n’est plus suffisant d’accuser Recep Tayyip Erdogan de ses dérives totalitaires et dictatoriales. C’est sur le terrain des idées, de la pensée et surtout de la pédagogie que le combat politique doit se mener. Et ils ne sont pas nombreux à y courir, sur ce terrain-là, dans cette folle course à la présidentielle… ■ pierre jacquemain @pjacquemain
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Truth House, CC truthaction.org
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ANALYSE
COMPLOTISME LÉGITIME DÉFIANCE ? Comment lutter contre les théories du complot sans les faire prospérer encore plus ? Chercheurs et enseignants émettent des doutes sur la méthode trop frontale des pouvoirs publics, et préconisent de comprendre d’abord les ressorts d’une pensée pas si irrationnelle. par marion rousset
@marion_rousset
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À
À Aubervilliers, les enseignants du lycée Henri-Wallon ont eu la mauvaise surprise de recevoir un questionnaire en ligne à soumettre aux élèves pour comprendre l’impact des théories du complot chez les jeunes. On y trouve des pépites du style : « Au fond de toi, te sens-tu : Français, Européen, Marocain, Algérien, Tunisien ? » Ou encore : « Que sais-tu du sionisme ? » Et pour terminer : « Qu’aurais-tu à dire sur Dieudonné ? » « Ce questionnaire construit des questions qui induisent les réponses, il vise une catégorie particulière de la population et aborde chaque thème frontalement. C’est un modèle de ce qu’il ne faut pas faire en sociologie », tacle l’anthropologue Jean-Loïc Le Quellec. Pour Catherine Robert, professeure de philosophie au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, « arrivé à la question sur Dieudonné, on est tellement agacé qu’on a envie de dire “Bravo : je suis sûre que les gamins vont faire de la provocation” ». Relu par la directrice de l’Institut français de géopolitique Barbara Loyer, ce travail de recherche a été réalisé par un étudiant en Master 1 de l’université Paris 8. De quoi expliquer les maladresses dont il est truffé. Mais un tel questionnaire est surtout le symptôme d’une époque : en effet, il intervient dans un contexte d’emballement médiatico-politique autour du succès du complotisme. MOBILISATION GOUVERNEMENTALE
Depuis les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, la dénonciation du conspirationnisme a le vent en poupe. Ainsi, le magazine Society titrait récemment : « On vous ment ? Comment le complotisme est devenu l’idéologie dominante ». De son côté, l’Éducation nationale a lancé un vaste plan d’action. En 2016, elle a organisé au Muséum d’histoire naturelle une journée d’étude intitulée “Réagir face aux théories du complot”, au cours de laquelle la ministre Najat Vallaud-Belkacem en a profité pour tourner en ridicule la rhétorique conspirationniste face à un parterre d’élèves : « Internet a révélé ces derniers jours un complot contre l’accent circonflexe. Un complot que je prépare depuis mes treize ans, patiemment », s’est-elle moquée. Dans la foulée, le gouvernement a lancé un kit pédagogique anti-complot, en partenariat avec France
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ANALYSE
Télévisions et l’agence de presse Premières lignes. Projetées dans les classes, ces courtes vidéos à destination des professeurs et des collégiens se proposent d’aider à départager vraies et fausses manipulations. Et à l’été 2016, le ministère a lancé la campagne de communication #OnTeManipule assortie d’un site Internet du même nom. Autre indice de l’intérêt que suscite cette question aujourd’hui : après avoir longtemps effectué un travail de veille de manière bénévole, Rudy Reichstadt est depuis peu payé à plein temps pour animer un Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot sur Internet. Son site Conspiracy Watch, lancé à l’automne 2007, a reçu le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Depuis, ce héraut de la lutte contre le complotisme est devenu le chouchou des médias : qualifié tantôt de “spécialiste”, tantôt de “politologue”, on peut l’écouter sur Europe 1 comme sur France Info, le lire dans Les Inrocks, Le Figaro ou Libération qui évoque « l’un des meilleurs connaisseurs français de la sphère complotiste ». Consécration suprême, Le Monde magazine a même réalisé son portrait. “BUSINESS DE LA DÉRADICALISATION”
Pourquoi un tel remue-ménage ? Selon le directeur du Service d’information du gouvernement (SIG), le préfet Christian Gravel, ancien conseiller de Manuel Valls, le complotisme constituerait « le terreau sur lequel prospèrent les thèses extrémistes, dont le djihadisme ». Autrement dit, ces thèses ne seraient pas de simples élucubrations juvéniles sans conséquences, mais présenteraient un réel danger. C’est ainsi que depuis 2015, on a vu s’affirmer la volonté de lutter contre ce nouveau péril jeune, laquelle s’appuie sur différents relais dans la presse et chez les enseignants qui, en toute logique, ont été mis à contribution. Le dossier de presse du plan d’action gouvernemental indiquait ainsi que « les agents publics, notamment les enseignants, qui sont quotidiennement au contact avec les jeunes, constituent des acteurs de premier niveau essentiels pour détecter des dérives pouvant conduire à la radicalisation et pour entraver l’adhésion
« Les arguments ne servent à rien, car ces idées sont de l’ordre de la croyance. C’est comme essayer de démontrer à un chrétien que Dieu n’existe pas ! » Jean-Loïc Le Quellec, anthropologue
aux théories du complot, aux comportements de rupture et aux discours de haine qui favorisent de telles dérives ». De fait, on ne compte pas les initiatives individuelles, comme celle de Sophie Mazet, au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen, qui a délivré à ses élèves des ateliers d’autodéfense intellectuelle. Ou encore celle de deux enseignants du lycée Paul-Éluard, à Saint-Denis, qui ont décortiqué en classe des vidéos douteuses circulant sur le web. Pour enrôler les bonnes volontés, le gouvernement mise aussi sur un appel d’air susceptible d’attirer des associations et des chercheurs. Cependant, dans leur rapport parlementaire, les sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé soulignent que « la priorité politique qu’a constituée légitimement la “déradicalisation”, sous la pression des événements, a pu conduire à des effets d’aubaine financière. Ont pu être évoqués successivement lors des auditions un “gouffre à subventions” ou un “business de la déradicalisation” ayant attiré certaines associations venues du secteur social en perte de ressources financières du fait de la réduction des subventions
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ANALYSE
publiques ». Pour l’anthropologue Jean-Loïc Le Quellec, qui s’intéressait aux mythes et aux rumeurs bien avant que cela devienne une mode, « c’est un thème porteur qui peut permet d’obtenir des subventions. Du coup, beaucoup se découvrent des vocations de complotismologues ». DU MOYEN ÂGE AU 11-SEPTEMBRE
Les rumeurs ne sont pourtant pas nées au XXIe siècle. Dès le Moyen Âge, on imagine les femmes manipulées par des sorcières qui, en tant qu’agents maléfiques, sont accusées de mettre à mal la cohésion sociale. « D’un coup, on découvre que le peuple croit des trucs bizarres. Pourtant, les rumeurs urbaines sont essentiellement complotistes depuis très longtemps », précise Jean-Loïc Le Quellec. Il n’empêche que le 11 Septembre a valeur de mythe fondateur. Selon un sondage de l’institut Ifop publié en 2015, seules 56 % des personnes déclarent qu’il est certain que les attentats du 11 septembre 2001 « ont été planifiés et organisés par l’organisation terroriste Al-Qaida » et 21 % pensent que « des zones d’ombre subsistent et que ce n’est pas vraiment certain que ces attentats aient été planifiés et organisés uniquement par Al-Qaida ». En France, le président du Réseau Voltaire, une officine antisémite proche de l’extrême droite, s’est fait l’écho des doutes qui ont émergé à ce moment-là et qui perdurent aujourd’hui sur le Net. Dans son bestseller L’Effroyable imposture, vendu à plus de 150 000 exemplaires en 2002, Thierry Meyssan prétendait ainsi qu’aucun avion ne s’était écrasé sur le Pentagone. Sur les attentats de 2015, rebelote : il affirme que « les commanditaires les plus probables sont à Washington ». Pourtant, les attaques djihadistes qui ont ensanglanté Paris n’ont pas fait l’objet d’un tel scepticisme, puisque que 70 % des sondés jugeaient « certain que ces attentats ont été planifiés et réalisés par des terroristes islamistes » et seuls 16 % estimaient que « des zones d’ombre subsistent ».
« Le complotisme recèle paradoxalement une demande de transparence, de justice, de démocratie. Derrière ce phénomène, il y a une attente de sens, le désir d’un nouveau récit partagé. » Marie Peltier, historienne
NON-SENS PÉDAGOGIQUE
Mais vouloir faire du complotisme l’ennemi public numéro un, en l’absence d’enquêtes de terrain et sur la foi de simples sondages est un pari risqué. C’est du moins ce que dénonce un groupe de chercheurs et d’enseignants qui a publié l’été dernier une tribune dans Libération. Ils y fustigent les « pompiers pyromanes », reprochant au gouvernement d’avoir agi dans la précipitation et proposé des dispositifs inefficaces, voire contre-productifs. « C’est comme si d’un coup, le ministère de l’Intérieur avait voulu proposer un matériau pédagogique directement applicable dans les écoles. Il est très naïf de penser que ces outils vont dissuader de futurs djihadistes de passer à l’acte. Lorsqu’on tente de déradicaliser quelqu’un qui est convaincu, on risque juste de le radicaliser encore plus. Ce type d’actions ne prêchent
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que des semi-convertis », estime le sociologue Bernard Lahire, cosignataire de la tribune. Le risque d’un combat aussi frontal, c’est en effet de braquer ceux que l’on essaie de convaincre : « On peut faire travailler les élèves sur des mythes comme le mystère de la grande pyramide ou l’énigme du masque de fer, mais on n’est pas obligé d’étudier avec eux les rumeurs dont on suppose qu’ils sont les victimes. Pédagogiquement, c’est un non-sens. On les met dans une position défensive ! », assure Catherine Robert, également signataire. Laurence de Cock, professeur d’histoire-géographie à Paris et chargée de cours à l’université Paris-Diderot, est plus nuancée : « Après les attentats, on nous a tenu un discours paradoxal : d’un côté, une injonction à adhérer et de l’autre, une incitation à réfléchir. Manuel Valls a expliqué qu’il n’était pas acceptable que les élèves ne consentent pas aux valeurs de la République et parallèlement, les ressources pédagogiques mises à disposition demandaient aux enseignants de travailler sur la complexité pour déjouer les pièges de la conspiration. Cela nous oblige à un numéro d’équilibriste ». DONNER LES MOYENS DE COMPRENDRE
Quand bien même il n’y aurait pas de retour de flamme, il n’est pas sûr que la stratégie défendue par le gouvernement soit efficace. Selon Jean-Yves Le Quellec, démontrer aux adeptes de la théorie du complot qu’ils se trompent – preuves à l’appui – est voué à l’échec : « Les arguments ne servent à rien, car ces idées sont de l’ordre de la croyance. C’est comme essayer de démontrer à un chrétien que Dieu n’existe pas ! », affirme l’anthropologue. C’est pourtant l’option choisie par Conspiracy Watch : Rudy Reichstadt a précisé au Monde magazine qu’il menait un « harcèlement argumentatif ». Cette méthode, il l’a notamment appliquée aux attentats du 11-Septembre qui ont suscité un relent de scepticisme dans la population, porté par des individus pointilleux, à l’affût des moindres détails permettant de justifier leurs doutes. Une tour du World Trade Center qui s’effondre de manière trop verticale pour avoir été percutée par des avions de ligne ? L’absence d’à-coup dans les vitesses
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d’effondrement ? La présence de la thermite dans les décombres ? Des photos du crash sur le Pentagone qui ne montrent pas de débris de la carlingue ? Ces questions qui persistent à hanter la blogosphère des années plus tard, le site de Rudy Reichstadt les prend très au sérieux. Pour contre-attaquer, il a par exemple donné la parole à un scientifique qui exerce dans un laboratoire de mécanique et génie civil, lequel y répond point par point. « Conspiracy Watch fournit un travail de veille intéressant, mais je ne crois pas du tout à cette méthode. La théorie du complot trouvera toujours des failles aux discours produits, elle mettra en avant de nouveaux éléments techniques, car les questions techniques sont des prétextes chez elle pour servir une idéologie », affirme l’historienne Marie Peltier, auteure de L’Ère du complotisme. La Maladie d’une société fracturée. C’est une des limites du fact-checking. « Le problème est le même que celui de la lutte contre le FN. Le combat frontal est nécessaire, il faut faire la peau des explications fausses et des rumeurs, mais l’essentiel n’est pas là. Il est surtout important de redonner à chacun les moyens de comprendre le monde dans sa complexité », relève le journaliste Dominique Vidal. D’où l’idée de ne pas se précipiter sur des dispositifs spécifiques créés dans la foulée des soubresauts de l’actualité. D’aucuns préconisent plutôt un remède au long cours : enseigner les sciences sociales dès le collège et renforcer leur place au lycée. LES RAISONS DE L’ADHÉSION
Une expérience au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, notamment pilotée par Catherine Robert, a d’ores et déjà mis cette idée en pratique. À contre-courant de l’enseignement du fait religieux et des cours de morale laïque, le projet Thélème se veut une réponse plus posée aux préoccupations actuelles. Outre qu’ils bénéficient de conférences autour des représentations et des comportements, les élèves volontaires apprennent à mener leurs propres enquêtes. « Le premier mouvement quand on ne comprend pas un fait, c’est de croire qu’il est le fruit d’une intention qui peut être une volonté maléfique. Les sciences humaines et sociales montrent que la
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plupart du temps, ce n’est pas le cas. Si, dès le collège, les gamins avaient accès à un tel enseignement, ce fantasme tomberait », imagine Bernard Lahire. Mais pour convaincre, encore faut-il interroger avec humilité les ressorts qui poussent à adhérer à ces récits aussi farfelus qu’inquiétants. À commencer par le sentiment de défiance envers les élites. En 2001, on a ainsi assisté à une rupture de confiance à l’égard de la parole publique et médiatique, qui est venue se greffer sur des manipulations et des injustices réelles. La guerre d’Irak, qui débute en mars 2003, marque de fait une rupture dans l’imaginaire collectif : l’invention de l’existence d’armes chimiques pour justifier l’intervention américaine restera dans les esprits comme le mensonge de l’administration Bush. Cette crise de confiance se double du rejet d’une politique qui réactive de vieux schèmes coloniaux. Le combat contre le terrorisme est perçu comme une manière de maintenir sous le joug de l’Occident une population exsangue. « Il faut
déconstruire la rhétorique complotiste qui véhicule des discours de haine et de propagande, admet Marie Peltier. Et en même temps, il faut entendre sur quels sentiments elle vient surfer. » Comprendre sur quel malaise elle prospère, plutôt que de se poser en détenteur de la vérité sans s’interroger sur ses propres compromissions. En France, c’est aujourd’hui d’autant plus incontournable que le candidat François Fillon, ex-chantre de l’éthique en politique, est mis en examen pour recel de détournement de fonds public. « Les initiatives actuelles ne manquent pas d’intérêt, mais elles mettent de côté le fait que le complotisme vient aussi d’une interrogation éthique : il recèle paradoxalement une demande de transparence, de justice, de démocratie, estime Marie Peltier. Il faut bien comprendre que derrière ce phénomène, il y a une attente de sens, le désir d’un nouveau récit partagé. » À défaut de se le représenter, la réponse anticomplotiste restera inaudible. ■ marion rousset @marion_rousset
À Fontenay-sous-Bois
un futur théâtre au cœur d’un
nouvel espace culturel
www.fontenay-sous-bois.fr
Romancier et critique littéraire
Illustration Alexandra Compain-Tissier
arnaud viviant
POURQUOI JE SUIS CANDIDAT
Le chantre de Uber qui veut faire interdire les portables à l’école... Le niveau de démagogie des mecs, quand même... La vieille politique misère, avec la proposition débile qui va faire parler, à la Sarkozy, par celui qui est présenté comme la modernité même, une “nouvelle offre”, le produit miracle qu’on attendait tous pour nous sortir du merdier où on patauge, le type qui n’a pas la queue d’un hologramme de programme, si bien qu’Attali, notre futurologue qui photocopie les livres de Rifkin, peut y retrouver l’ombre du sien. Entre ça et le Jean Moulin des emplois fictifs, ras-lebol de cette politique de merde. Qu’elle soit à l’agonie, c’est désormais une évidence pour tous. Ce qu’on voudrait maintenant, c’est qu’elle ait l’intrépidité de crever dans la dignité. On voudrait la voir allongée calmement, entourée des siens, expirer son dernier souffle puis lui fermer les yeux, se dire qu’on l’a aimée et la pleurer ensemble. Cette politique de merde, on n’aimerait pas la laisser pourrir dans un hospice où on viendrait la voir de moins en moins et où, de
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toute façon, elle ne nous reconnaîtrait plus. En France, nous sommes très en retard sur le suicide assisté, c’est bien dommage. J’ai presque chialé en apprenant que Patrick Braouzec rejoignait “En Marche !”. Macron aurait mieux fait d’appeler son mouvement : “En arche !”, les vieux animaux politiques de tous poils grimpant à son bord, au risque du chavirement sous le poids de tous ces pachydermes qui papillonnent. On a aujourd’hui l’impression que voter, c’est comme changer de transat à bord du Titanic. On vous bassine déjà, avant le premier tour, avec le “vote utile”, alors que c’est le fait même de voter lui-même qui semble être devenu inutile. Et cela dès 2002. Chirac a trahi l’idéal républicain en ne formant pas, après son élection avec un score digne de Ben Ali en fin de carrière, un gouvernement d’ouverture. Heureusement qu’il s’est rattrapé en n’engageant pas la France en Afghanistan, sinon on n’aurait rien retenu de lui, rien. Sans compter que, question corruption, à côté de Chirac, Fillon c’est presque Robin des Bois.
Chirac aura sans doute été le président le plus corrompu de tous, et Hollande le moins. En ce moment, il envoie tous ses conseillers “pantoufler” dans le privé. C’est la continuité de l’État à la française. Sauf qu’aujourd’hui, ils ne pantouflent plus, ils bossent, autant que dans le public sinon plus. Cela n’aide pas à lutter contre la corruption ni l’abus de bien social. De temps en temps, les juges et les journalistes lèvent un lièvre. La chasse est ouverte, mais elle reste maigre. Comme le disait récemment Fillon devant la Fédération des chasseurs : « Dans une campagne où les coups volent bas, je suis heureux d’être entouré de vrais chasseurs ». Des gens qui savent tirer. Ben tiens. « IMPOSSIBLE QU’UN TEL LANGAGE SOIT TENU »
Pendant ce temps, je me promène avec Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil. Les éditions Allia viennent opportunément de le rééditer dans un format qui rentre dans la poche arrière de mon jean, à 3,50 uros. Oui,
CHRONIQUE
Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil.
l’euro, j’appelle ça l’uro, c’est plus clair comme ça. Cela dit, l’édition Syllepse de ce grand texte de quarante pages de la philosophe, publié pour la première fois après sa mort dans les années 50, est toujours disponible à cinq euros et elle est plus jolie… En revanche, l’édition Champs Flammarion où je l’avais lu pour la première fois, avec les magnifiques préfaces, à la fois d’Alain (qui fut le professeur de philosophie de Simone Weil) et d’André Breton, semble aujourd’hui indisponible. À l’époque, j’en avais déjà parlé dans Regards. Qu’y lit-on ? Ceci par exemple : « Supposons un membre d’un parti – député, candidat à la députation, ou simplement militant – qui prenne en public l’engagement que voici : “Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage absolument à oublier le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice”. Ce langage serait très mal accueilli. Les siens et même beaucoup d’autres l’accuseraient de trahison. Les moins hostiles diraient : “Pour-
quoi alors a-t-il adhéré à un parti ?” – avouant ainsi naïvement qu’en entrant dans un parti, on renonce à chercher uniquement le bien public et la justice. Cet homme serait exclu de son parti, ou au moins en perdrait l’investiture ; il ne serait certainement pas élu. Mais bien plus, il ne semble même pas possible qu’un tel langage soit tenu. En fait, sauf erreur, il ne l’a jamais été. Si des mots en apparence voisins de ceux-là ont été prononcés, c’était seulement par des hommes désireux de gouverner avec l’appui de partis autres que le leur. De telles paroles sonnaient alors comme une sorte de manquement à l’honneur ». Cela commence à être bien connu : je suis candidat à l’élection législative dans la 18e circonscription de Paris. Candidat libre. Hors parti et plus encore, hors mouvements, ces partis postiches constitués, sans aucun ressort démocratique, autour d’un seul homme… Quand je suis de bonne humeur, j’ajoute : « candidat libre – comme au bac ». Croyezmoi : si vous m’élisez, ça rigolera moins. Et quand même, ça rigolera beaucoup plus. @ArnaudViviant
Photo CC Nicolas Portnoï. Paris, Bastille - 2012
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ANALYSE
LA GAUCHE DANS LA CRISE POLITIQUE Les élections de ce printemps vont témoigner de la gravité de la crise politique. Quelle qu’en soit l’issue, la gauche se retrouvera devant la nécessité, pour sortir de sa propre impuissance, de renouer avec elle-même. par roger martelli
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A
Au moment où ces lignes sont écrites, on ne sait pas ce qui sortira des urnes, entre avril et juin. La seule certitude est que le résultat dira l’ampleur de la crise politique. Les institutions de la Ve République étaient censées garantir la formation de majorités pérennes. Elles n’ont pas empêché l’éparpillement des comportements électoraux et la poussée d’une droite radicalisée par le Front national. François Mitterrand, naguère, a cru qu’il pouvait faire du Front un repoussoir commode. Il a joué les apprentis sorciers. A priori, le vote devrait révéler un électorat divisé en quatre blocs, plus ou moins importants numériquement, plus ou moins cohérents politiquement. La dynamique et la solidité sont bien sûr du côté du bloc Front national. La droite classique est désorientée, mais pourrait résister à la tourmente. Le centre retrouve une nouvelle jeunesse autour d’Emmanuel Macron. Quant à la gauche, elle devra choisir entre la méthode Mélenchon et la méthode Macron. Que l’une ou l’autre de ces méthodes l’emporte sur l’autre ne sera pas sans importance pour le climat politique général et pour la suite. Que le PS n’impose plus son hégémonie sur la gauche française ouvrirait sans doute des portes jusqu’alors bien fermées. D’ores et déjà, il est acquis que cette gauche n’a ni le dynamisme électoral ni la cohérence qui lui permettrait, et de triompher dans les urnes, et de réussir une nouvelle épreuve du pouvoir. LE CENTRE, MIROIR AUX ALOUETTES
Dans une situation aussi éclatée, fonctionnent à nouveau les vieux mécanismes des années 1940-1950. La guerre froide, alors, brouillait le clivage de la droite et de la gauche – recouvert par le conflit de “l’Ouest” et de “l’Est” – et la double mise à l’écart des communistes et des gaullistes poussait à la constitution de majorités de “troisième force”, regroupant une partie de la gauche et une partie de la droite. Nous nous retrouvons dans une situation de ce type. Tout se passe comme si, dans l’éclatement du paysage politique, on ne pouvait gagner qu’au centre. La droite pouvait choisir une “droite recentrée” avec Juppé ; elle a préféré une droite bien à droite avec Fillon ; du coup,
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ANALYSE
C’est en redonnant du corps au clivage de la droite et de la gauche que l’on créera la possibilité d’une dynamique rassemblant les catégories dispersées du “peuple”. elle a perdu la main. Macron, du coup, fait valoir le réalisme immédiat de son “centre gauche”. Peut-être est-ce lui qui tirera les marrons du feu. La IVe République montre toutefois que ce “réalisme” a des limites. On peut gagner des élections autour de rassemblements composites. Autre chose est de gouverner dans la durée. Le centre, en fait, fonctionne comme un miroir aux alouettes. On peut gagner dans les urnes sur cette base incertaine. Mais quand on gouverne, on est tenu de le faire à gauche ou à droite. Le problème de la gauche devenue majoritaire entre 1978 et 1981 (la gauche socialiste) est qu’elle a gagné à gauche, mais n’a pas véritablement gouverné dans le même esprit. Au mieux, elle a fait dans les demi-mesures (Jospin) ; au pire, elle a fait du social-libéralisme (Hollande-Valls). Dans les deux cas, elle a échoué. ÉGALITÉ, CITOYENNETÉ, SOLIDARITÉ
Il faut désormais se sortir de la crise politique. Quand on est de gauche, on devrait se dire qu’il faut aller dans trois directions simultanées. Le lien de la politique et de la dynamique sociale réelle doit se retisser. La force du mouvement ouvrier d’hier tint à cette capacité d’interaction de la demande sociale, de la lutte sala-
riale et des constructions politiques possibles. Cette interaction n’existe plus. Elle est pourtant possible : à condition de se donner les moyens d’y parvenir. La seconde exigence pousse à redonner son sens au clivage de la droite et de la gauche. C’est en lui redonnant du corps que l’on créera la possibilité d’une dynamique rassemblant les catégories dispersées du “peuple”. Ce qui est au cœur de ce clivage, c’est la question de l’égalité, couplée à celle de la citoyenneté et de la solidarité. Elles ont reculé devant d’autres notions, notamment celle de l’identité. Ce recul n’avait rien de fatal ; sa perpétuation serait une faute. Enfin, une gauche digne de ce nom n’évitera pas la question de ses formes d’existence. Les formes anciennes du XXe siècle, autour du clivage des socialistes et des communistes (1920), s’essoufflent. Les coupures du social, du politique et du symbolique anémient la vitalité démocratique. Les hésitations sur la rupture ou les incertitudes sur ses contenus rendent difficiles, voire conjoncturellement impossibles les rassemblements à vocation majoritaires. D’une façon ou d’une autre, il faudra bien traiter de ces questions. Qu’elles n’aient pu l’être est un drame. Mais l’Histoire ne s’arrête jamais. ■ roger martelli
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PORTRAIT DE POUVOIR
MYRIAM EL KHOMRI L’EXÉCUTANTE EXÉCUTÉE Élue estimée pour ses combats sur le terrain, Myriam El Khomri est tombée dans le piège de sa nomination au gouvernement, acceptant ensuite de désavouer ses propres engagements pour finir en symbole de la compromission politique des années Hollande. par pierre jacquemain, illustrations alexandra compain-tissier
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M
Myriam El Khomri, c’est François Ruffin – tout jeune césarisé – qui en parle le mieux. Dans une longue lettre qu’il lui a adressée lors des grandes manifestations contre la loi Travail, il écrivait ceci : « Tu le sais : même bricolée, même rafistolée, ton nom est lié à une loi d’infamie. Une étape de plus, pas la première, sans doute pas la dernière, dans la grande régression déguisée en « modernisation ». Ce texte, tu ne l’as pas écrit, tu ne l’as pas voulu, et c’est pourtant toi qui le portes aujourd’hui comme une croix. C’est ce connard de Valls (je ne mets que « connard », mais tu penses bien pire) qui te l’a imposé. Et depuis, tu subis une humiliation publique, ministre qui obéit à Matignon comme un chien bien brimé. Alors, ne serait-ce que par dignité : pourquoi ne pas démissionner ? » Démissionner. Elle y a pensé. Un temps. Une fraction de seconde peut-être. Pour se donner bonne conscience sans doute. Elle n’avait ni l’envergure, ni le poids politique de Christiane Taubira, mais une démission de la ministre du Travail pour « désaccord politique majeur » – comme le fit l’ex garde des sceaux – aurait eu de l’allure. Hélas, Myriam El Khomri a fait un autre choix. Celui de la fidélité et de la loyauté envers François Hol-
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lande diront les plus naïfs. Celui de l’opportunité politique diront les plus malveillants. Et les plus clairvoyants aussi. Ian Brossat, élu communiste à la Ville de Paris dans le 18e arrondissement, connaît bien la ministre. L’adjoint au logement d’Anne Hidalgo envisageait déjà il y a quelques mois une lecture similaire : « Soit c’est de l’opportunisme, soit elle s’est convertie au libéralisme en deux jours », avait-il ironisé. Avec le recul de presque deux années entières d’exercice ministériel, on peut aisément répondre à Ian Brossat : les deux mon capitaine. LES ARGUMENTS DE HOLLANDE
Pour convaincre celle qui n’était encore que secrétaire d’État chargée de la politique de la ville d’accepter en septembre 2015 le fauteuil très convoité de la rue de Grenelle1, le président de la République a usé de trois arguments, le premier étant sans doute le plus surprenant. Dressant le portrait de la longue liste des anciens locataires de l’hôtel du Châtelet – « tous (ou presque) des hommes blancs, de soixante ans, énarques et qui ont tous échoué au cours des dernières décennies », lui avait-il lancé – il enten1. Les locaux du ministère du Travail.
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Une ministre pugnace. Qui n’a peur de rien. Le casting était séduisant pour conduire un ministère à la traine, poussiéreux, en mal de conquêtes sociales. dait faire le pari de la jeunesse et de l’expérience de terrain. Myriam El Khomri avait le profil parfait pour créer la surprise. Le coup était réussi. Il le fut. Inconnue du grand public, elle s’était auparavant illustrée dans les quartiers populaires, où elle avait fait de l’emploi et du développement économique une priorité. Non sans succès d’ailleurs. Les acteurs locaux reconnaissent largement son action, loin des caméras, et sa détermination à transformer le quotidien des quartiers – n’hésitant jamais à bousculer les décideurs locaux et les hauts fonctionnaires parfois déconnectés des réalités. « Vous savez ce que ça signifie une pipe à cinq euros ? », avait-elle lancé à un préfet au cours d’une réunion dans un quartier du 18e arrondissement de Paris où la prostitution des mineurs y est importante. Une ministre pugnace. Qui n’a peur de rien. Le casting était séduisant pour conduire un ministère à la traine, poussiéreux, en mal de conquêtes sociales, et qui se borne à observer chaque jour la courbe du chômage s’emballer. Justement. Le chômage. C’était le deuxième argument du président de la République : « Si la courbe du chômage continue de grimper, ça
sera mon échec. Si le chômage recule, ça sera ta réussite. Et tous les voyants indiquent que nous avançons dans la bonne direction ». Tentant. Il ne manquait plus que le dernier argument. Pas des moindres : « Myriam, tu vas porter une réforme ambitieuse, progressiste, qui garantira de nouveaux droits aux travailleurs avec la création du compte personnel d’activité. C’est une vieille revendication des syndicats. Le tournant social, c’est toi qui vas l’incarner ». Le tableau était presque trop beau. La planche était savonnée. Et après avoir une première fois refusé l’offre, elle finit par l’accepter. Quant au résultat… SOUS L’ÉGIDE DE LA “BANDE DES QUATRE”
Elle était pourtant différente. Du moins, c’est ce qu’elle prétendait : « c’est important que les Français se sentent représentés à notre échelle par la diversité de nos origines culturelles, sociales, étrangères. C’est important parce que la rupture entre les citoyens et les politiques est largement entamée. Le renouvellement des hommes et des femmes politiques, de même que des pratiques politiques est essentiel », avait-elle lancé à Thomas Legrand à l’occasion d’une interview pour le magazine Lui. Née à
Rabat d’un père marocain et d’une mère française, elle se revendique « métisse, à moitié bretonne ». Sa mère était prof d’anglais, son père a ouvert une boutique de reprographie à Bordeaux. La petite El Khomri a neuf ans lorsque sa mère décide de rentrer en France. Elle y fera son parcours scolaire – avec succès – jusqu’à ses études de droit public à l’université de Bordeaux. En 1999, elle prend le train pour conquérir Paris. Et c’est là que tout s’enchaîne. Très vite. Elle rencontre Claude Bartolone, ministre de la Ville, puis Annick Lepetit, maire du 18e arrondissement. C’est ainsi qu’elle fait progressivement connaissance avec ceux que l’on surnomme “la bande des quatre” : Jospin, Delanoë, Estier et Vaillant. Elle doit tout de sa carrière politique, ou à peu près tout, à Daniel Vaillant et Bertrand Delanoë, qui la propulsera adjointe au maire de Paris, en charge de la protection de l’enfance et de la prévention spécialisée. Elle a trente ans. Ainsi passée par l’école de Daniel Vaillant et Bertrand Delanoë puis très brièvement d’Anne Hidalgo, avec laquelle elle est aujourd’hui fâchée, Myriam El Khomri est connue et reconnue pour avoir été
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une bonne élue de terrain. « C’est là qu’elle est le plus à son aise », reconnait un élu socialiste de l’arrondissement. Elle rêverait aujourd’hui de devenir maire du 18e arrondissement. Elle rêve. À l’époque, elle est plutôt identifiée à la gauche du Parti socialiste. Il n’aura donc échappé à personne – les commentateurs se sont chargés de le rappeler au moment de sa nomination – que le choix de Myriam El Khomri relevait de la pure stratégie. Déjà, lors de sa nomination comme secrétaire d’État à la politique de la ville, elle était devenue le symbole d’une “prise de guerre” contre Anne Hidalgo, dont on goûtait peu les positions critiques – pourtant mesurées et équilibrées – au sommet de l’État et plus particulièrement à Matignon. PANNE DE COURAGE
L’option était donc plus qu’attrayante lorsqu’il s’est agi de promouvoir la jeune ministre qui avait fait ses preuves dans les quartiers populaires pendant près d’un an. En la propulsant de l’avant-dernière à la huitième place du gouvernement – selon la hiérarchie gouvernementale –, elle allait nécessairement gagner en visibilité. Un pari réussi. Mais à quel prix ? Avec la loi Travail, « ma notoriété a fait un bond, ma popularité j’en suis moins sûre », avait-elle ironisé sur un plateau de Canal+. D’après ses proches, lors des grandes manifestations contre la loi Travail, impossible de passer inaperçue dans
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les rues de Paris. C’est peu dire. Il lui était devenu insupportable de se promener en famille ou d’aller chercher ses enfants à la sortie de l’école. Les regards noirs et les mots d’insultes étaient fréquents. La politique est un sport de combat. Dur ! Mais elle résiste. Et garde le sourire. On compatit. « Elle n’avait pas les épaules et les convictions pour porter avec fermeté les combats que la gauche attendait sur le terrain du travail », suggère l’un de ses amis proches, élu à la Ville de Paris. Peut-être n’a-t-elle pas eu simplement le courage politique. Le courage de dénoncer la responsabilité des dirigeants d’entreprise qui menacent chaque jour de plusieurs centaines de suppressions d’emplois – comme ce fut le cas avec la mobilisation d’Air France en octobre 2015. Le courage de plaider fermement contre l’extension du travail du dimanche, comme elle l’avait fait lorsqu’elle était élue parisienne en votant un vœu qui s’opposait à la généralisation du travail du dimanche. Le courage de tenir tête au premier ministre sur le plafonnement des indemnités prudhommales ou le licenciement économique – que l’on a retrouvé dans la première version du projet de loi Travail. Le courage d’exiger publiquement des comptes au Medef qui s’était engagé à créer un million d’emplois en contrepartie du Pacte de compétitivité et de solidarité dont le coût s’élève à 41 milliards d’euros. Le courage de porter les revendications des syndicats sur le
compte personnel d’activité (CPA) comme la prise en compte du burnout ou celle du compte épargne temps (CET). Le courage, enfin, de mener la bataille – même en coulisse et sans nécessairement avoir à le faire publiquement – contre la déchéance de nationalité. Pire. En privé, embarrassée de devoir justifier l’injustifiable, Myriam El Khomri avait fini par admettre : « Il faut arrêter avec cette histoire de déchéance. C’est un faux procès que l’on nous fait. Historiquement, la déchéance est une mesure de gauche ». Désolant. PEAU DE CHAGRIN
Finalement, le courage que n’a pas eu Myriam El Khomri, c’est celui d’assumer les convictions qui étaient les siennes, qui ont fait la femme politique qu’elle est devenue aujourd’hui. Bien déçu il doit être, François Hollande. Doublement déçu d’ailleurs. Aujourd’hui, elle dénonce son « amateurisme ». C’est la cantine qui se moque du réfectoire. Petit à petit, elle s’est rapprochée de Manuel Valls dont elle a fait son nouveau mentor avant qu’il ne quitte Matignon. Jusqu’à le soutenir à la primaire socialiste. Voilà qui ne manque pas de flair. Si l’œuvre d’Alain Deneault, Médiocratie2, devait avoir un visage, Myriam El Khomri en serait sans doute le portrait idéal. L’allégorie la plus vibrante. Elle incarne tout ce que le pouvoir politique a abandon2. Dont vous trouverez une interview en page 51.
Le courage que n’a pas eu Myriam El Khomri, c’est celui d’assumer les convictions qui étaient les siennes, qui ont fait la femme politique qu’elle est devenue aujourd’hui.
né. Parce qu’en politique – comme dans les entreprises d’ailleurs –, les médiocres ont pris le pouvoir. C’est en substance ce que démontre le philosophe québécois. Il explique : « Le système encourage l’ascension des acteurs moyennement compétents au détriment des super compétents ou des parfaits incompétents. Ces derniers parce qu’ils ne font pas l’affaire et les premiers parce qu’ils risquent de remettre en cause le système et ses conventions. Le médiocre doit avoir une connaissance utile qui n’enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements idéologiques. L’esprit critique est ainsi redouté car il s’exerce à tout moment envers toute chose, il est ouvert au doute, toujours soumis
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Petit à petit, elle s’est rapprochée de Manuel Valls dont elle a fait son nouveau mentor avant qu’il ne quitte Matignon. Jusqu’à le soutenir à la primaire socialiste. Voilà qui ne manque pas de flair à sa propre exigence. Le médiocre doit jouer le jeu ». Myriam El Khomri joue le jeu. Et il faut se faire une raison. Myriam El Khomri a abandonné la politique. Les idées. La pensée. Et la gauche avec. Elle a dépolitisé la fonction ministérielle – et elle n’est pas la première. Elle est devenue une super cheffe de l’administration du Travail. Elle n’est plus qu’une exécutante de la politique – et elle ne sera pas la dernière. Elle ne met pas le système en danger. Pire : elle participe de son renforcement et de son renouvellement. Et c’est tout ce qu’on lui demande. Désormais, la seule motivation, l’unique objec-
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tif, c’est la préservation du pouvoir, la reproduction des élites, voire leur reconduction et bien sûr leur promotion. Mais que s’est-il passé dans la tête et le corps de Myriam El Khomri pour que ses combats, ses idées, ses fondamentaux en soient réduits en si peu de temps à peau de chagrin ? L’exercice du pouvoir rend-il à ce point aveugle ? Le prestige du poste ministériel, les conseillers, les officiers de sécurité, les chauffeurs, les secrétaires, les ors de la République, agissent-ils sur les ministres comme la carotte fait avancer l’âne ? Au diable les gauchos et autres idéalistes. « Moi je suis pragmatique », lance-t-elle fièrement – quand elle s’exprime dans la presse3 – en reprenant mot pour mot les éléments de langage de son inspirateur, Manuel Valls. Parce que Myriam El Khomri répète, récite. Et fait siens les propos du dernier qui a parlé. L’INSTRUMENT DE SA PROPRE TRAGÉDIE
Preuve de sa constance politique, Myriam El Khomri – candidate aux législatives désignée par les militants PS du 18e arrondissement de Paris avec seulement cinq voix d’avance sur sa concurrente, admet aujourd’hui « hésiter entre loyauté et 3. Depuis l’épisode malheureux dit du “CDD” dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin, elle se fait très rare dans les médias qu’elle préfère fuir.
conviction ». Comprendre : elle hésite entre soutenir Hamon ou Macron. C’est vrai qu’aller tracter sur les marchés du 18e en proposant d’abroger la loi qu’elle a porté vaut son pesant de grotesquerie. C’est pourtant ce que propose Benoît Hamon qui se retrouve lui-même empêtré dans une incohérence stratégique à devoir soutenir une candidate qui ne votera pas au Parlement ce pour quoi il pourrait (sait-on jamais) avoir été élu. Vous suivez ? Comme un air de déjà vu, non ? Et comme de nombreux autres élus parisiens – pas les plus gauchistes –, Jean-Marie Le Guen (secrétaire d’État) ou Jérôme Coumet (maire du 13e), Myriam El Khomri n’a pas envoyé son parrainage au Conseil constitutionnel. Courage, fuyons. Pas un candidat à l’élection présidentielle pour dire du bien de sa loi. Et dans la folle course à l’Élysée, personne ne semble s’exciter à l’idée d’avoir Myriam El Khomri à ses côtés. Certainement pas Benoît Hamon. Guère plus Emmanuel Macron – même si elle finira opportunément (allez, prenons les paris à quelques heures du bouclage de la revue) par appeler à voter pour lui. En coulisses l’ancien maire de Paris Bertrand Delanoë fait déjà le nécessaire auprès d’Emmanuel Macon pour sauver le soldat El Khomri afin de lui assurer une investiture En Marche ! – ce que les militants socialistes du 18e ne manqueront
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pas d’apprécier si l’hypothèse se confirmait. Tragique. Une tragédie qui compte mille et une versions. Elle aura bientôt sa version officielle. Parce qu’à force de croiser les grands de ce monde, et plutôt ceux du CAC 40, Myriam El Khomri a fini par avoir le sens des affaires : elle a signé son premier contrat d’édition. Sans doute pour se raconter. Dire sa vérité. Penser et assurer l’avenir. Une publication attendue pour le mois de septembre. On a hâte. Si la politique libérale du quinquennat de François Hollande porte l’entière responsabilité de cette tragédie – dont Myriam El Khomri n’est finalement que l’instrument, la marionnette et la victime ? – la ministre du Travail restera (à la fois malgré elle et à cause d’elle) l’incarnation de l’échec de la gauche au pouvoir. Elle est la démonstration du renoncement politique. De l’abandon de ce qui fait la noblesse de la politique : les idées, les combats, les valeurs. Tout ça au prix d’une loi éponyme qui fait sa fierté : la loi Travail, dite loi El Khomri. Une loi qui marquera à jamais l’histoire sociale de notre pays au titre de la contre-révolution, sous le sceau de la trahison politique. Et c’est sans doute ce que retiendra l’histoire. Il y a eu Devaquet. Il y aura désormais El Khomri. Quel gâchis… ■ pierre jacquemain @pjacquemain
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LE SYSTÈME C'EST LES AUTRES Tout le monde déteste le système. Tous les candidats à la présidentielle sont antisystème. Le système est partout et nulle part à la fois. Comment, alors, le définir, dire ce qui “fait système”, lutter contre lui ? Enquête sur un concept nébuleux et sur ce que son omniprésence révèle ou dissimule… ■ photos luca zanier / anzenbergeragency, corridors of power
Conseil de l'Europe, Strasbourg, 2015.
É
Élite, caste, establishment… Qu'est-ce que les “antisystème” dénoncent avec un tel zèle, au risque d'aider ce qu'ils dénoncent à rester invisible, s'interroge Roger Martelli (p. 33). L'oligarchie s'arrange en tout cas très bien de la démocratie représentative, expliquait Hannah Arendt (p. 37). Les sociologues François Denord et Paul Lagneau-Ymonet exposent comment, aujourd'hui, le néolibéralisme a reconfiguré les structures de pouvoir au profit de la classe dominante (p. 40). Dès les années 70, la notion de gouvernance a permis d'assurer l'ascendant du petit nombre en limitant les libertés démocratiques au nom de la bonne gestion (p. 46). Neutraliser l'action politique, c'est aussi imposer arbitrairement des “règles d'or” qui servent à légitimer les choix économiques (p. 49). Pour le philosophe Alain Deneault, cette même dévitalisation du débat politique est à l'œuvre dans l'ascension de “l'extrême centre” et de la “médiocratie” (p. 51). Un contexte dont les nouvelles entreprises mondiales veulent profiter pour imposer leur ordre technolibéral (p. 55). Plus grande l'opposition au système, plus cuisantes les défaites ? Celle d'Alexis Tsipras repose une question connue : faut-il chercher à le réformer ou à le renverser ? (p. 59).
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LE DOSSIER
L’ANTISYSTÈME ET SES DÉRIVES Il est de bon ton, de nos jours, d’être “antisystème” en politique. Et, tant qu’à faire, mieux vaut ajouter que l’on déteste la “caste”, “l’establishment”, et les “élites”. Belle rhétorique qui, la plupart du temps, dispense de dire… le système dont on veut se débarrasser. La droite française, dans sa variante la plus extrême, a peu à peu roulé la pelote de ses mots. Elle a repris à son compte la formule du “politiquement correct”, inventé dans les années 1980 par les conservateurs américains. Elle a détourné à son profit la notion de “pensée unique”, pourtant née plutôt à gauche et utilisée même par la gauche de gauche. De la même manière, elle impose sa détestation affichée du système et de ceux qu’elle accuse d’en être les profiteurs. En apparence, elle a raison. Il y a, dans le désordre du monde, des logiques en œuvre qui tissent la trame d’un véritable système. Depuis les années 1990, il a deux faces principales : celle de la “mondialisation” sur le plan économique et celle de la “gouvernance” sur le plan politique. La “mondialisation” n’est rien d’autre que l’universalisation de la marchandise et de la concurrence, couplée au triomphe de la régulation
par les marchés financiers. La “gouvernance” n’est rien d’autre que le pouvoir des “compétences” et donc des technostructures, censé être le substitut d’une démocratie défaillante. LA NÉBULEUSE DE LA GOUVERNANCE
Si l’on raisonne en termes de pouvoir, économique ou politique, la tendance contemporaine est bien à la concentration. On en connaît les effets spectaculaires en matière de répartition des richesses, avec la dominante archi-connue du “1 %” (la moitié de la richesse mondiale entre les mains des 1 % d’individus les plus riches ; 83 grandes fortunes amassent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale). On connaît moins la nébuleuse de la gouvernance. Elle est pourtant bien réelle : elle relie les États les plus puissants, des clubs d’États (OCDE, G20), des
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Parlement fédéral, Berne, 2013.
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La technostructure existe, mais elle ne se montre pas. Les véritables happy few laissent le devant de la scène aux people et cultivent leur propre évanescence. organisations multilatérales de statuts différents et de compétences fluctuantes, volontiers extensibles (FMI, Banque mondiale, Organisation mondiale de la santé, Organisation internationale du travail, OMC…), des banques, des autorités de régulation, des associations professionnelles, des organismes privés au rôle public démesuré, comme les agences de contrôle des comptes des multinationales ou les désormais célèbres agences de notation. Ce sont eux qui régulent notre monde. La gouvernance n’est pas que l’addition des sigles et des institutions. Elle fonctionne au travers de personnes concrètes, dont les liens tracent les contours de groupes cohérents, suffisamment en tout cas pour que la sociologue Saskia Sassen puisse parler de « classes globales émergentes » et pour que le politologue David Rothkopf puisse évoquer la « superclasse globale ». Il y a de fait des élites transnationales regroupant des managers, des dirigeants, des techniciens et des experts fonctionnant à l’intérieur des grands réseaux industriels et financiers. Pour ceux-là, la juridiction internationale a créé une sorte de statut d’extraterritorialité qui leur permet de circuler librement dans l’archipel mondial, dès lors que leur activité s’insère dans les secteurs de la finance, des services high tech ou des télécommunications. Ces groupes restreints de quelque 6 000 individus partagent à la fois des activités et des éléments de culture commune, soudés par l’idéologie contemporaine de
la mondialisation et de sa gouvernance. Pour eux, davantage que pour les élites nationales classiques, les frontières du public et du privé perdent de leur épaisseur, même si les trajectoires continuent de distinguer les réseaux d’affaires des réseaux gouvernementaux transnationaux. Chez les uns comme chez les autres, en effet, l’exaltation de la mobilité et de la compétence experte tend à occuper une place stratégique, supérieure en légitimité à celle de l’intérêt général ou de la représentation démocratique. Tel est « le parti de Davos » (Rothkopf). LA TECHNOSTRUCTURE INVISIBLE
Et le système, alors ? Il est vrai que la mondialisation et la gouvernance relèvent bien de logiques systémiques. Mais, dans ce cas, mieux vaut appeler un chat un chat : ces logiques s’inscrivent dans la continuité de ce que l’on a pris l’habitude, depuis le XIXe siècle, de désigner comme le capitalisme. Or est-ce bien de cela qu’il s’agit quand, de-ci de-là, on fustige le “système” ? On peut fortement en douter. Car le problème dudit système est qu’il ne se voit pas. Les dominants et les dominés se côtoyaient. On connaissait le maître, le directeur, le patron, le “singe” disaient même les ouvriers. On pouvait désigner les “200 familles” par leur nom. On pouvait caricaturer les big boss, avec leurs hauts-de-forme et leurs gros cigares. Mais les circuits financiers d’aujourd’hui sont
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de forme immatérielle et donc ne se voient pas. La technostructure existe, mais elle ne se montre pas. Les véritables happy few laissent le devant de la scène aux people et cultivent leur propre évanescence. Il arrive que l’on dénonce, ensemble ou séparément, Wall Street, Washington, Davos ou Berlin. Ces lieux étaient autrefois associés à des noms – Rockefeller, Carnegie, Krupp, Mitsubishi, Schneider – qui disaient l’alliance intime de la richesse et du pouvoir. De nos jours, on découvre Lehman Brothers quand la banque s’écroule, mais qui la connaissait auparavant ? C’est là que gît le danger des discours du “système”. Quand la colère ne sait plus contre qui se tourner, elle se mue en ressentiment, une colère diffuse d’autant plus virulente qu’elle a des causes mais pas de coupables tangibles. Il est alors possible de mobiliser ce ressentiment en agitant des mots, si vagues que l’on peut y mettre à la fois tout le monde et personne en particulier. On vitupère ainsi l’élite, la caste, l’établissement, la nomenklatura, les bobos. LE “SYSTÈME” ÉPARGNÉ PAR SA DÉNONCIATION
Où s’arrêter ? Il est bien vu de se démarquer de l’élite ; cela ne saurait toutefois pas suffire. Il faut trouver plus visible, plus proche, plus accessible encore. Quand la conjoncture pousse à l’exaspération, le plus utile est l’étranger immédiat, fraîchement arrivé, le concurrent des matins d’embauche, hier le Belge et l’Italien, le Polonais aujourd’hui comme hier (il n’est plus mineur, mais plombier...). Quand on s’installe dans une durée
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plus longue, on trouve l’étranger par excellence, l’errant par vocation, le nomade apatride, l’Oriental transplanté en Occident, En bref, le juif. L’antisémitisme, hélas, continue de bien se vendre de nos jours. Mais il a perdu de sa force répulsive. On trouvera donc un autre support, pour incarner la menace. En ces temps de “guerre des civilisations”, c’est le musulman qui est le plus commode. Et comme il n’est pas bien vu de désigner à la vindicte des personnes, pas davantage le musulman que le juif, c’est l’islam que l’on met en cause. La boucle est alors bouclée : on dénonce le “système” et on épargne le seul système qui structure notre temps. On s’en prend à “l’élite” ou à la “caste”, et on se garde de mettre en cause ce qui sépare “l’élite” du “peuple”, l’exploitant de l’exploité, le dominant et le dominé. Or c’est la combinaison de l’exploitation et de la domination qui fait système ; ce sont l’inégalité et les discriminations qui génèrent l’amertume et le ressentiment. Est-ce bien tout cela que recouvre le refus du système ? Dans la plupart des cas, on en est bien loin. Il ne sert bien sûr à rien de mettre tout le monde dans le même sac. Toute dénonciation du “système” et de “l’élite” n’est pas grosse de ces dérives redoutables que nous propose le Front national. Mais, en ces temps incertains où soufflent les vents mauvais, convenons qu’il vaut mieux être prudent dans la manière dont on désigne ce que l’on dit vouloir combattre. Sans oublier bien sûr que l’essentiel n’est jamais tant dans la désignation de l’adversaire, que dans le projet de société que l’on est en état de lui opposer. ■ roger martelli
LE DOSSIER
L'OLIGARCHIE, OU LA DÉMOCRATIE SANS LE PEUPLE Contrairement à l’intuition commune, démocratie et oligarchie peuvent parfaitement coexister dans la démocratie libérale issue des révolutions américaines et européennes. C’est ce que rappelait Hannah Arendt aux lendemains de l'insurrection hongroise, invitant à distinguer démocratie représentative et démocratie délibérative. Octobre 1956 : la révolution éclate en Hongrie, et le pays se couvre aussitôt de conseils, véritables organes de l’insurrection. Sept années plus tard, la théoricienne Hannah Arendt, pourtant réputée conservatrice, signe un essai intitulé Sur la révolution, qui contient des pages vibrantes consacrées à l’insurrection hongroise. On pourrait s’attendre à ce que cet éloge soit dirigé contre l’URSS. Il n’en est rien, car le livre contient autant une critique de la démocratie libérale que des démocraties populaires. Le diagnostic d’Arendt, au fond, est assez simple. Si Arendt se montre si critique à l'égard de la démocratie représentative en général, c'est parce que le
système représentatif des partis exclut de l'espace public ce qu'Arendt appelle elle-même le “peuple”. ENTRÉE REFUSÉE AU PEUPLE
Arendt l'écrit en toutes lettres. Dans le système de la démocratie représentative, « le bonheur et la liberté publics sont redevenus le privilège du petit nombre » : le privilège d’un petit nombre qui, même et surtout lorsqu'il entend se soucier du bienêtre du plus grand nombre, de son « bonheur privé », se réserve en fait l'accès à l'espace public de la délibération politique. C'est même en ce sens qu'Arendt se croit en droit de redéfinir la démocratie représenta-
tive comme une « oligarchie » (c'est son mot). Et qu'elle se dit (c'est encore son mot) « fâchée » avec le terme d' « élite ». Sans doute Arendt reconnaît-elle au système des partis un mérite : celui d’avoir, pour partie, recruté et formé ses élites au sein du peuple. Mais à ses yeux, cela reste encore une forme oligarchique de gouvernement, une forme de domination du peuple par un petit nombre, ce petit nombre représenterait-il les intérêts du peuple, et serait-il désintéressé pour lui-même. Car, même ainsi, le système des partis aura finalement remplacé la formule révolutionnaire du gouvernement du peuple par le peuple par celle du
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« gouvernement du peuple par une élite issue du peuple ». Alors, avec la Révolution française, sans doute une élite issue du peuple a-t-elle remplacé les élites issues de la naissance et de la richesse (ce dont Arendt, bien sûr, se félicite). Mais, écrit-elle, « elle n'a pas permis au peuple en tant que tel de faire son entrée dans la vie politique et de devenir partie prenante aux affaires politiques ». Arendt est même si consciente qu'un petit nombre constitue à soi seul, dans ce système, ce qu’on appelle l'espace public, qu'elle critique précisément la frontière entre bonheur privé et public. LES CONSEILS CONTRE LES PARTIS
Si elle critique alors Saint-Just, c'est pour avoir limité la célèbre formule « le bonheur est aujourd'hui une idée neuve en Europe » à la seule sphère du bonheur privé, et avoir exclu le peuple du bonheur, en quelque sorte public, de la délibération politique. Et c'est en ce sens encore qu'elle critique (sans nier la question du manque d'intérêt pour la politique de larges fractions de la population) le manque d'espaces publics auxquels le peuple devrait avoir librement et également accès
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s'il le souhaitait, et où « l'on pourrait recruter une élite, ou plutôt, où cette élite se recruterait-elle-même ». Ces nouveaux espaces publics et délibératifs Arendt les nomme, dans la tradition de la révolution concurrente, selon elle, du système des partis, des « conseils » : « l'élite politique du peuple révélée au grand jour par la révolution », écrit-elle très précisément. Alors, bien sûr, on pourra dire que Hannah Arendt ne fait que repousser plus loin le problème. Qu'une élite du peuple, même issue du peuple et recrutée par le peuple lui-même, c'est encore une élite. Certes. Mais du moins la philosophe, contre la tradition de la démocratie représentative – qui prétend réserver l’exercice de la décision politique à un petit nombre, à une oligarchie –, entend-elle sans cesse, pour son compte, étendre l'autorité de la démocratie délibérative. C’est sans doute la dernière chose que des intellectuels qui, de droite ou gauche, se réclament aujourd’hui de la pensée d’Arendt (on pense ici à Marcel Gauchet ou Pierre Rosanvallon) voudront bien entendre. Quand, en bons défenseurs de l’oligarchie, ils préfèrent critiquer « les excès de la démocratie contre ellemême ». ■ gildas le dem @gildasledem
Arendt l'écrit en toutes lettres. Dans le système de la démocratie représentative, « le bonheur et la liberté publics sont redevenus le privilège du petit nombre. » De la révolution, de Hannah Arendt, Folio-Gallimard, 10,40 euros.
LE DOSSIER
Comité exécutif de la Fifa, Zurich, 2013.
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« LA STRUCTURE DU POUVOIR ET DE LA CLASSE DOMINANTE A CHANGÉ »
Comment se fait-il qu’un petit groupe de personnes concentre les pouvoirs, et parviennent à perpétuer ces pouvoirs ? C’est la question à laquelle les sociologues François Denord et Paul Lagneau-Ymonet se sont attachés à répondre dans un livre riche de données et de réflexions critiques. Entretien. regards. Pourquoi faut-il parler d’oligarchie plutôt que d’élite, ou même de célébrités ?
L’oligarchie désigne un groupe restreint de personnes qui détiennent le pouvoir. Le terme est préférable à la notion d’élite – avec ou sans s – dans la mesure où il met l’accent sur le pouvoir plutôt que sur les individus qui l’exercent. Notre livre, Le Concert des puissants, traite ainsi non pas des “élites” et encore moins des célébrités – que C. Wright Mills définissait comme ceux qui sont connus par davantage de personnes qu’ils en connaissent eux-mêmes –, mais du pouvoir, cette capacité d’agir sur le monde ou de faire faire par les autres, qui se distribue de manière très inégale dans nos sociétés. Une étroite minorité commande, tandis que la grande majorité se résigne à obéir. Cette régularité ne s’observe pas seulement en politique. Elle régit aussi l’économie, l’administration, l’armée, la religion ou encore la famille. Autrement dit, le pouvoir consiste
FRANÇOIS DENORD
Sociologue spécialiste des élites et du néolibéralisme.
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moins en une affaire de personnes qu’en un ensemble de rapports de forces, au sein d’ordres institutionnels qui, eux-mêmes, sont hiérarchisés. Le terme d’oligarchie présente cependant des limites : d’abord, ceux qui l’emploient peuvent être animés par des visions du monde complotistes et réactionnaires. Ensuite, c’est un terme un peu fourre-tout, comme establishment, nomenklatura ou système. C’est pourquoi nous recourons au concept de “champ du pouvoir”, qui permet de rendre compte non seulement d’intérêts communs, mais aussi de rivalités et de conflits parmi les puissants. regards. Pourquoi faut-il s’intéresser aux structures de l’oligarchie plutôt qu’aux personnes ?
Raisonner de manière structurale, c’est d’abord et avant tout le moyen de se débarrasser des questions de personnes (qu’on les pare de toutes les vertus ou qu’on dénonce leurs défauts, leurs fautes, etc.) pour s’inté-
PAUL LAGNEAU-YMONET
Sociologue, il travaille sur le pouvoir économique.
« Ce qu'on appelle aujourd’hui “néolibéralisme” est une restauration des pouvoirs de l’ordre économique. Elle a ceci de particulier d’avoir été appuyée par une partie de la classe politique et de la haute fonction publique. » resser aux caractéristiques sociales (genre, origine, formation, carrière, etc.) qui sont attachées aux positions de pouvoir qu’occupent des individus relativement interchangeables. Si une personne ne se remplace pas, en revanche des individus ayant des caractéristiques semblables peuvent occuper une même fonction. Cela étant dit, la structure du pouvoir n’est pas immuable. Sous l’Ancien régime, l’ordre familial et le religieux primaient : le roi avait certes hérité du trône, mais c’est de “droit divin”, qu’il était “empereur en son royaume”. La bourgeoisie économique pouvait bien avoir d’enviables conditions de vie, elle devait en rabattre face à la noblesse. À la fin du XIXe siècle, l’instauration de l’école primaire gratuite, obligatoire et laïque avait consacré la victoire de l’État sur les congrégations et sur ce que l’on appelait le “droit des pères de famille”, c’est-à-dire celui d’envoyer ou non son enfant à l’école. Après deux guerres mondiales entrecoupées d’une crise économique sans précédent, la “noblesse d’État” a exercé une influence décisive, tant sur l’administration de la chose publique que sur la marche des affaires. regards. Le néolibéralisme a-t-il modifié la structure de l’oligarchie ?
Ce qu'on appelle aujourd’hui “néolibéralisme” est une restauration des pouvoirs de l’ordre économique. Elle a ceci de particulier d’avoir été appuyée par une partie de la classe politique et de la haute fonction publique. Ce
ne sont pas uniquement des thèses néolibérales qui ont été mises en œuvre. C’est la structure du pouvoir et de la classe dominante qui a changé. Ainsi, la bourgeoisie économique a finalement adopté le mode de reproduction sociale médiée par l’école : en plus de l’essor des inégalités de patrimoine et de revenus qui caractérise ces quatre dernières décennies, elle bénéficie désormais des savoirs et peut se prévaloir de la légitimité que procurent des universités et des grandes écoles, plus ou moins assujetties au pouvoir de l'argent. regards. En quoi ces nouvelles propriétés de l’oligarchie accroissent-elles son empire et son emprise ?
La structure du pouvoir dans la France d’aujourd’hui peut être décrite à partir de deux grands principes d’opposition. Les dominants se distinguent, plus que jamais, selon qu’ils exercent ou non une forme de contrôle sur les moyens de production. Ensuite, ils se distinguent en fonction de l’ancienneté de leur appartenance à la bourgeoisie. La fraction dominante de la classe dominante est ainsi une zone carrefour, située à l’intersection entre la politique, l’administration, le capitalisme d’État, le secteur privé et le capitalisme familial. En 2015, sur plus de 3 000 cadres qui s’activaient au sein des états-majors des grandes firmes françaises, un seul se déclarait autodidacte et a commencé sa carrière comme chauffeur poids-lourds ; 28 % étaient
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« La fraction dominante de la classe dominante est une zone carrefour, à l’intersection entre la politique, l’administration, le capitalisme d’État, le secteur privé et le capitalisme familial. » issus d’une école de commerce (20 % venant des plus célèbres d’entre elles : HEC, Essec et ESCP) ; 25,5 % avaient lustré les bancs des écoles d’ingénieurs (dont 18,5 % les plus renommées : Polytechnique, Ponts, Mines, etc.) ; 19 % étaient passés par Sciences Po ou par l’ENA. regards.
Quel rôle jouent ces écoles de pouvoir ?
Ces écoles forment le réceptacle des opérations de triage que le système scolaire effectue à tous ses niveaux. Dans les écoles de commerce, on compte à peine plus de 8 % d’enfants d’ouvriers et d’employés, soit trois fois moins qu’au sein de la population étudiante. Mais si l’on ne s’intéresse qu’à la plus prestigieuse d’entre elles, HEC, la proportion tombe à 2,5 %, tandis qu’enfants de cadres et de patrons représentent plus de 80 % des effectifs. Dans les formations d’ingénieurs, réputées plus ouvertes socialement, les jeunes de catégories populaires avoisinent les 13,5 %. Au sommet de la hiérarchie cependant, à Polytechnique, ils ne sont plus que 7 %. Dans les établissements à mi-chemin entre l’université, les grandes écoles et leurs classes préparatoires, la sélection sociale se révèle tout aussi drastique. Ainsi, à Sciences Po, malgré les très médiatiques “conventions éducation prioritaire” qui ont décuplé le
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Le Concert des puissants, de François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, Raisons d’agir, 8 euros.
nombre d’enfants d’ouvriers et d’employés depuis, la part des jeunes bourgeois se maintient, au détriment de celle des descendants de professions intermédiaires. regards. En allait-il autrement aux lendemains de la Libération ? Faut-il le regretter ?
Non, ce n’était pas mieux avant. Les réformes de structure de la Libération avaient ouvert une parenthèse que le néolibéralisme a refermée. Mais vouloir renouer avec ce que fut la France des années d’après-guerre s’avèrerait tristement conservateur. Car l’expansion des trente glorieuses avait des ressorts bien peu glorieux ! Politiquement, il s’agissait d’un empire déclinant sous perfusion étasunienne et gouverné par une alliance de notables, dans un climat de guerre froide. Sur le plan social, dans la France agricole, la majorité des femmes demeurait au foyer quand les jeunes hommes rejoignaient les champs ou l’usine après une scolarité rudimentaire. En matière environnementale, les conséquences écologiques de la croissance passaient par pertes et profits. Le progressisme nostalgique est une impasse. C’est en imposant la démocratisation de l’ensemble des hiérarchies institutionnelles, à commencer par celles des ordres économiques, bureaucratiques et politiques, que les mouvements sociaux pourront modifier la structure du pouvoir et entamer les formes de domination qui lui sont associées. ■ propos recueillis par gildas le dem @gildasledem
Conseil rĂŠgional de Lombardie, Milan, 2014.
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LES SYSTÈMES
NB : les courtes ébauches de définitions des différents systèmes proposés sur cette double page ne sont que des interprétations subjectives d’une réalité très difficile à aborder tant les liens qui unissent les acteurs des systèmes entre eux et avec les autres sont faibles : une participation économique directe dans un journal vaut parfois beaucoup moins qu’une amitié de vingt ans avec un journaliste… ■ pablo pillaud-vivien
SYSTÈME TECHNOCRATIQUE
POUVOIR MÉDIATIQUE Clef de voûte essentielle de notre façon de voir et de comprendre le monde, capable d’en faire la pluie et le beau temps (hors pages météo) et de concentrer l’attention d’une grande partie des Français sur à peu près n’importe quoi, les médias sont au cœur du grand match pour le pouvoir, non pas en tant que simples arbitres, mais souvent en tant que joueurs. Et, même s’ils sont, pour beaucoup, abondés par des deniers publics via des aides à la presse ou des systèmes fiscaux avantageux, il s’agit avant tout d’un jeu privé entre grandes fortunes : ainsi de Pinault et son Point, Bolloré et son Canal, Dassault et son Figaro, Lagardère et son Europe 1, Arnaud et son Parisien, Drahi et son Libération, Weill et son BFM, Pigasse, Niel et Bergé et leur Monde… Le mieux est de se reporter à l’excellente infographie d’Acrimed et du Monde Diplomatique pour se rendre compte de l’hydre à laquelle on a affaire. Même si, attention, participation actionnariale n’implique pas nécessairement intrusion autoritaire dans les sujets traités... mais parfois, c’est pire.
Lorsque l’on jette un coup d’œil aux parcours de ceux qui nous dirigent, tant dans les gouvernements successifs, à la tête des entreprises du CAC 40 et des entreprises publiques que tout en haut de nos administrations et au cœur de la gouvernance européenne, force est de constater une étonnante constance : l’ENA, Polytechnique, Sciences Po ou HEC ne sont jamais bien loin – et la fameuse promotion Voltaire dont se gargarisent les pourfendeurs du système en est le symbole absolu avec dans ses rangs un chef de l’État et pas mal d’anciens et d’actuels ministres. Mais au delà de cette partie émergée de l’iceberg qui fait périodiquement la une des journaux, il est aussi important d’en envisager la partie immergée : le règne des entourages, des chefs de bureau qui noyautent notre administration, des conseillers et experts en tout genre et des directeurs locaux. Car lorsque l’on rentre dans un corps, que ce soit l’ENA, celui des Mines ou des Ponts ou, dans une moindre mesure, dans une grande école comme HEC, en plus de garder à vie son adresse mail d’étudiant, on en conserve souvent l’esprit et la lettre, la méthode et les idéaux (et rarement on vous y parle de révolution prolétarienne).
SYSTÈME LOBBYIQUE Multiples et divers jusqu’au mal de crâne, les lobbies en France (mais il en va de même dans beaucoup de démocraties) recoupent à peu près tous les sujets que vous pourriez avoir en tête : entre UFC-Que Choisir, le MEDEF, L214 et la CGT, choisissez votre sujet, du perturbateur endocrinien dont vous voulez vous débarrasser au système financier que vous voulez déréguler, vous trouverez forcément un groupe plus ou moins puissant, formel ou informel, association ou syndicat, qui vous permettra de créer un groupement d’intérêts commun. Et même pas besoin de faire comme certains et d’inviter à déjeuner tout un gratin de politiciens dans un restaurant étoilé ou d’initier des opérations escargot de grande envergure devant Bercy, parfois un simple rendezvous avec le ou la président(e) de commission en charge de votre sujet et l’alerte donnée peut porter ses fruits !
LES CERCLES ET AUTRES CLUBS Entre le Cercle Interallié, les dîners de la Revue des Deux Mondes (ou ce qu’il en reste), le Siècle, le Polo de Paris, l’Automobile ou le Jockey Club, la France a su se doter, au fil de son histoire pluri-centenaire, d’institutions très privées où le sésame pour y entrer est à peu près aussi prisé qu’un exemplaire de Regards dédicacé par Pierre Jacquemain. Enfin, si pour Regards, il suffit d’appeler Karine qui sera ravie de passer le message à Minouche et de vous en envoyer un, pour avoir accès au gratin de notre République lors de soirées champagnées dans des hôtels particuliers dont on n'imaginait même pas qu’ils existaient encore, il va falloir se faire coopter par quelqu’un déjà dans la place, mais surtout démontrer que l’on peut être quelqu’un de pouvoir, que ce soit parce que son portefeuille est rempli d’actions bien juteuses, que l’on est influent dans la presse ou que sa noblesse est d’épée. Ah oui et bien sûr, lors de ces soirées pince-fesses d’un autre âge et si peu miscibles avec notre démocratie, vous vous doutiez bien que l’on y fait plus qu’y échanger simplement le tu et des numéros de téléphone : parfois, si l’on en croit les bruits de couloirs que ne vient souvent prouver aucun écrit, il s’y trame et s’y trace aussi les destins des nations.
SYSTÈME CAPITALISTIQUE Même si cela ne veut pas dire grand-chose, cela permet de fixer un ordre de grandeur : les dix plus grosses fortunes françaises représentent à elles seules 15 % de notre PIB national. Prenez les cent plus grosses et vous aurez, de l’avis de certains, la liste de ceux qui dirigeraient vraiment la France. Compte tenu des imbrications complexes de leurs structures financières, ils forment une nasse assez dense qui englobe à peu près tous les secteurs de notre économie – et l’on peut facilement en tirer la conclusion de leur poids important sur les décisions politiques : tous ces milliards, ce sont aussi des emplois donc de potentiels électeurs. Et dans une société qui compte un taux de chômage aussi élevé que le nôtre avec les conséquences sociales que cela induit, on imagine rapidement ce que cela sous-entend en termes de possibilités de pression.
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GOUVERNANCE, LE MINIMUM DÉMOCRATIQUE
Avec la création de la Commission trilatérale en 1972, la “gouvernance” s’impose comme la norme du bon fonctionnement des démocraties. Elle vise autant à rétablir une rigoureuse gestion qu’à préserver l’autorité morale et politique du petit nombre sur le plus grand nombre et les minorités. 1972, c’est le début du Watergate. Et, alors qu’éclate le scandale du cambriolage du siège du Parti démocrate par des équipes du Parti républicain, vraisemblablement sous l’autorité du président Nixon, les États-Unis voient également leur autorité économique bousculée avec le quadruplement du prix du pétrole et la crise monétaire internationale due à l’abandon du système de Bretton Woods. Le milliardaire David Rockefeller, propriétaire, entre autres, de la multinationale ExxonMobil, créée alors avec le concours de Zbigniew Brezinzki (bientôt conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter), la Commission trilatérale. Réunissant 250 à 350 personnalités cooptées dans le monde trilatéral (Amérique du Nord, Japon, Europe occidentale, d’où son nom), la Commission est officiellement lancée à Tokyo le 1er juillet 1973. La plupart des dirigeants des pays occidentaux y participeront, ainsi que nombre de très hauts fonctionnaires et quelques universitaires. Parmi ces derniers, Samuel Huntington, inspirateur de la stratégie de “l’urbanisation forcée” pendant la guerre du Vietnam, et aujourd’hui mieux connu pour sa thèse sur le choc des civilisations. SURCHARGE D'EXIGENCES SOCIALES
C’est justement à Samuel Huntington que revient d’avoir rédigé le plus célèbre des rapports de la Commission : “The crisis of democracy” (rapport n°8, daté de mai 1975). Ce dernier énonce la thèse d’une “crise
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de la gouvernabilité” des démocraties occidentales, qui doit déboucher sur l’idée de “gouvernance”. Face aux excès politiques de la démocratie américaine (nouvelle gauche, droits civils, contestation de la guerre du Vietnam) et la contestation de son leadership économique, Huntington avance la nécessité d’imposer une norme de bon gouvernement des démocraties occidentales. « Plus un système est démocratique, et plus il est exposé à des menaces intrinsèques », annonce d’emblée Huntington. Au cours des années 60, le fonctionnement trop “libéral” de la démocratie américaine aurait ainsi provoqué un effondrement des moyens traditionnels de contrôle social, une délégitimation de l’autorité politique, enfin une surcharge d’exigences sociales adressées au gouvernement. Le fonctionnement effectif du système politique démocratique requiert en effet, selon Huntington, une forme d’apathie et de non-participation de certains groupes sociaux. « Dans le passé, chaque société démocratique a eu une population marginale, numériquement plus ou moins importante, qui n’a pas activement participé à la vie politique. En elle-même, cette marginalisation de certains groupes est antidémocratique par nature, mais elle a été aussi l’un des facteurs qui ont permis à la démocratie de fonctionner effectivement. Des groupes sociaux marginaux, les Noirs par exemple, participent maintenant pleinement au système politique. Et le danger demeure de surcharger le système politique d’exigences qui étendent ses fonctions et sapent son autorité. »
LE DOSSIER
Sur l’Europe à l'aube des années 80, de Gérard Soulier, PUF.
Du mensonge à la violence, de Hannah Arendt, Press Pocket.
CRISE DE L'AUTORITÉ
L’extension de l’État-providence, parce qu’il favorise l’accès des plus dépossédés à des conditions sociales rendant possible la contestation politique, ne fait pas que ruiner l’État et ses normes de bonne gestion financière. Il sape aussi, à terme, son autorité politique. Huntington précise ainsi que la « vulnérabilité » du système ne provient pas vraiment de « menaces extérieures, bien que celles-ci soient réelles, ni d’une subversion interne de droite ou de gauche, bien que ces deux risques puissent exister, mais plutôt de la dynamique interne de la démocratie elle-même dans une société hautement scolarisée, mobilisée et participante ». Le rapport se concentre donc sur l’aspect le plus préoccupant de cette crise de gouvernabilité de la démocratie : « L’autorité fondée sur la hiérarchie, la compétence et la fortune (…) a été soumise à une rude attaque ». Bien plus, cette crise de l’autorité des représentants touche jusqu’au petit nombre des dirigeants euxmêmes, mais aussi les intellectuels : « Les leaders politiques ont eux aussi des doutes sur la légitimité de leur pouvoir ». Ils se posent « des questions sur la légitimité de la hiérarchie, de la coercition, du secret, de la tromperie, tous procédés qui, dans quelque mesure, sont les inévitables attributs du gouvernement ». Bref, les représentants du système se posent des questions sur la légitimité des arcana imperii, ce lieu dérobé du pouvoir, et réservé au petit nombre qu’à la même époque Hannah Arendt remettra en doute en interrogeant les rap-
Le fonctionnement du système politique démocratique requiert, selon Samuel Huntington, une forme d’apathie et de non-participation de certains groupes sociaux. ports du Pentagone consacrés à la guerre du Vietnam. Rapports dont la presse américaine avait montré qu’ils étaient falsifiés, après que le lanceur d’alerte Daniel Ellsberg les ait communiqués au New York Times. Ce constat conduit donc logiquement Huntington, au contraire d’Arendt, à dénoncer les principaux fauteurs de ce trouble parmi les intellectuels. La presse, déclare Huntington, est devenue « une source importante de désintégration des vieilles formes de contrôle social » ; « les journalistes ont tendu à provoquer des attitudes défavorables à l’égard des institutions et un déclin de la confiance accordée aux gouvernements ». Comment ne pas penser, aujourd’hui encore, à Donald Trump ? gildas le dem @gildasledem
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Salle XXIV des Nations unies, Genève, 2013.
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LE DOSSIER
POLITIQUES DU CHIFFRE
La “règle d'or” et les contraintes chiffrées que l'Europe a imposées à ses Étatsmembres en matière d'endettement et de dépenses publiques ont été fixées au jugé, sans réel fondement économique. Mais elles ont permis d'imposer une idéologie et des politiques bien réelles… Les intérêts de l’oligarchie ne sont jamais aussi bien servis que lorsqu’ils sont déguisés en “bonne gestion des finances publiques”. L’Union européenne est passée maîtresse dans l’art de masquer derrière des principes comptables des choix hautement politiques. Depuis la crise de la dette souveraine de 2010, on ne cesse de le marteler : les États européens doivent « respecter les règles », il en irait tout simplement du fonctionnement fluide de la machine-euro… Contre cet enfumage, il est impératif de désacraliser les chiffres qui sous-tendent ces soidisant “règles d’or” et de rappeler les orientations idéologiques – et les intérêts particuliers, qui ont très directement façonné les critères de
la supposée “bonne gouvernance” monétaire et budgétaire du “système euro”. LES APPARENCES DE LA NEUTRALITÉ
Ainsi, par exemple, la cible annuelle d’inflation de seulement 2 % déterminée par la Banque centrale européenne a-t-elle toutes les apparences de la neutralité technique. La BCE la justifie sur son site par son souci de contribuer à un « environnement économique favorable » et à « un niveau d’emploi élevé ». Ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’une faible progression des prix vise surtout à préserver les investisseurs contre l’érosion de la valeur réelle de leurs créances, l’inflation participant à
« l’euthanasie des rentiers » comme disait Keynes… Le chiffre de 2 % n’a rien d’objectivement “optimal”. L’ancien chef économiste du FMI, Kenneth Rogoff, prône d’ailleurs une inflation de 5 à 6 %, comme moyen de faire fondre mécaniquement les dettes publiques. Mais une telle proposition a peu de chance d’être entendue… Quant au plafonnement dans les traités européens des déficits publics à 3 % du PIB et de la dette publique à 60 % du PIB, son origine est pour le moins anecdotique : il provient d’une décision de l’équipe d’économistes qui entourait le président François Mitterrand en 1981. Parmi eux, Guy Abeille, qui raconte au Parisien en 2012 : « On a ima-
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giné ce chiffre de 3 % en moins d’une heure, il est né sur un coin de table, sans aucune réflexion théorique. (…) Mitterrand [voulait] qu’on lui fournisse rapidement une règle facile, qui sonne économiste et puisse être opposée aux ministres qui défilaient dans son bureau pour lui réclamer de l’argent ». L’équipe choisit le 3 : « C’est un bon chiffre, un chiffre qui a traversé les époques, cela faisait penser à la Trinité ». La règle des 60 % pour les dettes n’est pas mieux fondée puisqu’elle découle elle-même des 3 % de déficit ! Elle correspond en effet au niveau où se stabilise le ratio dette / PIB sous des hypothèses moyennes de taux de croissance et de taux d’intérêt lorsque le déficit est à 3 %. NEUTRALISER L'ACTION POLITIQUE
Ce sont pourtant ces critères de convergence, littéralement sortis du chapeau, qui seront inscrits dans le traité de Maastricht de 1992 et renforcés en 2012 dans le cadre du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Celui-ci impose notamment aux pays dépassant les seuils de 3 % et 60 % de soumettre à la Commission et au Conseil européens leurs programmes de réformes structurelles contraignants ainsi que leurs projets d’émission de dette. Le TSCG prévoit en outre l’inscription d’une “règle d’or” dans les constitutions nationales, soit un « mécanisme de correction automatique » des fi-
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nances publiques déclenché lorsque le déficit structurel dépasse 0,5 % du PIB. Bien entendu, ce dispositif « ne sera pas soumis à la délibération parlementaire », précise le Traité. Bref, des mesures de “bonne gestion” appliquées en mode “pilotage automatique”, bien faites pour brider les investissements publics – l’obligation d’atteindre l’équilibre budgétaire fermant en pratique la voie de l’emprunt –, ouvrir la santé, l’éducation ou encore l’énergie au secteur privé et, plus profondément, neutraliser l’action politique autonome et discrétionnaire en matière économique. Aussi arbitraires soient-elles, ces contraintes budgétaires s’avèreront ainsi des armes redoutables au service des intérêts privés pour abattre l’État social. L'ultralibéral Alain Madelin vendait la mèche dès 1992 : le Traité de Maastricht est « une assurance-vie contre le retour de l'expérience socialiste pure et dure », se réjouissait-il. La Grèce en sait quelque chose. L’élection en 2015 du candidat de la gauche radicale, qui s’engageait à rompre avec les politiques d’austérité et de privatisations qui tuent son pays à petit feu depuis cinq ans ne changera rien : après avoir livré bataille quelques mois, Alexis Tsipras renoncera à son programme et poursuivra la destruction des services et droits sociaux au nom du “respect des règles” européennes. Décidément, les 3 % sont l’ennemi des 99 %… laura raim @Laura_Raim
Aussi arbitraires soient-elles, ces contraintes budgétaires s’avèreront des armes redoutables au service des intérêts privés pour abattre l’État social.
LE DOSSIER
« NOUS NE SAVONS PLUS OÙ SE SITUE LA SOURCE DU POUVOIR » Pour le philosophe Alain Deneault, gouvernance, médiocratie et extrême centre dévitalisent la politique. Il explique comment le pouvoir et le débat public ont été confisqués par cette idéologie, et affirme l'urgence de lui opposer une nouvelle pensée critique. Alain Deneault détaille et analyse, dans des essais à la réflexion stimulante, trois notions, s'articulant les unes aux autres et produisant la “révolution anesthésiante” sous laquelle nous vivons. La gouvernance, concept venu des entreprises privées, produit la “médiocratie”, une “moyenne en acte” empêchant toute créativité et remise en question des formes et des systèmes (de travail, de pensée, de fonctionnement). L'extrême centre constitue, lui, le versant politique de cette norme autant que la garantie de la préservation de l'existence des deux autres notions.
ALAIN DENEAULT
Docteur en philosophie à l'université Paris-8 et directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.
regards. Quelle est la genèse de votre réflexion sur la gouvernance ? alain deneault. Comme souvent dans la pensée, cela a commencé par un malaise : j'ai fait mes études en Europe, et lorsque je suis retourné en Amérique du Nord aux environs de 2005, j'entendais “gouvernance” partout où il devait y avoir de la politique. Employé dans les institutions politiques, universitaires ou encore financières, le concept tend à aplanir les rapports politiques en faisant passer le débat public des champs de la politique à la gestion ; de la pensée à l'administration ; des principes à la technique. Ce glissement m'a semblé d'autant plus inquiétant qu'il était présenté comme logique, découlant de pratiques démocratiques. Or, là où “démocratie”, “peuple”, “citoyen”, “justice” sont des termes complexes, qui renvoient à une mémoire, “gouvernance” n'a pas d'histoire. Une sémantique idéologique horizontale a imposé ce terme comme s'il avait toujours existé. Ensuite, je me suis intéressé à toute la chaîne significative qui s'y rattache et à tout ce qu'on a
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« Ce qui est en jeu avec l'extrême centre, c'est la suppression de l'axe gauchedroite au profit d'un discours unique, extrême, impérialiste et intolérant à toute forme de dialectique politique. » relégué dans l'oubli. Tout un patrimoine intellectuel et politique est liquidé au profit de mots-valises insignifiants. Aujourd'hui nous ne parlons plus de “peuple”, mais de “société civile” ; de “volonté politique”, mais d'“acceptabilité sociale” ; d' “écologie politique”, mais de “développement durable” ; de “citoyen”, mais de “partie prenante” ; de “programme”, mais de “partenariat”. Ce déplacement nous fait perdre la mémoire, il nous engage dans un autre rapport au monde. regards.
Vous expliquez que “gouvernance” a été pour la première fois employé dans le champ politique par Margaret Tchatcher et ses collaborateurs ? alain deneault.
Emprunté au vieux français, “gouvernance” permettait jusqu'alors de donner ses lettres de noblesse à une réflexion sur un phénomène nouveau : la répartition du pouvoir dans les multinationales. Avec l'apparition de groupes ayant la taille de villes, il a fallu gérer ces entités et la gouvernance présentait le discours constitutionnel des grandes entreprises face à des enjeux de pouvoirs entre les actionnaires, les administrateurs, les salariés, etc. Avec l'avènement des néolibéraux – Margaret Tchatcher, Ronald Reagan –, il y a une fusion des vocabulaires et ce discours est transposé afin d'être appliqué à l'État, sous couvert de bonne gestion des institutions publiques. Après, nous assistons à un pullulement de substantifs tirés du participe pré-
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sent : “militance”, “migrance”, “survivance”, etc. Le participe présent substantivé est rassurant et en même temps anesthésiant, il devient une sorte de brouillard intellectuel. C'est une façon d'engourdir l'esprit plutôt que d'installer dans l'action. regards. Qu'est-ce qui vous a amené de la gouvernance à la médiocratie, puis à l'extrême centre ? alain deneault. Les trois notions sont liées : l'extrême centre renvoie à la dimension politique, la gouvernance à l'idéologie – il s'agit d'un discours d'intérêt déguisé en sciences – et la médiocratie en est, elle, la modalité. Dans mon travail, je me suis tout d'abord interrogé : que donne l'application de la gouvernance ? Elle crée un monde dans lequel nous sommes absurdement standardisés, calibrés et pas seulement d'un point de vue manuel, mais aussi intellectuel. Lorsque j'ai voulu comprendre ce qui pouvait justifier l'arbitraire de cette moyenne en actes – et qu'on retrouve dans l'université, la culture, l'organisation sociale, etc. –, je suis arrivé à la politique. L'extrême centre présente, de façon abusive, des techniques et des méthodes comme pondérées, rationnelles, justifiées. Avant même qu'on puisse le situer, il nous dit qu'il est le centre, et tout ce qui ne relève pas de son programme est désigné comme des “fantasmes”, de “l'archaïsme”, etc. Qu'il s'agisse de François Fillon disant avoir “le discours de la vérité”, du “pragmatisme” de Manuel Valls, ou de la “normalité” de François Hollande, tous ont ce discours dans lequel ce serait le réel qui parle. Ce qui est en jeu avec l'extrême centre, c'est la suppression de l'axe gauchedroite au profit d'un discours unique, extrême, impérialiste et intolérant à toute forme de dialectique politique. regards.
Y aurait-il des spécificités françaises à la médiocratie et à la gouvernance ?
alain deneault. En Amérique du Nord, nous n'avons jamais eu qu'un régime, qui a détruit le mode de vie communautaire des premières nations pour imposer un régime blanc, de type colonial et d'inspiration libérale.
LE DOSSIER
Ce dernier n'a jamais été contesté et nous n'avons pas de mémoire d'autre chose. En France, il y a eu des utopies, des mouvements politiques, des changements : il y a plus d'anticorps. Le problème est que la notion de république a tellement été dévoyée qu'elle pue au nez des gens. Ils pourraient pourtant s'en inspirer, s'ils réalisaient qu'elle n'est toujours pas advenue, qu'elle est à faire, en pensant à ses modalités d'organisation. regards. Pensez-vous que nous soyons aujourd'hui arrivés au stade ultime de la gouvernance et de la médiocratie ? alain deneault.
Hélas, je pense que les choses peuvent encore s'aggraver. Il y a une gangrène et nous assistons à beaucoup de développements de type paranoïaque sur la théorie du complot. Si ces discours-là foisonnent, c'est parce que – et c'est ce qu'ils nous disent – nous ne savons plus où se situe la source du pouvoir. Celles et ceux qui développent ces discours, de manière sérieuse comme fantaisiste, cherchent à trouver la source du pouvoir afin de le contester. Ce dernier est tellement diffus, réparti dans tous les rouages d'un système difficile à cerner, qui nous traverse, et dont nous sommes nous-mêmes malgré nous les composants, qu'il en vient à troubler les sujets politiques que nous sommes. Il serait souhaitable que l'étape suivante soit, après avoir milité pour l'élucidation de tel ou tel complot, de prendre conscience que nous ne savons plus comment nous nous organisons collectivement.
regards. La lutte face à ces notions passe selon vous par une pensée critique et un réinvestissement de la langue ? alain deneault. C'est peu de choses, et en même temps,
c'est tout. La pensée critique étudie les termes, elle analyse l'idéologie sur laquelle ils fonctionnent et elle fait perdre à cette idéologie son allure de naturalité. L'autre élément consiste à élaborer, dans une culture du doute, des discours pouvant eux-mêmes constituer l'idéologie de demain. Cela suppose d'avancer, sans forcément se
« Le langage n'est pas une “boîte à outils”, il ne faut pas croire qu'on en dispose. Les mots nous tiennent, ils nous engagent et sont plus forts que nous. » positionner dans les termes du contre, et de douter, d'être critique également vis-à-vis de son camp, de ses voisins comme de ses alliés. Ne jamais être dans la foi du charbonnier, demeurer alerte, vigilant face à l'idéologie – autant à celle qui nous parvient qu'à celle que nous sommes capables de générer. En cela, le rapport au langage est essentiel. Le langage n'est pas une “boîte à outils”, il ne faut pas croire qu'on en dispose. Les mots nous tiennent, ils nous engagent et sont plus forts que nous. Nous nous comportons aussi en fonction des mots avec lesquels nous pactisons. Notre liberté consiste à les choisir, c'est là que nous réalisons un acte. propos recueillis par caroline châtelet
Alain Deneault, La Médiocratie, précédé de Politique de l’extrême-centre et suivi de Gouvernance, Lux éditeur, 8 euros.
Alain Deneault, De quoi Total est-elle la somme ?, éd. Rue de l'échiquier, 23,90 euros, 2017.
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The New School, New York, 2008.
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LE DOSSIER
LE TECHNOLIBÉRALISME VEUT ÊTRE L'AVENIR DU CAPITALISME Facebook, Google, Uber ou Netflix marchandisent tous les aspects de la vie en exploitant nos données personnelles. Immensément riches et célébrés, leurs patrons veulent construire le futur de l'humanité avec les technologies. Ils incarnent l'esprit de la Silicon Valley et d'un système technolibéral qui étend son emprise. L'entreprise la plus chère du monde, c'est-à-dire la plus valorisée sur les marchés financiers, n'est pas un conglomérat du gaz et du pétrole mais un mastodonte du numérique : en 2016, c'était Alphabet, la maison-mère qui chapeaute les nombreuses sociétés de Google, talonnée par Apple. Ses dirigeantsfondateurs, Larry Page et Sergey Brin, possèdent également une fortune personnelle qui les classe tous deux parmi les quinze habitants les plus riches de la planète. Au palmarès établi par Forbes, ils se situent, bien sûr, derrière Bill Gates (ex-Microsoft) qui arrive en tête, riche de 75 milliards de dollars, et après Jeff Bezos (Amazon), au cinquième rang avec 45 milliards de dollars, Mark Zuckerberg (Facebook) avec 44 milliards de dollars (à trente-deux ans !), et Larry Ellison (Oracle, logiciels d'entreprise et cloud) avec 43 milliards de dollars. DES OLIGARQUES COOLS
Ces nouveaux magnats sont davantage que des capitaines d'industrie : des « seigneurs », des « visionnaires », « qui ont parfaitement intégré l'esprit
de l'époque et toutes les virtualités qu'il contient ». Dans son dernier livre, La Silicolonisation du monde. L'irrésistible expansion du libéralisme numérique, le philosophe Éric Sadin les décrit comme les prophètes d'une forme extrême de libéralisme : le technolibéralisme. Ils s'habillent généralement de manière décontractée, en tee-shirt ou en veste noire, sans montres de luxe ni gros cigares, et se présentent eux-mêmes comme des révolutionnaires. Leurs leitmotivs : « Changer le monde », « Inventer le futur ». Zuckerberg définit ainsi sa « mission » : « Mon travail consiste à connecter le monde et donner à chacun la possibilité de faire entendre sa voix ». Page et Brin se déclarent philanthropes : « Nous avons la conviction qu'il est possible de rendre le monde meilleur grâce à la technologie. C'est en quelque sorte dans nos gènes ». Cette élite richissime est composée essentiellement d'ingénieurs-entrepreneurs sortis des universités les plus cotées au monde (Harvard, Stanford, entre autres). Le mythe veut qu'ils aient démarré avec un simple ordinateur, dans le garage
de leurs parents ou leur chambre d'étudiant, et atteint la réussite grâce à une idée brillante et à leur génie informatique, conjugués à la persévérance et à une audace toute juvénile. Nombre de ces “héros” ont basé leur empire au sein de la Silicon Valley (sauf Amazon et Microsoft, du côté de Seattle), berceau américain du technolibéralisme depuis 1938 (date de naissance de Hewlett-Packard). Les 6 000 entreprises implantées dans la baie de San Francisco, à Palo Alto, Mountain View ou Los Gatos ont, depuis, engendré des millionnaires à la pelle et, souvent, à la vitesse de l'éclair. « DE L'INDIVIDU-CLIENT À L'INDIVIDU -MARCHANDISE »
Leurs profits proviennent de la vente de smartphones, des sites de commerce en ligne, des abonnements et des commissions pour les plateformes de mise en relation ou de streaming, mais surtout de la publicité et de la capitalisation de données. Ils ont fait des internautes des utilisateurs réguliers et fidèles de leurs produits. Comme l'explique Philippe Vion-Dury dans La Nou-
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Plus qu'un projet politique, c'est un projet de civilisation d'où le politique est évincé que porte le système technolibéral. velle servitude volontaire, le moindre comportement de ces « clients qui ne paient pas » est enregistré : leur usage des tablettes (Kindle Fire...), les contenus de leur page Facebook, leurs messages sur Gmail, leurs recherches avec Google, leurs achats sur Amazon, leur visionnage de films sur Netflix, leurs échanges sur Tinder... De puissants algorithmes étudient ces bases de données gigantesques afin d'élaborer des “profils” détaillant nos goûts, nos centres d'intérêts, nos habitudes ou nos relations intimes. Les entreprises peuvent ensuite vendre des emplacements publicitaires ultraciblés (spécialité de Google Adwords), personnaliser leurs services, conseiller certains produits. Ce marketing sur-mesure vise à proposer « au bon moment et au bon endroit la bonne suggestion d’achat à la bonne personne », voire à prédire ses désirs. On peut parler d'un passage pro-
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gressif « de l'individu-client à l'individu-marchandise », estime Philippe Vion-Dury. Le marché des données est infini. Il y a 3,2 milliards d'internautes, même si la Chine possède ses propres géants du numérique. Et l'usage accru des objets connectés entraîne une inflation continuelle des données. Le pouvoir des algorithmes qui peuvent analyser, prévoir et décider pour nous ne cesse donc de croître. Selon le PDG de Google, Eric Schmidt, cité par Philippe Vion-Dury, « l'objectif est que les utilisateurs [du moteur de recherche] puissent en venir à poser une question comme “Que dois-je faire maintenant ?”, ou “Quel travail dois-je prendre ?” » De son côté, Facebook, pour « évacuer l’expérience de mal-être dans le réseau social », propose désormais des outils afin de « gérer » une rupture amoureuse ou repérer les internautes suicidaires. Nombre d'entreprises comme Microsoft misent en particulier sur le marché de “l'intelligence artificielle” capable de gérer des bâtiments et des quartiers entiers (vidéosurveillance, consommation d'énergie, sécurité...). UNE ORGANISATION EN CASTES
Un monde où les algorithmes feraient disparaître le hasard, la spontanéité mais aussi le libre choix concernant notre vie sociale, notre santé, notre environnement est-il souhaitable ? Éric Sadin dénonce
une « économie de l'accompagnement algorithmique de la vie » et une marchandisation intégrale de l'existence. Cette « organisation automatisée du monde » aurait pour conséquences « un dessaisissement de l'autonomie de notre jugement », « une dissolution des responsabilités » et, au fond, « une décomposition du monde commun ». Plus qu'un projet politique, c'est un projet de civilisation d'où le politique est évincé – Éric Sadin nomme cela le “technolibertarisme”1. De fait, les empereurs du numérique rejettent l'intervention de l’État et toute limitation de la “liberté d'entreprendre”. Cela se traduit notamment par l'évasion fiscale systématique, le mépris de la propriété intellectuelle et du droit du travail. L'organisation de la production repose sur des castes distinctes. En haut, les “rois du code” (king coders) qui conçoivent des algorithmes complexes, « élite mondiale que les entrepreneurs s'arrachent », puis les autres métiers (marketing, design, programmation, finance...). Dans la Silicon Valley, on bichonne ces salariés qui mangent bio dans des cantines gratuites, se détendent avec des séances de yoga ou de massage, envoient leur progéniture dans des écoles alternatives qui bannissent les écrans et déve1. Le libertarisme s'oppose à toute intervention de l'État dans la vie personnelle, familiale et économique des individus. Aux États-Unis, cette idéologie est promue notamment par le Libertarian Party.
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loppent des projets personnels sur leur temps de travail. La catégorie en-dessous est celle des “individus prestataires” des plateformes numériques (Uber, par exemple) dont l'activité est continuellement guidée par des algorithmes. Et tout en bas, les “invisibles” : les travailleurs de l'ombre qui fabriquent les composants du matériel informatique, dans des usines le plus souvent situées en Asie. Ils forment un lumpenprolétariat dont les droits et la santé sont sacrifiés. LA SILICOLONISATION DU MONDE
« Organiser le monde en fonction d'intérêts propres, tout en laissant croire que nous n'avons jamais connu une période historique aussi “cool”, “'collaborative” et “créative” », voilà l'esprit de la Silicon Valley, résume Éric Sadin. La reproduction du modèle siliconien passe par la construction d'incubateurs de start-up sur d'autres continents, et particulièrement en France, avec le label officiel French Tech. Encouragée par la classe politique, cette “silicolonisation” est portée par des oligarques comme Xavier Niel, milliardaire du numérique (Free et Iliad)2. La start-up est l'emblème d'un système « fondé sur des “vertus égalitaires” offrant à tous, start-uppers visionnaires, collaborateur créatif, autoen2. Voir “Xavier Niel, chevalier de la table rase”, Regards, hiver 2017.
trepreneurs autonomes la possibilité de s'épanouir ». Elle doit développer un concept dont le succès, ou l'échec, doit être très rapide. L'espoir d'être financé par des business angels ou racheté par une multinationale sert de moteur. Ensuite, pour durer, il faudra “changer ou mourir”, c'està-dire “innover” en permanence, pratiquer la “disruption” selon le vocabulaire en vogue. Cette doxa est propagée par des universités, des think tanks, des lobbies, des médias, par le biais des conférences TED (Technology, Entertainment and Design) et par des livres signés par des “maîtres à penser”, tels Peter Thiel, cofondateur de Paypal et investisseur-star, ou des bréviaires pour “adopter l'esprit start-up”. Le groupe restreint des oligarques du numérique détient non seulement une richesse immense, mais aussi « un pouvoir démesuré sur un nombre sans cesse étendu de nos activités ». Et les géants du Web diversifient leurs champs d'intervention. Facebook développe des casques de réalité augmentée. Elon Musk (autre cofondateur de Paypal) construit des fusées spatiales avec Space X. Au sein d'Alphabet, Nest Labs produit des objets connectés, Google Fiber déploie le réseau à fibre optique, Google X finance, entre autres, la voiture automatique ou la numérisation du cerveau3, et Calico 3. Voir “L'intelligence peut-elle être artificielle ?”, Regards, été 2016.
se concentre sur les biotechnologies. Cette dernière développe un programme scientifique très sérieux malgré son nom (“Tuer la Mort”) qui part du postulat principal du mouvement transhumaniste : la finitude humaine, et la vulnérabilité en général, sont un problème insupportable qu'il faut impérativement résoudre... Volonté de toute-puissance, névrose de l'enrichissement perpétuel, et déni de l'imprévisibilité et de la mort caractérisent ces maîtres du monde. Il n'est pas trop tard pour refuser le système technolibéral, estime Éric Sadin qui en appelle à défendre les valeurs humanistes, à se réapproprier concrètement le droit à exercer sa liberté de jugement et de décision, à commencer par affirmer un « grand refus » des objets connectés. naly gérard
Éric Sadin, La Silicolonisation du monde. L'irrésistible expansion du libéralisme numérique, éditions L’Échappée.
Philippe Vion-Dury La Nouvelle servitude volontaire. Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley, éd. FYP.
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Parlement européen, Strasbourg, 2015.
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LE DOSSIER
EUROPE, L'ERREUR SYSTÈME D'ALEXIS TSIPRAS
En capitulant devant la Troïka, Alexis Tsipras et Syriza ont-il trahi leur peuple ou été trahis par les créanciers de leur pays ? La tragédie grecque a creusé, à gauche, la fracture entre les partisans d'une possible réforme de l'Union européenne et ceux d'une inévitable rupture avec elle.
Alexis Tsipras a-t-il été avalé par le système ? Pour aussi naïve qu'elle puisse paraître, la question méritait d'être posée tant elle permet, par ricochet, de s'interroger sur les possibilités des gauches radicales à accéder au pouvoir de l'Union européenne. Considéré hier comme « un mouvement emblématique pour toute l'Europe » par le géographe marxiste britannique David Harvey, Syriza et plus particulièrement son chef de file, Alexis Tsipras, polarisent aujourd'hui les débats au sein des gauches radicales européennes. À l'origine de ces débats, la signature par Tsipras d'un troisième mémorandum austéritaire imposé par l'Eurogroupe, mémorandum pourtant désavoué par le peuple grec à plus de 60 % quelques jours plus tôt à l'occasion d'un référendum organisé à sa propre initiative. Capitulation, trahison, recul stratégique… les avis divergent. Si la responsabilité de Tsipras fait débat, celle de l'Union européenne dans la gestion de la crise grecque fait consensus. Qu'il ait été avalé ou pas par le système, une chose est claire : le système, ici, c'est l'UE. Celui de Maastricht et du traité de Lisbonne. L'Europe “ordolibérale” qui refuse toute renégociation de la dette grecque et coupe le robinet des liquidités aux banques
dès l'annonce de la tenue du référendum. L'Europe des memoranda qui troque ses “plans d'aides” contre des plans d'austérité et qui déclare sans sourciller, au lendemain du référendum via le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». DÉFAITE OU TRAHISON ?
Pour les détracteurs de Tsipras, cette déclaration de Juncker est le mur prévisible sur lequel s'est écrasée la stratégie du leader de Syriza. Selon eux, fort du “non” massif des Grecs au référendum, Tsipras a pensé qu'il était démocratiquement armé pour faire fléchir l'Eurogroupe en faveur de la Grèce. « Il était dans l'illusion totale, déclare Pierre Khalfa, coprésident de la fondation Copernic et membre du conseil scientifique d'ATTAC. Il a cru qu'en négociant à froid et de bonne foi, il allait convaincre les autres gouvernements et les institutions européennes qu'il était dans l'intérêt de tout le monde de stopper les politiques d'austérité en Grèce et qu'il y avait un compromis possible et honorable. » Et d'ajouter : « Ce qu'on peut reprocher à Alexis Tsipras, ce n'est pas d'avoir cherché un compromis, mais de ne pas s'être donné
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« Il est vain de croire qu'on peut réformer à coup de discussions le fonctionnement d'institutions dont le code génétique est modelé par le néolibéralisme et la négation de la démocratie. » Stathis Kouvelakis, philosophe, ancien membre de Syriza et membre d'Unité populaire
les moyens de construire un rapport de forces pour imposer ce compromis. Le gouvernement Tsipras a capitulé en rase campagne et la Grèce a été étranglée ». Pour Stathis Kouvelakis, enseignant en philosophie politique au King's College de Londres, ancien membre du comité central de Syriza et actuel membre d'Unité populaire, « Tsipras paye le prix d'une confiance aveugle dans la capacité de changer positivement les institutions européennes existantes. Il est vain de croire qu'on peut réformer à coup de discussions le fonctionnement d'institutions dont le code génétique est modelé par le néolibéralisme et la négation de la démocratie.(…) Son erreur la plus grave est de s'être obstiné dans une stratégie qui ne prévoyait pas de plan B, c'est-à-dire des mesures d'autodéfense vis-à-vis de la guerre que les créanciers ont déclenché contre lui pour le faire céder ». Mais pour Kouvelakis, la trahison de Tsipras va plus loin : « Le Syriza d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec
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le Syriza d'avant 2015. Les forces militantes l'ont quitté. À l'heure actuelle, c'est un parti qui regroupe uniquement des gens qui occupent des postes dans l'appareil d'État, ce n'est plus un parti de militants qui intervient dans les mouvements sociaux. Syriza est un parti complètement discrédité, devenu synonyme de volte-face, de mensonge ». Et pour étayer son propos, il évoque ce jour de septembre 2016 où l'ancien ministre du Travail, Georgios Katrougalos, annonçait publiquement que le gouvernement avait réussi à préserver les retraites pour la majorité des retraités tandis que dans le même temps, à savoir le jour même, ces derniers recevaient leur pension largement amputée. Dans le camp d'en face, on assure cependant que Tsipras n'est pas convaincu des politiques imposées par la Troïka, mais qu'il a fait le seul choix possible : éviter la catastrophe d'un grexit au peuple grec. Fidèle à sa stratégie, il souhaite « lutter à l'intérieur de l'Europe » en tentant par exemple de nouer des alliances avec les dirigeants sociaux-démocrates de l'Europe du Sud, dont la France, pour tenter d'infléchir les politiques d'austérité à l'égard de la Grèce. En septembre 2016, une source élyséenne confiait d'ailleurs dans les colonnes de Regards : « Le dogme de l'austérité est arrivé à son terme grâce à l'action conjointe de François Hollande et d'Alexis Tsipras ». DU GREXIT AU LEXIT
Lutter de l'intérieur ou privilégier la rupture ? Se poser la question de savoir si Alexis Tsipras a été ou non avalé par le système conduit inexorablement à se demander comment échapper au système, ce qui, dans les sphères de la gauche radicale, revient souvent à trancher sur la sortie de la zone euro. Ou pour
LE DOSSIER
le dire avec les mots de Roger Martelli, historien et co-directeur de Regards : « Il y a pour l'instant une ligne de fracture, à court terme insurmontable, entre ceux qui considèrent que le cadre actuel de l'Union est aménageable en l'état, et ceux qui pensent que seule une rupture du cadre lui-même rend possible une ultérieure avancée démocratique et sociale »1. Sans dresser une liste exhaustive, du côté des partisans du grexit on retrouve Frédéric Lordon. Economiste et sociologue, il plaide plus généralement pour un lexit, contraction de left-exit, à savoir une rupture franche avec l'Union et le retour à la souveraineté populaire. On y croise également, Stathis Kouvelakis, pour qui « l'UE n'est pas réformable ». Selon lui, « il faut que les pays surendettés qui souhaitent rompre avec le néolibéralisme cessent de payer leur dette, se débarrassent du joug de mécanismes type Troïka, retrouvent une souveraineté démocratique et examinent des alternatives à la monnaie unique dont le bilan global est désastreux ». Mais pour Kouvelakis, « la seule discussion intéressante aujourd'hui est celle menée à l'échelle européenne sur le plan B entre différentes formations ou courants politiques tels que l'Alliance rouge et verte du Danemark, Jean-Luc Mélenchon pour la France, Unité populaire pour la Grèce, le courant anti-capitalistas de Podemos, etc., mais aussi des intellectuels, des gens qui animent des réseaux comme Éric Toussaint2 qui fait un travail important sur la dette ». 1. “Que faire de l'Union européenne ?”, regards.fr 2. Éric Toussaint, porte-parole du réseau international du Comité pour l'abolition des dettes illégitimes
Également partisan du grexit, Pierre Khalfa se situe davantage dans un entre-deux. Pour lui, si « la sortie de l'euro est une aventure hasardeuse, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas la faire ». Militant « d'une refondation de l'UE » qui, selon lui, « ne peut passer que par une rupture avec les traités européens », il prône « l'instauration de mesures unilatérales de rupture avec les politiques néolibérales, comme la mise en place d'une monnaie complémentaire, des mesures de contrôle des capitaux, etc. ». Et ce, quitte à risquer une sortie de l'euro. De l'autre côté de la ligne, on retiendra Yanis Varoufakis. L'ancien ministre des Finances de Tsipras, très critique à l'égard de l'UE, a fondé en février dernier son mouvement DiEM25 qui se donne pour objectif de démocratiser en profondeur les institutions européennes dans les dix années à venir. Sortir ou non de l'UE pour échapper au système et déjouer les diktats des politiques d'austérité, pour Roger Martelli, la question ne se pose pas tout à fait en ces termes : « Ce qui importe est moins de désigner un lieu présumé stratégique que de formuler la pensée d'une cohérence de long terme, (…) qui permettraient de passer de l'accumulation consumériste et marchande à un développement sobre des capacités humaines. Déployer les mêmes pratiques alternatives, construire des projets compatibles de réappropriation sociale et démocratique, rechercher partout à réarticuler le politique et le social pourrait mobiliser plus efficacement, d'un point de vue progressiste, que la rupture mythique avec le cadre européen »3. sophie courval 3. “Grèce, le cas d'école européen”, Roger Martelli, in Qui gouverne le monde ?, (dir) Bertrand Badie, Dominique Vidal et Serge Rekacewicz, éd. La découverte.
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LE MOT
VEG VÉGAN. « Comment savoir si quelqu’un est végan ? – Ne t’inquiète pas, il va le dire tout de suite. » Les blagues sur les végans ne manquent pas, et elles se brocardent souvent le caractère illuminé, voire sectaire qu’on leur prête. Eux assument et se voient plutôt à l’avant-garde d’une civilisation qui aura bientôt adopté leurs préceptes. Mais qu’est-ce que le véganisme, ou “végétalisme intégral” ? Ses adeptes poussent les interdits plus loin que les végétariens (qui mangent encore des œufs, du lait et du miel) et les végétaliens (qui y ont renoncé), car ils excluent aussi tout produit d’origine animale, sous toutes ses formes : cuir, laine, fourrure, soie, produits cosmétiques et médicaments testés sur les animaux, etc. Au-delà de l’alimentation, c’est ainsi toute forme d’exploitation animale qui est proscrite. D’autres motifs très contemporains mènent au véganisme : l’impact environnemental massif de l’élevage sur la pollution et le réchauffement climatique, les méfaits sanitaires des régimes excessivement carnés, la qualité médiocre de la viande industrielle… On peut toujours sourire, mais c’est d’abord une révolution intellectuelle qui se profile avec la prise de conscience de la souffrance animale. La conception
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GAN d’une séparation stricte entre le règne animal et l’humanité, qui a permis à cette dernière de massacrer les bêtes en toute bonne conscience, n’est finalement qu’une construction historique, un produit de notre culture. Des intellectuels de plus en plus nombreux estiment que cette ère très anthropocentrique – celle de « l’humanité carnivore » selon le titre du livre de la philosophe Florence Burgat – s’achève, et certains plaident pour une continuité entre hommes et bêtes, et la reconnaissance de droits pour celles-ci. Doctrine ou mode de vie ? « Le véganisme est un mouvement politique », tranche l’écrivain Martin Page. Né en 1944 avec la création de la Vegan Society aux États-Unis, le véganisme s’appuie depuis les années 70 sur les théories de l’antispécisme, que l’on peut résumer par : « Ne fait pas aux autres espèces animales ce que tu n’aimerais pas qu’on fasse à la tienne ». L’animal sera-t-il bientôt reconnu comme un sujet, voire une personne ? Auparavant, une autre révolution, culturelle, reste toutefois à mener. Car pour l’heure, la cuisine végan est très industrialisée, et elle consiste souvent à (mal) imiter les aliments bannis – fromages, viandes ou autres. On ne remplace pas du jour au lendemain des pratiques issues d’une élaboration millénaire… ■ jérôme latta @jeromelatta
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Manille, juillet 2016. Des détenus de la prison de Quezon City s’entassent sur les marches d’un escalier pour trouver le sommeil. © Noel Celis / AFP. Cette photo a reçu le 3ème prix dans la catégorie « General News – Singles » du photo world press 2017.
L’Asie du Sud-Est est devenue une plaque tournante du trafic mondial de méthamphétamine (ou Shabu), que lorgnent cartels mexicains et organisations chinoises. Jusqu’en 2016, le terrain philippin est fertile pour la diffusion de cette drogue très bon marché, dans un pays où 25 % de la population survit en dessous du seuil de pauvreté et où la corruption des institutions rend les gangs quasiment intouchables. Dès sa prise de fonction le 30 juin 2016, le nouveau président Rodrigo Duterte déclenche ce pourquoi il a été élu : une “guerre anti-drogue” dont les exécutions extrajudiciaires auront jusqu’ici fait plus de 8 000 victimes, soit 22 par jour. Dealers et simples consommateurs fuient désormais policiers et tueurs à gage. Pour eux, trois façons de mourir : sous les balles d’une police réfugiée derrière le bouclier de la légitime défense, sous celles d’ “anges de la mort” opérant en duos motorisés, ou encore de “tueurs de l’ombre” jouant parfois aussi du couteau. Une guerre de nuit où proches et photographes comptent les cadavres au petit matin. Une “guerre anti-pauvres”, dénoncent Église, opposition et ONG, qui viserait à amputer Manille de ses nombreuses poches de misère, ravagées par le Shabu, cette “cocaïne du pauvre”. La population carcérale croît dans des prisons qui débordent depuis longtemps – les Philippines figuraient en 2012 au premier rang des pays asiatiques, avec un taux de remplissage moyen de 316 %. Cour, terrain de basket, escaliers, couloirs, dortoirs… partout, les détenus s’entassent. « Le comble de l’horreur », s’indignent les témoins, comme le photographe Noel Celis, en visite dans la prison de Quezon City, un enfer de 800 places pour 4 000 captifs. Enfer oui, mais plus sûr que le dehors, se résignent les prisonniers. Un projet de loi en cours d’adoption, qui prévoit le rétablissement de la peine de mort pour les trafiquants de drogue et l’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale de quinze à neuf ans, les fera peut-être changer d’avis. manuel borras @manu_borras
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L’IMAGE
Prisonniers de guerre
L’OBJET
Hologramme Être ou apparaître ? À ce dilemme peu shakespearien, mais qui préoccupe bien des politiques contemporains, Jean-Luc Mélenchon a apporté une réponse toute personnelle avec son désormais fameux meeting holographique du 5 février. Un claquement de doigts à Lyon le fit en effet surgir à Aubervilliers. Déjà placée sous le signe d’une certaine modernité avec un usage intensif d’Internet, sa campagne s’offrait ainsi un joli coup de com. Le procédé est toutefois assez ancien, puisqu’il a été imaginé dès 1948 par le Hongrois Denis Gabor avant d’être perfectionné au début des années 60, aux États-Unis, avec l’apparition du laser. On devrait même remonter au “spectre de Pepper”, une technique utilisée par les illusionnistes du XIXe siècle pour faire apparaître et disparaître des objets par un jeu de reflets, et dont est dérivée celle utilisée pour le meeting de JLM… Une illusion d’optique, donc, précédemment utilisée par le prince Charles et le président turc Erdogan, mais pas en direct. Il y a mieux comme références pour un progressiste, mais le don d’ubiquité fait rêver depuis les héros de l’antiquité jusqu’à ceux de Marvel. C’est en effet un super pouvoir qui caractérise le pouvoir, à en croire Michel Foucault : « Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout ». L’Académie française définit l’ubiquité, dans son sens théologique, comme « un attribut de Dieu, présent dans le même temps partout ». Luther avait même théorisé l’ubiquisme pour affirmer que le corps du Christ était bel et bien présent dans le pain et le vin de l’eucharistie. Jean-Luc Mélenchon cherche-t-il à faire communier ses ouailles en leur donnant son corps dans les meetings, ce qui en ferait le partisan d’un immatérialisme historique ? Plutôt que la figure du sauveur, invoquons celle de Gavroche, dont Victor Hugo écrivait : « On le voyait sans cesse, on l’entendait toujours. Il remplissait l’air, étant partout à la fois. C’était une espèce d’ubiquité presque irritante ». Enfin, si l’on se tourne vers la biologie moléculaire, on apprend qu’une molécule « est dite ubiquitaire lorsque celle-ci peut se retrouver dans tous les types cellulaires ». Las, on sait que la molécule JLM2017 peine à s’introduire dans les cellules du PCF. Laissons là les comparaisons scabreuses pour en revenir à l’hologramme le plus célèbre dans la culture populaire, celui de la princesse Leia dans Star Wars. Sauver la rébellion pour abattre l’empire : voilà peut-être le message subliminal du candidat de la France insoumise. ■ jérôme latta @jeromelatta, illustration anaïs bergerat @AnaisBergerat
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ENQUÊTE
VIOLENCES POLICIÈRES :
UN MORT PAR MOIS, EN SILENCE
Mort de Rémi Fraisse, état d’urgence, dizaines de blessés lors des manifestations contre la loi Travail, mort d’Adama Traoré, évacuation de Calais, viol de Théo, etc. Si Nicolas Sarkozy avait préparé l’huile, Hollande Valls ou Cazeneuve l’ont jetée sur le feu. Et sur fond de racisme inavoué, les violences policières restent largement impunies. par loïc le clerc
@LoicLeClerc33, photos jpr/phototheque.org
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5 novembre 2016, Paris. Plusieurs centaines de personnes marchent, au départ de la place du Châtelet, laissant ainsi le Palais de Justice dans leur dos pour aller vers la place de la République. Tout un symbole. Des Noirs, des Arabes, des Blancs. Deux mondes cohabitent pour la mémoire d’Adama Traoré. Les uns protestent contre un racisme assassin, une justice sourde et muette. Les autres, antifascistes, témoignent de leur opposition face à un “État policier”. Ils n’ont pas les mêmes codes, mais ce jour-là, un même élan les pousse. Boulevard Saint-Martin, le cortège s’arrête. De longues minutes à égrener au porte-voix les très nombreux noms de ceux qui sont morts sous les coups de la police. Entre chaque nom, la foule scande : « On n’oublie pas, on ne pardonne pas ». L’écho laisse place au silence. Zyed, Bouna, Malik Oussekine, Rémi Fraisse, Adama Traoré, mais aussi des dizaines d’inconnus. La liste n’en finit plus. Et pour cause, en France, on estime les victimes des “gardiens de la paix” entre huit et quinze morts par an. DONNÉES CACHÉES
Si l’on ne dispose que des données de quelques médias, associations ou collectifs, de Basta ! à l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) en passant par Urgence notre police assassine, c’est que le ministère de l’Intérieur refuse de fournir des chiffres officiels. Pour Aline Daillère, responsable des programmes France à l’ACAT, la situation est très claire : « Si l’Intérieur ne publie pas ces chiffres, c’est par manque de volonté politique. Ces chiffres existent, mais on nous dit qu’on ne les a pas, ce qui paraît invraisemblable ». Le secrétaire général de la CGT-Police Alexandre Langlois confirme : « L’Intérieur ne communique sur rien. On n’arrive même pas à savoir le nombre de suicides dans la police ». Alors, ce qu’Aline Daillère craint par-dessus tout, c’est que sans données officielles, « les gens n’y croient pas. Et comme les médias n’en parlent pas, ça n’existe pas ». Les proches des victimes demandent tous « justice et vérité ». Et cela commence par la vérité, soit un rapport de forces entre citoyens lambda et ceux qui portent l’uniforme. « Il y a un processus systématique à chaque fois que quelqu’un meurt entre les mains de la police, explique
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ENQUÊTE
Amal Bentounsi, fondatrice du collectif Urgence notre police assassine. Dès le départ, il y a criminalisation de la victime, mensonges, version policière relayée à outrance par les médias. » Ainsi, dans les jours qui ont suivi sa mort, Adama Traoré était – selon les autorités –un drogué et un alcoolique souffrant d’une infection pulmonaire. Mais aussi, et surtout, un délinquant. La méthode est bien connue : elle invite l’opinion publique à se désolidariser de la victime, en faisant émerger « le sentiment que ces personnes le méritaient. Ce qui nourrit une forme d’apathie dans l’opinion. Donc, il n’y a pas de protestation », analyse Rokhaya Diallo. OUTRAGE ET RÉBELLION
La mort causée, la victime criminalisée, les forces de l’ordre doivent faire face aux familles, endeuillées et révoltées. Vient alors une deuxième phase : la « réaffirmation d’autorité », pour reprendre l’expression d’Alexandre Langlois. Les violences policières n’ont pas n’importe quel lieu pour théâtre. Elles ont cours principalement en banlieue des grandes villes. Alors, quand les habitants des quartiers populaires dénoncent ces bavures, lesquelles « n’existent pas pour la police », affirme Aline Daillère, survient une deuxième salve de violence. Ce fut le cas à Beaumont-sur-Oise. Après la mort d’Adama Traoré, réunis devant la mairie pour assister au conseil municipal du 17 novembre 2016, les proches ont été accueillis par les forces de l’ordre qui finiront par gazer les manifestants. Plus tard dans la soirée, « il y a eu quatre cents gendarmes déployés à Beaumont, des checkpoints à tous les ronds-points, des rondes où ils éclairaient les façades des immeubles avec des projecteurs », raconte Guillaume Vadot, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à la Sorbonne – par ailleurs militant au NPA. Par la suite, Youssouf et Bagui, deux des frères d’Adama, seront sanctionnés à de la prison ferme pour outrage et rébellion, en plus de 7 390 euros de dommages et intérêts. Quant à Bagui, il sera condamné à deux ans d’interdiction de séjour à Beaumont, justifié par la Cour pour « rétablir, par son
caractère exemplaire, l’autorité des forces de l’ordre ». La répression post-violences policières, « ça se passe tout le temps », confie Aline Daillère, rapportant que « les familles de victimes dénoncent souvent les représailles, qu’elles soient judiciaires, mais aussi au quotidien, avec des voitures de police qui passent, qui suivent les proches, etc. Ce sont des formes de menaces, d’intimidations. Les familles disent qu’on voudrait les “faire plier” ». « JUSTICE NULLE PART »
Malgré tout, il arrive que des membres forces de l’ordre impliqués dans des faits de violences policières se retrouvent au tribunal. Combien de policiers et gendarmes condamnés après avoir tué quelqu’un ? Dans son rapport publié début 2016, sur 89 cas de violences policières étudiés entre 2005 et 2015, l’ACAT faisait état de « 26 décès pour lesquels on a deux affaires avec des condamnations ». Des condamnations qui ne dépassent pas les vingt-quatre mois de prison avec sursis, ce qu’Aline Daillère qualifie d’« exceptionnellement élevé ». Pour les autres, ce sont « des non-lieux, des relaxes, des affaires qui traînent », se désole Amal Bentounsi. Peut-on alors parler d’impunité ? Pour le sociologue spécialiste des questions de délinquance Laurent Mucchielli, « la justice est en difficulté : d’un côté, elle a envie de réaffirmer son autorité, d’un l’autre, la police et la gendarmerie sont ses partenaires au quotidien ». Au Tribunal de grande instance de Bobigny, un magistrat se confie : « Il y a une proximité professionnelle entre le parquet et la police qui peut engendrer une forme de protection des policiers. Pour les ménager, le parquet choisit de ne pas les poursuivre ». Que dire alors de l’IGPN, la “police des polices” ? « On ne peut pas être jugé par ses pairs », lance Madjid Messaoudene, conseiller municipal à Saint-Denis en charge de la lutte contre les discriminations, qui aimerait voir « la même sévérité de la part de la justice quand des policiers sont attaqués, comme à Viry-Chatillon, et quand des policiers éborgnent des manifestants ». Mais pour Alexandre Langlois, « il y a une impunité à partir d’un certain niveau hiérarchique. À partir de commissaire, on peut faire ce qu’on veut ». S’il admet que « ne pas
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sanctionner les policiers est contre-productif », le secrétaire général de la CGT-Police n’est pas dupe : « Les condamnations de l’IGPN se font selon les besoins en communication. A-t-on besoin de soutenir la police ou de charger un policier quoi qu’il arrive ? » (IL)LÉGITIME DÉFENSE
Sous couvert d’anonymat, le magistrat de Bobigny explique qu’il est « rare qu’un policier soit poursuivi pour “meurtre”, mais plutôt pour “violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner” ». Selon lui, les seules conditions pour qu’un policier soit condamné à de la prison ferme, ce sont « des preuves solides, comme une vidéo, ou des éléments graves, une déchirure anale ou la mort, par exemple ». Mais il rappelle qu’en général, l’enquête porte sur la légitimité des violences policières : « Une violence légitime peut déraper et conduire à la mort. Mais ce premier temps de violence légitime altère l’intensité des poursuites et la décision judiciaire ». Un contexte que le parquet prend en compte, même s’il n’est « pas justifié ». Car les policiers bénéficient d’un joker : la légitime défense. Une loi pour l’assouplir a été définitivement adoptée par le Parlement à la fin du mois de février. Mais faut-il y voir-là un “permis de tuer” ? Pas du point de vue d’Alexandre Langlois, mais il est tout de même inquiet : « Le texte de base sur la légitime défense est déjà très dangereux, autant pour la police que pour la population. Quand on arrive devant le juge, dans 90 % des cas, on ne sait pas si on a fait une faute. La réforme ajoute encore plus de flou. On ne sait toujours pas exactement quand est-ce qu’on peut sortir une arme. Mais maintenant, le policier peut penser qu’il a bien agi, alors que le texte de base n’a pas changé ». PRATIQUES DISCRIMINATOIRES…
Les contrôles d’identité conduisent souvent à des violences. Les rapports sur les contrôles au faciès sont nombreux, dont celui, paru en janvier 2017, du Défenseur des droits. Il montre que les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés »
« Si l’Intérieur ne publie pas les chiffres des victimes de violences policières, c’est par manque de volonté politique. Ces chiffres existent, mais on nous dit qu’on ne les a pas, ce qui paraît invraisemblable. » Aline Daillère, Action des chrétiens pour l’abolition de la torture par la police. « C’est d’autant plus vrai dans les cas de décès. Sur les 26 décès étudiés, on a 22 personnes nonblanches », assure Aline Daillère. Même constat de la part d’Urgence notre police assassine : entre 2005 et 2015, le collectif a comptabilisé 103 jeunes personnes noires ou arabes tuées par la police. « Dans 95 % des cas, les victimes sont noires ou arabes. 99 % si l’on compte les Rroms, les gitans, etc. », commente Amal Bentounsi, arguant que Rémi Fraisse n’était que l’exception qui confirme la règle. Et l’historien spécialiste du passé colonial et de l’immigration en France Pascal Blanchard de rappeler que jusqu’aux années 90, 95 % des victimes étaient des Maghrébins. Il précise : « C’est une longue tradition qui remonte aux années 50. “Tuer un Arabe” n’est pas qu’un acte de police, c’est aussi quelque chose qui s’inscrit dans la culture et dans la pratique ». Une situation difficile à saisir, ou même à croire « si l’on ne vit pas soi-même les violences policières, les contrôles au faciès », souligne Rokhaya Diallo. En septembre 2016, Guillaume Vadot s’est violemment fait contrôler par la police à la gare de Saint-Denis. Nacira Guénif,
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« C’est une longue tradition qui remonte aux années 50. “Tuer un Arabe” n’est pas qu’un acte de police, c’est aussi quelque chose qui s’inscrit dans la culture et dans la pratique. » Pascal Blanchard, historien sociologue et enseignante à Paris 8, le qualifiera de « dommage collatéral ». En effet, son seul tort fut de filmer la police en train de contrôler des Noirs à la sortie de la gare. Cela lui vaudra des coups, des insultes, des menaces de viol, de mort, et une décharge de Taser. Jacques de Maillard, professeur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin, qualifie ces pratiques de « discriminatoires ». « Il y a une disproportion des minorités visibles lors des contrôles, qui résulte souvent d’une forme de syllogisme qui consiste à dire : “On a des chances de succès plus importantes”. Ce raisonnement, en soi, n’est pas raciste, mais il conduit à des pratiques discriminatoires ». Pour Laurent Mucchielli, « les pratiques donnent l’impression de confirmer les préjugés et les policiers se justifient en disant : “Vu que ce sont toujours les mêmes en garde-à-vue, c’est bien eux qu’il faut contrôler” ». Lui aussi atteste que « ce cercle vicieux n’a rien à voir avec un racisme idéologique chez les policiers, mais avec des pratiques professionnelles ». Des pratiques qu’Alexandre Langlois impute à la « politique du chiffre ».
en faveur de Marine Le Pen dépassent les 56% », il y a de quoi interroger, a minima, le rapport des forces de l’ordre à la figure de l’étranger. Aux dires de Madjid Messaoudene, « la police cesse d’être républicaine à partir du moment où elle vote Front national ». Et l’idée d’avoir des sympathisants frontistes armés dans les quartiers populaires ne rassure personne. Mais tout ceci est-il nouveau ? À l’inverse, pour Pascal Blanchard, il faut y voir une certaine continuité de l’histoire du contrôle policier des minorités en France et, au-delà, de ce qui se passait dans les colonies : « À partir de 1926, il y a des services de contrôle des Maghrébins sur Paris : les “services de la rue Lecomte”. Ils avaient pour mission de surveiller les travailleurs maghrébins, les syndicalistes ou les militants dans des lieux aussi divers que les usines, les garnis et hôtels, la grande mosquée, puis plus tard autour de l’hôpital franco-musulman de Bobigny. Cette structure s’est ensuite transformée en Brigade nord-africaine avec les mêmes objectifs : la surveillance des Maghrébins, avant d’être supprimée et de renaître avec la BAV ». Cette Brigade des agressions et violences, rappelle l’historien, « est créée par Maurice Papon en juillet 1953. La BAV n’a été déconstruite que dans les années 70 »1. Tous les chercheurs déplorent l’absence de travail réflexif des forces de l’ordre sur leurs pratiques, sur leur imaginaire. La France serait-elle dans le déni ? D’après Rokhaya Diallo, « remettre en cause la police, c’est remettre en cause la République. Et en France, en plus d’être dans une sacralisation de la République, la question raciale est totalement absente ». Un vaste problème qui entremêle pratiques policières, fonctionnement de la justice et histoire coloniale, qu’aucun politique n’a encore osé remettre en cause. Ne reste qu’une solution pour Assa Traoré, sœur d’Adama : « Il faut se battre, car c’est fini, le temps de l’esclavage ». ■ loïc le clerc @loicleclerc33
… D’UNE POLICE RÉPUBLICAINE ?
Mais si l’on place ces pratiques dans la perspective des diverses études du CEVIPOF, dont la plus récente montre que « chez les policiers (…) les intentions de vote
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1. Pascal Blanchard rappelle que la BAV « était spécifiquement en charge du contrôle du couvre-feu pour les Maghrébins. C’est d’ailleurs contre ce couvre-feu qu’aura lieu la manifestation du 17 octobre 1961, faisant entre 150 et 250 victimes, selon les historiens ».
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RICHARD MISRACH
BORDER CANTOS LIGNES DURES Le 25 janvier, le président Donald Trump signait un décret par lequel il tâchait de concrétiser une des promesses majeures de sa campagne : la construction d’un « mur physique » destiné à séparer de manière étanche les États-Unis du Mexique. Un texte sans grande précision sur les modalités matérielles ou le financement dudit mur… lequel existe déjà sous différentes formes depuis la militarisation de la frontière à la fin des années 70. Déploiement de troupes et de gardes frontaliers puis de patrouilles paramilitaires, barrières diverses (contre les véhicules et les piétons), dispositifs électroniques de surveillance ont en effet assuré la “sécurisation” des deux mille kilomètres concernés. C’est cette réalité que le photographe Richard Misrach a enregistrée dans un travail qui a ensuite fait l’objet d’une exposition en collaboration avec l’artiste et musicien Guillermo Galindo, baptisée Border Cantos. Les “chants de la frontière” sont pourtant peu audibles sur les images de ces zones désertiques, où l’intervention de l’homme prend la forme brutale des cicatrices infligées à une nature minérale. On y voit surtout l’expression d’un Land Art absurde qui aurait voulu inscrire dans le paysage l’arbitraire cartographique des frontières en y creusant des tranchées et en y érigeant des clôtures contre une immigration qui reste, elle, invisible. À peu près inefficaces – sinon pour mettre en danger des vies humaines – contre des passages clandestins dont le nombre a de toute façon beaucoup diminué depuis dix ans, ces barrages ont justement un rôle symbolique : il s’agit de donner le sentiment visuel que le pays lutte contre l’invasion supposée en défendant son territoire. À rebours du pays qui, jadis, voulait constamment repousser ses frontières. jérôme latta @jeromelatta Mur, Los Indios, Texas, 2015.
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Barrières anti-véhicules près d’Ocotillo, Californie, 2015. Richard Misrach
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PORTFOLIO
Mur, Tierra del Sol, Californie, 2014. Richard Misrach
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Champ de choux et mur, Brownsville, Texas, 2015. Richard Misrach
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Border Cantos, de Richard Misrach (Auteur), Guillermo Galindo (Auteur) 274 pages Editeur : Aperture bordercantos.com
Mur à l’est de Nogales, Arizona, 2015. Richard Misrach
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AU RESTO
REVENU UNIVERSEL : QUI VA SORTIR LES POUBELLES ?
L’idée chemine depuis longtemps, et pas seulement du côté de la gauche, mais elle a pris une place considérable dans La campagne présidentielle présidentielle. Cheval de Troie d’un libéralisme qui veut liquider la Sécurité sociale ou levier d’avenir pour recréer des droits dans un monde du travail qui se transforme ? Nos invités mènent le débat... par laura raim, photos celia pernot pour regards
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A AU RESTO
Ancienne boucherie reconvertie en repaire gastronomique du Xe arrondissement de Paris, le 52 Faubourg-Saint Denis sert en continu la petite carte de saison de Charles Compagnon. Une cuisine imaginative assortie de vins naturels dans un décor industriel chic et lumineux : difficile de faire plus “fooding”…
regards. Il y a un an, personne ne parlait du revenu universel que vous défendez. Aujourd’hui tous les candidats de gauche à la présidentielle se positionnent sur la question… Cela vous réjouit ?
corinne morel darleux. Je n’aime pas beaucoup la manière dont le débat est posé. La proposition a eu du mal à émerger pendant plusieurs années, et là elle est propulsée sur la scène par la présidentielle. Tout le monde s’y engouffre, mais de manière souvent confuse et parfois malhonnête. On met la charrue avant les bœufs en posant la question du financement avant celle du modèle de société que l’on veut. Le problème avec Benoît Hamon n’est pas tant ce qu’il dit que ce qu’il ne dit pas. Parler de revenu de base sans parler de revenu maximum autorisé, de réforme de la fiscalité, de lutte contre l’évasion fiscale, de gratuité d’accès aux services publics, de la place du travail et du salariat… ça vide la mesure de son intérêt politique.
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daniel zamora. J’ai surtout été frappé par le fait que la majorité des critiques empruntent au registre de la droite ; le revenu de base encouragerait la paresse et l’assistanat, il dévaluerait le travail, etc. L’ouvrage que nous avons publié avec Mateo Alaluf se voulait précisément comme une critique de gauche de la mesure, ouvrant le débat sur sa filiation intellectuelle, la place du travail dans nos sociétés, etc. J’y défends notamment que l’insertion, dans le débat public, d’une allocation universelle n’a été possible que par le déclin des idéaux d’égalité portés par la Sécurité sociale. Elle émerge comme alternative aux politiques sociales d’après-guerre dès le milieu des années 1960, en plein basculement néolibéral, avec l’idée de l’impôt négatif de Milton Friedman. Elle est reprise en France via Lionel Stoléru avant de trouver sa formulation moderne avec Philippe Van Parijs en 1982. Toutes ces versions partagent l’idée que les grandes interventions de l’État social ne seraient plus à même de résoudre la misère et seraient même devenues des obstacles au dynamisme de l’économie et à la lutte contre la pauvreté. L’alternative de l’allocation est alors séduisante : arrêtons toutes ces mesures macroéconomiques régulant le marché et établissons simplement un “plancher” pour les pauvres. L’idée n’est dès lors plus de tenter de limiter la sphère du marché, mais de permettre, au
travers de ce plancher, à chacun d’y participer. Ce danger est présent aujourd’hui puisque la mesure resurgit à un moment où la candidature de François Fillon traduit une volonté d’accélérer le mouvement de coupes dans les dépenses publiques. D’ailleurs, l’exemple actuel d’expérimentations en Finlande est mené par un gouvernement libéral. Il faut se demander pourquoi cette mesure a toujours la cote quand les acquis sociaux sont les plus menacés. Le revenu universel donne une impression de nouveauté à une gauche qui a le sentiment que son logiciel tourne en rond, mais pour moi, c’est une revendication de défaite. corinne morel darleux. Il est indé-
niable qu’il y a un hold-up libéral sur la mesure, que même Christine Boutin a soutenue ! Mais Friedman
CORINNEMOREL DARLEUX Secrétaire nationale à l’écosocialisme du Parti de gauche, conseillère régionale Auvergne Rhône Alpes.
DANIEL ZAMORA
Sociologue à l’université de Cambridge, a codirigé l’essai Contre l’allocation universelle, paru en janvier 2017 chez Lux.
« Il faut se demander pourquoi cette mesure a toujours la cote quand les acquis sociaux sont les plus menacés. Le revenu universel donne une impression de nouveauté à une gauche qui a le sentiment que son logiciel tourne en rond, mais pour moi, c’est une revendication de défaite. » Daniel Zamora
AU RESTO
et Van Parijs ne sont pas les seuls à l’avoir théorisée. Peut-être qu’il faudrait trouver un autre terme pour sortir de cette filiation, qui n’est pas la nôtre en effet… Je me sens par exemple plus proche de l’approche d’André Gorz et aujourd’hui de Baptiste Mylondo. En tout cas, la version libérale du revenu de base n’a évidemment rien à voir avec ce que je défends : elle est d’un montant trop faible et surtout elle ne s’inscrit pas dans un ensemble plus vaste de refonte profonde de la fiscalité, de réduction du temps de travail et d’extension des services publics. Mais honnêtement, cela me gêne qu’on utilise l’argument de la filiation à Friedman pour discréditer l’idée. Il faudrait valider le principe, et ensuite discuter des modalités. Dire que les partisans du revenu de base sont les idiots utiles du libéralisme ne me parait pas honnête intellectuellement. L’émancipation individuelle a trop longtemps été un angle mort des politiques de la gauche “historique” socialiste. Redonner une marge de liberté aux individus, ce n’est pas être libéral, mais libertaire ! Surtout, cette disqualification coupe court au débat et empêche de valider à gauche le principe de départ : d’une part, faire en sorte que dans un pays riche, il n’y ait plus de gens qui dorment dehors ou qui doivent choisir à la fin du mois entre régler leur facture d’électricité ou aller chez le dentiste ; d’autre part, modifier le rapport de forces salarial en désarmant la menace du
chômage, qui oblige aujourd’hui les gens à accepter n’importe quel boulot. Il faut repartir de ces finalités-là, qui dessinent un contour de société postcapitaliste, avant de réfléchir aux modalités. regards. Daniel, on sent en effet que vous êtes réticent à valider même le principe… daniel zamora. Bien sûr que nous sommes d’accord sur le principe très général que tout le monde ait un niveau de vie digne, mais ce principe n’est pas nouveau : c’est celui auquel répondait déjà la Sécurité sociale, qui doit être défendue et étendue. Mais pour moi, les logiques du revenu de base et de la Sécurité sociale sont profondément antagoniques. La Sécurité sociale repose sur la notion de droits (à la santé, à l’éducation) et vise à socialiser une partie de la richesse pour offrir un accès gratuit à ces biens collectifs, qui sont ainsi retirés de la sphère marchande. L’Allocation universelle vise, à l’inverse, à privatiser la richesse collective afin de l’attribuer aux individus sous forme d’argent plutôt que de droits. Attribuer de telles sommes aux individus, c’est donc aussi choisir de ne pas l’utiliser pour étendre la sphère du commun. L’objectif n’est plus de réduire les inégalités et l’emprise du marché, mais seulement de « lutter contre la pauvreté » et de promouvoir « l’égalité des chances ». C’est l’idéologie néolibérale de la méritocratie : grâce à un revenu
plancher, tout le monde serait sur la même ligne de départ… Depuis les années 1970, c’est cette tendance qui est à l’œuvre : on réduit les dépenses collectives de Sécurité sociale et on compense par une hausse des budgets ciblés sur les pauvres. morel darleux. Mais pourquoi forcément opposer les deux ? Le meilleur moyen de défendre la Sécurité sociale, aujourd’hui, est précisément de passer d’un mode défensif à un mode offensif et d’aller un cran plus loin. Les principes qui fondent le revenu de base sont les mêmes que ceux qui ont présidé à la mise en place de la Sécu après-guerre – la garantie d’une vie digne et décente. Le revenu de base la prolonge et va plus loin, en remettant en cause la centralité du contrat de travail, dont dépend actuellement trop d’accès aux droits fondamentaux, et en luttant contre le chantage à l’emploi.
corinne
daniel zamora. Théoriquement, on peut avoir les deux, mais alors on ne peut pas contourner la question du coût : pour financer à la fois la Sécurité sociale et une allocation universelle élevée, il faut doubler le budget de l’État et de la Sécurité sociale réunis. Si l’on va dépenser une telle somme, pourquoi ne pas s’en servir pour faire des logements publics, un plan de développement de crèches de grande ampleur pour permettre
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aux femmes de travailler, etc. Il y a peut-être d’autres priorités que de fournir une allocation à toute la population… On pourrait déjà relever les seuils des minima sociaux à 1 000 euros pour les plus pauvres et les automatiser. Ce n’est pas révolutionnaire, mais cela coûterait trois fois moins cher qu’une allocation vraiment universelle, et cela leur offrirait une plus grande marge de manœuvre face au chantage à l’emploi. Encore une fois, il me semble que défendre l’allocation universelle sans prendre en compte les conditions de rapports de forces nécessaires à établir la version dite de gauche est très risqué. Qui va dicter les termes du montant ? En faveur de qui est aujourd’hui le rapport de forces ? Vous évoquiez Gorz, mais il ne conçoit l’allocation universelle que dans une société où le travail hétéronome aurait déjà disparu. On est déjà dans le postcapitalisme ! Une allocation universelle instaurée dans une situation où les syndicats et les mouvements sociaux sont faibles ne fera qu’accompagner l’ubérisation du marché du travail… On l’a vu par exemple avec le RMI, vendu par la gauche comme un “nouveau pilier“ de la sécu, et qui a en réalité fonctionné comme un filet permettant d’amortir les effets sociaux consécutifs à la réduction des politiques sociales.
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corinne morel darleux.
En vous écoutant, je me rends compte à quel point le revenu de base ne fonctionne que s’il est envisagé comme une mesure non pas réformiste mais révolutionnaire, dessinant une société postcapitaliste. C’est ce qui fait toute la différence entre leur revenu de base et le nôtre. Pour autant, ce n’est pas hors-sol d’en parler dès maintenant. Certes, aujourd’hui on n’a pas le rapport de forces en termes de mobilisation sociale. On est aujourd’hui dans un contexte d’atomisation de la société et de maintien dans la précarité qui rend la mobilisation difficile. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas mener le débat d’idées ! Et le rapport de forces se construit de beaucoup de manières différentes. Les périodes insurrectionnelles ne correspondent pas toujours à des grandes mobilisations populaires, en réalité. Ce sont parfois des événements isolés et inattendus qui font exploser la situation et précipitent les gens dans l’insurrection : l’augmentation du ticket de bus au Brésil, l’immolation d’un jeune vendeur en Tunisie… Il faut se tenir prêt à ce que cette insurrection arrive de n’importe où. Et j’ajoute que si on (la Gauche avec un grand G) arrive au pouvoir en avril, la remise à plat de la fiscalité sera parmi les toutes premières priorités : la France est riche, de l’argent il y en a. Que chacun contribue à hauteur
de ses moyens, c’est donc une question de justice sociale, mais aussi de récupérer des marges de manœuvre de financement public. Enfin, vous dites que c’est utopique, mais l’idée de la Sécurité sociale au sortir de la deuxième guerre mondiale l’était au moins autant. regards. Benoît Hamon justifie la mesure par la raréfaction du travail… daniel zamora.
On voit en effet passer des études affirmant que la moitié des emplois pourraient être informatisés d’ici une ou deux décennies… Je ne sais pas si c’est vrai, mais l’histoire, jusqu’à maintenant, a plutôt démontré l’inverse. Depuis le XIXe siècle, la productivité a explosé et pourtant, le taux d’emploi a augmenté de manière constante. L’idée que l’emploi disparaît revient régulièrement depuis les années 1990. Jérémy Rifkin avait fait sensation en prédisant la “fin du travail”. Maintenant, si cela se produit, cela pourrait effectivement changer les termes du débat pour le revenu universel. Mais là, on en est loin. corinne morel darleux.
Je n’y crois pas non plus. Je pense au contraire que l’on va avoir besoin d’une transition écologique qui va créer un regain d’activité, notamment dans la rénovation thermique
« Le revenu de base prolonge la Sécurité sociale et va plus loin en remettant en cause la centralité du contrat de travail, dont dépend actuellement trop d’accès aux droits fondamentaux, et en luttant contre le chantage à l’emploi. » Corinne Morel Darleux
des bâtiments ou dans l’agriculture. En plus, tout miser sur l’extension des nouvelles technologies, de la robotisation et de l’informatisation passe sous silence l’énorme dépense énergétique que cela représente et l’épuisement des ressources, qui va nous obliger à revenir à des modes de production beaucoup plus low tech. Je suis partisane d’un pleinemploi où les gains de productivité sont bien répartis, notamment sous la forme de la réduction du temps de travail. Le vieux slogan “Travailler moins pour travailler tous et travailler bien” reste indépassable. En revanche, cela ne doit pas empêcher de repenser autrement la valeur travail et la place du salariat dans nos sociétés. Dans l’histoire de la gauche ouvrière, le travail est le lieu de socialisation et de construction des luttes par excellence. Or aujourd’hui, la construction des luttes se fait de manière plus transversale. La classe prolétaire a changé de forme. Elle est plus précaire et atomisée… C’est d’ailleurs sur la question de la place du travail que j’identifie des blocages à gauche, qui expliquent en partie certaines réticences face au revenu de base. regards. De quel blocage voulezvous parler ? corinne morel darleux.
D’abord, il y a à gauche une vision du travail émancipateur, source de fierté… Cela existe bien sûr, mais aujourd’hui, on trouve surtout sur le lieu de travail un énorme
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degré de souffrance et d’aliénation qui justifie que l’on cherche, notamment par le revenu de base, à libérer du non-choix et du travail imposé par la précarité. Ensuite, le salariat a une place historique dans le militantisme de la gauche ouvrière, de par le rôle des syndicats – dont la fonction même est de défendre les salariés contre les abus du patronat, et de peser pour rééquilibrer le rapport de forces. Si l’on affaiblit, par le revenu universel, la pression qu’exerce le chantage à l’emploi ou le lien de subordination, on sape un peu cette raison d’être, ce qui peut être difficile à concevoir. regards. Au sein de la gauche, le débat oppose le plus souvent les partisans du revenu de base à ceux du salaire à vie, tel que l’imagine Bernard Friot. Qu’en pensez-vous?
déjà. C’est une stratégie politique intéressante. Cependant, je n’ai pas d’avis définitif sur le sujet, car j’ai l’impression qu’il y a une difficulté à ajuster les désirs des individus, désormais libérés du marché du travail, et la division du travail nécessaire au fonctionnement de la société. Il y a beaucoup de contraintes pour cela dans notre société. Mais comment imaginer cette division sans la contrainte ? Comment remplit-on les emplois que personne ne veut ? Frédéric Lordon a très bien posé cette question dans son débat avec Friot : qui sort les poubelles à la fin de la journée ? regards.
La même question se pose avec un revenu universel suffisamment élevé. Qui sortirait les poubelles ?
morel darleux. Franchement, quand il n’y aura plus que cette question... (sourire) On peut réduire les déchets, déjà, et imaginer des systèmes de rotation. Pourquoi ce serait toujours les mêmes ? À la télévision vénézuélienne, ils ont mis en place un système intéressant : ce n’est pas toujours la même personne qui nettoie les locaux ou qui part en reportage. Il y a tout un travail d’accompagnement et de formation et ça fonctionne bien. Je suis en faveur de la polyactivité, de ne pas être scotché dans le même métier toute la vie ou toute la semaine, pouvoir mêler travail corinne
daniel zamora.
Sa proposition a le mérite de s’inscrire dans la tradition de la Sécurité sociale puisqu’il reprend les principes relativement révolutionnaires qui l’ont inspirée, et il les pousse jusqu’au bout. Il radicalise l’héritage du Conseil national de la Résistance en défendant par exemple l’extension de la cotisation, conçue comme la partie socialisée du salaire. La révolution ne serait pas qu’un audelà, mais un déjà-là. C’est une idée très forte. La cotisation, le salaire à vie des fonctionnaires, la Sécurité sociale et l’accès gratuit à la santé sont des choses que l’on connaît
manuel et travail intellectuel… En ce qui concerne le salaire à vie de Friot, je n’ai pas non plus d’avis tranché. Le dispositif est complexe, j’avoue avoir un peu de mal à rentrer dedans. Ce qui me gêne a priori, c’est le fait que le niveau de salaire de chacun soit déterminé par un barème en fonction de ce qu’il appelle la qualification des individus, ce qui gèle un peu les inégalités. Et puis allons plus loin : après tout, pourquoi une heure de la vie d’un individu ne vaudrait-elle pas une heure de travail de la vie d’un autre individu ? daniel zamora. Mais si le salaire est le même, personne ne sortira les poubelles non plus ! corinne morel darleux. C’est vrai, alors il faudrait inverser la hiérarchie des salaires et revaloriser les métiers les plus pénibles et les plus utiles socialement. Mais c’est un autre débat…■ entretien réalisé par laura raim
LES NOUVEAUX VISAGES DU CINÉMA FRANÇAIS
Illustration Alexandra Compain-Tissier
« Je voudrais dédier ce César à d’autres jeunes garçons dont les voix portent peu, pas assez et pour certains même plus du tout : Théo Luhaka, Adama Traoré, Zyed et Bouna, Amine Bentounsi, Wissam (El Yamni). » Cette année, sur la scène de la cérémonie des Césars, résonnaient des propos peu habituels. Dans l’ambiance feutrée de la salle Pleyel au cœur du très chic 8e arrondissement parisien, la voix de la réalisatrice Alice Diop, lauréate du César du meilleur court-métrage pour son film Vers la tendresse sonnait comme un brutal
rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles
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retour à la réalité. La jeune femme, dont l’œuvre donnait enfin une voix humaine aux jeunes hommes des banlieues populaires, a choisi d’associer à sa victoire les noms des hommes issus des mêmes quartiers victimes de l’oppression institutionnelle que constituent les violences policières. Alice Diop est une réalisatrice noire, dont le travail récompensé ce soir-là met en lumière une France souvent dépeinte de manière caricaturale. À ses côtés, Maïmouna Doucouré, noire également, lauréate ex-aequo du même prix avec son film Maman(s), affirmait avec émotion en recevant son prix : « Il y a des gens qui se battent pour faire tomber les murs, pour que la France se raconte dans sa pluralité ». MÉCANISMES D’EXCLUSION Pour la première fois, trente-trois ans après la Martiniquaise Euzhan Palcy, César de la meilleure première œuvre en 1983, les Césars récompensaient à nouveau deux réalisatrices noires. Deux femmes qui ont choisi de porter de manière explicite la singularité de leur présence sur une scène cinématographique française qui peine encore à montrer un visage pluriel.
L’an dernier, de l’autre côté de l’Atlantique, le hashtag #OscarsSoWhite (“des Oscars si blancs”) avait enflammé les réseaux sociaux pour dénoncer l’absence des nominations d’artistes non-Blancs. Cette affaire montrait que, malgré l’existence de stars américaines d’envergure internationale, malgré le premier Oscar décerné à Hattie McDaniel (Autant en emporte le vent) plus de soixantequinze ans auparavant, les minorités à Hollywood figuraient toujours au second plan. Rappelons que depuis celle qui incarnait la servante de Scarlett O‘Hara, la quasi-totalité des femmes noires lauréates d’Oscars l’ont été pour des rôles d’esclaves, de domestiques ou de mères violentes. Des performances correspondant à des clichés socialement bien ancrés. Si l’on ne peut pas transposer la réalité étatsunienne à la France, on peut observer des mécanismes d’exclusion similaires. Chez nous, cette question concerne aussi largement les artistes d’origine maghrébine. En cela, les Césars décernés au film Divines de Houda Benyamina et aux deux actrices Oulaya Amamra et Deborah Lukumuena constituent une révolution. Certes l’an dernier, les films Fatima
de Philippe Faucon et Dheepan de Jacques Audiard racontaient magnifiquement les histoires de personnages non blancs. Mais c’était encore le regard de leurs réalisateurs blancs qui était valorisé. LE PUBLIC EST PRÊT Depuis des décennies, le monde du cinéma français cultive un entre-soi qui produit l’exclusion des minorités. L’actrice française Julie Delpy, exilée aux États-Unis, illustre par sa réaction à la controverse #OscarsSoWhite ce déni très français du racisme du cinéma français. Elle avait alors déclaré qu’il était plus difficile d’être une femme à Hollywood que d’être noir. Au-delà du caractère totalement erroné de son propos, il est amusant de constater que le fait que l’on puisse être à la fois femme et noire ne lui ait même pas traversé l’esprit... Charlotte Rampling actrice britannique, reconnue de part et d’autre de la Manche, avait quant à elle balayé d’un revers de main l’existence du problème en supposant que les acteurs noirs ne « méritaient » probablement pas d’être nommés cette année. On n’ose imaginer quels commentaires ces deux actrices auraient émis au sujet
de la présence des non-Blancs dans le cinéma français. Ici, la situation semble plus critique qu’aux ÉtatsUnis, nous aurions sans doute trop de doigts sur une main pour compter nos Chris Rock, Spike Lee, Ava DuVernay, Whoopy Goldberg, Viola Davis ou Will Smith. En plus de cette invisibilité, il arrive encore régulièrement que l’on confie au théâtre les rôles d’Othello ou du roi du Siam dans Le Roi et moi à des acteurs blancs. Toutefois, on peut se réjouir du fait qu’au-delà de la dernière cérémonie des Césars, l’émergence de nouveaux visages et de nouveaux talents trouve une belle reconnaissance auprès du grand public. C’est le cas du réalisateur Mohamed Hamidi, dont le film La Vache a réalisé une belle performance en salles l’an dernier, ou du film de Lucien Jean-Baptiste Il a déjà tes yeux cette année. Ces succès montrent que le public est tout à fait prêt à voir des non-Blancs sur les écrans et à s’identifier à ces héros. En réalité, les barrières sont dressées par celles et ceux qui pensent et financent le cinéma français : une caste qui s’est arrogée le droit de représenter la population en dépit de la réalité. @RokhayaDiallo
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Syrian Death Mask, CC Surian Soosay
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INTERNATIONAL
LE CONFLIT SYRIEN, UN FRONT À GAUCHE La guerre en Syrie a tracé une nouvelle ligne de fracture au sein de la gauche de gauche, autour de l’évolution du conflit sur le terrain et de son interprétation géopolitique. Des conceptions divergentes de l’impérialisme, de la nation et de la religion sous-tendent des divisions que les positions prêtées à Jean-Luc Mélenchon ont cristallisées. par laura raim
@laura_raim
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L
La gauche radicale se déchirait déjà sur l’Europe (entre “eurobéats” et “souverainistes“) et sur l’interdiction du voile (entre “islamogauchistes” et “laïcards”). Cet hiver, on a découvert un nouveau sujet de clivage irrémédiable : la Syrie. Alors que les médias s’émeuvent de l’écrasement sous les bombes du dernier bastion rebelle à Alep-Est, Djordje Kuzmanovic, chargé des questions internationales au Parti de gauche, ironise via Twitter sur la crédulité de certains camarades journalistes ou militants : « C’est intéressant mais le “dernier hôpital d’Alep” (entendu Alep-EST pour les initiés) a été “détruit” quinze fois en six mois. Record absolu ! » Traités d’idiots utiles du néoconservatisme atlantiste, lesdits camarades l’accusent en retour de minimiser, voire de cautionner les crimes de guerre de Vladimir Poutine et de Bachar el Assad. Sur Facebook se multiplient les statuts valant avertissement : qui osera dédouaner le gouvernement russe sera immédiatement “défriendé” – comprendre retiraner la liste d’amis virtuels de l’application… « LIBÉRATION » OU « CRIME DE GUERRE » ?
Moscou et Damas ont-il libéré la population d’Alep-est des combattants djihadistes soutenus par les États-Unis et leurs alliés du Golfe ? Ou ont-il achevé de réprimer dans le sang la révolte populaire amorcée en 2011 ? Difficile pour les non spécialistes de se faire une opinion, quand chaque camp reproche à l’autre d’être berné par la propagande. Il faut dire qu’entre la chaîne du Kremlin Russia Today et BFM TV, l’alternative n’est guère reluisante. Le sujet est tout aussi brûlant dans les autres gauches du monde : au Royaume-Uni, le quotidien communiste Morning Star a déclenché un tollé en titrant sur la « libération » d’Alep. Aux États-Unis, Ben Norton, journaliste vedette du site radical Salon, fait polémique en refusant de diaboliser Poutine, affirmant que les supposées victimes des bombardements sont des djihadistes armés par le camp américain. Au Liban, le principal journal de gauche Al Akhbar a fini par adopter une ligne pro-Hezbollah et donc pro-Assad, provoquant le départ d’une partie de la direction. Rédigée en réaction à ce genre de
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INTERNATIONAL
position, la “lettre à un ‘camarade’ qui s’obstine à justifier l’injustifiable” du militant NPA Julien Salingue a été traduite en anglais, italien, castillan, allemand et arabe… Mais l’interprétation des événements par les uns et les autres n’est pas seulement une affaire d’opinion personnelle ou de sélection des sources, mais aussi de filiation politique. Cela n’aura échappé à personne : ceux qui justifient en France les offensives de Poutine et Assad sont le plus souvent des partisans du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Ceux qui affirment avant tout leur solidarité avec la population d’Alep-Est et condamnent (voire appellent à sanctionner) Poutine et Assad sont plutôt des sympathisants de Ensemble, de EELV ou du NPA. Dans la configuration politique française, la chute d’Alep a mis en lumière les profondes divergences idéologiques au sein de la gauche radicale sur trois questions : l’impérialisme américain, le rapport à la nation et l’islam politique.
Moscou et Damas ontil libéré la population d’Alep-est des combattants djihadistes soutenus par les États-Unis et leurs alliés du Golfe ? Ou ontil achevé de réprimer dans le sang la révolte populaire amorcée en 2011 ?
ANTI-IMPÉRIALISME À GÉOMÉTRIE VARIABLE
Si toutes les forces de gauche ne peuvent qu’être d’accord avec la volonté de Mélenchon de « tourner la page du tropisme atlantiste », leurs analyses divergent sur le rôle des États-Unis dans le dossier syrien. « Les NordAméricains et leurs alliés ont l’intention de découper le pays (…) pour faire passer les gazoducs et les oléoducs dans des zones contrôlées par les nord-américains », avance Mélenchon dans une vidéo pour expliquer le conflit syrien, insistant sur le fait que la crise se réduit à une affaire de compétition pour des ressources et « rien d’autre ». Pour le NPA, cette lecture « stalinienne », digne du Parti communiste français de l’époque de la guerre froide, se trompe en considérant les États-Unis comme la seule puissance impérialiste menaçant la stabilité internationale et la souveraineté des États. Contrairement aux guerres pour le pétrole, initiées par les présidents Bush en 1991 et en 2003 en Irak, le conflit actuel n’a pas été déclenché par les Américains, ni par leurs alliés saoudiens ou qataris, mais par le soulèvement de la po-
pulation syrienne contre le régime dictatorial d’Assad. Si les États-Unis cherchaient vraiment à le renverser, ils seraient intervenus en 2013, lorsque le régime a franchi la fameuse “ligne rouge” en utilisant des armes chimiques sur la Ghouta. Échaudés par le fiasco des interventions en Irak et en Libye, non seulement ils n’ont jamais tenté d’éliminer Assad – dont le pays est de toute façon moins stratégique du point de vue des ressources énergétiques que l’Irak –, mais ils ont mis leur veto à la livraison des missiles anti-aériens réclamée par l’opposition syrienne. Cette surestimation du rôle américain pose deux problèmes : premièrement, elle conduit à minimiser la nocivité des autres impérialismes qui tiennent tête aux États-Unis : « Il n’est pas vrai que la Russie soit une menace pour la paix dans le monde », a ainsi répété Mélenchon à l’occasion de ses vœux pour 2017, alors que la Russie a agressivement œuvré uvrenforcer le régime meurtrier d’Assad, son dernier allié significatif au Moyen-Orient, mais aussi à soutenir le mouvement
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Photo CC Richard Messenger
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INTERNATIONAL
séparatiste dans le Donbass en Ukraine, après la victoire du soulèvement du Maidan. Alors que Moscou nie toute ingérence au motif que ses bombardements répondent à la demande formulée par le gouvernement syrien souverain, on peut interroger la légitimité “souveraine” d’un président ayant succédé à son père en remportant des élections où il était le seul candidat. Si le “campisme” anti-américain de Mélenchon explique par ailleurs son estime pour des figures comme Raul Castro à Cuba, Rafael Correa en Équateur ou encore Hugo Chavez au Venezuela, qui ont su résister – au prix de manquements démocratiques – aux pressions combinées du capital et des États-Unis, il ne s’agit pas de caricaturer : il se défend d’une quelconque « amitié » pour Poutine, qui, rappelle-t-il, a incarcéré son seul ami en Russie, Sergueï Oudaltsov, président du Front de gauche russe, et ne fait nulle part l’éloge d’Assad, comme le fait l’extrême droite, en tant que protecteur laïc des minorités, notamment chrétiennes.
Pourtant impeccablement internationaliste lorsqu’il s’agit de défendre le peuple grec face aux diktats du FMI et de Bruxelles, le Parti de gauche change radicalement de registre sur la Syrie.
LA RÉBELLION INVISIBLE
Deuxièmement, cette focalisation sur les intérêts américains empêche Mélenchon de saisir le tournant du Printemps arabe de 2011 et de mesurer la force du mouvement populaire contre Assad, lequel aurait pu être balayé comme Moubarak en Égypte ou Ben Ali en Tunisie en 2012 si l’Iran, le Hezbollah et la Russie n’étaient pas massivement intervenus et si l’opposition avait obtenu les armes demandées pour les contrer. La militarisation, l’internationalisation et l’islamisation ultérieures du conflit, ou encore le fait que la rébellion ait pu, dans un premier temps, agir en coordination avec le gouvernement contre-révolutionnaire turc ne doivent pas occulter l’origine populaire et progressiste de l’opposition à Assad. Ciblée en priorité par le régime de manière à faire d’Assad la seule alternative à Daesh, l’opposition non islamiste a certes été décimée par les bombes, les arres-
tations et les exécutions, mais comme l’a écrit au printemps dernier Ghayath Naisse, du Courant de la gauche révolutionnaire en Syrie, « Le mouvement populaire reste vivant : il renoue avec les mots d’ordre de la révolution de 2011 ». Dépourvus d’organe central et peu influents sur le cours des événements, ils sont invisibles dans les médias. Il n’empêche que, selon Robin Yassin-Kassab, co-auteur de Burning Country: Syrians in Revolution and War, il reste tout de même près de quatre cents conseils locaux et provinciaux, dont la moitié sont directement élus, qui organisent la vie quotidienne sous les bombes et manifestent dans certaines villes aussi bien contre Assad que contre les djihadistes. Mais ce peuple-là est absent du discours de Mélenchon, si ce n’est sous les traits de victimes passives des dommages collatéraux, inévitables dans tout bombardement.
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L’INTERNATIONALISME CONTRE LE « RÉALISME »
Dans ce contexte, pour le NPA et le mouvement Ensemble, la tâche première d’une gauche internationaliste est de soutenir le processus révolutionnaire en Syrie. Là se situe la deuxième grande différence avec le cadre national privilégié par Mélenchon. Sa priorité ? Promouvoir « l’indépendantisme » de la France et « renouer avec le projet universaliste que notre diplomatie et nos armes doivent porter » (Revue internationale stratégique, 2015). Pourtant impeccablement internationaliste lorsqu’il s’agit de défendre le peuple grec face aux diktats du FMI et de Bruxelles, le Parti de gauche change ainsi radicalement de registre sur la Syrie. Au nom des « intérêts de la France » et du « réalisme », Paris devrait se montrer pragmatique dans ses relations aussi bien avec Assad que Poutine. « La position consistant à soutenir la puissance étatique (syrienne), dans cette région, ne peut pas juste être balayée d’un revers de main au prétexte qu’elle serait immorale. Elle l’est certainement en partie, car c’est le cas de toutes les positions réalistes », écrit ainsi dans Marianne Djordje Kuzmanovic. Mais « ce réalisme national, pour ne pas dire nationaliste, est à mille lieues de la tradition communiste internationaliste de Marx, Lénine, Trotski et Luxemburg, pour laquelle le seul réalisme qui vaille est un réalisme prolétarien, où l’on se place du point de vue des classes subalternes, de leurs intérêts indépendamment de la nationalité, mais aussi du point de vue des nations opprimées par les puissances impérialistes – notamment la France », explique le militant NPA Ugo Palheta. LE PRISME ANTI RELIGIEUX
Enfin, les désaccords sur la Syrie reflètent les fractures de la gauche sur la religion en général et l’islam politique en particulier. Certes, personne à gauche n’a la moindre sympathie pour le projet politique conservateur défendu par les diverses branches des Frères musulmans. Lutte ouvrière rappelle ainsi que « c’est un courant profondément anticommuniste ; que là où il est au
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pouvoir, il l’est aux côtés de la bourgeoisie, réprime les grèves et assassine les militants ouvriers ». Non moins véhément, le Parti de gauche inscrit plutôt son rejet de l’islam politique dans la tradition jacobine, rationaliste et laïque de dénonciation de « l’obscurantisme religieux contre les Lumières » (blog de Mélenchon, novembre 2015). C’est d’ailleurs pourquoi il applaudit sans réserve les combattants kurdes laïcs qui ont affronté Daesh dans le Nord de la Syrie, mais ne dit mot des combattants islamistes, qui ont pourtant, eux aussi, chassé Daesh d’Alep début 2014. Dès lors que les islamistes ont phagocyté la lutte armée en Syrie, il n’y aurait pas à s’attarder sur les nuances entre les groupes plus ou moins “modérés” : la priorité serait d’aider Assad à les combattre. Si le NPA reconnait que les progressistes et les démocrates sont minoritaires dans la composition des groupes armés, aujourd’hui dominée par des forces islamistes réactionnaires, il apporte deux nuances importantes : d’une part ces islamistes ne sont pas hégémoniques politiquement sur les forces civiles de l’opposition. D’autre part, seule une minorité des combattants sont des djihadistes prônant des actions violentes. Ces derniers représentaient à Alep-est environ 900 combattants sur plus de 5 000 rebelles, selon l’envoyé spécial de l’ONU en Syrie. Le groupe le plus radical est le Jabhat Fatah al-Sham, anciennement le Jabhat al-Nusra, la filiale syrienne d’Al-Qaeda, qu’il n’est évidemment pas question de soutenir. Mais le reste de la rébellion d’Alep-Est est formé de groupes de l’Armée syrienne libre (ASL), qui se sont créés à partir de la fin 2011 en regroupant des soldats désertant l’armée syrienne et des civils. La plupart incarnent un islam politique non djihadiste, proche de celui de Ennahda en Tunisie, par exemple. « Le marxisme issu des lectures de Marx, Engels ou de Rosa Luxembourg n’est pas bêtement anti-religion. Il sait par exemple qu’une revendication émancipatrice peut être soutenue sur la base de croyances religieuses, et que des alliances temporaires et tactiques avec certains courants religieux sont
INTERNATIONAL
parfois à envisager », affirme Julien Salingue. Selon celui-ci, « c’est pourquoi il faut toujours avoir une analyse matérialiste des croyances : si une majorité a voté pour les Frères musulmans en Égypte en 2012 ou pour le Hamas en Palestine en 2006, c’est pour des raisons avant tout politiques, pas spirituelles. Même si les Frères musulmans sont tout aussi contre-révolutionnaires que l’ancien régime, il a pu être stratégique à certains moments précis de prendre leur défense contre l’offensive de l’armée égyptienne. Et de même que la gauche internationaliste n’a pas cessé de soutenir le peuple palestinien sous prétexte qu’il avait voté pour le Hamas, elle doit rester solidaire du peuple syrien, quand bien même il est défendu militairement, dans de nombreuses villes, par des groupes islamistes ».
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Si les affaires internationales ne sont pas au coeu de la présidentielle, cette ligne de fracture théorique sur la Syrie n’est pas sans incidence sur la campagne. Une partie de l’électorat de gauche invoque en effet la position polémique de Mélenchon pour lui préférer Benoît Hamon, qui n’a pas hésité à parler, au sujet d’Alep, de « plus grand drame humanitaire depuis des décennies ». S’il était président, il irait « là-bas comme François Mitterrand avait été à Sarajevo » en 1992 pour obtenir l’ouverture d’un couloir humanitaire, a affirmé le candidat socialiste. Une référence qui ne devrait pas laisser Mélenchon insensible… ■ laura raim @laura_raim
Incroyables talents
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Ce soir-là, les people se pressent au vernissage de la dernière exposition que le Centre des monuments nationaux (CMN) présente à la Conciergerie. Pas vraiment sa population habituelle. Mais celui qui investit les lieux est un ami, un collègue, une star de TF1, l’animateur très populaire Nikos Aliagas. Que vient-il faire ici ? Ses nombreux fans connaissent sa passion pour la photographie qu’il exerce en amateur, postant comme tant d’autres ses clichés sur Internet. Une brève expo dans une galerie et le voilà propulsé dans un monument national. De quoi faire pâlir n’importe quel artiste, débutant ou confirmé.
bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr
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Philippe Bélaval, président du CMN, s’explique dans Le Parisien : « L’idée d’exposer Nikos à la Conciergerie ne fait pas forcément l’unanimité. J’ai appris par des amis communs qu’il faisait de la photo. Quand j’ai vu ses clichés, j’ai été frappé par la qualité de son travail… » Difficile, pourtant, de croire que ce fut le seul critère de choix. À côté d’un diaporama de clichés de stars était montrée une production plus personnelle, beaux portraits d’anonymes dans une veine humaniste noir et blanc très datée, sans aucun lien avec le CMN. Plus loin, le responsable de l’établissement public reconnaissait surfer sur la célébrité du présentateur de The Voice : « Si cela peut faire venir à la Conciergerie des gens qui n’y auraient jamais mis les pieds, j’en serais très heureux. Pour nous, c’est l’occasion de montrer que le patrimoine, ce n’est pas ringard (sic) ». L’intéressé rappelait humblement n’avoir fait que répondre à une invitation et être sans « prétentions artistiques ». Depuis, toute modestie envolée, il revendique 80 000 visiteurs pour cette exposition, feignant d’ignorer que la Conciergerie se visite surtout pour la prison où Marie-Antoinette passa ses dernières heures.
Se rapprocher du monde de la télé est une stratégie payante pour un établissement culturel. Il n’est pas nouveau que la petite lucarne, par son aura, soit prescriptrice dans ce domaine. On se souvient, dans les années 1980, de l’influence de l’émission Apostrophes sur les ventes de livres. Aujourd’hui, ce n’est pas André Malraux que les musées rêveraient de voir débarquer, mais Stéphane Bern, ami justement de Nikos. Les émissions culturelles qu’il présente, critiquées parfois pour leur vision héroïsante du passé qu’imposerait l’audimat, ont un réel impact sur la fréquentation des lieux montrés. Quand, en 2014, le Monastère royal de Brou est élu “Monument préféré des Français” par le public de France 2, c’est un coup de projecteur inespéré qui fait exploser son nombre de visiteurs. Même chose à l’été 2016, après une saison plutôt morose quand Secrets d’histoire se pose dans la maison de l’écrivaine George Sand à Nohant, gérée également par le CMN. Il en va ainsi pour d’autres émissions de découverte du patrimoine, comme Des racines et des ailes sur France 3, qui profite à tout le secteur du tourisme. On le comprend aisément, vu l’image de carte postale que ce
type d’émissions renvoie de notre territoire, excluant toute trace de ce qu’il est convenu d’appeler “la France moche”. LA NOTORIÉTÉ POUR EXISTER
Mais l’impact de la télé ne profite pas qu’aux monuments. Elle possède aussi un étrange pouvoir de transmutation des personnes. Stéphane Bern, présentateur d’émissions qu’il ne conçoit pas, a fini par incarner aux yeux du public, et plus largement des Français, la figure du défenseur du patrimoine. L’expert mondain du début s’est mué en quasi historien, titre que parfois lui décernent abusivement les médias. Le diplômé par accident d’une école de commerce se définit plus prudemment comme « un passeur d’histoires ». C’est le producteur JeanLouis Remilleux qui repéra en lui un « personnage de télévision », la pépite se révélant pleinement en 2007 avec Secrets d’histoire sur France 2, émission dont il deviendra le fil conducteur entre images de fiction, visites de monuments et bribes d’interventions de plus ou moins spécialistes. Tête de gondole d’une entreprise florissante, déclinée en moult produits dérivés : DVD, revues, livres, croisières... L’homme privé épousa son double public en rachetant en 2013 un ancien collège royal militaire « pour le prix d’un studio » parisien, qu’il res-
taura et ouvrit au public. Bien des propriétaires privés de monuments auraient rêvé d’une telle inauguration, qui se fit en présence de deux ministres en fonction, Audrey Azoulay et Emmanuel Macron. Comme investi d’une mission, il créera ensuite la Fondation Stéphane Bern pour l’histoire et le patrimoine, qui encourage les initiatives, se faisant mécène ici, lançant les Journées du patrimoine là, s’insurgeant contre « l’assassinat d’une centaine d’arbres » près du château de Saint-Germainen-Laye, militant pour le remontage de la flèche de la basilique de SaintDenis... D’ici à ce qu’on le retrouve un jour Rue de Valois ! Tabler sur la notoriété pour exister, c’est ce qui a conduit l’historien Franck Ferrand, autre grand ami de Stéphane Bern, à se lancer à l’assaut des médias, comme il le raconte luimême. Et ce, sur les conseils d’un maître en la matière, Alain Decaux, qui avait dit au débutant : « Les lecteurs n’achètent pas de sujets, ils achètent un auteur. Tant que vous ne serez pas connu, vous ne vendrez pas de livres ». Il le savait, lui qui, pour avoir inventé à la radio puis à la télé le genre du divertissement historique, avait fini par incarner aux yeux des Français la figure-même de l’historien. Matière dont, étudiant, il avait suivi des cours à la Sorbonne pour le plaisir, « sans le moindre souci d’obtenir un diplôme ». @louvrepourtous
SUR LA PISTE DES ROMANÈS Poétique, fragile, intime, irrésistiblement singulier : le cirque qu’Alexandre et Délia Romanès élaborent en famille est aussi profondément bohème que l’histoire de ceux qui l’ont créé et continuent de l’inventer. Rencontre, dans les caravanes et sous le chapiteau, avec tout un monde. par marion rousset, photos célia pernot pour regards
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DANS L’ATELIER
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Le vaste chapiteau est presque vide. Seul en piste, un jeune homme s’entraîne au jonglage. Alexandre Romanès avait prévenu son épouse Délia, par téléphone, de notre arrivée : « Réveille tout le monde, mets la lumière, le chauffage… Et un peu de musique ». Souvent, la troupe répète dès le matin mais ce jourlà, la vie semble s’être arrêtée. Un silence inhabituel enveloppe les lieux, en raison de la pluie drue qui tombe sur Bordeaux. Un temps à se calfeutrer dans sa caravane en attendant une éclaircie. Hier, ils ont fêté un anniversaire et en fin de semaine, ils célébreront le baptême du dernier-né, une fillette de neuf mois à croquer. Au compte-goutte, jongleurs, acrobates et danseurs bravent cependant les allées boueuses, se faufilent sous la bâche, s’étirent et s’échauffent au son enlevé et mélancolique d’une guitare et d’un saxophone. On remarque à peine les deux musiciens qui jouent, assis au fond, dans une demi-pénombre. Pourtant, ce sont eux qui donnent le rythme aux cerceaux qui tournent autour des poignets et aux anneaux qui volent dans les airs. NE RIEN FAIRE COMME LES AUTRES Doucement, la piste endormie sort de sa torpeur. Sur le côté, une femme exerce son fils à grimper à la barre. « Vous avez vu sa bouille ? », glisse Délia, six fois grand-mère à quarante-cinq ans. Ses petits-enfants s’essayent encore à tous les numéros. Mais bientôt, ils devront choisir une spécialité. Une adolescente prépare les agrès puis déploie un grand écart parfait. L’acrobate glisse ensuite ses chevilles dans les boucles situées aux extrémités de deux rubans suspendus autour desquels elle s’enroule. C’est la plus jeune de ses filles. « Jusqu’à dix ans, on n’est que dans l’amusement. Après, on voit ce qui nous convient le mieux, ça devient un travail », explique Rose, seize ans. Bien que vêtue d’un simple jogging et d’un débardeur, elle vibre d’un magnétisme rare, avec son regard de braise et sa chevelure blonde qui accompagne les mouvements de son corps, si souple qu’il ressemble à une liane. Qu’on l’imagine blanche comme neige ou
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ALEXANDRE ET DÉLIA ROMANÈS Fondateurs du cirque tzigane Romanès,
rouge de colère, Rose porte bien son nom. « C’est une femme forte avec un caractère d’ange », commente Délia qui la désigne avec une fierté à peine dissimulée. De la force, il lui en a fallu pour se mettre aux sangles aériennes – un numéro traditionnellement réservé aux hommes qui exige une grande puissante musculature. L’exemple de ses cousins lui a donné l’envie, mais longtemps, la benjamine a répété seule dans son coin, contre l’avis de son père. Avec un objectif : apporter à cette discipline masculine « un style de fille » en mâtinant ses figures d’exercices de contorsion. Et in fine, sa persévérance a payé : elle a eu gain de cause auprès d’un paternel charismatique qui a su se laisser convaincre. De fait, Alexandre Romanès est un directeur certes exigeant, mais en même temps encourageant. Sa méthode : lâcher du lest sans jamais perdre le contrôle. Les artistes ont ainsi toute latitude pour concevoir eux-mêmes leur numéro, mais c’est lui qui tranche en dernier ressort. Car il sait ce qu’il veut – et surtout ce qu’il ne veut pas. « Je procède par élimination. Les autres me font une proposition et si je n’aime pas, on ne le fait pas », explique-t-il, attablé au “Darwin” où il a ses habitudes. Ce café alternatif et branché est installé dans une ancienne caserne qui abrite aussi une épicerie bio ainsi qu’un Emmaüs. Bien moins bourgeois que bohème, il s’y sent pourtant bien. Une chance que ce soit juste en face du terrain sur lequel ils ont posé leurs bagages en janvier dernier pour présenter leur spectacle, “La lune tsigane brille plus que le soleil”.
DANS L’ATELIER
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DANS L’ATELIER
Dire que son cirque est poétique – et il l’est – est sans doute le plus beau compliment que l’on puisse lui faire. Ici, pas de clowns au nez rouge, ni d’animaux maigrelets, ni de monsieur Loyal à chapeau haut-deforme, ni de costumes qui brillent. Les Romanès ne font rien comme les autres. Ils explosent toutes les conventions. « Je ne supporte pas la vulgarité », assènet-il. Autrement dit, « la musique de film, les paillettes, la ficelle en guise de culotte, l’uniforme, l’absence de fantaisie, c’est vulgaire. J’ai l’impression que les cirques sont dirigés par des camionneurs ! » Un jour, les artistes sont revenus avec un monocycle… qu’il a aussitôt censuré. Pas de faute de goût chez lui. Cet enfant de la balle issu de la famille Bouglione condamne tout ce qui pourrait lui rappeler les cinq cirques que son père possédait. Cet ex-dompteur de fauves y a touché à tout, mais a été vacciné à jamais contre ce type de cirque. « C’était l’usine. » Pas du tout son truc. ÉLOGE DE LA CARAVANE À Bordeaux, il n’a pas eu le choix du chapiteau : « On a l’impression d’être dans le hall d’une gare. Je préfère les petits cirques, c’est plus poétique », explique-t-il. Le sien, joliment décoré de tapis et de saris indiens, est resté à Paris avec les caravanes. Celles qu’ils occupent ici leur ont toutes été prêtées. Assise devant son ordinateur à l’écran fissuré, entre un lit couvert de coussins et une télévision allumée, Délia bricole sur un minuscule coin de table des communiqués de presse et des demandes de partenariat – « là je mets du rouge, il faut que ça se voie ». Ce minuscule nid est multifonctions. « La caravane, c’est à la fois le bureau, la chambre, la loge », énumère-t-elle. Autant dire qu’elle est indispensable. Pour rien au monde, elle ne la troquerait contre un appartement : « C’est chaleureux et tu es dehors tout de suite. On a les arbres, le ciel et la famille juste là ». Provisoirement, ils ont dû compter sur la solidarité des Bordelais pour s’en procurer, car les leurs avaient été vandalisées. Avec leurs châssis abîmés, leurs portes fracturées et leurs fenêtres cassées, elles ne pouvaient pas prendre la route. « La caravane, c’est l’esprit de la
liberté. La terre bouge et nous aussi, c’est pour ça qu’on fait peur. Parce qu’on a un côté nomade », croit-elle comprendre. En 2014, la Ville de Paris a mis à leur disposition pour trois ans un terrain dans le 16e arrondissement, square Parodi, à côté de la porte Maillot. Et depuis, leur quotidien a viré au cauchemar. Des associations de riverains ne cessent de déposer des recours pour tenter de les expulser, prétextant que le chapiteau contribue à la dégradation du site. Le maire Claude Goasguen soutient ses administrés, expliquant vouloir entamer une rénovation paysagère du site. Plusieurs fois, des individus se sont même introduits sur leur parcelle pour tout saboter. Un jour, à l’aube, les gens du cirque ont aperçu des silhouettes munies de poings américains, mais ils ont préféré les laisser filer pour ne pas risquer de passer du statut de victimes à celui de coupables. Ces mystérieux visiteurs ont mis le feu aux branchements Internet, détruit les câblages, volé des costumes et des archives photographiques que le couple avait mis plus de vingt ans à amasser. Comble de l’humiliation : « Ils ont pissé dans mon bureau », tempête Délia. Ils n’ont pas été démasqués. Il lui arrive de rêver de quitter la France, tant le racisme qu’ils subissent ici la mine. En Espagne, peut-être, pour le mode de vie. Même si, au fond, elle sait que l’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs. « Dans le 16e arrondissement, je rencontre beaucoup de problèmes. Je me fais jeter des magasins et des taxis avec mes jupes fleuries. Mais que veux-tu faire contre la bêtise du monde ? » Alexandre l’interrompt : « Arrête de ressasser. Parle un peu d’autre chose. » Non pas qu’il s’accommode de la situation, mais il préfère la tourner en dérision. Ainsi raconte-t-il que quand leur cirque tsigane a été invité en Chine pour représenter la France dans le cadre de l’exposition universelle de Shanghai, il a cru à une blague. Mais son rire est teinté d’amertume. « Le mot tsigane, c’est un filtre qui nous permet d’avoir un super public. Malheureusement, nos voisins, on ne peut pas les filtrer. » Et dire qu’il aurait baptisé son projet “cirque arabe tsigane” si les deux
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DANS L’ATELIER
Maghrébins qu’il embauchait alors ne l’en avaient dissuadé. Plus pragmatique que lui, Délia résume : « Alexandre a la tête est dans les étoiles et parfois, je dois le ramener sur terre ». LA VIE EN OSMOSE Il y a un sujet dont le couple pourrait parler des heures : la famille. C’est l’alpha et l’oméga de leurs discussions. Inutile de les relancer, ils sont intarissables. Car le cirque Romanès, c’est d’abord une histoire de transmission entre générations, avant d’employer une trentaine de personnes recrutées pour beaucoup dans des camps roms. Ici, les grands-parents vivent avec les parents, les enfants et les petits-enfants. Et tous travaillent ensemble trois cent soixante-cinq jours par an. « Jongler demande beaucoup de concentration. Pour ne pas perdre, je dois m’entraîner tous les jours », confirme un fils. Le mot vacances ne fait partie de leur vocabulaire. Mais parler de travail, dans le contexte, est aussi un peu saugrenu. « Quand j’en vois un qui ne s’amuse plus, je lui dis d’aller se promener », sourit Alexandre. N’étant pas enfermés entre quatre murs ni soumis à des horaires de bureau, ils ont moins besoin de souffler. Ici, tout est mêlé. La vie n’est pas compartimentée, mais rassemblée autour du chapiteau où autrefois, rien ne venait troubler la cohésion du groupe, pas même l’école. Des professeurs particuliers, retraités de l’Éducation nationale, venaient faire classe aux enfants “à domicile”. Le système scolaire est la bête noire d’Alexandre : « L’école uniformise la pensée. C’est la perte de notre culture ». Celui qui publie aujourd’hui des recueils de poèmes aime d’ailleurs à raconter qu’il n’a eu nul besoin de s’asseoir derrière un pupitre pour apprendre à lire, sur le tard. Aussi déterminée à aller à l’école qu’à se mettre aux sangles, Rose a tellement insisté qu’il a fini par céder.
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« J’ai résisté pendant plusieurs années ! Quand j’allais la chercher à la sortie, tous les enfants étaient habillés en noir sauf ma fille avec ses jupes colorées, ses foulards, ses chemises… On ne voyait qu’elle. À la récréation, on l’attaquait parce qu’elle était gitane », affirme-t-il. Une autre de ses filles, Alexandra, y a fait un passage éclair. Une journée, pour tenter le coup. Elle était à fleur de peau et il se disait que peut-être cela l’aiderait. À la sortie, elle lui a dit : « Papa, on peut s’enfuir ? » Ce souvenir le réjouit. Mais forcément, le jour où l’inspecteur de l’Éducation nationale est venu leur rendre visite, il s’est inquiété. Il a promis que ses enfants allaient rattraper leur retard et se remettre à niveau, pour rassurer son hôte… qui n’en demandait pas tant. « L’inspecteur m’a répondu que les gitans, on ne les embête pas avec l’école. » Aujourd’hui, Alexandre est fier que ses enfants lisent des livres et parlent plusieurs langues, mais surtout d’avoir su leur communiquer sa passion pour la poésie et la musique baroque. Quoi qu’il en soit, la vie en osmose laisse peu d’échappatoires. Il n’y a pas d’autre alternative que de tout partager ou tout quitter. Sur leurs cinq enfants, deux sont partis habiter ailleurs et un s’y est essayé pendant deux ans… avant de revenir. « Il a compris qu’il est mieux ici », imagine Délia. « Il y a des hauts et des bas, comme dans toutes les familles », corrige-t-il. Abandonner le cocon constitue une entorse à l’idéal paternel. Et ce n’est pas la seule. Aujourd’hui, les lignes tracées par Alexandre bougent. « Pourquoi tu ne veux pas jouer à maison magique ? », s’agace une petite qui joue à chat avec son cousin. Les deux gamins se chamaillent comme dans une cour de récréation. Et pour cause : ils sont scolarisés dans une école parisienne. La mère du garçon n’a pas connu l’école, mais avec son fils qu’elle a eu à treize ans, « elle est très stricte », s’étonne Délia.
« Jusqu’à la dernière minute, rien n’est en place, les gradins n’ont même pas fini d’être montés. Et pourtant, on y arrive toujours. » Alexandre Romanès
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DANS L’ATELIER
S’ATTENDRE À TOUT Reste que cette double culture circassienne et tsigane fait partie de la légende familiale et qu’elle continue d’infuser. Alexandre raconte ainsi qu’il avait installé un trapèze au-dessus du berceau d’un de ses enfants et que le bébé avait su s’en servir avant même de savoir marcher. Des récits mythiques, le fondateur du cirque Romanès en a plein sa besace – à commencer par celui de sa rencontre avec Délia, dans un bidonville, à Nanterre. « Que fais-tu ici ? » ; « Je fais la misère sur le terrain » ; « Est-ce que tu ferais la misère avec moi ? » C’est sur ces mots qu’ensemble ils auraient quitté ce campement où des enfants, la morve au nez, jouaient avec trois fois rien. « C’était bordélique, poétique, sauvage. Alexandre voulait que son cirque ressemble à ça », se souvient Délia. Lui se remet alors difficilement d’un drame : la mère de sa première fille qu’il a élevée seul jusqu’à ses deux ans et demi s’est enfuie avec leur enfant, le laissant désemparé. Quant à elle, son mari vient de l’abandonner loin de son pays, la Roumanie. Aussitôt, Alexandre l’intègre au cirque qui vivote de presque rien. « Ce cirque, je l’ai monté pour ne pas rester pendu au bout d’une corde », souffle l’autodidacte. Dans les premiers temps, ils s’installent sur un terrain vague derrière le café Wepler, place de Clichy, à Paris. Le couple manque tellement d’argent que les spectacles se montent avec des bouts de ficelle. Même s’ils sont désormais mondialement connus, leurs créations conservent une fragilité qui est devenue une marque de fabrique. « Jusqu’à la dernière minute, rien n’est en place, les gradins n’ont même pas fini d’être montés. Et pourtant, on y arrive toujours », explique Alexandre. Chacun se tient prêt à tout bousculer d’une fois sur l’autre sur ordre du directeur, habitué à son côté imprévisible… « Parfois on a du mal à suivre,
À voir. Du 1er Avril 2017 au 5 juin 2017, “Si tu ne m’aimes plus, je me jetterai par la fenêtre de la caravane !”, square Parodi, Paris 16e À lire. Les corbeaux sont les Gitans du ciel, d’Alexandre Romanès, éd. L’Archipel. À découvrir. les 12, 13 et 16 mai, ouverture du centre artistique tsigane TCHIRICLIF.
on s’attend à tout, il faut aller vite car c’est un fou de rythme », décrit Délia. Entouré d’une ribambelle de chats qu’il nourrit et cajole, lui assiste en cet aprèsmidi pluvieux au cours de flamenco donné par une professeure venue de l’extérieur. Les pas sont manifestement hésitants, mais il tente quand même sa chance : « Tu crois qu’on peut présenter le numéro vendredi ? » Le va-et-vient se poursuit sous le chapiteau qui résiste aux rafales de vent. On y trouve refuge et chaleur humaine aussi face aux intempéries de la vie. Du moins est-ce le souhait de Délia, qui voit dans le cirque « un remède » capable de pallier les méfaits de la vie moderne : « La société est malade, elle a perdu le goût de vivre ensemble. Le public retrouve ici ce lien perdu ». Et de conclure : « Il faut que chez nous, les gens se sentent chez eux ». À bon entendeur… ■ marion rousset
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Festival Traces de vies Clermont-Ferrand Prix Regard Social
Les Écrans documentaires Arcueil
Vendredi & Emmanuelle Jacq présentent
Grand Prix
Festival Européen du film d’éducation Évreux Grand Prix
Cinéma du Réel Paris États généraux du film documentaire Lussas Festival du cinéma de Brive
PAS COMME DES LOUPS Un film de Vincent Pouplard
Au cinéma le 12 avril
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