DANS CE NUMÉRO 04 CET AUTOMNE Agenda culturel et intellectuel.
06 L’ÉDITO
L’Europe du possible
08 DUPONT-AIGNAN, TRAIT D’UNION DE LA DROITE
Issu d’une droite traditionnelle au sein de laquelle il se voulait indépendant, Nicolas Dupont-Aignan se voit désormais en unificateur des droites dures.
16 LA FINANCE MONDIALISÉE, HÉRITAGE DES CHRÉTIENS DU MOYEN ÂGE
Le capitalisme contemporain n’est pas né il y a seulement deux ou trois siècles : des chercheurs mettent au jour ses racines dans les pratiques et la théologie de l’Église médiévale, dont la morale l’imprègne encore.
26 L’HOMME QUI DONNE UNE SÉPULTURE AUX MIGRANTS
46 DOSSIER. EUROPE : ON EFFACE TOUT ET ON RECOMMENCE ?
Le projet politique de l’Union européenne achève de se dissoudre dans l’orthodoxie libérale. Parce qu’elle oppose ses peuples et sème l’ivraie du nationalisme sur tout le continent, il faut plus que jamais la réinventer.
90 ONDES TROUBLES POUR L’AUDIOVISUEL PUBLIC
À la veille d’une réforme qui inquiète, l’audiovisuel public doit à la fois préserver ses missions et se transformer : une question de moyens et de politique de l’information, selon Sonia Devillers et Alexis Levrier.
102 ROGER DES PRÉS,
L’USAGE DU DÉLAISSÉ
De l’agriculture, du théâtre et beaucoup de vie sur un sol autrefois pollué : à la Ferme du bonheur et au Champ de la garde, Roger des Prés, avec ses amis, restaure et réenchante une friche urbaine de Nanterre.
Ancien pêcheur, sans-emploi, Chamseddine Marzoug recueille les dépouilles des migrants qui viennent d’échouer sur les plages de Zarzis, en Tunisie, pour les enterrer dans son « Cimetière des inconnus ».
DUPONT-AIGNAN
TRAIT D’UNION DE LA DROITE - 08
LA FINANCE MONDIALISÉE HÉRITAGE DES CHRÉTIENS DU MOYEN ÂGE - 16
LES INVITÉS BERTRAND BADIE 56
FRANÇOISE DUMONT 74
ALAIN SUPIOT 62
CLÉMENT SÉNÉCHAL 77
MANUEL BOMPARD 65
MARIE-PIERRE VIEU 79
YÁNIS VAROUFÁKIS 65
FABIEN ESCALONA 81
PIERRE KHALFA 70
ROGER DES PRÉS 81
Politiste
Présidente d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme
Juriste
Chargé de campagne à Greenpeace France
Candidat France insoumise aux élections européennes Cofondateur du mouvement DiEM25
Députée européenne, membre de la GUE-NGL Docteur en Science politique
Ancien coprésident de la Fondation Copernic
Agro-poéte
AURÉLIE TROUVÉ 70 Porte-parole d’Attac
LES CHRONIQUES DE… ROKHAYA DIALLO 42
Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards
ARNAUD VIVIANT 86
Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume
BERNARD HASQUENOPH 100 Fondateur de louvrepourtous.fr
LE
L’IMAGE
LE PLASTIQUE C’EST FANTASTIQUE - 24
ARNAUD VIVIANT
CHIEN QUI NE MORD PAS ABOIE - 86
10 Expos
La Fabrique du luxe : les marchands merciers parisiens au XVIIIe siècle. Du 29 septembre au 27
collections du musée. Tubologie. Nos vies dans les tubes. Jusqu’au 30 décembre 2018, FRAC Grand
janvier 2019, Musée Cognacq-Jay, Paris. Naissance d’une industrie promise à l’avenir que l’on sait. Meiji, Splendeurs du Japon impérial. Du 17 octobre 2018 au 14 janvier 2019, Musée Guimet, Paris. Panorama artistique de la période qui vit basculer le Japon dans la modernité et l’ouverture au monde. Los Angeles, les années cool. Jusqu’au 4 novembre 2018, Villa Arson, Nice. Expérimentations dans les années 60 et 70 de l’artiste féministe Judy Chicago, figure de la mouvance californienne. Rock ! Une histoire nantaise. Jusqu’au 10 novembre 2018, Château des ducs de Bretagne, Nantes. Des années 1960 à nos jours, histoire de l’une des scènes musicales françaises les plus remuantes. Ai Weiwei Fan-Tan. Jusqu’au 12 novembre 2018, Mucem, Marseille. Production d’un artiste chinois engagé, haï par les autorités de son pays, en regard des
Large – Hauts-de-France, Dunkerque. Dans un paysage marqué par son passé industriel, questionnement autour d’une forme omniprésente dans nos vies. Un œil ouvert sur le monde arabe. Jusqu’au 6 janvier 2019, Institut du monde arabe, Paris. À l’occasion des trente ans de l’institution, 240 artistes s’inspirent pour créer une œuvre collective, polyphonie multiculturelle. Néandertal. Jusqu’au 7 janvier 2019, Musée de l’Homme, Paris. État des connaissances sur l’un de nos lointains cousins, longtemps perçu comme un être primitif. Magiques Licornes. Jusqu’au 25 février 2019, Musée de Cluny, Paris. Comment un animal légendaire hante nos imaginaires, depuis le Moyen Âge. Hugo Pratt, lignes d’horizons. Jusqu’au 24 mars 2019, Musée des Confluences, Lyon. Tout l’univers du créateur de l’anti-héros de bande dessinée, Corto Maltese.
SUR LE DIVAN Retour sur la genèse de la psychanalyse et plongée dans l’inconscient de son inventeur, avec des prêts d’exception comme L’Origine du monde de Courbet. Sigmund Freud, du regard à l’écoute. Du 10 octobre 2018 au 10 février 2019, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris.
LOUXOR AU FÉMININ Dans l’Égypte des pharaons, le temple de Karnak vit par son clergé mixte. Expo-événement, en partenariat avec le Louvre, s’attardant sur le rôle important des femmes, prêtresses et chanteuses. Servir les dieux d’Égypte. Du 25 octobre 2018 au 27 janvier 2019, Musée de Grenoble.
PUR DESIGN Indispensable au XIXe siècle jusqu’à la surcharge, l’ornement s’efface ensuite jusqu’à l’épure. Parcours dans la collection design du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole de 1910 à 1970. L’ornement est un crime. Jusqu’au 6 janvier 2019, Cité du design, SaintÉtienne.
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CET AUTOMNE
Essais
Michel Agier (dir.), Violence partout, justice nulle part !, éd. Puf, 12 sept.Jean Birnbaum, La Religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous, éd. Seuil, 20 sept.Gérard Bras, Chantal Jaquet (dir.), La Fabrique des transclasses, éd. Puf, 29 août.Sam Bourcier, Queer Zones. La trilogie, éd. Amsterdam, 19 oct.Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, éd. Zones, 13 sept.Noam Chomsky, Qui mène le monde ?, éd. Lux, oct.Le Collectif des 4, Le Cas Soral. Radiographie d’un discours d’extrême droite, éd. Le Bord de l’eau, 19 sept.Camille Froidevaux-Metterie, Le corps des femmes. La bataille de l’intime, éd. Philosophie magazine éditeur, 4 oct.Jacques Généreux, Macronnomie. La déconnomie en marche, éd. Seuil, 30 août.David Harvey, Géographie de la domination. Capitalisme et production de l’espace, éd. Amsterdam, 19 oct.Stéphane Horel, Lobbytomie. Comment les lobbies ont capturé la démocratie (et notre santé), éd. La
ANTIDÉMOCRATIQUE Professeure de science politique à l’université de Berkeley, Wendy Brown étudie ici la rationalité néolibérale, qui introduit partout la logique du marché et traite tout le monde comme un capital à valoriser. Au point de menacer jusqu’a la possibilité même de constitution de sujets politiques… L’air de rien, le néolibéralisme serait donc devenu, selon la théoricienne américaine, le premier ennemi de la démocratie. Wendy Brown, Défaire le dèmos, Le néolibéralisme, une révolution furtive, éd. Amsterdam, 12 septembre.
Découverte, 11 oct.Michaël Lowy (dir.), Révolutions, éd. Amsterdam, 9 nov.Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, éd. Albin Michel, 13 sept.Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, éd. Agone, 19 sept.Ugo Palheta, La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, éd. La Découverte, 13 sept.Michèle Riot-Sarcey (dir.), De la catastrophe. L’homme en question, du Déluge à Fukushima, éd. Du Détour, 13 sept.Hartmut Rosa, Résonance. Inventer un autre rapport au monde, éd. La Découverte, 6 sept. Remède à l’accélération. Impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance, éd. Philosophie magazine, 6 sept.Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, éd. Seuil, 30 août.Gisèle Sapiro, Les Écrivains et la politique en France. De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, éd. Seuil, 20 septAlexis Spire, Résistance à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français, éd. Seuil, 6 sept.
AUTORITAIRE Le philosophe Grégoire Chamayou s’attarde sur les nouvelles manières de gouverner mises en œuvre depuis quelques décennies, de la guerre aux syndicats au « détrônement de la politique ». Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme n’est pas animé d’une phobie d’État. L’auteur préfère parler d’un « libéralisme autoritaire », où la libéralisation de la société suppose une verticalisation du pouvoir. Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, éd. La Fabrique, 5 octobre.
MACRONIEN L’accession au pouvoir de LREM signe-t-il l’avènement d’un état libéral qui sacrifie nos acquis collectifs sur l’autel des libertés individuelles ? Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky démontrent tout le contraire. Selon ces auteurs, l’État macronien est un État fort. Problématique pour les libertés individuelles et collectives. S’il se désengage dans ses fonctions de protection sociale collective, il impose en même temps une concentration inédite des pouvoirs à l’Élysée, avec des ministres qui exécutent et des parlementaires devenus godillots. Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, L’État détricoté. De la Résistance à la République en marche, éd. du Détour, 6 septembre.
L’ÉDITO
L’Europe du possible
6 REGARDS AUTOMNE 2018
En juillet dernier, Emmanuel Macron a lancé sa première « grande consultation pour l’Europe ». Ironie de l’histoire, c’est au cœur de la capitale portugaise, à Lisbonne, que le président français était venu dire « la responsabilité » qui était la sienne, « d’organiser un vrai débat » dans la perspective de la campagne des élections européennes. Bien sûr, tout n’est pas parfait au Portugal. Loin de là. Mais quand même. Voilà un État membre de l’Union européenne, longtemps montré du doigt pour ses mauvais résultats en matière économique, qui a décidé de tourner le dos aux directives de Bruxelles – celles qui, par exemple, imposent un code du travail « simplifié », procèdent à des privatisations de services publics ou déterminent, à la louche, des objectifs de 3 % pour d’amères cures d’austérité. Le compromis de gauche au pouvoir, soutenu par la gauche radicale – sans participation gouvernementale toutefois –, laisse enfin entrevoir des jours meilleurs. Le taux de chômage, qui atteignait les 17,5 % en 2013, est redescendu à 7,9 % en janvier dernier et devrait atteindre les 7,1 % d’ici l’année prochaine. Sans s’interroger sur la faisabilité et la nécessité de l’objectif, compte tenu des transformations du monde du travail, certains évoquent une « course au plein emploi ». Même les ayatollahs de la croissanceéconomique-à-tout-prix n’en reviennent pas. Terminé le sacro-saint modèle allemand, l’insolente économie portugaise, dont le taux de croissance est au plus haut, met du plomb dans l’aile aux partisans du zéro déficit public et de la politique de l’offre. Le Portugal est devenu en peu de temps le meilleur élève
de la zone euro et les inégalités reculent de manière significative. En France, alors que le gouvernement s’entête et s’enferme dans des politiques austères et contraignantes – avec cette obsession permanente de la réduction des déficits, de la dette, des effectifs de la fonction publique –, les voyants économiques oscillent entre le rouge et l’orange. Les investissements reculent, les créations d’emplois aussi, et les prévisions de croissance sont régulièrement revues à la baisse. On attendait mieux du nouveau monde. Malgré cela, le cap du président Macron reste le même. Après une première année marquée par un soutien aveugle aux plus aisés, avec la suppression de l’Impôt sur la fortune (coût de cinq milliards d’euros pour la collectivité) et la mise en place d’un bouclier fiscal, fixé à 30 %, pour les revenus du capital, ce sont désormais entre vingt et vingt-cinq milliards d’euros qu’il va falloir trouver dans le budget 2019 pour assurer la bascule du crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) en allégements de charges directes. Pognon de dingue, qu’il disait. Et plutôt que d’agir directement sur le porte-monnaie des Français, de ce qu’ils perçoivent à chaque fin de mois – comme l’ont fait les Portugais en augmentant le salaire minimum, dont une nouvelle hausse conséquente pourrait à nouveau intervenir en 2019 –, Emmanuel Macron a choisi de leur faire les poches en touchant la ligne budgétaire des prestations sociales du Projet de loi de finance 2019. S’il n’est pas encore un modèle parfait, le Portugal n’en reste pas moins rebelle. Il résiste aux exigences de la Troïka. Il montre le chemin d’un possible. D’une alternative. D’une alternative possible en Europe. Et c’est tout l’objet du dossier de ce numéro qui, à moins de dix mois des élections européennes, vous propose une autre lecture de ce que pourrait, de ce que devrait être l’Europe. Avec les contributions d’intellectuels, de politiques, de représentants d’ONG et d’associations, comme Greenpeace ou La Ligue des Droits de l’Homme. On efface tout et on recommence. De quoi se nourrir et s’armer intellectuellement pour cette rentrée, très politique. ■ pierre jacquemain
La presse vit des moments terribles. Des titres disparaissent. Les journalistes sont toujours plus malmenés et précarisés. À cela, il faut ajouter le climat nauséabond qui pèse sur la liberté de la presse comme l’illustre la loi dite sur les « fake news » ou celle sur le « secret des affaires ». Depuis toujours, Regards tâche de participer au rayonnement du pluralisme. Et pour continuer à agiter le débat d’idées et à bousculer la gauche, nous avons besoin de vous. Pour poursuivre, nous avons besoin d’une aide régulière. Chaque mois, 3, 6 ou 9 euros permettrait notre stabilité.
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PORTRAIT DE POUVOIR
DUPONT-AIGNAN, TRAIT D’UNION DE LA DROITE Formé dans le sérail conservateur dont il s’est longtemps voulu l’électron libre, « NDA » a dérivé vers une ligne populiste, souverainiste, antiélitiste et xénophobe sur laquelle il espère rassembler une droite radicalisée. par pablo pillaud-vivien, illustrations alexandra compain-tissier
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D
Dans la sphère politico-médiatique, il y a trois sortes de personnalités : les winners, les losers et les outsiders. Quand les premiers dirigent, tous les spotlights braqués sur eux, et que les seconds commentent, avec presque autant d’attention médiatique, quelle place reste-t-il aux troisièmes ? Avec plus ou moins de brio, les Nathalie Arthaud de Lutte ouvrière ou les Jean Lassalle du Sud-Ouest de la France essaient de se faire une place dans le maelström qu’est le paysage politique français actuel. C’est le cas de Nicolas Dupont-Aignan, incarnation complexe de l’ultra droite décomplexée, voire de la droite ultra décomplexée. Ou peut-être les deux. À cinquante-sept ans, le toujours fringant président du micro-parti Debout la France n’en a pas fini d’être un outsider. Mais celui qui s’est déjà présenté deux fois et demi à l’élection présidentielle (en 2012 et en 2017 après n’avoir pu réunir les cinq cents signatures en 2007) a surtout pour lui une confiance sans limite. Et il faut le faire quand on fait respectivement 1,79 % et 4,70 % en 2012 et 2017. Pourtant, il n’en démord pas : il veut être président de la République – et passe
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son temps à répéter que l’objectif de son accession à ce graal suprême pour lui est raisonnable. À dire vrai, la plus pure arithmétique voudrait qu’il soit à 12,34 % en 2022 et à 32,40 % en 2027. DÉTESTATION DES ÉLITES Et même si ces improbables calculs prêtent à rire, il ne faut pas en faire de même avec la capacité de nuire de NDA. Outre les quelques pourcents qu’il gratte aux candidats de droite à chaque élection – il a ainsi empêché François Fillon de franchir le second tour de l’élection présidentielle –, il s’octroie de plus en plus une place importante à droite, catalysant sur sa personne une idéologie qui a le mérite d’en être une : gaulliste, souverainiste et patriote. À lire trop vite son programme ou ses tribunes, on pourrait même presque les confondre avec ceux du Front national de Marine Le Pen… Pourtant, tout a commencé dans la droite traditionnelle et de gouvernement pour le jeune Dupont-Aignan. Comme le stipule l’hagiographie officielle qui lui tient lieu de biographie sur son site Internet, les premières passions politiques
du jeune NDA, c’est Jacques Chaban-Delmas et Philippe Séguin : « l’indépendance nationale, le sens de l’État et l’humanisme républicain ». Rien que cela, mais rien, là aussi, que de très normal pour un énarque – petit détail qu’il a par ailleurs omis sur cette page où l’on passe directement de « Sciences Po » à « sous-préfet ». Et c’est sûrement délibéré vu la détestation des élites qu’il n’a eu de cesse, quand il décida que le populisme valait mieux que l’élitisme, de cultiver. Il va même plus loin : point n’est non plus fait mention du fait qu’il a été un an chef du cabinet puis conseiller technique de François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, et un an conseiller technique pour l’emploi, l’écologie urbaine et le bruit, au sein du cabinet de Michel Barnier, ministre de l’Environnement. Pas le parcours d’un « homme du peuple » et surtout une expérience auprès de deux ministres pas des moins europhiles… à l’instar de Séguin, d’ailleurs. Mais ce qu’a aussi été Dupont-Aignan, pendant vingt-deux ans de 1995 à 2017, c’est maire d’Yerres, une commune de 30 000 habitants en Essonne, tout près d’Évry. Para-
PORTRAIT DE POUVOIR
Longtemps, il a considéré que le FN était d’extrême droite. Et ça, c’était sa ligne rouge. Sauf qu’aujourd’hui, il l’assure, « Marine Le Pen n’est pas extrême droite ». chuté à ses débuts – bien qu’il se targue de parents y ayant eu une maison secondaire dans sa jeunesse –, c’est un bastion auquel il est aujourd’hui fidèlement attaché. Réélu assez haut la main élection après élection, ce n’est que très dernièrement que les nuages ont commencé à s’amonceler autour de son fief : son appel à rallier Marine Le Pen à la présidentielle de 2017 et la lassitude d’une partie de l’électorat n’ont pas eu raison de lui aux dernières législatives (il a battu assez haut la main par un candidat En Marche) mais beaucoup sont très heureux que la règle de non-cumul des mandats l’ait obligé à rendre son siège de maire au profit d’Olivier Clodong, quarante-neuf ans, son dauphin officiel depuis 2014, qui ne cache pas ses ambitions pour la suite… même s’il ne bénéficie pas du même potentiel médiatique que son prédécesseur qui avait réussi, scrutin après scrutin, à battre ou éloigner tous les tenants des partis traditionnels. CROISADE CONTRE L’ORDRE ÉTABLI Car c’est cela que Nicolas DupontAignant cultive : l’indépendance, ce
qui l’amène souvent à avoir du mal à assumer qu’il a été de ceux qu’il fustige aujourd’hui… D’aucuns, comme Axel Urgin, son camarade de la promotion Liberté-égalitéfraternité à l’ENA et patron de la section socialiste, assure même qu’il souhaitait rejoindre le Parti socialiste (PS) pour demander l’investiture à Corbeil-Essonnes ! « Il hésitait entre [Michel] Rocard et [Laurent] Fabius. » Mais le concerné a toujours nié mordicus et en bloc, arguant que les socialistes ont bien essayé de venir le chercher, mais qu’il a toujours refusé. Lui, bien entendu, préfère rappeler à l’envi que sa première appartenance politique, c’est à Demain la France, un groupuscule satellite du Rassemblement pour la République (RPR), dès 1989 – passons sur le fait, bien noté par L’Obs, que ladite association Demain la France n’a été créée par Charles Pasqua qu’en 1991… Ce qu’il ne peut nier, en revanche, c’est son passé au sein de la droite traditionnelle dont il a même essayé, par deux fois, de devenir le chef – du temps où cela s’appelait encore l’Union pour la majorité présidentielle (UMP), en 2002, avec
deux colistiers qui ont ensuite adhéré au Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers –, puis en 2004. À cette époque, dans ses tracts de campagne et dans ses éléments de langage, le maître-mot, c’était de renouer avec la droite qui avait fait gagner Jacques Chirac. Mais déjà pointaient en creux les critiques de celui qui allait bientôt faire sécession : parti trop europhile, pas assez ferme sur l’immigration, tout en utilisant ad nauseam le mot « France ». Et, à l’époque, on sentait bien que sa détestation des « élites bureaucratiques », au sein des partis comme dans la République et en Europe, sa dénonciation systématique de la « pensée unique » qui l’empêcherait de mener sa quasi sainte croisade contre l’ordre établi et sa peur du « mondialisme » et d’à peu près tous les –ismes, allaient être le cœur de son engagement politique futur. Un vrai populiste en puissance… Même si, une fois n’est pas coutume, il déteste qu’on lui colle cette étiquette. C’est d’ailleurs pourquoi, lorsqu’il affirme que « l’Union européenne est incompatible avec la démocratie » et qu’elle « coûte trop cher », ou prédit un « changement
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PORTRAIT DE POUVOIR
Pour que Nicolas Dupont-Aignan puisse exister, il faut qu’il garde sa liberté de parole, de ton, d’idées, mais surtout sa capacité de nuisance.
massif de population » si l’on continue à « garder les vannes ouvertes en matière d’immigration », il faudrait juste y voir du « bon sens »… et on fait souvent le même reproche absurde à Donald Trump, trouve-t-il même. DÉPLACEMENT DE LA LIGNE ROUGE Il semble faire moins bon être populiste de droite que populiste de gauche, comme d’aucuns aiment s’en réclamer. C’est que derrière, il
y a des spectres qui ne sont pas tout à fait les mêmes : le populiste de droite, c’est sur les terres du Front national qu’il va chasser… Et ça, au moment au Nicolas Dupont-Aignan quitte l’UMP en 2007, alors en désaccord avec Nicolas Sarkozy, il n’en est absolument pas question. Jusqu’en 2012, il affirmait en boucle que le Front national et lui étaient « incompatibles ». Dès qu’on lui en parlait, c’était négations et emportements. Et puis, en 2012, dans Le Figaro Magazine, à la rubrique « Un premier ministre que vous pourriez choisir », la réponse est simple, basique : « Marine Le Pen ». Mais il en faut plus à un politique pour garder sa crémerie : les années qui suivent, avec le FN, c’est je t’aime, moi non plus. D’abord parce que sur le plan économique, c’est un peu compliqué : Nicolas Dupont-Aignan est avant tout un libéral pur jus qui considérait, en 2014, le programme de Marine Le Pen comme proche de celui du Programme commun de la gauche en 1981 ! À ce titre, peut-être aurait-il été plus proche des idées et propositions du père Jean-Marie que de celles de la fille Marine. Ensuite, parce que, longtemps, il a considéré que le FN était d’extrême droite. Et ça, c’était sa ligne rouge. Sauf qu’aujourd’hui, il l’assure, « Marine Le Pen n’est pas extrême droite ». Il est vrai que depuis le début, toutes les idées avancées et défendues par Nicolas Dupont-Aignan ressemblent à s’y méprendre à
celles du FN... Un cadre du parti des Le Pen avait même affirmé que « voter NDA, c’est voter FN avec une capote ». Aujourd’hui, le temps n’est pas exactement au beau fixe entre Debout la France et le Rassemblement national (RN), surtout à l’approche du scrutin européen en mai 2019. Pour des questions de stratégies électorales plus que sur des oppositions de fond. Et ces dernières ont été définitivement effacées à l’entre-deux tours de l’élection de 2017, lorsque Nicolas Dupont-Aignan a officiellement appelé à voter pour Marine Le Pen au second tour. Certes, ensuite, il y a une petite brouille quand ce dernier a compris que la patronne du FN n’entendait pas lui offrir la moitié des circonscriptions gagnables aux législatives qui ont suivi. Depuis, on ne sait plus trop où on en est… Et cette situation risque de durer jusqu’au dernier moment, les élections européennes ayant peu de chances d’offrir plus de lisibilité. Pour que Nicolas Dupont-Aignan puisse exister, comme cela a été longtemps le cas pour François Bayrou par exemple, il faut qu’il garde sa liberté de parole, de ton, d’idées, mais surtout sa capacité de nuisance. C’est d’ailleurs la carte qu’il compte jouer pour le scrutin de 2019 : pas de ralliement avant le dernier moment. Et cela peut lui être très favorable : crédité de 4 à 9 % dans les sondages, ses voix représenteraient ce qui manque au Rassemblement national (avec pas loin de 20 %) pour arriver premier, en devançant
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la République en marche (LREM – autour de 23-25 % selon les instituts de sondage). PROGRAMME COMMUN DES DROITES Alors, en ce moment, Debout la France a le vent en poupe : ragaillardi par des résultats électoraux pas trop mauvais qui ont rempli les caisses de son micro-parti, il commence même à rallier d’anciens adversaires : l’ex-député Les Républicains Nicolas Dhuicq, les anciens membres du FN Olivier Bettati, Yasmine Benzelmat et Alexandre Cuignache. Et puis arrive le sujet
Il est souverainiste jusqu’au bout des ongles et porte au cœur et au corps « l’intérêt des Français ». Une sorte de « la nation en premier » version ENA.
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Europe, que Nicolas Dupont-Aignan considère, sûrement à raison, comme l’un de ses terrains de prédilection : une Union européenne qu’il n’aime pas, mais alors pas du tout. D’abord parce qu’il est souverainiste jusqu’au bout des ongles et porte au cœur et au corps « l’intérêt des Français ». Une sorte de « la nation en premier » version ENA. Ensuite, parce qu’il y a cette sempiternelle « crise migratoire » que l’UE « ne saurait pas gérer ». Dès lors, il faudrait, selon le député, mettre fin à Schengen et, surtout, rétablir les frontières nationales. La France et l’Europe seraient « colonisées » (sic). Un discours que ne renierait pas l’extrême droite, n’est-ce pas ? Et ça tombe bien puisqu’un peu partout en Europe, elle ne cesse de caracoler dans les urnes et dans les sondages. Avec le Parti chrétien-démocrate (PCD) de Jean-François Poisson (et, avant qu’elle ne prenne sa retraite politique, de Christine Boutin) et le couple Ménard, Nicolas Dupont-Aignan a d’ailleurs créé, en octobre 2017, une plateforme appelée « Les amoureux de la France », que le groupe des Conservateurs et réformistes européens, eurosceptiques de droite s’il en est, a officiellement rencontré au mois de mai 2018. Là encore, Debout la France a beaucoup à gagner : privés des députés britanniques, les conservateurs européens cherchent de nouvelles alliances pour éviter que des groupes plus à droite, comme
Europe des Nations et des Libertés (dont le Rassemblement national est membre), ou comme Europe de la liberté et de la démocratie directe (dont les Patriotes de Florian Philippot sont parties prenantes), ne soient hégémoniques parmi les eurosceptiques. Mais, à dire vrai, au-delà de ses idées souvent qualifiées de nauséabondes par les électeurs de la droite républicaine, la spécificité dont se targue le plus Nicolas DupontAignan aujourd’hui, c’est d’être le trait d’union entre le président des Républicains, Laurent Wauquiez, et la présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen. Un trait d’union indépendant qu’il rêverait de voir devenir un pont solide. Ces trois-là parlent le même langage. Avancent dans la même direction. Et c’est aussi son objectif : être l’architecte de la réunion des droites. La dérive droitière de Wauquiez lui est d’ailleurs extrêmement bénéfique car ce qu’il prophétise semble commencer à pouvoir se réaliser. Mais jusqu’où ? Une claque pour les Républicains aux prochaines élections européennes pourrait précipiter ce mariage forcé, sous les auspices protecteurs de Nicolas Dupont-Aignan qui aura déjà en main le programme que les deux partis pourront signer les yeux fermés. Mais ce n’est peut-être pas pour demain car, comme dirait Voltaire, « les hommes ne manquent pas de prétextes pour se nuire quand ils n’en ont plus de cause ». ■ pablo pillaud vivien
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LA FINANCE MONDIALISÉE, HÉRITAGE DES CHRÉTIENS DU MOYEN ÂGE
Le capitalisme financiarisé prend souvent les apparences d’un culte qui mobilise la foi des croyants dans un marché tout-puissant. Pas si étonnant : de nombreux chercheurs lui trouvent des origines dans la morale religieuse des sociétés médiévales. par marion rousset
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Jesus Chassant les Marchands du Temple, Quentin Metsys (1456/1466–1530)
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On savait l’Église catholique fermement opposée à l’avortement, que le pape François a assimilé, au cœur de l’été, à une « culture du déchet ». On connaissait son refus de l’euthanasie ou de l’assistance médicale à la procréation. Sa charge récente contre le marché était moins attendue. Dans « Questions économiques et financières », un court texte publié au printemps dernier qui étrille la finance mondiale, la Curie romaine parle de business, de compliance, de credit default swap, de finance offshore, de shareholders, de shadow banking system… Et n’hésite pas à exposer des ressorts hermétiques au commun des mortels : « À un point crucial du dynamisme régissant les marchés financiers, se trouve le barème (fixing) du taux d’intérêt relatif au prêt interbancaire (LIBOR) ». Un propos technique qu’on imaginerait plus volontiers dans la bouche de l’éditorialiste François Lenglet qui officie sur TF1 et LCI. L’objectif de ce document approuvé par le Pape ? Redonner des directives solides et fortes au marché ici personnifié, présenté comme un « grand organisme, dans les veines duquel coulent, comme une lymphe vitale, une immense quantité de capitaux ». C’est peu dire qu’on n’attendait pas le Vatican sur un sujet pareil. Tentative désespérée de l’Église pour reprendre l’avantage sur l’économie qui gouverne le monde ? Refus de s’avouer vaincue face à la finance, dont l’emprise sur les consciences est désormais si puissante qu’elle vole la vedette à Dieu ? CULTES DE LA FINANCE En réalité, cela fait quelques années que le pape François fustige « les forces invisibles du marché », le « marché divinisé », « les mécanismes sacralisés du système économique dominant », etc. Et pour tout dire, le souverain pontife ne s’y trompe pas : le néolibéralisme est bel et bien devenu la religion des temps postmodernes, devant toutes les autres, reléguées au rang de vestiges. Une religion sans transcendance, certes, mais avec ses dieux, ses icônes, son clergé, ses lieux de culte, ses institutions – à commencer par la Bourse, hébergée dans des édifices évocateurs de
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temples antiques ou d’églises chrétiennes tels le palais Brongniart à Paris, Wall Street avec sa colonnade et son fronton à New York, Börshuse avec son triple portique de cathédrale et son beffroi à Stockholm. Et dont les cours bénéficient de chroniques quotidiennes en forme de prêches sur les radios généralistes. Ainsi les marchés financiers sont-ils comparables à des divinités chatouilleuses qu’on s’évertue à ne pas froisser. Avec leurs mains invisibles, ils font la pluie et le beau temps. Impérieux et capricieux, injustes et exigeants, ils disposent d’une volonté propre et d’une autorité forte sur les sociétés humaines qui lui confient leur destinée. On cherche par tous les moyens à les satisfaire pour éviter de déclencher une crise, on s’enquiert de leur santé, on s’inquiète de la moindre baisse de moral, on scrute leurs réactions. Persuadés que le bonheur des individus est suspendu à la croissance du PIB. « Leurs sautes d’humeur déclenchent tantôt “l’euphorie”, tantôt la “panique”, offrant la promesse de gains ou, au contraire, la perspective de “jours noirs” », relève le journaliste Stéphane Foucart, auteur de Des Marchés et des Dieux. Comment l’économie devient religion. On scrute les indices boursiers, icônes changeantes qui « saisissent l’humeur des dieux sur le vif », souriantes et rassurantes un jour, sévères et menaçantes le lendemain. Et on réalise des investissements qui ont valeur d’offrandes, comme du temps des sacrifices d’animaux destinés à garantir la prospérité des villes, comme les bouddhistes birmans qui continuent aujourd’hui à déposer leurs économies sur le Mont Popa, devant les effigies de cire de leurs dieux. Ceux qui croient au marché de l’automobile ou de la téléphonie achètent des actions, si bien que les liquidités convergent vers le temple de la Bourse où se trament de mystérieux rites, présidés par une ingénierie complexe, sous la houlette de l’Autorité des marchés financiers. Suivant des procédures qui laissent à l’écart le citoyen lambda. Mais attention à la crise de foi ! « Lorsqu’un trop grand nombre perd la foi dans le marché au sens large et cesse d’investir sur les places boursières, c’est-à-dire de sacrifier, alors il peut se produire un
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« Dans l’écrasante majorité des sociétés, ce genre de prérogatives et de privilèges – prospérer sans rien produire, dans l’assentiment général – n’appartient qu’à une catégorie de la population : le clergé. » Stéphane Foucart, journaliste krach. Le krach est une colère des marchés induite par une rupture collective et soudaine de la foi », poursuit Stéphane Foucart. Ce que les États veulent à tout prix éviter, prêts à débourser des milliards d’euros pour renflouer des banques à la dérive comme ce fut le cas en 2008. CONCLAVES SECRETS Un observateur étranger aux usages du XXIe siècle pourrait y voir une énigme. Comment expliquer un tel déploiement de moyens pour aider une instance qui ne produit ni savoir scientifique, ni œuvre artistique, ni nourriture, ni vêtements, ni électroménager, rien ? Quelle entreprise publique ou privée les gouvernements seraient-ils prêts à sauver, en dépit d’une utilité sociale très difficile à évaluer ? « Dans l’écrasante majorité des sociétés, ce genre de prérogatives et de privilèges – prospérer sans rien produire, dans l’assentiment général – n’appartient qu’à une catégorie de la population : le clergé », relève encore Stéphane Foucart. De même, les agences de notation n’ont rien perdu de leur prestige alors même qu’elles ont échoué à anticiper la crise de 2007. Au fond, tout se passe comme si la
puissance du néolibéralisme tenait moins à sa valeur réelle qu’à une forme de ferveur aveugle. Comme les conclaves de l’église catholique, le monde de la finance entretient d’ailleurs le mystère. Les discussions et décisions de la Banque centrale européenne sont longtemps restées top secrètes. Avant 2015, les minutes des réunions de son Conseil des gouverneurs n’étaient pas publiées, et aujourd’hui encore, chaque intervention est anonyme. Au point qu’il ne semble pas absurde au sociologue Frédéric Lebaron de « comparer les banquiers centraux à des agents du champ religieux. Ni simples prêtres, ni prophètes inspirés, il s’agit plutôt de réformateurs, idéologues appliqués qui entendent agir dans l’ordre temporel au nom de principes spirituels rationnels ». Lesquels se retrouvent une fois par an dans un petit village de montagne aux ÉtatsUnis pour réfléchir en cercle fermé, loin de l’agitation des villes, aux grandes orientations économiques. La finance est un monde à part qui possède ses entreprises, organisations intergouvernementales, ses fonds de placement, ses banques, ses sociétés de courtage, ses agences de notation, mais aussi ses économistes « orthodoxes » et « hétérodoxes », ainsi que ses émissaires politiques haut placés, à l’image de l’ex-candidat à la présidentielle Nicolas Sarkozy, qui déclarait en 2007 : « Je crois au marché, je crois à la concurrence, je crois au capitalisme, je crois à l’Europe ». Ou de Dominique Strauss-Kahn qui, en tant qu’ancien directeur général du FMI, bénéficiait d’une aura singulière avant de trébucher sur une glauque affaire de viol. Sans oublier Emmanuel Macron, autrefois banquier d’affaires avant d’être élu à la tête du pays, porté par l’enthousiasme des élites qui voulaient voir en lui un sauveur suprême. MORALE RELIGIEUSE DE L’ÉCONOMIE Non seulement le discours de l’économie conditionne nombre de décisions politiques, mais il n’a rien à envier aux anciennes religions en cela qu’il infuse aussi dans les esprits et guide les comportements. « L’économie des réseaux procure à ce nouveau capitalisme à tendance monopolistique une invisibilité qui lui
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« Bien avant les économistes du siècle des Lumières, les théologiens des écoles et des universités médiévales ont produit le premier ensemble textuel de réflexions portant sur ce que nous appelons l’économie. » Sylvain Piron, historien permet de se couler dans l’intimité du fonctionnement social aussi facilement que dans le psychisme individuel », observe l’historien Sylvain Piron dans L’Occupation du monde. C’est donc un dispositif qui dépossède de son autonomie l’individu, qui « s’y retrouve seul, face au grand Autre, qu’il ne peut qu’invoquer en pianotant fébrilement sur son smartphone ». Il l’enjoint à assouvir ses moindres désirs, à consommer parfois un peu au-delà de ses capacités financières, à être efficace dans le travail, à faire son deuil rapidement quand il perd un être cher… « Bien que l’économie se conçoive en opposition aux anciennes morales religieuses, comme un savoir rationnel exprimant de façon neutre les intérêts naturels des êtres humains, elle présente en réalité tous les caractères d’une morale », en déduit l’historien. Et, ajoute-t-il, « cette morale est pour une grande part d’origine religieuse ». L’intuition n’est pas nouvelle chez les théoriciens critiques, Marx lui-même parlait d’ailleurs de « fétichisme de la marchandise ». Mais le There is no alternative de Margaret Thatcher se serait-il imposé avec tant de force si la dimension théologique du capitalisme n’était que métaphorique ? Probablement pas. De fait, non seulement cette nouvelle forme de religiosité
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s’incarne dans des institutions concrètes, mais ses racines puisent dans le christianisme du Moyen Âge. Dans une note de jeunesse, Walter Benjamin estime ainsi, à la lecture des travaux de Max Weber – aujourd’hui controversés par la communauté scientifique – sur L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, que « le capitalisme s’est développé en Occident comme un parasite sur le christianisme ». Et tel un parasite, il se serait nourri de sa substance pour se développer, jusqu’à prendre sa place. Des recherches récentes conduites par des médiévistes permettent de lever le voile sur cet impensé de la finance mondialisée : « L’histoire intellectuelle du Moyen Àge [est] indispensable à une compréhension critique de la mondialisation actuelle », soutient l’historien Sylvain Piron. L’affirmation peut surprendre tant il est d’usage de faire remonter l’acte de naissance du capitalisme, création de la révolution industrielle, au XVIIIe siècle. Il n’en reste pas moins qu’au Moyen Âge, des théologiens ont produit des concepts qui sont venus nourrir le modèle économique et politique désormais dominant. La circulation et la productivité de l’argent, la croissance du marché, etc. ne sont pas des inventions de la modernité. « Bien avant les économistes du siècle des Lumières, les théologiens des écoles et des universités médiévales ont produit le premier ensemble textuel de réflexions portant sur ce que nous appelons l’économie », précise Sylvain Piron. ORIGINES DE LA BANQUE L’histoire médiévale regorge ainsi de résonnances avec le présent. Parmi les innovations médiévales, on pourrait notamment mentionner le prêt avec intérêt, dont le franciscain Pierre de Jean Olivi – figure aussi importante qu’inconnue du grand public – explique le mécanisme à la fin du XIIIe siècle : l’argent prêté alors qu’il aurait pu être investi possède une valeur supérieure à sa valeur numérique, si bien qu’il est légitime d’attendre de l’endetté qu’il rembourse des intérêts. À peu près à la même époque, surgissent la notion de dette publique. À Florence, Venise ou Gênes, l’État emprunte de l’argent au citoyen. Et c’est au milieu du
XVe siècle que se monte le « Mont de piété », l’une des premières banques, laquelle permet alors aux pauvres d’emprunter. Sans le savoir, les banquiers d’aujourd’hui empruntent même certains de leurs arguments aux chrétiens du Moyen Âge, à l’image du pape Innocent IV qui, au XIIIe siècle, cherchait à détourner les individus de l’usure, pour les enjoindre de placer leur argent dans « des activités moins sûres », de l’investir plutôt dans « les bêtes et les outils de culture », écrit l’historien italien Giacomo Todeschini dans Les Marchands et le temple. « En ce début de XXIe siècle, un banquier central soucieux de relancer l’investissement dans l’économie réelle ne s’y prendrait pas autrement pour justifier sa décision de réduire le taux d’escompte à un niveau proche de zéro », note l’économiste Thomas Piketty, auteur d’une somme intitulée Le Capital au XXIe siècle, qui a préfacé l’édition française de Les Marchands et le temple. D’accord sur le principe, les médiévistes s’écharpent sur le tournant : XIIIe siècle pour les uns, XIe pour les autres. Pour Giacomo Todeschini, il faut remonter aux monastères du VIe siècle pour trouver l’origine des catégories économiques en usage aujourd’hui : ces lieux de prière, il les conçoit comme des laboratoires. C’est là que se serait forgé le modèle de productivité qui continue à hanter les politiques contemporaines. D’abord parce que les biens économiques y sont pensés comme sacrés, au même titre que les objets liturgiques. L’administrateur des biens monastiques avait d’ailleurs un rôle central à côté de l’abbé. « Les choses terrestres y acquéraient, à côté de leur signification immédiate d’objets utiles à l’alimentation, à la survie et à l’échange, une signification transcendante, née du fait que les objets y servaient à rendre possible la perfection chrétienne », analyse Giacomo Todeschini. « Du fait même qu’il permettait la survie d’hommes et de femmes voués à la perfection, “l’avoir” des moines, “l’avoir” des églises, autrement dit des diocèses, églises paroissiales et paroisses qui composaient la géographie de la chrétienté entre les VIe et Xe siècles, était en lui-même présenté comme producteur d’un bonheur céleste et futur. » Dans ce « lieu d’une prodigieuse alchimie », poursuit
Saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique, retable de Carlo Crivelli (1494)
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le chercheur, « la matérialité des richesses se transmute pour la première fois d’idole des avaricieux en patrimoine sacré organisé, de trésor privé en substance commune, dont l’administration ordonnée et mathématique est désormais possible ». PAUVRETÉ VERTUEUSE ET PAUVRETÉ SUSPECTE Le paradigme de la croissance qui reste central au XXIe siècle peut dès lors apparaître comme un avatar contemporain de l’organisation monastique, soucieuse d’optimiser les revenus de la communauté grâce à des échanges commerciaux avec l’extérieur bien menés. « Giacomo Todeschini montre que la réflexion sur l’économie, la propriété, les différentes formes d’investissement et de produits financiers est déjà très développée dans le Moyen Âge chrétien. Pour une raison simple : l’Église catholique, organisation inséparablement spirituelle et possédante, doit assurer la pérennité de ses biens et de ses investissements pour mener à bien son projet politique de structuration de la société », résume Thomas Piketty. En résumé, « l’Église médiévale n’était pas plus anticapitaliste que ne l’est aujourd’hui le Parti communiste chinois. Dans les deux cas, il s’agit d’organisations détenant des biens considérables, au service d’ambitieux projets politiques, avec des dimensions à la fois spirituelles et géopolitiques, et qui font preuve de pragmatisme face aux différentes formes de propriété et d’investissements pour assurer le succès de leur projet et leur propre pérennité ». À première vue, pourtant, l’idéal de pauvreté prôné par l’Église peut sembler antinomique avec la logique du profit. Jésus enseignait en effet à ses disciples qu’il est « plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ». Mais si l’on y regarde de plus près, les doctrines chrétienne et capitaliste ne sont peut-être pas si opposées qu’elles en ont l’air. C’est du moins ce que suggère Giacomo Todeschini qui décrit le tour de passe-passe des Franciscains. La « pauvreté volontaire », B.a.-Ba de la doctrine mise au point par Jean de Olivi et prolongée par Thomas d’Aquin, contribue à la circulation de l’argent ! C’est en effet du devoir
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« Du fait même qu’il permettait la survie d’hommes et de femmes voués à la perfection, “l’avoir” des moines, “l’avoir” des églises était en lui-même présenté comme producteur d’un bonheur céleste et futur. » Giacomo Todeschini, médiéviste
de tout bon chrétien non seulement pour des questions morales, mais aussi économiques : les pauvres vertueux sont ceux qui donnent ce qu’ils possèdent à l’Église afin que celle-ci fasse fructifier leurs biens... Redoutable. Mais les vrais pauvres, tous ceux qui n’ont rien à donner tant ils sont démunis, sont en revanche suspects. « On comprend que cette figure du “pauvre peu méritant” a ainsi des origines beaucoup plus anciennes qu’on ne l’imagine parfois », suggère Thomas Piketty qui évoque « le développement de la stigmatisation des pauvres et d’une certaine vision “hyper-méritocratique” de l’inégalité, consistant à blâmer les perdants du système économique pour leur manque de vertu et de mérite. » Plus généralement c’est toute la caste des improductifs qui est stigmatisée, y compris les « mauvais riches » qu’étaient alors les Juifs, contraints par les chrétiens au commerce égoïste de l’usure. Pour ceux qui ne réinvestissent pas d’argent dans l’Église, la sanction est lourde. Au Moyen Âge, ils sont de facto
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« L’Église médiévale n’était pas plus anticapitaliste que ne l’est aujourd’hui le Parti communiste chinois. Il s’agit d’organisations détenant des biens considérables, au service d’ambitieux projets politiques, avec des dimensions à la fois spirituelles et géopolitiques. » Thomas Piketty, économiste
exclus de la communauté. Conséquence : hier comme aujourd’hui, le bon citoyen est celui qui s’occupe sans cesse. « Fondamentalement, le sujet chrétien, dont le moine a fourni le prototype, est un être qui doit s’occuper et qui trouve dans le travail une activité susceptible de combler cette attente. Ce besoin d’occupation est la manifestation la plus flagrante des origines chrétiennes de la morale économique (…) qui impose d’avoir toujours quelque chose à faire, que ce soit dans la sphère du travail ou dans celle des loisirs », assure Sylvain Piron. Des monastères au business, être productif reste la règle sociale numéro un des sociétés occidentales. Ce qui n’est pas sans conséquence sur nos capacités de discernement face aux transformations du monde : en dépit de l’évidence du réchauffement climatique qui menace la planète, on continue à avoir moins peur des crises écologiques que des crises économiques… Autant dire que sous des dehors hypermodernes, la financiarisation de l’économie pourrait bien n’être qu’un vestige du Moyen Âge ! ■ marion rousset
POUR ALLER PLUS LOIN L’Occupation du monde, de Sylvain Piron, éd. Zones sensibles, 2018.
Des Marchés et des dieux. Comment l’économie devient religion, de Stéphane Foucart, éd. Grasset, 2018.
Les Marchands et le temple. La Société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Age à l’époque moderne, de Giacomo Todeschini, éd. Albin Michel, 2017.
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L’IMAGE
« La mer, c’est dégueulasse, les poissons baisent dedans. » Mais ça, c’était avant. Avant qu’on invente le plastique, la pétrochimie, le capitalisme, les déchets industriels et domestiques. Maintenant, la mer, c’est devenu dégueulasse parce que les poissons meurent dedans. Et nous avec. Las, le « septième continent » flottant n’est pas près de disparaître… Dans une boîte de pétri, sur fond jaune flave, ou à tous les étages des océans, le plastique est partout. Les chercheurs comme ceux de la Fondation Tara, première fondation reconnue d’utilité publique consacrée à l’océan, recueillent, trient, classent, répertorient ce que les hommes et les femmes rejettent dans les mers. Leurs résultats font froid dans le dos – et ce ne sont que des rapports d’étape, car on est en voie de faire pire, toujours pire. Une étude de la Fondation Ellen MacArthur souligne même que « l’utilisation du plastique a été multipliée par vingt lors de la seconde moitié du XXe siècle et devrait encore doubler les vingt prochaines années ». Ce sont près de 350 millions de tonnes de plastique qui sont déversées chaque année dans les océans. On prédit même plus de plastique que de poissons à l’horizon 2050 ! Pas très réjouissant. Ni pour la faune et la flore marine, ni pour nous. L’urgence est pourtant de taille au vu de la quantité de déchets plastiques et de leur devenir : 70 % d’entre eux coulent et se fragmentent, devenant ainsi facilement ingérables par toute la chaîne alimentaire marine, des poissons jusqu’aux moules ou à certains organismes filtreurs ! Partout du plastoque : le reste flotte au gré des courants et crée des gyres de matière, sortes de vortex de pollution qui dérivent, fleurissent et grandissent un
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peu partout autour du monde. Pour autant, il ne faut pas baisser les bras et continuer d’y croire, car nos océans sont relativement résilients et capables de se refaire une santé assez rapidement. Seulement, pour cela, il faut leur donner une chance. Et pour le moment, rien ne semble être mis en place pour résoudre le problème… Le souci est que, comme pour beaucoup de problèmes environnementaux, le plastique dans la mer doit s’envisager de manière globale, mondiale. D’autant que 80 % de la pollution plastique des fonds marins vient des cours d’eau, c’est-à-dire que les populations les plus responsables sont aussi les plus éloignées des problèmes finaux : les eaux internationales sont du ressort de tous, pays comme citoyens, entreprises comme organisations internationales. Or précisément, cette multiplicité des responsabilités dissout toute possibilité d’action concrète et noie les devoirs autant que les fautes. Pourtant, des solutions existent et elles sont souvent du ressort des États, si tant est qu’ils veulent bien enfin prendre la mesure du problème : interdiction des emballages individuels, passage au 100 % de plastique recyclé, mesures de substitution au plastique, décroissance… Mais le capitalisme libéral est plein de ressources et a plus d’un tour dans son sac. Les inventions les plus abracadabrantes font florès sur les réseaux sociaux et dans la presse : ici, on réfléchit à une route en déchets recyclés, là, on crée une barrière flottante qui repousse les résidus ou des bateaux collecteurs qui les absorbent, ailleurs, on pense à une larve mangeuse de plastique... Petits pansements pour plaie béante. Pas sûr que cela suffise. En attendant, la terre et la mer se meurent. En silence. Et hélas, sans résistance. pablo pillaud-vivien Microplastiques prélevés dans le vortex du Pacifique nord par la goélette scientifique Tara © Samuel Bollendorff / Fondation Tara Expéditions
L’HOMME QUI DONNE UNE SÉPULTURE AUX MIGRANTS À Zarzis en Tunisie, non loin de la Libye, Chamseddine Marzoug s’est reconverti en croque-mort. Pour enterrer dignement, dans son Cimetière des inconnus, les migrants dont la traversée s’est achevée sur les plages de cette station balnéaire. texte audrey lebel, photos corentin fohlen
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/ divergence
REPORTAGE
Zarzis, Tunisie, juillet 2018. Ancien pêcheur sans emploi, Chamseddine Marzoug récupère et enterre depuis dix ans les corps de migrants échoués sur les plages.
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« Depuis le début de l’année, j’en ai enterré une dizaine, calcule Chamseddine Marzoug. Et la saison n’a pas encore commencé », se désole cet ancien pêcheur de cinquante-deux ans, bénévole au sein du Croissant Rouge à Zarzis, station balnéaire du sud-est de la Tunisie, tout près de l’île de Djerba, et à une soixantaine de kilomètres de la frontière libyenne. Ici, les touristes côtoient les morts sans s’en apercevoir. Karim Gherbi, vingt-huit ans, est un des plagistes du coin. Par 40°C, en ce début juillet, il arpente la plage pour proposer des excursions aux vacanciers. Il est loin pour lui le temps de Lampedusa, la traversée de la Méditerranée, les vingt-trois heures en mer quand le bateau est tombé en panne, l’attente des secours, le renvoi au point de départ. C’était en 2012. Depuis quelques semaines, il a repris du service auprès des touristes. La haute saison a commencé. Pour Mohammed Boulaaba aussi. Ce Tunisien est le gérant de la résidence-hôtel Les Berbères, dans la région touristique de Zarzis. C’est là, à quelques mètres des complexes touristiques barricadés, coupés du reste de la ville, que Mohammed fait parfois des découvertes macabres. Celles de corps échoués, ceux de migrants qui ont tenté de rejoindre l’Europe sur des bateaux pneumatiques à peine gonflés et surchargés, et qui n’y sont jamais parvenus. « C’était un Noir, explique ce Zarzisien de soixante ans. Ce sont tous des Noirs, les cadavres, ici. Il était blanc à force d’être resté dans la mer, à cause du sel. Avec ma femme, on l’a sorti de l’eau, on l’a enveloppé dans une fouta, et on a appelé la garde nationale. » QUATRE CENTS ENTERREMENTS DEPUIS 2011 Ensuite, la procédure est toujours la même : c’est Chamseddine qui prend la relève. Après l’appel des gardes maritimes tunisiens, ce croque-mort improvisé se rend sur le lieu où le cadavre a été trouvé. En général, il emprunte le Berlingo de son cousin ou le 4x4 du Dr Slim, un autre bénévole du Croissant Rouge. « Sa famille n’est pas au courant, d’ailleurs. Il ne veut pas qu’elle sache que la voiture transporte des morts. Après
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chaque enterrement je lave sa voiture de fond en comble pour qu’il n’y ait pas d’odeur, pas de traces. » On lui a fait don d’un corbillard, mais il est bloqué à la douane depuis un mois. Aux côtés des gardes maritimes, il déshabille entièrement le corps « pour voir s’il a un tatouage ou un signe distinctif ». Puis le lave sur la plage, avec des sceaux d’eau, en retirant les algues à la main, avant de l’envelopper dans un sac mortuaire. Le transporte à l’hôpital où un médecin légiste procède à un constat de décès quand il est en état d’être déplacé. Attend pour obtenir l’autorisation du procureur d’enterrer. Puis enterre le cadavre. Celui d’un homme, d’une femme, d’un enfant. Ou leurs restes : un tronc, un bout de jambe, un pénis. De jour comme de nuit. L’an dernier, il en a enterré environ quatre-vingt. Pour la plupart découverts durant l’été. Depuis 2011, il met un point d’honneur à enterrer dignement les dépouilles des migrants échouées sur les plages de Zarzis. À leur offrir une sépulture, un endroit où reposer en paix. En sept ans, il a enterré environ quatre cents cadavres, « ou bouts de cadavres », dans un cimetière improvisé. Une ancienne décharge qu’il a lui-même nettoyée, arrangée, pour y créer « le Cimetière des inconnus ». C’est le seul terrain qu’il est parvenu à obtenir de la municipalité de Zarzis. Il y met toute son énergie, tout son temps, tout son argent. Au point de crisper sa femme, Moufida, qui avoue : « Même si je suis fière de son engagement, je suis en colère quand on reçoit une facture et que je m’aperçois que la moitié de nos revenus sont destinés aux migrants ». La dernière personne qu’il a mise sous terre ? C’était le 4 juin. Une femme. Il sait que bientôt, il y en aura d’autres. Le 3 juillet, un naufrage au large de la Libye fait 180 morts. « C’est chez nous que ça va arriver », soupire-t-il en scrutant les informations sur Internet et en regardant inlassablement les photos des cadavres qu’il prend chaque fois avec son smartphone. Au 1er juillet, l’Organisation internationale des migrations (OIM) annonçait un millier de morts en Méditerranée en 2018. « Évidemment, la première
REPORTAGE
Le « Cimetière des inconnus », créé sur une ancienne décharge par Chamseddine, à la sortie de Zarzis.
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Sur le téléphone de Chamseddine, les dernières vidéos et photos de cadavres de migrants trouvés sur le rivage.
La seule tombe dont la personne etait nominativement connue. Son compagnon a survécu et est venu se recueillir.
REPORTAGE
Chamseddine, chez lui, avec les documents conservés quand il travaillait comme chauffeur infirmier pour la Croix-Rouge, dans un camp à la frontière avec la Libye.
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« Évidemment, la première fois que tu trouves un cadavre, tu es choqué. Mais il faut bien que quelqu’un s’en charge. Personne ne voudrait être laissé à l’abandon sur une plage. » Chamseddine Marzoug
fois que tu trouves un cadavre, tu es choqué. Mais il faut bien que quelqu’un s’en charge, assure-t-il. Personne ne voudrait être laissé à l’abandon sur une plage. Même les gardes maritimes me demandent comment je fais. » Comment fait-il, justement, face à ces défunts ? « Je n’ai pas peur des morts. J’en ai vu tant que je n’ai plus peur. J’ai peur des vivants ». Tout juste concède-t-il être incommodé par l’odeur des cadavres : « C’est inimaginable, indescriptible », reconnaît-il. Une question d’habitude. Pas un corps n’échappe à sa mémoire. En 2014, avec d’autres bénévoles du Croissant-Rouge, ils ont enterré cinquante-quatre cadavres en trois jours. « Sans doute le moment le plus difficile », se confie-t-il. « Parmi ces défunts, il y avait une femme et son enfant. Elle l’avait mis sur un bout de bois, qu’elle tenait grâce à une corde qui était encore dans sa main. Comme si, même dans la mort, elle protégeait son fils. » DES TESTS ADN POUR NOMMER LES MORTS Quand Chamseddine n’enterre pas des cadavres, il rend visite aux migrants dans des centres d’accueil de la région. Mais son autre combat est avant tout d’obtenir des tests ADN pour ne pas que ces morts
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ne restent qu’un chiffre parmi d’autres. Il ne sait pas qui sont les personnes qu’il enterre. Impossible de savoir d’où elles viennent, de connaître leur identité. À une exception près. Rose Marie est la seule à avoir son nom dans le cimetière. Elle fuyait le Nigeria. Elle est décédée avant le sauvetage du bateau par les ONG internationales en mai 2017. Il a pu l’enterrer en présence de son petit ami, avec qui elle avait fait la traversée. Pour le reste, c’est l’anonymat. « Même juste avoir le nom, la date de naissance et la date de décès, parfois ce serait énorme. Tu rêves de pouvoir appeler ses parents et de leur dire : votre fils, votre fille est chez nous. Il, elle est bien enterré-e, il, elle repose en paix. Avec les tests ADN, on pourrait les identifier. » C’est aussi pour cette raison qu’il conserve chez lui le peu de documents qu’il retrouve auprès des cadavres de migrants. Il aimerait créer un mémorial aux migrants. Une idée qu’il partage avec Mohsen Lihidheb, un quinquagénaire qui a créé à Zarzis le Musée de la mer et de l’homme en 1993. Depuis près de dix ans, il amasse les biens de ceux qui ont tenté la traversée au péril de leur vie, qu’il a trouvés sur la plage, et qu’il conserve au sein d’un musée dédié qu’il a lui-même créé, lui aussi avec ses propres moyens. Pour lui, « ce qui se passe à l’heure actuelle dans la Méditerranée, – le plus grand cimetière du monde –, c’est une nouvelle forme de destruction de masse ». Alors, voir ce que Chamseddine fait pour les migrants le réconforte. Ils se sont rencontrés il y a tout juste deux ans. Pour le Cimetière des inconnus, Mohsen a réalisé à la demande de Chamseddine une œuvre d’art qui surplombe le terrain : des bouées de signalisation noires et blanches, dont le tout forme un cœur. Histoire de rappeler que « Blanc, Noir, ça n’a pas d’importance. On est tous des êtres humains. On est tous égaux. Juifs, musulmans, chrétiens, on est tous identiques. C’est la politique qui créé tous ces conflits. » Chamseddine abonde : « Moi j’enterre toutes les religions. Ce qui m’intéresse, c’est l’être humain. » Et de ponctuer, sérieux : « En 2018, le prix Nobel, c’est pour moi ». Car aussi engagé soit-il dans sa cause, il entend bien que « son nom reste gravé dans l’histoire ».
REPORTAGE
Chamseddine avec Mounir Arbi, expert en gouvernance locale et ancien maire de Tunis, venu aider à trouver une solution pour le prochain cimetière.
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Mohsen Lihidheb, créateur du Musée de la mer. Il y entasse toutes ses découvertes sur le bord de la plage, notamment les chaussures de migrants.
Musée de la mer, mausolée en hommage aux Haragas – « migrants », en arabe.
Karim Gherbi a déjà effectué la traversée vers Lampedusa. Il travaille actuellement sur l’une des plages de Zarzis, où il propose des activités nautiques aux touristes.
Anciennes barques échouées ayant servi aux migrants venus de Libye.
REPORTAGE
« Je n’ai pas peur des morts. J’en ai vu tant que je n’ai plus peur. J’ai peur des vivants. » Chamseddine Marzoug
Mais pour le moment, sa préoccupation principale consiste à trouver un nouveau terrain pour enterrer les défunts. Le Cimetière des inconnus est plein. Il a déjà fait tout ce qu’il pouvait pour gagner un maximum de place : construction d’un second étage, distance entre les parcelles de sépultures réduite au possible. Le crowdfunding qu’il a lancé pour récolter l’argent nécessaire à l’achat de ce nouveau bout de terre n’a pas abouti. Il manque toujours 35 000 dinars (environ 10 000 euros) pour l’acquérir. Il enchaîne les rencontres avec les responsables municipaux de Zarzis, les religieux. Le père Mathieu s’est dit prêt à donner une partie du cimetière des chrétiens provisoirement. « Inch’ Allah, souffle Chamseddine. Il va bien falloir trouver une solution. » « PROTÉGER LES GENS, PAS LES FRONTIÈRES » Même s’il ne les déteste pas, il reconnaît être parfois amer à la vue des « touristes qui peuvent venir librement bronzer sur nos plages alors qu’on laisse mourir les autres dans la mer ». Il a été un professionnel du tourisme quand « c’était un jeune beau gosse », assure
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L’un des nombreux restaurants intitulés « Lampedusa», à destination des migrants.
Marin pêcheur.
Portrait de Dorcas, vingt-huit ans et de sa fille Samuela. Elle a passé neuf mois en Libye durant lesquels elle a été violée. Sa fille est issue du viol.
Refuge de migrants à Médenine, dans le Sud de la Tunisie.
Mohammed Boulaaba. Mais c’était il y a bien longtemps. Tu te souviens des petites Suisses ? », se remémore, espiègle, l’hôte de la plage Sangho. « Justement, déplore Chamseddine, si c’était une blonde aux yeux verts qu’on découvrait sur la plage, il y aurait des hélicoptères, un vrai cercueil, tout. Parfois, je me dis que cette vie n’a aucun sens. » Il est fatigué par ce combat qu’il n’a pas choisi. « Il faut que des ONG viennent nous aider. On n’a rien demandé, nous. L’être humain doit avoir honte de ce bordel : c’est la responsabilité de tout le monde. » Pour faire entendre son indignation, Chamseddine s’est rendu au Parlement européen à Strasbourg, sur l’invitation du Front de gauche, en avril dernier. Il y a reconstitué le périple d’un migrant, avec un cercueil pour bateau. Avec les pêcheurs de Zarzis, Chamseddine n’hésite pas à nommer les responsables. Ou plutôt le responsable : Nicolas Sarkozy. « Pourquoi Sarkozy s’est mêlé des affaires de la Libye ? lance-t-il. Et de continuer : « Il a tué Kadhafi, et maintenant ? Et maintenant, on fait quoi ? Il a oublié que 60 % des migrants qui sont désormais en Europe vivaient bien en Libye, avaient un travail sous Kadhafi ». Il se révolte aussi contre les passeurs libyens, issus des milices, « qui gonflent à peine les canots, avec des pots d’échappement de voiture », ceux-là même avec qui l’Italie et l’Union européenne ont signé en octobre 2017 des accords occultes pour stopper l’afflux de migrants. « Tout ça, c’est du business. » Pour Moufida, son épouse, l’immigration depuis la Libye n’est pas près de cesser : « Dans tous les cas, ils arriveront. Alors permettez-leur d’arriver dans de bonnes conditions ». Elle sait de quoi elle parle. Leurs deux fils ont quitté la Tunisie de façon clandestine l’an dernier. « Chamseddine n’était pas au courant. J’ai fait deux fois les demandes de visa pour le plus grand, j’ai payé plus de cent euros à chaque fois, ça n’a rien donné. Je le savais, je n’en ai pas dormi de la nuit, mais je ne lui ai pas dit, explique Moufida. Il ne m’a pas adressé la parole pendant une semaine. » Chamseddine se souvient leur en avoir voulu. Avant
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« Il faut que des ONG viennent nous aider. On n’a rien demandé, nous. L’être humain doit avoir honte de ce bordel : c’est la responsabilité de tout le monde. » Chamseddine Marzoug de comprendre « qu’ils n’avaient pas les mêmes chances ici. » « Ça fait huit ans qu’il y a eu la révolution et il n’y a rien de positif depuis. Juste plus de voleurs, plus de chômage, plus de pauvreté. » Ses garçons ont eu de la chance et sont arrivés sains et saufs en Europe. « Souvent, je me dis que ce sont peut-être les âmes de ceux que j’ai enterré qui ont demandé à Dieu de les sauver. » Aujourd’hui, pour offrir un avenir meilleur à ses deux petits-enfants, il se dit même prêt à faire lui-même la traversée pour les amener en Europe. Karim Gherbi, le plagiste de Zarzis, n’a plus les moyens de financer une nouvelle traversée. Il touche à peine deux cents euros, les bons mois d’été. Il sait pourtant qu’à la plage d’Ogla, à quatre kilomètres des hôtels vacances « all inclusive », il pourrait prendre un bateau pour rejoindre l’Italie. « On connaît les tuyaux, nous. Il y a encore quelques jours, un bateau est parti de là-bas », explique-t-il avant de repartir à la rencontre des touristes. En quittant Zarzis, sur la route de l’aéroport de Djerba, un 4x4 Mercedes flambant neuf croise les cars de touristes et autres taxis. « Tu vois ces plaques d’immatriculation blanches ?, lance Mohammed. Ça vient de la Libye. Ces nouveaux riches, ce sont les passeurs libyens, les marchands de morts. On dit merci les migrants. » Au grand dam de Chamseddine qui va continuer, dans l’ombre, à enterrer ces désespérés de la Méditerranée. ■ audrey lebel
Portrait de Dazz Le Parker, trente ans, rappeur ayant fui le Kenya il y a seize ans.
Plage d’oÚ partent les Tunisiens voulant rejoindre lampedusa.
LES JOUEURS DE L’ÉQUIPE DE FRANCE
NE SONT ILS FRANÇAIS QUE QUAND ILS GAGNENT ? Depuis la victoire de la France lors de la Coupe du monde de football, le 15 juillet 2018, l’identité de l’équipe fait l’objet de questionnements, de blagues voire de déclarations racistes. Des débats tous plus vifs et contradictoires les uns que les autres. Les joueurs presque tous nés en France – ou venus alors qu’ils étaient bébés – étant pour beaucoup africains, nombre de commentateurs et commentatrices ont fait part de leur étonnement quant à l’apparence de cette équipe française majoritairement noire. Le bras de fer le plus médiatisé à ce sujet a opposé l’humoriste Trevor Noah à un représentant de la France. Alors que le présentateur d’une émission américaine, luimême sud-africain, se réjouissait de voir « l’Afrique » remporter le titre tant convoité, il a suscité un tollé qu’il n’aurait pas pu soupçonner. En France, de nombreux commentateurs se sont insurgés de voir « les Bleus » qualifiés « d’Africains ». Les joueurs eux-mêmes, comme Benjamin Mendy, ont légitiment tenu à rappeler leur
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francité. Et l’on comprend – dans un pays où il est commun de voir des citoyen.ne.s non-blanc.he.s réduits à leurs origines comme s’ils, elles n’étaient pas des Français.e.s à part entière –, l’importance pour des sportifs noirs de s’affirmer comme étant pleinement citoyens. LE DROIT AUX APPARTENANCES MULTIPLES Cette réaction largement relayée sur le plan national s’est matérialisée dans un très officiel courrier envoyé à Trevor Noah par l’ambassadeur de France aux États-Unis, Gérard Araud, pour contester le qualificatif « d’Africains » associé aux joueurs de l’équipe de France. Dans celui-ci, le diplomate affirmait : « Pour nous, il n’y a pas d’identité à trait d’union, les racines ont une réalité individuelle ». La réponse de Noah, interrogeant : « Pourquoi ne peuvent-ils pas être à la fois Français et Africains ? », mettait à mes yeux de manière très intéressante la philosophie assimilationniste qui caractérise la France. Qu’un ambassadeur de France affirme que la France ne connaît pas
les hyphenated identities, ces dénominations identitaires qui permettent d’associer la citoyenneté américaine à une origine directe ou ancestrale (native, latinx, african, asian-american), me semble être la négation de l’existence d’une grande partie de la population. Pourquoi nier la possibilité, pour des Français, de déclarer des appartenances multiples ? Pourquoi ne pas reconnaître cette pluralité qui caractérise la France et qui permet à des joueurs de l’équipe de France, comme Adil Rami, de se réclamer à la fois de la France et du Maroc, sans que ces identités n’entrent en conflit ? Qu’un Africain exprime sa fierté de voir des joueurs afro-descendants devenir des héros internationaux n’est en aucun cas comparable avec la démarche d’un raciste qui refuse d’admettre que des joueurs noirs puissent être de véritables Français. D’ailleurs, quand Trevor Noah, avec son regard d’Africain vivant aux États-Unis, se réfère à deux reprises aux champions comme étant « devenus » français, il se trompe : ils l’ont toujours été.
L’HISTOIRE D’UN BRASSAGE Le courrier d’Araud indiquait que l’équipe était le reflet des « origines riches et variées de ces joueurs qui sont le reflet de la diversité de la France », ce que Noah a corrigé en indiquant qu’il s’agissait surtout du reflet du colonialisme français. Car l’histoire de l’immigration en France, depuis les indépendances des colonies, est largement marquée par des vagues issues de territoires anciennement colonisés ou dominés par la France ou d’autres pays européens. Et le brassage de notre équipe nationale ne peut être compris que sous le prisme de cette histoire qui a été engagée par la France dans la violence. « On ne devrait pas attendre une Coupe du monde pour leur donner le sentiment d’être légitimes, ce devrait être un discours porté par nos politiques et notre société », énonce l’ancien footballeur français Lilian Thuram, qui faisait partie de
l’équipe mythique ayant remporté la Coupe du monde de 1998. Je dois avouer qu’avant cette année, je n’avais jamais vu si grand nombre de personnes défendre de manière si énergique l’identité française de citoyens noirs. Le football est le terrain d’expression d’un racisme souvent abject, tristement ordinaire, qui prend forme dans une très grande indifférence. J’aimerais entendre ces mêmes voix s’élever lorsque des cris de singes accompagnent les actions de joueurs noirs moins médiatiques sur le terrain.
Illustration Alexandra Compain-Tissier
En France, nombreux.ses sont les Noir.e.s qui sont français.e.s depuis leur naissance.
rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles
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LE MOT
CATAS CATASTROPHE. « Il n’est plus possible de le contester : le monde se meurt. La catastrophe en cours est immense. Peut-être sans précédent dans l’histoire universelle – en tous cas certainement dans l’histoire humaine », alerte l’astrophysicien Aurélien Barreau, enseignant-chercheur au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de l’université de Grenoble. Publié sur le site Diacritik, son texte est un « appel face à la fin du monde ». Il y a quelques décennies, un tel propos n’aurait suscité qu’ironie. On aurait parlé de science-fiction, taxé l’auteur de Nostradamus des temps modernes, moqué à travers lui tous les prophètes de l’apocalypse. Il y a quelques décennies, surtout, quel scientifique assermenté aurait osé emprunter un tel ton ? En 2015, la revue Communications diagnostique un « retour de la catastrophe sur la scène scientifique » : « Depuis une quinzaine d’années, dans un paysage scientifique marqué par le risque, les travaux de recherche sur les catastrophes se multiplient ». Depuis, le phénomène n’a fait que s’accentuer et s’étendre. Comme une évidence, le mot « catastrophe », qui vient du grec katastrophê signifiant « renversement », s’est imposé. Il est ainsi passé des laboratoires aux colonnes des journaux, se frayant même un chemin timide du côté des arènes politiques. Cet été, L’Obs titrait par exemple : « Nous pouvons encore infléchir la catastrophe ». Et depuis la démission de Nicolas Hulot, plusieurs acteurs politiques l’ont repris à leur compte. L’ancien ministre de la Transition
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TROPHE écologique et solidaire, d’abord, pour s’inquiéter de l’inertie du gouvernement : « Petit à petit on s’accommode de la gravité et on se fait complice de la catastrophe en cours ». Martine Billard, oratrice nationale de la France insoumise et co-animatrice du livret « Planification écologique et règle verte », estime elle-aussi que « faire passer la consommation – et la production qui va avec – en priorité, sans se soucier du pourquoi, ni du comment, ni du long terme, nous mène à la catastrophe ». Le député François Ruffin, également, qui a questionné sur Twitter les responsabilités : « Face à la catastrophe en cours, qui croit à la main invisible du marché ? » Avec une tonalité pessimiste qui gagne du terrain. Même l’historienne Michèle Riot-Sarcey, pourtant connue pour ses travaux sur l’utopie, publie à l’automne un ouvrage collectif intitulé De la catastrophe. L’homme en question du déluge à Fukushima (éd. du Détour). Pourquoi un livre sur ce « thème d’une actualité brûlante », interroge-t-elle en introduction ? « L’idée nous est apparue évidente tant les avertissements des guetteurs d’hier, bien loin d’être énoncés par des Cassandre, ont été négligés, écartés ou, tout simplement, pas entendus », répond-elle. Et de poursuivre : « Nous le savons, l’inconcevable est déjà arrivé ; aussi avons-nous choisi d’affronter l’inhumanité d’un devenir ». En espérant qu’il soit encore temps de renverser la vapeur… ■ marion rousset
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EUROPE ON EFFACE TOUT ET ON RECOMMENCE En ne suivant plus qu'une doctrine destructrice qui organise la concurrence entre tous et fait le lit des nationalismes, le projet européen s'est rétréci et retrouvé dans l'impasse. Comment le repenser sans y renoncer, comment lui redonner du sens et des perspectives, comment réparer la fracture qu'il a provoquée au sein de la gauche ? cartes de la bibliothèque nationale de france
Carte du théâtre de la guerre, 1870
P
Pour dégager la voie à une nouvelle construction européenne, Roger Martelli invite à dépasser l'opposition entre un fédéralisme impossible et un souverainisme impuissant (p. 55). Dans un monde où les sociétés sont devenues plus importantes que les États, il est même temps d'inventer « une mondialisation de gauche », selon Bertrand Badie (p. 60). Le juriste Alain Supiot estime pour sa part qu'il faut remettre la notion de solidarité au cœur d'une Union qui y a renoncé (p. 68). La capitulation d'Alexis Tsipras en 2015 vaut au premier ministre grec d'incarner, à gauche, la figure du traître. Mais est-ce lui qu'il faut fustiger ? (p. 70). Manuel Bompard et Yánis Varoufákis, en lice pour les élections européennes, confrontent leurs projets de reconquête de l'Union (p. 71) tandis que, pour en faire le procès, le dramaturge Krystian Lupa reprend celui de Kafka (p. 75). Nivellement par le bas, crise morale, impéritie écologique : membres de la Fondation Copernic, d'Attac, de la Ligue des droits de l'homme et de Greenpeace, nos invités livrent un diagnostic sévère pour l'UE (p. 76). Reconvertir le dogme des « 3 % » dans la lutte contre la pauvreté ? C'est la proposition de Marie-Pierre Vieu, députée européenne (p. 83). Enfin, le politologue Fabien Escalona évalue les différentes propositions politiques de gauche et leurs chances de nous faire entrer dans une nouvelle Europe (p. 85). 48 REGARDS AUTOMNE 2018
LE DOSSIER
LA CRISE, L'EUROPE ET LE MONDE Placé sous l'égide de la trinité concurrence-gouvernance-identité, le projet européen s'est délité au point de ne plus proposer qu'une alternative stérile entre « fédéralisme » et « souverainisme » – deux faces de la même impuissance. L'Union européenne n'est pas seulement en crise : elle est au bord de l'implosion. Reste à savoir si cette crise est irréversible. Et, si elle ne l'est pas, quelles sont les meilleures issues possibles ? Une Union réorientée peut-elle être un point d'appui dans ce monde trouble, que les seuls États sont bien incapables de proposer ? UNE UNION CONSTRUITE SUR DU SABLE L'union européenne a pris corps en même temps que la guerre froide : l'Europe faisait partie d'un « camp », celui du monde et du marché « libres » et de la « défense occidentale ». À entendre ses promoteurs, l'Europe qu'ils construisaient n'était que celle de la vieille et belle utopie pacifiste des « États-Unis d'Europe ». En fait, faute de consensus politique entre eux, elle s'est très vite réduite à une union économique : si les Européens commercent ensemble, expliquait-on, ils gagneront peu à peu à l'envie d'aller plus loin et de former une nouvelle communauté politique, supranationale cellelà… Le marché devait être le creuset de la fusion des peuples d'Europe en un seul peuple européen.
L'Union a donc été d'abord un marché, voué à s'élargir peu à peu, sans que nul n'ait fixé au départ les limites de cet élargissement. Puis, quand s'est effondré le bloc soviétique, on a considéré en haut lieu qu'il était possible de passer du marché commun à une politique commune. On n'est pas allé jusqu'à constituer un État européen – l'Union reste fondée sur des traits internationaux, reposant sur la volonté des États et non des peuples. Mais il fut décidé, tout à la fois, de parachever l'unification économique (la fin des barrières douanières et le « marché unique ») et d'aller vers une intégration politique plus poussée d'États débordant désormais les frontières de l'Est et de l'Ouest tracées par la guerre froide. L'Europe allait devenir une véritable entité politique, avec son marché, son droit et même sa monnaie. C'est le moment où la construction européenne a pris un nouveau tournant, avec le Traité de Maastricht. Il a coïncidé avec un retournement politique d'envergure. La seconde guerre mondiale s'était accompagnée du triomphe d'un modèle inédit, combinant ouvertement
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Alors que le continent avait été un modèle de l'Étatprovidence et du Welfare State, il est devenu en quelques années le terrain d'application du modèle prôné d'abord par le monde anglosaxon. la libre entreprise et les vertus régulatrices d'un État entrepreneur, protecteur et répartiteur. L'écroulement du soviétisme et l'essoufflement de la social-démocratie européenne ont mis fin au compromis tacite esquissé alors. La libre entreprise devait fonctionner de nouveau sans entraves et l'État se faire modeste et modérément dépensier. De plus, l'élargissement planétaire de la concurrence et la financiarisation croissante de l'économie devaient concentrer tout l'effort d'investissement vers les marchés financiers et faire de la compétitivité l'alpha et l'oméga de l'efficacité. Là est la source véritable du problème européen. Alors que le continent avait été un modèle de l'État-providence et du Welfare State, il est devenu en quelques années le terrain d'application du modèle prôné d'abord par le monde anglo-saxon. Tous les pays sans exception se sont livrés à ce réajustement, y compris l'Allemagne réunifiée qui troqua son « modèle rhénan » contre une stricte orthodoxie monétariste et libérale. La mise en place d'une monnaie commune, au nom de la lutte nécessaire contre l'inflation, cumula donc le respect intransigeant de la liberté de circulation des marchandises et des capitaux et la restriction drastique des dépenses publiques, au nom de l'impératif de résorption de la dette publique.
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À quoi l'on ajouta un autre credo, né dès le milieu des années 1970, celui de la « gouvernance ». Les élites économiques et politiques se sont convaincues que la démocratie représentative n'était plus fiable, qu'elle ne pouvait traiter toutes les demandes et que, en phase d'incertitude économique, elle pouvait générer des mécontentements, des colères et de l'instabilité. Il fallait donc trouver de nouveaux modes de régulation, sur le modèle managérial des grandes entreprises : la « gouvernance » (corporate governance) devenait l'horizon de la nouvelle « bonne » gestion politique. Au fond, il suffisait que le pouvoir réel d'expertise, de décision et d'évaluation revienne enfin aux compétences, celles qui savaient intérioriser les normes du dicible et du possible. On se mit alors à vanter la créativité de la « société civile » contre les rigidités de l'État. Il est vrai que l'on ne disait surtout pas que ladite société civile se limitait pour l'essentiel aux forces économiques installées. Or l'Union européenne, à la charnière de deux siècles, s'est révélée comme un terrain assumé de cette gouvernance. Les dernières moutures des traités européens ont établi ainsi une sorte d'équilibre entre les États – restés les maîtres ultimes de la décision –, les administrations communautaires – autour de la Commission -, les élites d'une société civile ouvertement reconnue comme partenaire, et un Parlement aux pouvoirs sévèrement limités. Le problème est que ce savant dosage oublie des acteurs pourtant décisifs de la réalité continentale : les peuples historiques et les citoyens. La démocratie technicienne s'est révélée être un vecteur incroyable de dépolitisation. L'Union européenne s'est faite de plus en plus lointaine et, ce faisant, s'est trouvée aux yeux des Européens chargée de tous les maux : les siens et… ceux des autres. Dans les représentations courantes, deux cibles ont fini par concentrer toutes les colères : la « caste » bruxelloise et strasbourgeoise coupable de tous les choix et l'immigration qui casse le marché de travail et qui prive les travailleurs nationaux des ressources auxquels ils avaient droit. Ainsi s'effacent la responsabilité directe de marchés financiers internationaux devenus parfai-
Europam sive Celticam veterem, Hamersveldt, Everard Symonsz (1591-1653). DR.
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tement opaques et celle des classes dirigeantes et des gouvernements nationaux, trop heureux de se réfugier derrière les normes réputées indépassables venues de l'Union. Comme c'est souvent le cas dans les situations de crise intense, la désignation du bouc émissaire l'emporte sur le recherche des causes des difficultés vécues. CRISE DE QUOI ?
On pourrait de contenter de dire : tant pis pour l'Union a si mauvaise presse. N'a-t-elle pas tout fait pour qu'il en soit ainsi ? Elle est aujourd'hui totalement dominée par trois logiques, qu'elle n'a pas inventées à proprement parler, mais qu'elle a acceptées sans regimber, quand ce ne fut pas avec enthousiasme. Les deux premières viennent d'être évoquées : la stricte doctrine libérale s'est concentrée sur la « concurrence libre et non faussée » ; elle s'est accompagnée de la croyance dans la très technocratique « gouvernance ». La troisième logique est plus récente, dérivée de la théorie de la « guerre des civilisations » et imposée par l'extrême droite européenne autour de la thématique migratoire. Au nom des « valeurs » européennes, parfois même au nom de ses « racines chrétiennes » qu'il conviendrait de promouvoir et de défendre, elle nourrit l'obsession identitaire, qui fait concrètement de la limitation des flux migratoires et des choix sécuritaires une priorité des politiques publiques au sein de l'Union. Or ces trois logiques – et elles seules – sont au cœur de la crise de la construction communautaire. Au lieu de produire de l'harmonisation par le haut, la concurrence produit de la polarisation et des inégalités : entre le Nord et le Sud du continent, entre l'Est et l'Ouest et à l'intérieur de chaque ensemble et même de chaque territoire, du plus vaste au plus restreint. Au lieu de produire de l'efficacité démocratique, la gouvernance creuse l'écart entre les citoyens et les institutions, stimule le désengagement civique, affaiblit l'esprit public et nourrit un ressentiment élargi. Au lieu de produire du rapprochement, sur la base des interdépendances de fait, l'obsession identitaire exacerbe la tendance au repli, à la recherche de boucs émissaires, à la peur de l'autre, au nationalisme et à la xénophobie.
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L'Europe est redevenue celle des crispations nationales, des hommes forts, des coups de menton belliqueux et des extrêmes droites arrogantes. Tout cela intervient à un moment particulier de l'histoire humaine. Après l'équilibre du duopole américano-soviétique et le rêve éphémère du « nouvel ordre international », le monde a connu la tentation du « multilatéralisme », ce partage d'hégémonie dont l'Europe rêvait d'être une composante. Nous n'en sommes sans doute même plus là. Les régulations planétaires sont en berne, délaissées par les principales puissances, ÉtatsUnis en tête, qui renoncent à utiliser le cadre onusien, fût-ce à leur profit immédiat. La domination étasunienne ne peut plus contenir la montée des « émergents », parmi lesquels se trouvent des États-continents (Chine, Inde) et une ancienne superpuissance (la Russie) à la recherche d'un nouvel essor. Le rapport des forces « pur », fondé sur l'égoïsme des puissances et l'affirmation des identités, est redevenu le moteur du heurt des intérêts divergents. La conviction que l'économie peut être régulée ayant disparu, reste le désir d'un État-puissance doté des attributs de la force. L'étalage de cette force passe avant le devoir de négociation ; l'autorité, même si elle est brutale, prime sur la démocratie ; le libéralisme s'efface devant « l'illibéralisme ». L'Europe est redevenue celle des crispations nationales, des hommes forts, des coups de menton belliqueux et des extrêmes droites arrogantes. Or la planète est désormais confrontée à un triple défi : économique (la fragilité de la « bulle » générée par la mon-
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dialisation financière), diplomatique (les déséquilibres et les risques d'embrasement régional et / ou global) et écologiques (épuisement et dérèglement des ressources de l'anthropocène). Jamais la nécessité de maîtriser les interdépendances n'a été si grande et jamais n'a été si faible la capacité d'y parvenir. La mondialisation n'a d'autre boussole que la financiarisation et la concurrence ; la gouvernance étouffe la démocratie et laisse primer l'intérêt particulier sur le bien commun ; l'égoïsme identitaire des territoires l'emporte de façon absolue sur toute autre considération. La realpolitik domine le monde, créant une situation explosive, plus dangereuse que « l'équilibre » des puissances, il y a un peu plus d'un siècle, du temps des impérialismes en expansion. L'ATOUT EUROPÉEN
L'enjeu européen n'est pas celui du seul devenir de l'Union, ou de celui des nations qui la constituent : il touche aussi à la place de notre continent dans ce monde incertain. Pour l'instant, face à la crise patente de l'Union, deux tentations dominent : celle qui envisage l'existence d'une Europe à plusieurs vitesses et l'accélération d'une intégration politique par le haut ; celle qui préfère le recours à la communauté nationale, à l'État qui la fait vivre et à la puissance qui la soutient. Le premier choix conforte la règle de la gouvernance et pousse de fait vers l'illibéralisme ; quant au second, il renforce l'antagonisme des identités. Dans tous les cas, la démocratie citoyenne, la solidarité face aux risques partagés et la mise en commun s'effacent un peu plus de la scène publique. L'autoritarisme des gouvernants et le discours des droites extrêmes ont le vent en poupe. Le silence civique et le mécontentement des catégories populaires en retrait mettent au premier plan un « populisme » qui, au nom même du « peuple », se garde bien de mettre en cause les logiques sociales qui tiennent à la lisière les classes réputées « subalternes » et qui les vouent aux facettes multiples des aliénations. Le défaut des deux logiques tient à leur unilatéralisme. Le cadre national – sauf dans le cas des États conti-
La juxtaposition des États est une impasse, pour qui veut agir positivement sur le destin du monde ; la création d'un État européen par le sommet est quant à elle un mythe. nents – n'a plus les ressorts suffisants pour peser sur la mondialité du devenir humain et il n'est plus en luimême un garant pour une démocratie maîtrisée. Mais il dispose toujours de réserves d'identification qui en font un cadre de volonté collective et de politisation populaire possible. L'Union européenne, par ses ressources cumulées, est un acteur majeur de la mondialisation, qui peut peser sur son évolution, en bien ou en mal. Mais elle ne fonctionne pas comme un peuple reconnu et, qu'on le regrette ou non, elle n'est pas un cadre de politisation déployé en tant que tel. La juxtaposition des États est ainsi une impasse, pour qui veut agir positivement sur le destin du monde ; la création d'un État européen par le sommet est quant à elle un mythe. De ce fait, le « fédéralisme » et le « souverainisme » peuvent être tenus pour les deux faces d'une même impuissance. Les conceptions classiques de l'unité, bases de l'esprit national historique – un peuple, une nation, un État –, ne valent pas pour l'Europe. Géographiquement, elle n'est pas une entité continentale, mais la pointe occidentale de l'immense ensemble eurasien. Historiquement, cette position extrême en a fait le réceptacle de vagues incessantes de migrations, brassant les populations et redistribuant sans cesse les territoires. Elle a donc été le creuset de peuples que l'histoire a rassemblés, sans que l'on puisse attribuer à chacun on ne sait quelle
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Rien ne sert d'appliquer à l'Europe les modèles anciens. Elle n'est ni un conglomérat de peuples, ni un peuple. Elle ne devrait aspirer à être ni une simple confédération d'États, ni un État unitaire.
« identité ». Mais cette histoire, faite de peuples errant à la recherche d'une sédentarité heureuse, a créée du mixage, sans constituer pour autant un peuple unique : dans le creuset européen, le mélange de l'ancien n'a produit aucun alliage nouveau. D'un côté, se trouvent des peuples, rassemblés par une histoire commune, sans que disparaisse la multiplicité de leurs origines. D'un autre côté, se trouvent des citoyens d'Europe, qui doivent se constituer en communauté politique, sans qu'ils soient pour autant obligés de se penser comme un peuple « ethnique » et, a fortiori, sans qu'ils aient besoin de se doter d'un État. Si l'originalité européenne se trouve là, rien ne sert d'appliquer à l'Europe les modèles anciens. Elle n'est ni un simple conglomérat de peuples, ni un peuple à part entière. Elle ne devrait aspirer à être ni une simple
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confédération d'États, ni un État unitaire. Elle n'est ni la Chine, ni les États-Unis. Elle ne doit donc pas opposer le national et le supranational, dans une logique du « ou-ou », mais inventer des formes originales d'articulation des deux dimensions. En fait, rien ne sert de penser l'Europe comme un absolu, pas plus qu'il ne faut faire de la nation le modèle définitif de toute communauté humaine élargie. À partir de la fin du XVIIIe siècle, la nation est apparue comme un intermédiaire maîtrisable entre un local trop étroit (la communauté rurale, la principauté politique) et un monde (l'universalité des Lumières) trop vaste pour la masse des ruraux. Sans doute devrait-on aujourd'hui envisager l'Europe dans des termes voisins : elle est un intermédiaire entre un État-nation trop étroit pour maîtriser l'universelle interdépendance des destins humains et un État-monde trop vaste pour fonctionner d'emblée comme une démocratie traditionnelle. Dire qu'elle est un intermédiaire implique qu'elle est à la fois et durablement une communauté de peuples et une communauté de citoyens. L'Europe ne peut donc envisager son avenir, ni en se dispensant de dire la manière dont elle peut et veut agir sur le monde, ni en ignorant la réalité vivante des peuples historiques qui constituent son soubassement. Plutôt que d'ériger un territoire particulier (le local, le national, le supranational) comme le lieu par excellence de vie commune, mieux vaut penser ensemble le devenir de ces lieux. Aucun d'entre eux n'est parvenu à l'équilibre démocratique nécessaire ; tous sans exception doivent inventer les formes neuves d'un exercice démocratique que la seule logique de la représentation ne peut plus satisfaire. Être un Européen conséquent pourrait donc aujourd'hui s'énoncer en trois exigences simples : critiquer radicalement l'état actuel de l'Union et remettre en cause le triptyque qui l'organise (concurrence, gouvernance, identité) ; proposer un modèle alternatif de développement de l'Union, à la charnière des nations et du monde ; définir et rassembler les forces, en Europe et dans le monde, capables d'imposer une autre manière de penser le monde et chacun de ses territoires. ■ roger martelli
Nouvelle carte d'Europe et le jeu de la boussole, 1814. DR.
« L'UE N'EST PAS UNE PUISSANCE POLITIQUE » Spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie explique pourquoi l'Europe, en suivant un modèle dépassé, ne parvient pas à se constituer en puissance unifiée. Et pourquoi le repli souverainiste passe lui aussi à côté des enjeux actuels. regards. Peut-on considérer l'Europe comme une grande puissance ? bertrand badie.
L'Europe a été en quelque sorte l'inventeur de la puissance moderne. Elle a représenté à elle seule le système international tel que nous le comprenons aujourd'hui, et ce pratiquement jusqu'à la seconde guerre mondiale : quand elle a cessé d'ignorer l'Asie et l'Afrique, elle en a fait des « périphéries », tandis que les États-Unis avaient choisi, dès 1823 avec la doctrine Monroe, de rester en dehors des affaires mondiales. À l'intérieur de ce système européen, régnait, depuis les traités de Westphalie de 1648, un jeu permanent de compétition entre États souverains, dont le gagnant était considéré comme le plus puissant, à l'instar d'un Charles Quint, d'un Louis XIV ou d'un Napoléon.
regards.
L'Europe politique contemporaine s'inscrit-elle dans cette tradition ?
bertrand badie. Paradoxalement, l'Union européenne s'est construite, après 1945, en s'efforçant de dépas-
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ser cette compétition interétatique ; elle a commencé à s'affirmer unie dans le jeu international au moment même où elle perdait l'essentiel de sa puissance, qui franchissait alors l'Atlantique…Tout cela non seulement parce qu'elle était exsangue aux lendemains de la guerre, mais aussi parce que la formule ambigüe, voire abâtardie, de construction supranationale – souverainetés nationales ni complètement détruites ni complètement sauvegardées – se conjuguait mal avec la remise en vigueur d'une politique de puissance. On pourrait dire aujourd'hui que l'Union européenne est la première puissance commerciale au monde ou encore une puissance culturelle remarquable, mais certainement pas qu'elle est une puissance politique ou militaire.
commun, en matière commerciale comme en matière diplomatique, notamment sur la question du nucléaire iranien, où chacun des États européens est victime du chantage américain. Or elle est loin de pouvoir le faire. Sur le plan commercial, l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni défendent des priorités différentes. Sur le dossier iranien, on constate que les États européens ne veulent pas risquer de remettre en cause l'alliance atlantique et la solidarité euro-américaine. En outre, quand on voit la vague de populisme et de néonationalisme qui monte dans chacun des États membres, on comprend facilement que l'Europe ne prend pas le chemin qui en ferait une puissance politique et militaire uni-
regards. Une puissance politique européenne serait-elle néanmoins souhaitable pour peser face aux États-Unis et à la Chine, voire pour incarner un certain modèle démocratique ?
BERTRAND BADIE
bertrand badie.
Il est évident que, face à Donald Trump, l'Europe aurait tout à gagner à faire front
Politiste, professeur à Sciences Po, auteur de Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, à paraître en octobre 2018 (éd. La Découverte).
LE DOSSIER
fiée. Ajoutons que la façon dont elle joue sa partition sur les droits de l'homme ne contribue pas à sa crédibilité diplomatique, lorsqu'elle continue à soutenir les dictatures qui l'arrangent pour ne dénoncer que celles qui la dérangent, tout cela avec une pincée de nostalgie tutélaire et paternaliste qui passe mal au sein des anciennes colonies… regards. Quel pourrait être, idéalement, le rôle d'une puissance européenne ? badie. Pour répondre, il faut d'abord prendre la mesure des transformations qui affectent actuellement notre espace mondial. Nous allons vers un monde de plus en plus intégré et interdépendant, où les biens communs de l'humanité l'emportent analytiquement sur les intérêts nationaux. La cité idéale se trouve aujourd'hui dans un aménagement drastique de la mondialisation à travers un multilatéralisme institutionnalisé. Il est évident, notamment, que les solutions aux questions climatiques et migratoires ne peuvent être que mondiales. De grands pionniers comme Kofi Annan ou Boutros Ghali en avaient l'intuition. Nous sommes dans un monde non plus international mais intersocial. C'est-à-dire que les relations entre les sociétés deviennent plus déterminantes que les relations entre États.
bertrand
regards. Quels sont les conséquences de cette mutation ?
bertrand badie. Ses effets apparaissent clairement jusque dans les nouvelles formes de conflictualité, qui trouvent désormais leur origine dans la crise des sociétés davantage que dans la compétition de puissance des États, ces derniers se retrouvant en position réactive et défensive pour constater, à leur grand désespoir, que les instruments de puissance militaire sont de plus en plus inefficaces. L'Europe l'avait déjà découvert avec la décolonisation : les puissants étaient défaits par des bandes armées de résistants ou de guérilleros. Aujourd'hui, le faible est capable non seulement de perturber le jeu international, mais de faire l'histoire. Pourtant, nous nous accrochons à un monde gouverné par les vieux principes, éculés et bousculés mais vivaces, de souveraineté et de puissance. L'alpha et l'oméga des relations internationales ne sont plus la quête de puissance, mais la nécessité de concevoir une intégration sociale et politique internationale suffisamment forte pour que notre monde soit viable. regards. Quelle pourrait être, alors, la place de l'Europe dans ce nouveau cadre ? bertrand badie.
Précisément parce que l'Europe n'est plus en position hégémonique, elle aurait pu faire preuve d'inventivité pour jouer un rôle de médiateur entre la tradition de puissance, incarnée depuis quelques décennies par les États-
« Nous sommes dans un monde non plus international, mais intersocial. C'est-à-dire que les relations entre les sociétés deviennent plus déterminantes que les relations entre États. » Unis, gardiens du temple de la conception hobbesienne de la souveraineté, et le nouveau monde qui cherche à se définir. Les dirigeants européens sont coupables de ne pas avoir compris que le temps des alliances traditionnelles et notamment de l'alliance atlantique – qui avait pour fonction de faire face au bloc soviétique – est maintenant dépassé. Rester fidèle à la notion classique d'alliance conduit à s'ossifier dans un rôle de supplétif des États-Unis qui vient couper les ongles de l'Europe et l'empêcher de se défendre, tant dans la crise commerciale que dans la crise iranienne. Penser que des alliances issues de la guerre froide puissent régler le sort du Moyen-Orient en redistribuant
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les points entre l'Iran et l'Arabie saoudite est une erreur monumentale. regards. Ne déclarez-vous pas un peu vite la mort des notions de souveraineté et de puissance, réaffirmées avec force par la Russie et la Chine par exemple ? bertrand badie.
La Russie faisait partie du club westphalien, et participe donc de cette grammaire ancienne des relations internationales : la stratégie de Poutine ressemble beaucoup à celle de Bismarck ou de Metternich… Le cas de la Chine est infiniment plus compliqué. Méfions-nous de notre regard occidental : lorsque l'Europe n'a plus été « seule au monde », elle a oublié de se demander si sa propre conception de la puissance était exportable en l'état… En l'occurrence, la Chine a une longue histoire, plus impériale que westphalienne, qui ne donne pas à la puissance la signification que nous lui attribuons. Son mode d'intervention dans les affaires mondiales est infiniment plus subtil que celui des vieilles puissances tutélaires. De même et sur un autre registre fautil comprendre que la souveraineté d'hier n'était pas la même que ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Elle était jadis faite d'émancipation, face au pape, face à l'empereur, tandis qu'elle est devenue crispation. La nation aussi était par le passé une production de droits, une émancipation contre le pouvoir absolutiste,
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elle se voulait constructrice d'une cité de participation ; pour certains pays, elle était émancipatrice face aux empires de proximité ou aux empires coloniaux. Aujourd'hui, la nation c'est la frilosité, le repli sur soi identitaire, l'exclusion des autres, notamment des immigrés. regards. Pour des mouvements de gauche comme la France insoumise, se donner la possibilité d'agir à l'échelle nationale est pourtant un moyen de retrouver des marges de manœuvre face à un cadre supranational européen antidémocratique régi par les marchés financiers et les instances technocratiques non élues, comme la BCE et la Commission européenne… bertrand badie.
C'est illusoire. On ne peut pas utiliser les remèdes du XIXe siècle pour soigner les plaies du XXIe siècle. C'est dans l'invention d'une mondialisation de gauche reposant sur la solidarité, le multilatéralisme et la régulation que l'on pourra trouver les vraies solutions. Ce n'est pas en faisant revivre la nation de Robespierre. regards. Mais comment faire vivre la souveraineté populaire, c'est-à-dire la démocratie, dans cette gouvernance mondiale que vous appelez de vos vœux ? Historiquement, la démocratie n'a pu s'exercer qu'en étant ancrée dans des territoires nationaux finis…
« C'est dans l'invention d'une mondialisation de gauche reposant sur la solidarité, le multilatéralisme et la régulation que l'on pourra trouver les vraies solutions. Pas en faisant revivre la nation de Robespierre. »
Illustrations de Epitome de la corographie d'Europe, illustré des pourtraictz des villes les plus renommées d'icelle, 1553, Guillaume Guéroult. DR.
LE DOSSIER
badie. C'est en effet une des grandes questions qu'on doit se poser : comment actualiser le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et à contrôler leurs dirigeants ? On ne sait toujours pas adapter la démocratie aux trois défis immédiats qui nous interpellent : premièrement celui de la technologie nouvelle qui bat en brèche le jeu démocratique – l'effet marketing et d'image, le grand marché de la communication, la pensée unique qui l'emporte dans les médias de masse sur le débat, la manipulation de l'information dont la Russie se fait experte. Deuxièmement, celui
bertrand
du changement d'échelle politique. Sur ce point, l'échec est complet : on vote au niveau national et on décide à l'échelle de l'Europe, on délibère à l'échelle locale et on tranche à l'échelle mondiale. Aucun progrès n'a été fait pour sortir de ces contradictions. regards.
Comment y parvenir ?
bertrand badie.
Il y a des éléments d'optimisme : le fait que les ONG pèsent de plus en plus sur le débat international, les succès de certaines campagnes de boycott , l'essor des mouvements sociaux
transnationaux montrent la constitution effective d'une société civile mondiale qui pourrait être la base d'une nouvelle démocratie…Troisième enjeu : comment construire les démocraties dans les États issus de la décolonisation, qui appartiennent à une autre histoire, et qui ne peuvent se contenter de revêtir notre panoplie électorale, au risque d'évoluer dramatiquement de la faillite aux pires contractions autoritaires ? Il est temps de gérer le changement et même de le penser… ■ propos recueillis par laura raim
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■ par bernard marx
QUATRE DATES, QUATRE MOTS DE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE
9 MAI 1950 DÉCLARATION SCHUMAN : LA MÉTHODE
Alors que les États occidentaux se redéployent dans une phase nouvelle (État social et keynésien), le grand bond en avant des États-Unis d'Europe s'avère impossible. La déclaration fondatrice de Robert Schuman trace la voie et la méthode : la construction européenne se fera à petits pas, via l'intégration économique de secteurs stratégiques (charbon, acier, atome). Et par les crises, censées être résolues inéluctablement par des progrès de l'intégration économique et politique. Jamais par des marches arrière. Aujourd'hui, c'est la méthode elle-même qui est en crise, sans doute définitive.
25 MARS 1957 TRAITÉ DE ROME : LE MARCHÉ
À partir du Traité de Rome, l'Europe se fait par le marché. D'abord le « Marché commun » des produits, puis le « Marché unique » (Acte unique, 1986) des quatre libertés de circulation (marchandises, services, capitaux et personnes). Selon le « récit » de Jacques Delors, son promoteur, il s'agit de concilier « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ». En fait, la loi du marché (la concurrence « libre et non faussée ») a pris totalement le pas sur le reste (politique industrielle, services publics, droits sociaux, climat). Les États eux-mêmes sont en concurrence (dumping fiscal). La « coopération » consiste même, en matière de climat – bien commun s'il en est –, à créer un introuvable marché carbone. Et la solidarité européenne ne vaut que pour sauver les banques, mais pas le peuple grec, ni les réfugiés.
1ER JANVIER 1973 ADHÉSION DU DANEMARK, DE L'IRLANDE ET DU ROYAUMEUNI : L'ÉLARGISSEMENT
L'élargissement est une belle promesse : l'Europe se définit comme un projet auquel on participe, non comme un territoire auquel on appartient. Après le premier élargissement viennent les anciennes dictatures du Sud (Grèce 1981, Espagne et Portugal 1986) puis, après 1989, les pays d'Europe centrale et les États baltes ; les anciens pays neutres (Autriche et Finlande) et la Suède en 1995 ; la Slovénie et la Croatie après les guerres yougoslaves (2004 et 2013). Mais aujourd'hui, l'élargissement est en panne pour la Turquie, l'Ukraine et la Serbie. Les institutions n'ont pas été adaptées. Les hiérarchies et les inégalités se sont amplifiées. Les frontières, les identités et les nationalismes réoccupent le vide du projet politique européen. Non seulement le rétrécissement est en marche (Brexit), mais la désagrégation menace.
7 FÉVRIER 1992 TRAITÉ DE MAASTRICHT : LES RÈGLES
Le Traité de Maastricht instaure une monnaie unique, sans espace public. À la place, le pilotage par les règles : celles pour l'adhésion en 1992 ; celles des 2 % d'inflation et de l'interdiction d'acheter de la dette publique des Étatsmembres, pour la BCE ; celles des règles budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance (1997), puis du Pacte budgétaire européen (2012). Cette gouvernance européenne par les règles contredit toute citoyenneté nationale et européenne. Elle mine la démocratie en niant le politique. Elle condamne au TINA thatchérien (There Is No Alternative) et pousse les peuples à ne trouver d'autres alternatives que dans la sortie de l'euro ou de l'Union européenne.
LA SOLIDARITÉ, UN PRINCIPE ENCORE ACTIF ? À en croire le juriste Alain Supiot, la solidarité constitue le socle oublié de l'Union européenne et reste incontournable pour repenser l'Europe aujourd'hui. L'Union européenne mérite-t-elle encore son nom d'union ? L'appellation donnée à ce regroupement d'États porte en elle la trace d'un projet fondé sur la « solidarité ». Mot qui occupe d'ailleurs une place incontournable dans les textes : présent dès le préambule du traité sur l'UE, il est au centre de la Charte des droits fondamentaux. « Faut-il comprendre que, du moins sous l'empire naissant de la Charte des droits fondamentaux, la solidarité va s'enraciner dans l'Union européenne ? Rien n'est moins sûr », soulignait cependant le spécialiste de droit social Pierre Rodière dans La Solidarité. Enquête sur un principe juridique (éd. Odile Jacob, 2015). Ce socle oublié, ignoré, refoulé, le juriste Alain Supiot, qui a dirigé cet ouvrage en 2015, s'attache dans ses travaux à le revisiter. Pour retrouver le chemin d'une idée avortée, seule à même selon lui de relancer le projet européen. L'histoire l'a ensevelie sous les lois de l'économie, mais les textes européens gardent la mémoire de cette Europe qui se rêvait solidaire. Ils se souviennent de l'ambition politique et sociale dont fut un temps porteuse la communauté d'États membres en construction, inventée sur un territoire ravagé par les conflits sanglants du XXe siècle, au lendemain des conflits du XXe siècle. Ils nous rappellent la période où « ce modèle social européen a commencé de prendre jour, avec un ensemble de directives, de chartes, dont le couronnement a été la charte de Nice, aujourd'hui intégrée au traité, qui fait une place très importante à la solidarité », évoque Alain Supiot en
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ouverture du colloque intitulé « Revisiter les solidarités en Europe », organisé en juin dernier au Collège de France. Tout n'était donc pas joué d'avance. Sauf que depuis, « l'idée de solidarité a été plus ou moins exclue d'un projet politique européen si ce n'est sous forme d'aides, d'ajustements provisoires entre les nations », regrette le juriste. Élargissement raté, malfaçon de l'euro, poids des marchés financiers… La communauté économique européenne a supplanté le modèle social naissant, et la question des droits sociaux s'est trouvé sacrifiée sur l'autel des sacro-saintes libertés économiques. LA SOLIDARITÉ DÉVOYÉE DANS L'IDENTITÉ
Un tournant idéologique inspiré de la philosophie de Montesquieu, mal digérée, ne retenant qu'un pan de sa théorie : certes, ce philosophe estimait que le commerce « porte à la paix », mais il ajoutait aussitôt que si l'esprit de commerce unit les nations, « il n'unit pas de même les particuliers ». Et poursuivait : « Nous voyons que dans les pays où l'on est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales les plus petites choses, celles que l'humanité demande s'y font ou s'y donnent pour de l'argent ». La preuve que chez Montesquieu, « le commerce ne peut être à l'intérieur des nations le principe d'un ordre fondateur politique », résume Alain Supiot. Reste que la solidarité, ce ciment qui fait tenir les hommes ensemble, ne se laisse pas chasser aussi facilement que l'on pourrait l'imaginer. « C'est une illusion de
L'Europe suivant les nouvelles observations de Messrs de l'Académie royale des sciences, etc. augmentées de nouveau, 1726. DR.
« L'idée de solidarité a été plus ou moins exclue du projet politique européen si ce n'est sous forme d'aides, d'ajustements provisoires entre les nations. » penser que la solidarité disparaît. Elle se réaffirme, mais sur des bases identitaires. Tout est bon pour être solidaire dans un monde où on prétend réduire les individus à une poussière de particules contractantes. En fait, les solidarités se réorganisent avec le retour des nationalismes », prévient en effet Alain Supiot. Les technocrates qui croyaient pouvoir remplacer les droits sociaux par des accords commerciaux se seraient donc trompés ? « Nous sommes aujourd'hui en présence d'un débat qui oppose d'un côté un européanisme hors-sol porté par une technocratie qui n'a plus guère de
contact avec les conditions réelles d'existence des classes populaires et, d'un autre côté, le retour à des appels à des solutions nationalistes, la désignation de l'autre comme l'ennemi », constate le juriste. À trop vouloir liquider la solidarité au profit de l'utopie d'une Europe tout entière régie par le calcul économique, on voit surgir un peu partout, aujourd'hui, une version déformée de la solidarité. Sans doute est-ce le prix à payer d'un projet européen vidé de sa substance. Violent retour du refoulé… ■ marion rousset
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EST-CE QUE PERDRE, C'EST TRAHIR ? En cédant face à la Troïka, Alexis Tsipras éteignit l'espoir qu'il avait fait naître au sein de la gauche européenne. Ce moment fut-il celui d'une trahison, ou d'une défaite dont il faut retenir les leçons ? « Nous ne sommes ni Nicolas Sarkozy, ni Alexis Tsipras, ni François Hollande. Nous ne trahissons pas nos promesses. » Ainsi parla Jean-Luc Mélenchon lors de son discours à Marseille à la fin août, pour lancer la rentrée politique et les élections européennes. Dans l'assistance massée sur le port, tout le monde l'a compris. Pour une partie des militants de la gauche radicale, Alexis Tsipras a sa place dans le Panthéon des fossoyeurs du peuple. Ce sera donc une ligne rouge : pas d'alliance avec ceux qui s'allient avec le parti du premier ministre grec. Jean-Luc Melenchon ne pardonne pas cette signature à l'été 2015 d'un nouveau plan « money contre larmes », malgré un référendum gagné quelques jours plus tôt. Alexis Tsipras n'a pas eu la force de résister ni le courage de partir. Il incarne pour Jean-Luc Mélenchon les politiciens qui vendent leur peuple pour un plat de lentilles et se couchent devant l'Europe de la finance. UN GOUVERNEMENT À ÉCRASER
Dans Regards, nous avions aussi déploré cette signature de Tsipras et parlé d'un coup d'État des puissants d'Europe contre le gouvernement grec. Alors que la crise des dettes publiques continuaient de peser partout en Europe, il importait de faire plier ce petit pays qui avait eu l'audace d'élire un gouvernement anti-austérité et de résister aux directives européennes. La contagion menaçait en Espagne, au Portugal, en France… Pour la Troïka, Merkel et ses alliés, il fallait l'éteindre et écraser ce gouvernement de « sans-cravates ». Ainsi, il serait une nouvelle fois signifié aux peuples d'Europe qu'il n'y a pas d'alternative à la politique libérale et à la règle d'or. Et, en Grèce, ils ont gagné et Tsipras s'est couché. Question : est-ce que perdre, c'est trahir ? Jean-Luc Mélenchon ne cesse, à raison, de dire que l'on ne fera pas ce coup de force à la France, seconde puissance économique du continent, pays fondateur
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de l'Europe. La France n'est pas la Grèce, rappelle-t-il justement. Et donc Tsipras perd, aussi, d'être un petit pays en faillite, aux confins de l'Europe, dont l'économie compte pour 2 % de la richesse européenne. Qui a perdu en cet été 2015 ? Les Grecs, Tsipras. Mais pas seulement. Toute la gauche antilibérale a perdu. On ne se souvient pas qu'en Europe, un vent de mobilisation se soit levé pour les soutenir. LE PRIX DU RENONCEMENT On peut penser qu'il eût mieux valu que Tsipras démissionne, comme le fit Varoufakis. En restant au pouvoir, Tsipras a intégré le logiciel libéral et cassé l'espoir d'une alternative. Un peu comme en France quand, en 1983, Mitterrand s'est rallié à la « politique de rigueur budgétaire ». Un gouvernement élu pour « changer la vie » et qui renonce se paye cher et longtemps. Les communistes français parlaient alors d'une « pédagogie du renoncement » qui a pesé sur les mouvements sociaux et failli faire mourir la gauche. Ce renoncement et l'absence d'une alternative solide ont porté Jospin puis Hollande au pouvoir. Le choix fait par Tsipras était donc un enjeu politique de taille pour la Grèce et pour l'Europe. On comprend la colère de Mélenchon. La colère d'un désespoir. Mais faut-il pour autant mettre sur le même plan ceux qui tenaient le pistolet sur la tempe, dont Hollande, et celui qui était sous la menace, Tsipras ? Le « deux poids, deux mesures » des foudres de Mélenchon s'explique mal. Fermeté intraitable pour les perdants et mansuétude à l'égard du président à la rose et de certains socialistes qui ne se sont pas davantage opposés aux coups de Trafalgar ? On peut se dire qu'il faut apprendre des échecs : pour changer, il faut avoir un projet solide, une stratégie face aux puissances de l'argent et un projet mobilisateur à l'échelle européenne. ■ catherine tricot
REPRENDRE L'EUROPE Comment et où mener la bataille politique pour reconquérir la souveraineté populaire en Europe ? Réponses croisées de Manuel Bompard et Yánis Varoufákis. regards. A-t-on besoin d'Europe ? Pour quoi faire ? manuel bompard.
L'Europe est une grande idée, mais les traités qui l'organisent sont une grande calamité. Là où la coopération européenne devrait permettre de lutter contre la catastrophe écologique, ce sont les lobbies du productivisme et du nucléaire qui règnent en maîtres à Bruxelles. Là où l'Europe devrait permettre l'harmonisation par le haut des droits humains, elle organise au contraire la mise en concurrence des peuples et le démantèlement des services publics. Nous avons donc surtout besoin de mettre un terme à l'Europe de la caste. Alors nous pourrons nouer les coopérations internationales indispensables par exemple pour faire face au désastre écologique ou pour lutter contre la fraude et l'évasion fiscale.
MANUEL BOMPARD
Candidat de la liste Maintenant le peuple ! (France insoumise) aux élections européennes
yánis varoufákis.
Nous sommes face à un dilemme. Soit s'organiser politiquement et économiquement au niveau de l'État-nation ; soit agir de façon transnationale dans toute l'Europe. DiEM25 est convaincu que c'est un dilemme erroné, basé sur une mauvaise appréhension du capitalisme contemporain. Les banquiers, eux, ne s'embarrassent pas de ce pseudo-dilemme. Ils comprennent que pour garder les États-nations sous leur emprise, ils doivent opérer de façon transnationale. Les fascistes, eux aussi, l'ont bien compris. Alors qu'ils appellent à la restauration d'un État national clos, ils aspirent à une Internationale nationaliste. Il n'y a que la gauche qui continue d'avoir des voix qui appellent sincèrement à un projet politique basé sur l'Étatnation. Nous avons donc besoin d'Europe car la tension entre la finance et la souveraineté nationale atteint son apogée au niveau trans-
YÁNIS VAROUFÁKIS Cofondateur du mouvement DiEM25 et membre de la plateforme du Printemps européen.
national. L'élite financière transnationalise le capital en une forme liquide afin de mettre les États à ses pieds. Et à DiEM25, nous considérons que pour reconquérir nos villes, nos régions et nos pays, nous devons reconquérir l'Europe. regards.
Comment donner envie d'Europe aux Européens ? Quel projet fédérateur ?
manuel bompard. En cessant de faire tout pour qu'ils la détestent. Les peuples européens ne sont pas masochistes. L'Europe les attaque de toutes parts avec la complicité des oligarchies nationales. Il faut y mettre un terme. Nous proposons de sortir des traités existants en renégociant autour des points fondamentaux : fin de l'indépendance de la Banque centrale européenne, harmonisation par le haut des droits sociaux et des politiques d'égalité, arrêt des directives de libéralisation des services publics, sortie de l'OTAN, rejet des accords de libre-échange comme le TAFTA, etc. C'est le plan A. Sans cela, l'Europe court à sa perte. yánis varoufákis.
Les progressistes, en France, n'ont jamais commis cette erreur d'identifier la France avec l'État français. Pourquoi donc
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Carte figurative et approximative du mouvement des voyageurs sur les principaux chemins de fer de l'Europe en 1862. DR.
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LE DOSSIER
« On ne combat pas l'euroligarchie sous domination allemande avec des pistolets à eau. Pour réussir le plan A, il faut une arme dans la négociation, un outil de dissuasion. C'est le plan B. » Manuel Bompard identifierions-nous l'Europe avec les institutions de l'Union européenne ? Les Européens veulent l'Europe et, en même temps, ils ont en horreur ses politiques ridicules ainsi que ses méthodes antidémocratiques. Ils méprisent le fait que, alors que les deux tiers des Européens sont favorables à l'interdiction des pesticides et des véhicules diesel, l'UE conspire pour autoriser le glyphosate tout en fermant les yeux sur le « dieselgate ». Nous devons donc démontrer aux Européens qu'il est parfaitement possible – même si ce n'est pas facile, bien sûr – de reprendre le contrôle des institutions de l'UE, de réaligner leurs politiques et leurs pratiques sur ce que souhaitent les
Européens et de commencer le débat au niveau de base sur le type d'Union européenne démocratique que nous voulons. regards.
Une mesure utile, urgente et qui peut changer la vie des citoyens européens ? manuel bompard. Abolir la directive des travailleurs détachés. Elle précarise chaque salarié ou artisan français puisqu'on peut désormais lui préférer un ressortissant d'un autre pays européen au droit social moins favorable. C'est une mesure dangereuse qui dresse les peuples les uns contre les autres. D'ailleurs, sur ce sujet aussi, les grands discours de Macron ont accouché d'une souris. yánis varoufákis. Un programme de relance verte fondé sur un investissement annuel de cinq cents milliards d'euros pendant cinq ans, financés par des obligations de la Banque européenne d'investissement. Les banques centrales européennes devront être prêtes à racheter ces obligations au cas où leurs rendements commenceraient à augmenter. Il faudra donc créer une Agence pour la transition verte européenne chargée d'identifier et de diriger ces projets de transition verte – qu'il s'agisse de l'énergie, des transports, de l'industrie et de l'agriculture. Ces « mesures » créatrices d'emplois seront à la base de la transition verte indispensable pour assurer le futur des Européens.
regards. Peut-on vraiment changer l'orientation de l'Union européenne et avec qui ? manuel bompard. Bien sûr. Mais ça ne sera pas un long fleuve tranquille. On ne combat pas l'euroligarchie sous domination allemande avec des pistolets à eau. Pour réussir le plan A, il faut une arme dans la négociation, un outil de dissuasion. C'est le plan B. C'est celui qui a manqué à Tsipras pour pouvoir appliquer sa politique. Conséquence ? C'est la Commission européenne qui lui dicte aujourd'hui sa politique, et c'est le peuple grec qui paye la facture. Des forces politiques font le même constat dans chaque pays d'Europe. C'est le cas de Podemos en Espagne ou du Bloc de gauche au Portugal, qui ont tous réalisé un score à deux chiffres à des élections nationales. C'est pourquoi nous nous sommes rassemblés dans le mouvement « Et maintenant le peuple ! » : pour mener ensemble la bataille des élections européennes. Malheureusement, en France, les listes fleurissent et les calculs politiciens semblent l'emporter sur l'ambition de faire bouger le rapport de forces en Europe. Mais je crois que les électrices et les électeurs sauront s'y retrouver. yánis varoufákis.
L'orientation de l'UE ne cesse de changer. Sauf sur un point : elle s'oriente toujours plus dans la direction d'un racisme rance et d'une fragmentation à laquelle aspirent l'internationale nationaliste.
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La question est donc : comment le changement peut-il être redirigé dans un sens humaniste et progressiste ? Après la capitulation de Syriza en 2015, DiEM25 croit que c'est une erreur d'aspirer à des alliances entre les pays – par exemple entre la France et la Grèce – ou entre des partis constitués et concourant à l'échelle nationale. La réorientation des politiques européennes nécessite un nouveau mouvement politique transnational que DiEM25 incarne déjà. À DiEM25, nous n'avons pas des branches françaises, allemandes, grecques et italiennes séparées, mais nous agissons dans tous les pays comme un mouvement unique et unifié – qui décide d'une seule voix de ses positions sur les retraites en France ou sur l'imposition en Grèce. regards.
Face à la montée du nationalisme, de l'extrême droite, quelle réponse à la question migratoire ? Quelle campagne et quelle priorité pour les européennes ? manuel bompard.
L'élection européenne en France sera avant tout une élection nationale. Il s'agit d'un premier test électoral pour Macron. C'est donc une occasion en or de lui faire payer sa politique pour les riches, au détriment du plus grand nombre et de l'environnement. Ce faisant, c'est aussi l'Europe de la caste que l'on combat puisque Macron veut en assouvir tous les désirs. L'extrême droite progresse
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sur l'absence de remise en cause d'une construction européenne autoritaire et injuste, dans laquelle la droite et les sociaux-démocrates gouvernent ensemble depuis vingt ans. Elle se nourrit d'une crise migratoire dont sont responsables les politiques européennes qui sèment la guerre et la famine. La combattre, c'est donc identifier les vrais responsables de l'impasse dans laquelle est enfermée aujourd'hui l'Europe. C'est proposer une issue positive en faisant du mouvement « Et maintenant le peuple ! » la surprise des élections européennes. yánis varoufákis. À partir du moment où nous défendons le récit selon lequel il faut « reprendre le contrôle de nos frontières », nous devenons involontairement les complices de ceux qui ont construit leurs carrières politiques en faisant des immigrés des boucs-émissaires. La gauche ne doit pas tomber dans ce piège. Il est impératif d'organiser des routes sûres pour les migrants qui meurent souvent aujourd'hui sur leur trajet vers l'Europe. Certains d'entre eux sont même incarcérés par des « entrepreneurs » brutaux, bien souvent subventionnés par l'UE. Aussi, nous devons investir dans la lutte contre le changement climatique et les guerres néocoloniales qui forcent les populations à l'exil. C'est aussi pour cette raison qu'avec de nombreuses autres organisations – comme Générations en France, Razem en Pologne ou Alternativet au Danemark – Diem25
« L'élite financière transnationalise le capital en une forme liquide afin de mettre les États à ses pieds. Pour reconquérir nos villes, nos régions et nos pays, nous devons reconquérir l'Europe. » Yánis Varoufákis
a mis en place le « Printemps européen ». Notre liste paneuropéenne, avec son programme unique, proposera un véritable New Deal européen. En mettant l'accent sur quatre objectifs fondamentaux – la démocratisation de l'Europe, la lutte contre la pauvreté et l'exploitation, la croissance partagée et la prospérité verte, et la solidarité internationale renforcée –, notre programme présentera jusqu'au moindre détail les changements institutionnels et politiques que nous proposons. ■ propos recueillis par fabien perrier et pierre jacquemain
LE DOSSIER
L'EUROPE EN PROCÈS
Grande figure du théâtre européen, Krystian Lupa ausculte avec Le Procès de Franz Kafka les dérives politiques actuelles, en Pologne et au-delà.
Lorsqu'on évoque Krystian Lupa, on loue sa maîtrise des effets scéniques, sa direction d'acteurs, sa manière d'étirer le temps pour mieux scruter notre monde, ainsi que son goût pour les grands auteurs. Si ces caractéristiques définissent avec justesse le travail du metteur en scène polonais, il en est une autre qui les domine, les articulant en un même geste : se saisir d'une œuvre pour y injecter des interrogations aussi intimes que politiques. Né en Silésie en 1943, celui qui se dit influencé par l'homme de théâtre Tadeusz Kantor et le cinéaste Andreï Tarkovski a débuté en montant les dramaturges polonais du XXe siècle. C'est au mitan des années 80 qu'il commence à s'emparer de la littérature romanesque comme d'un matériau théâtral : Robert Musil, Fiodor Dostoïevski, Reiner Maria Rilke ou Thomas Bernhard. Construisant un dialogue fructueux avec l'auteur autrichien, Lupa a, par son entremise, ausculté l'antisémitisme, les dérives politiques comme la montée des nationalismes en Europe. Avec Le Procès, il monte pour la première fois un texte de Franz Kafka (1883, Vienne – 1924, Vienne). Ce roman publié à titre posthume raconte les démêlés absurdes de Joseph K., personnage sans nom, ni visage, ni corps, avec un système judiciaire corrompu et bureaucratique. MOBILISATION Si la mise en scène excède la seule transposition du roman – des éléments de la correspondance et du Journal de Kafka y sont adjoints –, l'adaptation permet, surtout, d'interroger la situation politique contemporaine.
D'autant que le spectacle a bien failli ne jamais voir le jour : débutées en 2015 avec les acteurs du Teatr Polski de Wroclaw, les répétitions sont interrompues à la suite du limogeage du directeur de l'établissement, Krzysztof Mieszkowski, et la nomination à sa succession de Cezary Morawski, acteur de cinéma et de télévision plus proche de l'entertainment que du théâtre d'art. Face à ce qui constituait une reprise en main du théâtre par le pouvoir politique en Pologne – pays dirigé depuis 2015 par le PiS (Droit et Justice), parti ultraconservateur et eurosceptique –, Lupa, ses acteurs, ses soutiens, se sont mobilisés. Après de multiples rebondissements (départs et licenciements de comédiens, abandon du projet), Le Procès a été créé en novembre 2017 au Nowy Teatr de Varsovie. Et le metteur en scène de rappeler que « face à la menace qui pèse sur la liberté individuelle, nous voulons que cette performance soit une voix commune sur l’avenir ». ■ caroline châtelet Le Procès, d'après Franz Kafka, mise en scène Krystian Lupa. Du 20 au 30 septembre, Festival d'Automne à Paris, Théâtre national de l'Odéon. En tournée : les 16 et 17 novembre au Théâtre du Nord à Lille, les 1er et 2 décembre à Dresde (Allemagne), le 15 décembre à la Filature à Mulhouse, et du 6 au 10 mars 2019 à Athènes (Grèce). www.festival-automne.com www.theatre-odeon.eu
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L'ASPIRATION VERS LE BAS DES NORMES SOCIALES ET ENVIRONNEMENTALES Pour Pierre Khalfa, ancien coprésident de la Fondation Copernic, et Aurélie Trouvé, porte-parole d'Attac, la construction européenne a dégénéré avec la poursuite de politiques menées contre ses propres citoyens. Lors de sa création, la Communauté économique européenne était certes porteuse, dans son traité fondateur de Rome en 1957, d'une logique libre-échangiste dont les dangers étaient manifestes. Mais elle intégrait des objectifs de progrès social, notamment la question de l'égalité femmes / hommes, et « l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi » de ses peuples, accompagnant ainsi le développement de l'État social. Elle a aussi intégré progressivement des objectifs environnementaux. Précédé par un tournant néolibéral
dans la plupart des pays européens, l'Acte unique de 1986 et les traités qui ont suivi constituent une rupture. C'est à partir de cette époque que les dispositions libérales du Traité de Rome prennent tout leur sens. Le droit de la concurrence, inscrit au cœur des textes, devient le droit normatif à partir duquel les élites néolibérales, hégémoniques au sein des institutions nationales et européennes, façonnent l'Union. Les traités et les politiques successives de l'espace européen ont renforcé la dérégulation des échanges, la mise en concurrence fiscale
PIERRE KHALFA AURÉLIE TROUVÉ coprésidents d'Attac
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et sociale – rendant très difficile toute avancée environnementale ou sanitaire. L'Union européenne fonctionne aujourd'hui comme une pompe aspirant vers le bas les normes sociales et environnementales. COMPÉTITIVITÉ, CONCURRENCE, DUMPING SOCIAL Les processus de décision comme les conditions de l'élargissement de 2004 compromettent tout progrès social. Les décisions européennes participant à ce progrès requièrent pour la plupart l'unanimité des États-membres, alors que l'approfondissement du marché intérieur et de la mise en concurrence au sein de l'Union ne nécessitent qu'une majorité qualifiée. L'élargissement à vingt-huit s'est fait sans moyens budgétaires supplémentaires. La politique de cohésion ciblée sur les États et régions les plus pauvres
LE DOSSIER
Europam sive Celticam veterem / sic describere conabar Abrah. Ortelius ; Evert Sijmons z. Hamers veldt sculpsit, Ortelius, Abraham, , 1600-1699. DR.
Le droit de la concurrence, inscrit au cœur des textes, est devenu le droit normatif à partir duquel les élites néolibérales façonnent l'Union.
s'est orientée de plus en plus vers la compétitivité et la croissance, abandonnant les objectifs de lutte contre les inégalités sociales et territoriales. Les traités européens interdisent explicitement toute harmonisation sociale. La Charte des droits fondamentaux, intégrée en 2007 au traité de Lisbonne, non seulement contient des droits de faible portée, mais leur application est renvoyée aux « pratiques et législations nationales ». Cette charte ne crée donc pas de droit social européen susceptible de rééquilibrer le droit de la concurrence, qui restera dominant à l'échelle européenne. C'est en s'appuyant sur ce droit que la Cour de justice de l'Union européenne a pris en 2007 et 2008 une série d'arrêts – Vaxholm, Viking, Laval, Rüffert – qui interdisent que s'appliquent aux travailleurs détachés des conventions collectives destinées aux travailleurs nationaux, actant ainsi juridiquement le dumping social. CONTRAINTES ENVIRONNEMENTALES MINIMALES Le cas des normes environnementales est quelque peu différent, puisque les institutions européennes ont promulgué des directives, allant souvent plus loin que les législations nationales et conduisant éventuellement à des contentieux avec certains États-membres. Mais s'il a pu y avoir des velléités d'imposer des normes environne-
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mentales et sanitaires a minima à l'échelon communautaire, la pression des États-membres et des lobbies ont eu raison de toute avancée majeure. L'agriculture et l'alimentation en sont de bons exemples. La Commission européenne a tenté d'imposer, depuis le début des années 2000, des conditions environnementales aux agriculteurs pour leur verser les aides de la Politique agricole commune. Ces conditions ont été considérablement allégées par les États-membres lors des passages au Conseil des ministres de l'Union. Et la réforme qui s'annonce, sur fond de « subsidiarité accrue », propose tout simplement de renvoyer aux États-membres une grande partie de ces règles. Le résultat est connu d'avance : dans l'espace de libre-échange européen, les lobbies auront beau jeu, dans chaque pays, d'exiger des contraintes minimales pour ne pas porter atteinte à leur compétitivité. Bruxelles est sciemment en train d'abandonner le rôle de gendarme de l'environnement que la Commission avait pourtant commencé à jouer en matière agricole – avec la directive nitrates par exemple. LIBRE-ÉCHANGE CONTRE PROTECTION Enfin, la mise en concurrence de l'Union européenne avec les pays tiers fait pression sur les normes qui contreviendraient à la « libre concurrence ». Ainsi, les accords
Pascaarte van alle de Zeecusten van Europa, Blaeu, Willem Jansz, 1600-1699. DR.
LE DOSSIER
dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce exigentils de « limiter l'utilisation de mesures sanitaires et phytosanitaires injustifiées à des fins de protection du commerce ». Au nom de la lutte contre toute mesure protectionniste, l'Union européenne a été régulièrement condamnée, par exemple parce qu'elle interdit l'import de viande traitée aux hormones. Les accords de libreéchange, que l'Union européenne multiplie avec de très nombreux
pays du monde, vont encore plus loin : celui avec le Canada donnera aux grandes entreprises bien plus de moyens pour contester des normes qui leur seraient défavorables. Cette logique d'aspiration vers le bas des normes sociales et environnementales nourrit le ressentiment des peuples. L'attitude de la plupart des gouvernements européens aboutit à ce que ce ressentiment se focalise sur les étrangers, nourrissant ainsi l'extrême droite et créant les conditions de l'éclatement de
l'Union. On n'est jamais puni que par là où l'on pèche... Pourtant, l'Union européenne étant une des zones économiques parmi les plus riches du monde, il serait possible d'entamer un processus d'harmonisation sociale, fiscale et environnementale. Mais cela suppose une rupture avec l'Europe néolibérale actuelle et donc une crise politique majeure qui déboucherait sur une refondation du projet européen. ■ pierre khalfa et aurélie trouvé
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L'EUROPE FACE À UNE CRISE MORALE ET POLITIQUE Françoise Dumont, présidente d'honneur de la Ligue des droits de l'homme, déplore l'évolution de politiques migratoires européennes qui aggravent une « crise » qu'elles ont elles-mêmes suscitée. Lorsque, pendant l'été 2015, celles et ceux qui fuyaient la guerre et la misère pour ne pas mourir sont venus chercher refuge en Europe, celleci a échoué à répondre avec humanité et dignité à l'augmentation de ces arrivées. La solidarité entre les différents États européens s'est révélée inexistante, alors qu'un peu partout, des gens ont accueilli des migrants, ouvert leur maison, fourni une aide matérielle et donné de leur temps. En France, ceux-là se sont ainsi exposés à des poursuites pour « délit de solidarité ». Feignant d'oublier que l'écrasante majorité des réfugiés sont dans les pays en voie de développement, les États européens rechignent toujours autant à répondre à ces arrivées en respectant leurs obligations vis-à-vis du droit international et européen : les différentes odyssées de
FRANÇOISE DUMONT Présidente d'honneur de la LDH
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l'Aquarius en sont devenues le symbole même. POLITIQUE DE DISSUASION En l'espace d'un an, le nombre de personnes ayant demandé l'asile auprès de l'un des vingt-huit Étatsmembres de l'Union européenne a diminué de moitié, nous dit-on. En 2017, 650 000 demandes ont été enregistrées contre 1 206 500 en 2016, une tendance à la baisse qui s'est confirmée au premier semestre 2018. Cette apparente « embellie » ne dupe personne. Ni l'ONU, ni le HCR, ni les Syriens, Afghans, Nigérians, Soudanais ou Érythréens qui, chaque jour, viennent demander une protection internationale et sont maintenant rejoints par un nombre croissant d'Albanais ou de Vénézuéliens. Si « embellie » il y a, elle ressort toute entière des efforts de l'Union européenne pour assurer une gestion dite « efficace » des flux migratoires, à savoir leur réduction. C'est notamment l'œuvre des 1 500 garde-frontières et garde-côtes déployés aux frontières extérieures de l'Europe, mais aussi des pratiques de refoule-
ment et de push-back d'un nombre croissant d'États européens. Pourtant, si l'on en croit l'agenda européen, le pire serait encore à venir, notamment si la réforme du droit d'asile européen, à laquelle la Commission européenne travaille depuis deux ans, est finalement validée par les États-membres du Conseil européen. En réalité, depuis 1990, l'Union européenne n'a cessé de multiplier les initiatives destinées à dissuader les nouveaux arrivants : depuis le passage des questions d'immigration et d'asile du troisième au premier pilier communautaire (1997) qui a fait de l'immigration un thème sécuritaire, en passant par les tentatives d'européanisation du droit d'asile avec les différents accords de Dublin, jusqu'à la mise en place du fichier Eurodac et tout un arsenal d'accords bi- et multilatéraux entre pays européens et pays extra-européens, il devient difficile de faire une liste exhaustive des mesures prises. CONDITIONS INHUMAINES Plutôt que de contrer l'augmentation des discours populistes et xénophobes, la réponse de l'Europe a
Carte du théâtre de la guerre, 1870. DR.
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Il n'y a pas de crise migratoire, mais une crise de l'accueil des migrants. L'UE doit mettre en place des politiques migratoires durables et basées sur une vision à long terme. été et est trop souvent d'appliquer leurs recettes. Mais une approche basée sur la dissuasion et la fermeture des frontières n'équivaut pas à une politique efficace, respectueuse des droits de tous. Des milliers de personnes sont ainsi bloquées dans des conditions inhumaines sur les îles grecques, le long de la route des Balkans ou dans une zone de conflit incontrôlée comme la Lybie. Il n'y a pas de crise migratoire, mais une crise de l'accueil des migrants.
Pour y répondre, l'Union européenne doit mettre en place des politiques migratoires durables et basées sur une vision à long terme, qui garantissent les droits des individus plutôt que de les renvoyer vers un danger certain. Ces solutions incluent l'expansion de voies sûres et régulières vers l'Europe, comme les visas humanitaires, la réinstallation, la réunification familiale et la mobilité des travailleurs, quel que soit leur niveau de compétences.
Le fossé entre l'affirmation des valeurs européennes et leur application dans les faits ne cesse de s'accroître. Il est urgent que l'Europe se donne les moyens de faire face à la crise morale et politique qu'elle traverse, la position restrictive qu'elle adopte ne faisant qu'accroître l'influence des passeurs, provoquer des milliers de morts et exacerber les tensions entre et dans les pays européens eux-mêmes. ■ françoise dumont
CLIMAT : L'ENJEU EUROPÉEN Clément Sénéchal, chargé de campagne à Greenpeace, cerne les responsabilités de l'UE dans la lutte contre le changement climatique et les dommages environnementaux. À quel niveau agir face à la crise écologique ? En commençant par son propre mode de vie, ou au contraire en investissant toute son énergie dans des mobilisations collectives ? En faisant vivre les initiatives locales, concrètes et accessibles, ou en visant les grands centres de pouvoir, éloignés et trop souvent imprenables ? Quel agenda choisir ?
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Celui de son jardin, de sa ville, de son pays, de l'Union européenne ? ÉCHELLE EUROPÉENNE Pour répondre à ces questions, il faut bien se souvenir que la crise écologique s'exerce d'abord sur le front du changement climatique. Or l'une des caractéristiques majeures de ce phénomène réside
dans sa globalité, qu'il s'agisse de ses causes ou de ses effets. Dans ses effets : le réchauffement climatique touche l'ensemble du globe, à des degrés divers certes, mais sans considération pour les ensembles politiques et leurs frontières. Dans ses causes : la surexploitation des ressources naturelles et l'explosion des flux internationaux, encoura-
gées par une libéralisation effrénée des échanges. Dans ce contexte, il est bien évidemment nécessaire de mener des actions à l'échelle la plus globale possible. À ce titre, l'UE ne peut être délaissée. D'une part, elle possède la masse critique économique et les prérogatives normatives pour imposer des changements à grande échelle. D'autre part, elle constitue un espace de concertation et de coopération potentielles entre les États-membres, susceptible d'atténuer la concurrence délétère entre pays pour l'accès aux différentes ressources naturelles de la planète. Par ailleurs, c'est à l'échelle européenne que se négocient aujourd'hui les traités de libreéchange, qui régissent la quantité et la qualité des matières premières importées. Enfin, c'est également l'Union européenne qui pilote le financement des secteurs les plus en prise avec la crise écologique, comme l'agriculture et l'énergie. REMÈDE PIRE QUE LE MAL L'Europe assume d'ailleurs de manière explicite un rôle sur le plan environnemental, puisqu'elle s'est dotée d'une directive sur les énergies renouvelables dès 2009. Et l'année 2018 aura vu l'adoption d'une nouvelle directive pour la décennie 2020-2030. L'occasion d'une victoire de la société civile, puisque les droits des citoyen-nes à produire, consommer, vendre et
CLÉMENT SÉNÉCHAL Chargé de campagne à Greenpeace France
stocker des énergies renouvelables sont désormais établis dans la loi. La nouvelle directive prévoit également une sortie progressive des carburants dits de première génération, obtenus à partir de cultures alimentaires, dont le bilan climatique est en moyenne 80 % plus néfaste que celui de leurs équivalents fossiles. La raison : ils entraînent conversion des sols et déforestation massive, lesquelles privent la planète de puits de carbone essentiels à sa régulation climatique. C'est par exemple ce que compte produire Total dans son usine du Sud de la France, à La Mède, avec l'aval inexplicable du ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot. La moindre des choses, puisque c'est l'UE qui a impulsé dès 2005 le développement industriel de ce remède qui s'est avéré bien pire que le mal. Hélas, la date retenue de 2030 témoigne d'une frilosité tragique, puisque d'ici là il ne restera presque rien des forêts tropicales.
URGENCE D'UN GOUVERNEMENT ÉCOLOGIQUE Autre agenda important : les négociations autour de la prochaine Politique agricole commune (PAC) qui débutent cette année et qui auront un impact systémique. Cet argent public a façonné en Europe une agriculture productiviste déconnectée des enjeux environnementaux. Ce système de pollueurspayés doit cesser afin d'engager la transition. La nouvelle PAC devra en particulier, pour répondre aux enjeux climatiques, favoriser une baisse de la production de viande et de produits laitiers. C'est donc au niveau de l'Union européenne qu'ont lieu les arbitrages qui dirigent les grandes politiques industrielles qui impactent la planète. Néanmoins, il faut se garder de l'illusion d'une Europe monolithique. Car malgré son poids et sa perméabilité aux lobbies, la Commission européenne, tant vilipendée, n'est pas centrale dans les orientations prises sur le plan environnemental. C'est plutôt le Conseil européen, soit la synthèse des joutes diplomatiques que se livrent les différents Étatsmembres, qui fait la différence. C'est pourquoi il y a urgence à faire advenir un gouvernement écologique en France, capable d'emmener cet ensemble politique vers une transformation économique à même de préserver les conditions du vivant. ■ clément sénéchal
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Mouvement sur les chemins de fer du monde pendant l'année 1883 / gravé par A. Simon. DR.
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3 % : LA DROITE N'A PAS LE MONOPOLE DU CHIFFRE Retournons l'obsession des 3 % de déficit public, dogme absurde qui a conduit l'Europe dans l'impasse politique, pour défendre un objectif infiniment plus sain de réduction de la pauvreté. Sondage après sondage se dégage la relation ambivalente qu'entretiennent les Français avec l'Union européenne. Elle suscite de la déception et son action est jugée négativement, particulièrement en ce qui concerne la politique économique et sociale. Pour autant, l'europhobie reste minoritaire et les Français ne basculent pas (encore ?) dans le rejet du projet européen. Entre un Macron eurobéat et une Marine Le Pen eurobsessionnelle, il existe pourtant un chemin de crête. Osons faire prendre ce chemin à
MARIEPIERRE VIEU
Député européenne, membre de la GUE-NGL
une politique économique et sociale qui, au niveau européen, peut actuellement se réduire à la poursuite d'un seul chiffre : 3. Comme les 3 % de déficit public par rapport au produit intérieur brut (PIB), cette invention absurde qui justifie toutes les réformes budgétaires depuis des décennies et qui est devenue l'un des points cardinaux de la construction européenne, gravé dans le marbre depuis les critères de Maastricht en 1992. AU SEUIL DE LA PAUVRETÉ Ce dogme insensé est à l'origine d'une foultitude de violations démocratiques, de récessions, de marasmes économiques et de vies ruinées. Ainsi l'Espagne (22,1 %), la Grèce (21,4 %), l'Italie (19,9 %) et le Portugal (19,5 %) affichent les taux de pauvreté les plus élevés. Sans surprise, il s'agit des pays qui ont subi de plein fouet l'austérité,
ces choix politiques conscients imposés avec brutalité contre l'avis et l'intérêt des peuples. À l'inverse, les Pays-Bas (11,6 %), la Norvège (11,9 %) et le Danemark (12,2 %) font partie des pays où le taux de pauvreté est le plus faible. Sans surprise non plus, ces pays sont dotés de forts systèmes de protection sociale financés à hauteur de leurs ambitions. Avec un taux à 13,6 %, le niveau de la pauvreté en France est également parmi les plus bas d'Europe. Il est même le plus faible des pays les plus peuplés – au temps pour l'inefficacité de notre système de protection sociale supposée par un Emmanuel Macron et un Édouard Philippe décidément bien ignorants ! Pour autant, compter encore près d'un Français sur sept en situation de pauvreté ne saurait être satisfaisant au XXIe siècle. Rappelons qu'être pauvre, c'est être éloigné du
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La réduction du nombre de personnes confrontées au risque de pauvreté ou d'exclusion sociale était l'un des objectifs de la stratégie Europe 2020. niveau de vie moyen de son pays. Selon les derniers chiffres disponibles de l'Office européen des statistiques, 17 % des Européens, soit 87 millions de personnes, vivent sous le seuil de pauvreté de leur pays (fixé à 60 % du revenu médian). Ce phénomène touche proportionnellement plus les femmes que les hommes, les jeunes que les seniors, les familles que les célibataires et les chômeurs que les actifs – pourtant, même la part des travailleurs pauvres progresse à une vitesse inquiétante. UNE RÈGLE VERTUEUSE La réduction du nombre de personnes confrontées au risque de pauvreté ou d'exclusion sociale était pourtant l'un des objectifs de la stratégie Europe 2020. Son échec est patent – mais peut-on seulement parler d'échec quand presque rien d'ambitieux n'a été mis en œuvre ? Ne serait-il pas grand temps d'inverser le dogme des 3 % pour le transformer en règle vertueuse ?
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Ainsi, à un horizon à définir d'un commun accord, et à l'aide de stratégies nationales mais coordonnées, les États membres de l'Union européenne pourraient s'astreindre à réduire leur taux de pauvreté à 3 %. Ne nous plions plus à leurs règles et imposons les nôtres. La droite n'a pas le monopole du chiffre ! Ce n'est pas la majorité Macron qui portera une telle option, elle qui reporte son plan anti-pauvreté pour cause de Coupe du monde de foot et déplore le « pognon de dingues » des aides sociales. Ce n'est pas non plus celle qui se dégage du Parlement européen, qui repousse sans cesse l'hypothèse d'une taxe sur tous les types de transactions financières qui, fixée à 0,05 %, rapporterait 200 milliards et offrirait un potentiel de relance des politiques publiques. Alors utilisons les élections européennes de 2019 pour converger autour d'un tel signal et faire élire des élu-es de la gauche de transformation ! ■ marie-pierre vieu
« SORTIR DU MANICHÉISME PRO / ANTI-EUROPE » Diem25, Maintenant le peuple… Les partis nationaux de la gauche radicale peuvent-ils se fédérer pour présenter une alternative à l'UE actuelle ? Fabien Escalona analyse leurs points de convergence et de divergence. regards.
Le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon a officiellement quitté le Parti de la gauche européenne (PGE) en juillet, expliquant ne pas vouloir appartenir au même parti européen qu'Alexis Tsipras, devenu selon lui le représentant de la ligne austéritaire en Grèce. Le PGE est-il obsolète ?
fabien escalona.
La création de ce parti en 2004 témoignait de la renaissance de la gauche radicale après la longue nuit des années 1980 et 1990. Mais la crise grecque de 2015 a révélé qu'il ne
constituait pas un outil satisfaisant pour affronter le chantage que subissait le gouvernement de Syriza, et elle a conduit à l'émergence d'entreprises concurrentes à gauche. Le PGE s'est en effet avéré un cadre à la fois trop étroit et trop large. D'un côté, Diem25, lancé par Yanis Varoufakis dans le but de démocratiser l'Union européenne d'ici une dizaine d'années, cherche à rassembler au-delà de la gauche radicale, dans les rangs des verts et de la social-démocratie – avec des figures comme Paul Magnette, l'ancien ministre-président belge de la Wallonie ou le porte-parole
FABIEN ESCALONA
Docteur en sciences politiques, journaliste à Mediapart, est spécialiste de la social-démocratie et des gauches radicales.
d'EELV Julien Bayou. De l'autre côté, les divers « sommets du plan B » initiés par Jean-Luc Mélenchon affirment au contraire la nécessité d'un périmètre de débat plus resserré pour réfléchir aux modalités d'une sortie de l'euro ou de l'Union en cas d'échec de la renégociation des traités. regards. Depuis avril, il faut compter aussi avec Maintenant le peuple (MLP), qui semble gagner de l'ampleur… escalona.
Le mouvement lancé en vue des élections européennes de mai 2019 par la France insoumise (FI), le Bloco de Esquerda portugais et l'Espagnol Podemos a été rejoint en juin par les Danois d'Alliance Rouge-Verte, les Suédois du Parti de gauche et les Finlandais d'Alliance de gauche… MLP a le mérite d'être un rassemblement idéologique cohérent, réunissant les diverses for-
fabien
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mations de ce qu'on peut nommer la « nouvelle gauche radicale ». Sur les décombres de la vieille gauche productiviste, restée inscrite dans l'histoire et les débats du mouvement ouvrier, cette nouvelle famille développe une doctrine et se fonde sur une base sociologique, toutes deux mieux adaptées au temps présent. Héritière du mouvement altermondialiste, elle se caractérise par son habileté à marier les exigences démocratiques, sociales et écologiques de manière innovante, en prenant aussi en compte les questions des minorités. regards. La première déclaration de MLP parle explicitement de « rompre avec le carcan des traités européens qui imposent l'austérité ». Les signataires sont-ils d'accord sur les formes de cette rupture ? fabien escalona.
Ils se retrouvent tous autour d'un discours très critique sur l'UE, présenté comme foncièrement néolibérale, militariste et antidémocratique, et rendant quasiment impossible toute politique réellement progressiste (au moins en termes socio-économiques). Mais ils ne sont pas sur la même ligne vis-à-vis de la stratégie exacte à suivre pour combattre les traités existants : les changer sans en sortir ? Menacer d'en sortir ? En sortir d'emblée comme préalable à une politique de gauche ? Les plus radicaux figurent au sein des trois formations nordiques. Celles-ci
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ont toujours été fortement opposées à l'intégration européenne, et elles envisagent sans complexe une sortie de l'UE en des termes qui choqueraient en France. Il faut dire qu'en Suède, par exemple, même la social-démocratie voyait l'UE comme un club catholique, conservateur et capitaliste, jusqu'aux années 1980. La gauche nordique a par ailleurs une tradition de neutralité et de pacifisme qui la préserve de tout procès en nationalisme, alors qu'en France, la tradition jacobine de la FI, ses références positives au service militaire et la présence du FN sur le terrain de l'euroscepticisme compliquent davantage le débat…
« Maintenant le peuple a le mérite d'être un rassemblement idéologique cohérent, réunissant les diverses formations de ce qu'on peut nommer la “nouvelle gauche radicale”. »
regards.
La France insoumise se place sur une ligne assez distincte ?
fabien escalona.
Elle a opté pour la ligne plan A / plan B, beaucoup plus audible politiquement, et sans doute plus maline stratégiquement, plutôt que de prôner une sortie sèche de l'euro. Quant au Bloco portugais dirigé par Catarina Martins, il a certes choisi de soutenir les mesures de relâchement d'austérité menées par le gouvernement socialiste d'Antonio Costa. Mais il affirme sans détour que s'il arrive au pouvoir et que l'euro s'avère un obstacle à l'application de son programme, il faudra en sortir – ce qui lui vaut moins des procès en nationalisme qu'en irréalisme. Il n'est pas ques-
tion, toutefois, de parler de sortie de l'UE pour le Bloco, tant l'identité démocratique du Portugal est associée à son intégration à l'UE. Podemos demeure pour sa part très vague sur sa stratégie, et ne reprend pas à son compte la dialectique plan A / plan B, qui n'apparaît pas explicitement dans la déclaration. Il apparaît comme la formation la plus soft sur l'enjeu européen. regards. Ces divergences n'empêcheront-elles pas MLP de faire une campagne commune efficace aux prochaines européennes ?
LE DOSSIER
ROYAUME-UNI
CORBYN CONTRAINT AU COMPROMIS Outre-manche, la question européenne prend l’allure d’un vaste piège pour la gauche radicale. Le chef du Parti travailliste Jeremy Corbyn, représentant de l’aile gauche de sa formation, n’a jamais caché son hostilité envers une « Europe usurière transformant les petites nations en colonies asservies sous le fardeau de la dette », à laquelle il ne voyait « aucun avenir », selon ses propos de 2015. Il avait voté en faveur de la sortie de la Communauté économique européenne lors du référendum de 1975, avant de rejeter en 1993 le Traité de Maastricht, avertissant qu’il empêcherait les parlements nationaux « de définir leur propre politique économique, au profit d’une poignée de banquiers non élus ». Le député d’Islington a cependant dû changer son fusil d’épaule au moment du référendum du 23 juin 2016 sur le Brexit. La campagne en faveur du « Exit » étant prise en otage par les arguments anti-immigration des xénophobes du UKIP, Corbyn a finalement renoncé à assumer ses convictions personnelles au profit d’une position « Remain and reform », en phase avec une partie non négligeable de sa base. En février dernier, il a décontenancé ses adversaires conservateurs en affirmant que s’il était au pouvoir après la sortie officielle du Royaume-Uni, le 29 mars 2019, il s’efforcerait de maintenir le pays dans une union douanière avec ses partenaires européens. Il a toutefois pris soin d’assortir cette promesse de quelques conditions pour le moins antinomiques avec l’esprit de Bruxelles, telles que l’autorisation des aides d’État à certaines industries ou encore des garanties contre les privatisations des services publics. Une conditionnalité qui n’est pas sans rappeler la stratégie du plan A / plan B de Jean-Luc Mélenchon… ■
ALLEMAGNE
DIE LINKE VEUT SE REMETTRE DEBOUT La gauche radicale allemande est loin de connaître le même essor que ses homologues grecque, espagnole, portugaise et française. À l’issue des législatives de 2017, le groupe Die Linke s’est retrouvé relégué en cinquième position, derrière les conservateurs de la CDU-CSU, les sociaux-démocrates du SPD, l’extrême droite de l’AfD et les libéraux du FDP. Pilier du PGE, le parti post-communiste est profondément divisé sur la question européenne. Sa coprésidente Katja Kipping, proche de Diem25, considère que l’euro pourrait tout à fait être mis au service d’une politique non austéritaire et rêve encore de renforcer le fédéralisme européen. Sahra Wagenknecht, co-présidente du groupe Die Linke au Bundestag, est plus pessimiste quant à la possibilité de réformer l’Europe de l’intérieur et n’hésite pas à envisager un autre système monétaire plus souple. Début août, la députée a lancé Aufstehen (« Se lever »). Inspiré du modèle populiste des Insoumis et de Podemos, ce nouveau mouvement vise à dépasser la logique des partis traditionnels et à séduire des électeurs qui ont basculé vers l’abstention ou l’extrême droite. Quitte à adopter une position droitière sur la question des migrations, en réduisant l’ouverture des frontières par Angela Merkel, en 2015, à une politique néolibérale. Un discours qui risque surtout de banaliser les idées racistes de l’AFd. ■
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fabien escalona. Le mouvement ne pourra effectivement pas faire campagne sur la stratégie précise à adopter contre l'UE existante, mais ce n'est pas forcément un handicap, puisque de toute façon ce n'est pas à des élections européennes que l'on décide de sortir des traités. Si cela se produit, ce sera le fait d'un gouvernement national, qui décidera d'être un grain de sable dans la machine – comme avait pu l'être Paul Magnette, lorsqu'il avait refusé de signer le CETA, l'accord de libre-échange entre le Canada et l'UE. La stratégie européenne n'est pas l'alpha et l'oméga de ce qui permet la coopération au sein de MLP, qui se concentrera sur les thèmes de la souveraineté populaire, sur la lutte contre le néolibéralisme et pour une écologie politique. Même si Podemos ne suit pas Mélenchon sur l'idée d'un plan B, ils sont très proches dans leur réflexion sur le populisme et sur les modèles d'Amérique latine. regards. MLP risque-t-il de souffrir de la concurrence de la liste paneuropéenne transnationale de Diem 25 ? escalona. Je suis assez sceptique quant aux chances de Diem 25. Le mouvement de Varoufakis veut apporter une réponse d'emblée paneuropéenne à la crise, comme si un espace politique européen existait déjà et qu'il suffisait d'y émettre des arguments rationnels pour démocratiser l'Eu-
fabien
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rope. C'est une initiative un peu hors-sol, négligeant les questions de rapports de forces et dépourvue d'ancrage populaire. Là où MLP est une coopération de partis ayant un fort ancrage électoral national, les formations qui participent à Diem25 sont très petites, comme le mouvement Génération.s de Benoît Hamon ou le parti polonais Razem… Paul Magnette, qui est l'une des voix les plus intéressantes et offensives de la social-démocratie, a pu dire que « l'espace public européen n'est pas assez mature », mais j'irais plus loin en affirmant que ce n'est pas – ou plus – le but des principales forces dirigeantes de l'UE. La progression se fait dès maintenant dans un sens autoritaire antidémocratique. regards. Vers quoi l'Union évolue-t-elle, alors ? fabien escalona. On peut se demander si l'UE peut devenir plus qu'une « démocratie des démocraties », selon la formule de la philosophe Justine Lacroix. Aller vers une sorte de super État-nation européen à démocratiser, c'est ignorer la violence qui a précédé et présidé au processus d'homogénéisation culturelle et linguistique expérimenté par les formations sociales nationales – formations qui nous sont aujourd'hui si familières. Il faut se demander si l'on peut arriver à un degré d'intégration européenne satisfaisant sur le plan démocratique sans passer par
« Le mouvement de Varoufakis veut apporter une réponse d'emblée paneuropéenne à la crise, comme si un espace politique européen existait déjà et qu'il suffisait d'y émettre des arguments rationnels pour démocratiser l'Europe. »
un processus de création violente. Si l'on n'y arrive pas, ne faudraitil pas en prendre son parti et tenter une intégration différenciée et réversible selon les sujets ? C'est un chantier de réflexion majeur, qui permettrait de sortir du manichéisme pro / anti-Europe dans lequel certains responsables politiques souhaitent nous enfermer. ■ propos recueillis par laura raim
Carte drôlatique d'Europe pour 1870. DR.
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CHIEN QUI NE MORD PAS ABOIE « Faut-il toujours refuser la violence ? » se demandait ingénument Regards dans son précédent numéro. C’est aussi la question que pose François Bégaudeau dans son nouveau roman En guerre, dont l’action s’étire de novembre 2015 (la semaine des attentats du Bataclan, d’où le titre ; « en guerre » étant l’expression que Manuel Valls, alors premier ministre, avait martelé quatorze fois en dix minutes à la télévision) jusqu’au second tour de l’élection présidentielle de 2017. INCAPACITÉ À LA VIOLENCE Nous sommes dans une petite ville située à une heure de Paris, jamais nommée, mais qu’un lecteur attentif identifiera grâce à sa cathédrale gothique comme étant Beauvais. Romain, un trentenaire bobo, de gauche (il participera bientôt à Nuit debout) qui travaille au Bureau régional des affaires culturelles où il coordonne l’opération « Décloisonnement et vivre-ensemble » rencontre, par une série de hasards qui défient les lois de la ségrégation sociale, Louisa, une beurette prolo qui enchaîne les CDD dans un entrepôt logistique d’Amazon.
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Le dernier livre qu’elle a aimé, c’est Lutter de Rihana. « J’aime les livres utiles pour la vie », lui fait dire Bégaudeau. Romain, lui, « ne lit plus que des essais qui lui fournissent des billes pour démontrer ce qu’il sait, la marche du monde, la saloperie du monde, l’oligarchie mondiale. Il appelle cela : se réarmer. Sans être tout à fait sûr que cette recension acharnée des turpitudes acharnées du système n’ait pas pour résultat, sinon pour but, de le désarmer ». Il a pas tort, Romain. On ne peut pas dire qu’on soit ignorant des turpitudes de ce monde, dont le roman de Bégaudeau, toujours drôle, décrit certaines avec précision. Si par exemple vous n’êtes pas au courant du principe écœurant de « la préquantification du temps de travail » dont sont victimes les distributeurs de tracts publicitaires, souvent d’origine sri-lankaise ou syrienne, vous l’apprendrez ici. Pourquoi ne nous révoltons pas ? Dans le roman, un écrivain double de Bégaudeau répond à cette question. Il dit : « Nous pâtissons d’une incapacité à la violence. Nous sommes juste capables de ressentiment, d’amertume, d’hostilité, de rage, et autres secrétions humorales produites par rétention de
la violence. Chien qui ne mord pas aboie ». Un dernier point. En guerre de Bégaudeau n’a rien à voir avec le film du même nom de Stéphane Brizé, sorti au printemps, avec Vincent Lindon dans le rôle principal. Mais, sinon dans la forme, du moins dans le fond, ils racontent sans doute la même chose. En tout cas, si vous avez aimé l’un, il y a de fortes chances pour que vous goûtiez l’autre. ROMAN À SERRURES Bien sûr, j’ai ricané bêtement en lisant certaines phrases du nouveau roman d’Aurélie Filipetti, Les Idéaux. Comment ne pas ? « Les kilomètres défilaient comme des chevaux au galop ». « Les corbeaux de l’oligarchie pourraient bien hurler leur haine ». Et ma préférée : « Le lieu qui les avait poussés l’un vers l’autre avait aussi creusé entre eux un fossé définitif ». Ce galimatias s’éclaire un peu quand on sait que le lieu en question est : la politique. Dans son troisième roman autobiographique (le premier, Les Derniers jours de la classe ouvrière, ayant été très remarqué en son temps) l’ancienne ministre de la Culture raconte sans fard l’amour
CHRONIQUE
va accepter un poste au gouvernement et s’en mordre les doigts. Aujourd’hui, comme le raconte le roman, Frédéric de Saint-Sernin ne fait plus de politique, il travaille dans l’humanitaire. Pendant ce temps, Aurélie Filippetti fait la campagne de François Hollande. Ceux qui voudrait le voir réélu en 2022 feraient bien de lire le terrible portrait qu’elle fait de lui une fois élu, et qu’elle appelle dès lors « le Prince ». Ou bien celui de Fabius. Soudain on ricane moins. Aurélie Filippetti lâche ses coups, raconte sans fard, là encore, son passage rue de Valois, les pressions, la realpolitik. Les quelques pages qu’elle consacre à la presse sont d’une lucidité exemplaire. Comme on le sait, elle démissionnera, deviendra députée frondeuse. Elle le raconte aussi. Ils continueront à se voir. arnaud viviant Illustration Alexandra Compain-Tissier
– c’est en tout cas le dernier mot du livre – qui l’a unie, plusieurs années durant, à Frédéric de Saint-Sernin, chiraquien pur sucre, député de la Dordogne, ancien ministre de Raffarin. Le roman ne cite aucun nom. Pour autant, ce n’est pas un roman à clefs mais plutôt à serrures. Pour ceux qui l’ignoraient, précisons que cette relation était connue (elle figure même sur la page Wikipédia de Saint-Sernin). Il est donc de droite et catho, elle est de gauche et athée. Mais ils se rejoignent « dans la détestation de ceux qui avaient dressé le peuple contre la politique et qui maintenant déploraient le populisme qu’ils avaient généré ». Au début du livre, nous sommes sous la présidence Sarkozy et ils sont tous les deux députés. Ils se chauffent de la voix et du regard à travers l’hémicycle. Ils se rencontrent secrètement, se parlent en faisant attention aux téléphones qu’ils utilisent... Une fois qu’ils ont fait leurs petites affaires, sur lesquelles l’auteur reste sobre, ils parlent politique. Il a beau être de droite, « hobereau désuet » comme elle le décrit, il n’est pas très Sarko. Le ministère de l’Identité nationale, ce n’est pas sa came. Néanmoins, il
arnaud viviant
Romancier et critique littéraire
François Bégaudeau, En guerre, éd. Verticales
Aurélie Filippetti, Les Idéaux, Fayard.
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L’OBJET
L’éolienne Les siècles passent et l’histoire se répète. « Les moulins à vent sont la première menace qui pèse sur les paysages françois », aurait dit, jadis, le jardinier du roi Louis XIV, André Le Nôtre. Dans la France du XXIe siècle, les éoliennes ont remplacé ces machines à broyer, machines à moudre les céréales, à écraser les olives ou à presser les drupes. Et les détracteurs de ces moulins à vent des temps modernes, aux allures futuristes – presque inquiétantes – ne trouvent guère meilleur argument que l’auteur des célèbres jardins du château de Versailles. Comparaison n’est pas raison – n’est pas Le Nôtre qui veut –, mais dans une interview au Figaro du 7 août 2018, le président de la société Sites et monuments, qui se bat pour « la protection des paysages et de l’esthétique de la France », Alexandre Gady, déclarait : « [L’éolien] est la première menace qui pèse sur les paysages français ». Mot pour mot. Aux enjeux écologiques, préférons l’esthétique. Une lecture du monde qui coûte cher. Une lecture que seuls les plus riches peuvent endosser. À l’image de ceux et celles qui construisent leurs résidences secondaires en bord de mer, pour profiter – en solitaires – des vues exceptionnelles qu’offrent le littoral (qui appartient pourtant à tous), alors que la montée des eaux, conséquence du réchauffement climatique, ne cesse de gagner du terrain. Il faut vivre avec son temps, comme dirait l’autre. Et notre temps, celui des incendies en Californie, des inondations en Malaisie, des typhons en Asie et des températures à provoquer des insomnies, devrait nous conduire à ne rien céder aux contemplateurs du désastre humain et autres acteurs du désordre climatique. Tout de notre rapport à la terre, à ses paysages, à la nature, à la production, à l’agriculture, à l’environnement, à la biodiversité, à l’alimentation doit être interrogé. Et repensé. Osons-le. Quelle est l’urgence ? La véritable urgence ? La préservation de la planète tout entière ou la préservation de quelques parcelles de terre (et parfois de mer) qui hébergent les champs d’éoliennes ? Dans la France du XIXe siècle, le territoire hexagonal comptait plusieurs dizaines de milliers de moulins à vent. Depuis, pendant que la France des Trente glorieuses construisait des barres de béton pour seules habitations, inventait des entrées de ville en tôle ondulée, répartissait de larges panneaux publicitaires dans l’espace public, ce sont 200 000 pylônes THT, adossés aux quelques 100 000 kilomètres de lignes à haute tension, qui venaient compléter le paysage urbain et rural. On dénombre aujourd’hui moins de 10 000 éoliennes sur l’ensemble du territoire français. Pas de quoi casser trois pattes à un canard. Juste de quoi regretter le retard considérable de la France en matière de production d’énergies renouvelables. Et sans être naïfs sur les juteux marchés de l’éolien, qui transforme l’énergie cinétique du vent en électricité propre, l’éolienne est devenue une nécessité. Pour un horizon (enfin) dégagé. ■ pierre jacquemain, illustration anaïs bergerat
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AU RESTO
ONDES TROUBLES POUR L’AUDIOVISUEL PUBLIC
« Honte de la République », selon l’expression d’Emmanuel Macron, l’audiovisuel public est l’objet d’un projet de loi hautement sensible. La journaliste Sonia Devillers et l’historien du journalisme Alexis Levrier en discutent les enjeux : organisation, missions, financement, indépendance, voix de la France dans le monde… par pierre jacquemain, photos célia pernot pour regards
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D AU RESTO
Dans l’interminable chantier de la Maison de la radio, un nouvel espace a ouvert ses portes au milieu de la galerie Seine. Situé au premier étage de la maison ronde, le Radioeat accueille aussi bien le public que les professionnels de la radio. Bonnes ondes au menu.
regards. C’est quoi, pour vous, l’audiovisuel public ? alexis lévrier. L’audiovisuel public est un service d’une importance essentielle pour la démocratie car, à la différence des médias privés, il se doit d’être porteur de l’intérêt général. Voilà pour l’idéal, mais depuis l’avènement de la presse, il a toujours été perçu – et même conçu – par le pouvoir politique comme un porte-voix. De Gaulle le disait d’ailleurs clairement : « La presse est contre moi, la télévision est à moi ». Au moins, les choses étaient claires. Et même si, évidemment, on n’est plus au temps de l’ORTF, les velléités de contrôle des médias publics par le pouvoir existent toujours. La question de son indépendance, ou au moins de son autonomie, est sans doute aujourd’hui son principal défi.
d’investissement et de création. Ses obligations de coproduction et d’achat sont vitales pour le documentaire, le cinéma et l’animation en France. Autant de secteurs qui se meurent partout en Europe où l’audiovisuel public est privé d’argent. Attention, toutefois, le carnet de chèques ne suffit pas. L’audiovisuel public doit faire preuve de courage et d’exigence dans ses choix de contenus. Ne pas niveler par le bas. Faire mieux que le privé soumis à une logique commerciale. regards.
Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui la réforme annoncée, notamment sur le plan des contenus ? devillers. C’est toute la question ! Le gouvernement viset-il en premier lieu des économies budgétaires ou une transformation en profondeur des entreprises
sonia
concernées ? C’est loin d’être une aberration de vouloir changer le fonctionnement de nos radios et télés publiques, mais qu’est-ce qui prime dans cette tempête : l’argent ou la modernisation ? Le flou le plus inquiétant a régné des mois durant. L’audiovisuel public s’est vu percuter et attaquer de manière incessante, entre les attaques verbales (« La honte de la République »), les menaces de coupes financières, l’inconnu sur le mode de nomination des dirigeants. Une année éreintante et déstabilisante pour tout le secteur, les responsables, les collaborateurs, mais aussi les producteurs extérieurs gagnés par l’inquiétude et l’absence de réponses. Dans ce contexte, difficile de travailler sur le plus important : les contenus. En télévision, les programmes demandent du temps, beaucoup de temps de fabrication. Sans visibilité, comment vouliezvous avancer cette année ? Reste
SONIA DEVILLERS
Journaliste, est productrice de « L’Instant M » sur France Inter.
sonia devillers.
L’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique s’avère cruciale, en effet, mais je dirais que sa dotation budgétaire et son fonctionnement économique le sont tout autant. L’audiovisuel public se doit d’être un fer de lance – mieux : une garantie – en matière
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ALEXIS LEVRIER
Historien des médias, est l’auteur de Le Contact et la distance. Le journalisme politique au risque de la connivence (Les Petits matins, 2016).
« La richesse de France Télévisions, ce sont ces équipes plurielles dont la concurrence interne garantit la diversité des regards. Au nom de la rationalisation, on risque d’appauvrir les contenus. » Sonia Devillers
AU RESTO
que le numérique est au cœur des demandes du gouvernement et que, pour le coup, il s’agit en effet d’une absolue priorité. alexis lévrier. Je crains que l’on se dirige vers une paupérisation de l’audiovisuel public. Pour autant, j’ajouterais une nuance. Il me semble que le rapprochement entre les quatre entités qui composent l’audiovisuel public1 n’est en lui-même ni irrationnel, ni illégitime. Il est même plutôt logique, car on s’apprête à vivre des bouleversements majeurs et dont on voit les débuts avec l’arrivée d’acteurs comme Netflix ou YouTube, des plateformes qui vont produire des contenus de manière massive. À l’avenir, l’audiovisuel public devra ainsi affronter la concurrence des chaînes privées, mais aussi celle des producteurs de contenus que sont les GAFA – Google, Amazon, Facebook, Apple. On peut espérer que la réforme en cours permettra de préparer cette nouvelle ère. regards. On reproche parfois à l’audiovisuel public, notamment à France Télévisions, de développer des programmes similaires aux chaînes privés. Vous partagez cette analyse ? sonia devillers. C’est archi-faux. Ceux qui utilisent cet argument ne regardent pas la télévision. Prenez la programmation cinéma d’Arte le
1. France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’INA.
dimanche soir – qui rencontre un beau succès d’audience – et celle de TF1, et on en rediscute. Prenez un jeu sur France 3 qui place la culture générale ou la langue au cœur de ses enjeux et un jeu sur C8 : rien à voir ! Prenez l’offre documentaire de nos chaînes publiques et celles de RMC Découverte ou de M6, la différence vous sautera aux yeux. « C dans l’Air », « C Politique », « La Grande librairie » de France 5 ne sont pas diffusés sur des canaux privés ! Qui prend le risque de trois heures d’émission politique en direct et en prime time, hors année électorale ? France 2, qui maintient son programme alors que les audiences ont été faibles toute la saison. alexis lévrier. Je partage votre avis : affirmer que les contenus des médias publics sont analogues à ceux des médias privés est totalement mensonger. C’est faux sur tous les plans, y compris sur la question du divertissement. Il n’y a pas de téléréalité, par exemple, ni de contenus dégradants sur l’audiovisuel public – et j’espère qu’il n’y en aura jamais. L’équation que doit résoudre le service public est cependant complexe : certains détracteurs lui reprochent des contenus trop élitistes, d’autres dénoncent au contraire sa tendance à imiter le privé. De même, on impose à l’audiovisuel public des objectifs d’audience élevés, tout en lui demandant de conserver une exigence de qualité : répondre à des attentes aussi contradictoires est forcément difficile.
regards. Un autre exemple de distinction public / privé, c’est la place de l’investigation… Elle dérange toujours autant ? sonia devillers. En dehors de France 2 et France 3, l’investigation a disparu de la télévision. TF1 n’en produit pas et estime que ça n’a pas sa place sur ses antennes. Le président de M6, Nicolas de Tavernost, va encore plus loin, tenant là-dessus un discours très cash : la liberté d’informer et d’enquêter s’arrête là où commence l’intérêt de ses clients. Sur Canal+, c’est l’une des premières choses que Vincent Bolloré a supprimées. Un « Cash investigation », sur France 2, exige douze à dix-huit mois d’enquête, donc un budget très conséquent et une absolue liberté de déranger aussi bien les annonceurs que le pouvoir politique. Ajoutez à cela les magazines de la rédaction, « Envoyé spécial » et « Complément d’enquête », le « Pièces à conviction » de France 3, sans oublier l’excellente cellule investigation de Radio France qui vient chatouiller les comptes de campagne de divers candidats, vous obtenez un espace unique en France, indispensable à la démocratie, et incompatible avec l’audiovisuel privé. alexis lévrier.
C’est en effet un point crucial car, dès que l’on a parlé de cette réforme de l’audiovisuel public, il a été question d’amputer les effectifs des émissions de « Complément d’enquête », de
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AU RESTO
« Cash investigation » et des autres magazines d’investigation. On peut rappeler quand même, sans tomber dans la paranoïa, qu’Emmanuel Macron a un rapport problématique à l’investigation. Dès 2015, alors qu’il était ministre de l’Économie, il a voulu faire voter une loi sur le secret des affaires, avant de reculer face aux critiques. Mais ce n’était que partie remise, puisque la loi votée cette année va rendre plus difficile le travail des journalistes d’investigation. Il y a d’autres exemples au sein de ce gouvernement, comme celui de Muriel Pénicaud – ministre du Travail – qui a attaqué Libération en juin 2017, à propos de révélations qu’elle voulait contester. Il n’est pas anodin de s’en prendre ainsi à l’investigation, dans ce moment particulier où la presse et les journalistes sont attaqués de toutes parts. Cela dit quelque chose du pouvoir en place ainsi que du climat, incertain, qui pèse sur la liberté de la presse. regards. La spécificité de l’audiovisuel public repose sur des chaînes plurielles, généralistes ou thématisées, et complémentaires : jeunes, culturelles, outremers, francophones, etc. Si certains de ces publics désertent la radio et la télévision pour d’autres supports – numériques notamment, faut-il maintenir ces chaînes au nom du service public ?
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sonia devillers. Prenons la question de la complémentarité. France Télévisions s’est de nouveau mis en tête que les chaînes du groupe ne doivent plus entrer en concurrence les unes avec les autres. Takis Candilis, nouveau numéro 2 de Delphine Ernotte2 et homme de télé très expérimenté, met en place une nouvelle organisation : il centralise la programmation, fait sauter les patrons de chaînes et nomme un unique directeur du documentaire pour toutes les antennes, idem pour la fiction, la fiction et le divertissement. À chacun de répartir les contenus sur chaque chaîne en fonction de son identité et de son public supposé. Voilà qui semble, sur le papier, plus rationnel éditorialement et économiquement. En réalité, cela pose beaucoup de problèmes. Tous les producteurs n’auront plus – chacun dans leur discipline – qu’un seul interlocuteur avec « son » réseau (difficile de se faire entendre quand on n’y appartient pas), mais aussi avec « sa » vision. Combien de projets refusés par une chaîne ont vu le jour avec succès sur une autre ? Justement parce qu’il a été lu et piloté par d’autres équipes. La richesse de France Télévisions, ce sont justement ces équipes plurielles dont la concurrence interne garantit la diversité des regards. Au nom de la rationalisation, on risque d’appauvrir les contenus.
2. Delphine Ernotte est la présidente de France Télévisions.
lévrier. Transférer des chaînes comme France 4 sur Internet pose question : bien sûr, les usages du public évoluent, mais ce transfert est peut-être le préalable à la disparition de ces chaînes, ou au moins à leur marginalisation. Je ne suis pas hostile, en revanche, à l’idée de renforcer l’identité et la complémentarité des chaînes du service public. Quand on écoute Radio France, on s’aperçoit que chacune des stations possède une identité très forte. L’idée de décliner cette stratégie pour la télévision ne me paraît pas absurde. On peut bien sûr reprocher à France 3 d’être « la chaîne des vieux », mais son succès dans les régions est énorme et c’est aussi sa dimension patrimoniale, de proximité, qui lui donne sa force. L’idée de maintenir une chaîne qui s’adresse à ce public-là me semble donc tout à fait pertinente.
alexis
regards.
Vous parlez de mutualisation au sein même des chaînes, mais ce gouvernement exige davantage de coopération entre les sociétés de service public audiovisuel… qu’est-ce que ça veut dire ? Quels sont les risques ?
sonia devillers. Encore une fois, tout dépend du but à atteindre. Mettre en commun les moyens de France 3 et France Bleu pour créer une offre multimédia unique en son genre au niveau local, c’est une idée forte qui peut répondre à une vraie demande. Mais rapprocher France 3 et France Bleu pour
« S’en prendre à l’investigation, dans ce moment particulier où la presse et les journalistes sont attaqués de toutes parts, dit quelque chose du pouvoir en place ainsi que du climat, incertain, qui pèse sur la liberté de la presse. » Alexis Levrier
faire des économies, ce n’est pas la même chose ! Il faut donc que les objectifs soient clairs pour que les projets soient cohérents. Dans le paysage actuel, on ne peut pas imaginer de médias puissants (ou tout simplement audibles) sans dotation budgétaire importante. France Info s’y heurte de plein fouet face à la concurrence de trois autres chaînes d’info, dont deux sont financées à perte par des groupes privés. Côté télé, les équipes de France Info souffrent de l’organisation interne et du manque de moyens. alexis lévrier.
On voit bien que la priorité est de faire des économies plutôt que de penser un projet politique et éditorial. Si l’on ajoute à cela la communication présidentielle très agressive sur « la honte de la République » que représenterait l’audiovisuel public français, il y a de quoi être inquiet. Le plus grand danger serait que ce projet de réforme cache une volonté de reprise en main des médias publics. Cette tentation a toujours existé chez les prédécesseurs d’Emmanuel Macron, et le soupçon est d’autant plus légitime qu’un proche du chef de l’État, Bertrand Delais, a été nommé à la tête de La Chaîne parlementaire (LCP). Le côté très jupitérien du président de la République ne peut que renforcer le doute : dans notre histoire nationale, les moments où le pouvoir a été à ce point centralisé, incarné et vertical ont en général correspondu à des reculs de la liberté de la presse et des médias.
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regards. La ministre de la Culture, Françoise Nyssen, a déclaré que le service public de l’audiovisuel devait « anticiper et oser ». Quand vous voyez les plateformes privées, payantes, qui investissent dans la création notamment, vous vous dites que c’est de cette ambition-là qu’a manqué le service public justement ? alexis lévrier.
Pour moi, il faut différencier France Télévisions de Radio France. Il est évident que France Télévisions à un retard considérable en la matière. Il faut évidemment s’interroger sur la nécessité, pour le service public, de s’adapter et de conquérir de nouveaux publics, notamment parmi les jeunes. Mais le problème de France Télévisions, c’est aussi que ses équipes ont vieilli. Il faudrait d’abord commencer par les rajeunir ou a minima faire en sorte qu’elles soient plus en phase avec les aspirations, besoins et modes de consommation des publics. Leur moyenne d’âge se situe autour de quarantehuit ans et 10 % des employés ont plus de soixante-deux ans : c’est énorme3.
sonia devillers. Si l’on prend l’exemple de la fiction, le bilan n’est pas bon. L’audiovisuel public français a manqué sérieusement de courage et d’ambition. Au regard de ce qui se fait à l’étranger, l’écart
3. Source : Libération, 11 décembre 2017.
est flagrant. De très beaux projets ont émergé sur Arte (dont la marge de manœuvre financière s’avère très restreinte), quelques-uns également sur France Télévisions. Mais à quel prix ? Les producteurs disent livrer des combats homériques pour imposer des acteurs que la télévision n’a pas déjà lessivés, pour imposer des sujets qui effraient a priori le petit écran, pour qu’une série politique demeure une série politique et pas un thriller bas de gamme. Par ailleurs, les audiences fonctionnent parfois en trompe l’œil. Capitaine Marleau ou les Meurtres à… font des scores énormes sur France 3. Sous prétexte que ces séries sont « populaires », on ne pourrait les critiquer ? Pointer leur ringardise ? Regardez ce qui s’est passé chez TF1. Parce que Julie Lescaut et Navarro réalisaient des audiences colossales, la chaîne ne remettait pas en question sa façon de produire de la fiction. Quand ces séries ont commencé à lasser, TF1 a compris – trop tard – que le paysage mondial de la fiction avait changé et que la chaîne n’avait pas pris le train en marche. Pour compenser ce retard éditorial et industriel, TF1 investit à toute vapeur, adaptant, pour aller plus vite, des séries étrangères. Ça commence à payer. regards.
Si la réforme de l’audiovisuel public à venir ne devait comporter qu’une seule mesure, laquelle serait la plus urgente et la plus utile, selon vous ?
alexis lévrier. Le plus urgent est, selon moi, de renforcer l’indépendance du CSA et des médias publics. Pour cela, il est impératif de revoir le système de nomination des membres du CSA, de même que la manière dont sont choisis les présidents des sociétés de l’audiovisuel public. Ces nominations dépendant étroitement de la volonté du pouvoir politique, toutes les suspicions sont possibles, même lorsqu’elles n’ont pas lieu d’être. Comment ignorer par exemple que l’actuelle présidente de Radio France, Sybile Veil, fait partie de la célèbre promotion Senghor de l’ENA ? Or Emmanuel Macron et bien d’autres dirigeants français, publics comme privés, appartiennent eux aussi à cette promotion. J’aimerais pouvoir être certain, à l’avenir, qu’il n’y aura
plus aucune ingérence politique sur la nomination des dirigeants de l’audiovisuel public. La seule « honte » que l’on pourrait finalement attribuer aux médias publics est cellelà : leur trop grande dépendance à l’égard du pouvoir politique. sonia devillers.
La guerre de l’information fait rage. La Russie, la Chine, Les États-Unis et la GrandeBretagne font preuve d’une détermination politique très claire et accordent des budgets très importants à leurs audiovisuels extérieurs. Nous disposons d’une chaîne, France 24, et d’une radio, RFI. Face à un enjeu aussi stratégique, je plaiderais pour qu’on ne les affaiblisse pas. L’information traitée par un point de vue français doit rayonner dans le monde et dans toutes
les langues, c’est primordial. Les autres nations engagées sur ce front s’arment de bataillons médiatiques à la fois visibles et souterrains. En France, c’est absurde. D’un côté, le gouvernement concocte une loi contre les « fake news » pour contrer l’arrivée des médias russes sur notre territoire. De l’autre, il réduit les budgets de l’audiovisuel extérieur. Par ailleurs, sept cents millions de personnes parleront français en 2050, dont une large part en Afrique. Russes et Chinois déploient de gros moyens pour régner sur ce futur bassin médiatique. La France ne doit rien lâcher. Et ne pas laisser l’audience africaine aux groupes de médias privés qui s’y sont déjà rués. ■ entretien réalisé par pierre jacquemain
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IMPASSE CULTURELLE Écrit noir sur blanc dans son programme de campagne : « Nous créerons un Pass Culture. Il permettra à chaque Français de dix-huit ans d’effectuer cinq-cents euros de dépenses culturelles (cinéma, théâtre, livres...) ». Avec la promesse d’ouvrir les bibliothèques en soirée et le week-end, c’était la seule mesure concrète dans le domaine culturel du candidat Emmanuel Macron à la présidentielle de 2017. Considérant cette classe d’âge comme les « grands oubliés de la politique culturelle » sans que l’on sache de quelle étude pouvait bien émaner une telle affirmation, le leader du mouvement En Marche justifiait ainsi sa proposition : « Ce sont ceux qui en ont pourtant viscéralement besoin, au moment de l’entrée dans l’âge adulte qui est aussi celui de la citoyenneté ». Répondre à cet appétit par « une sorte de carte de crédit prépayée pour consommer des produits », comme la CGT Culture qualifiera le dispositif, c’était curieusement ignorer les nombreux avantages tarifaires offerts par les institutions culturelles à
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l’ensemble des jeunes. Et ce, depuis un bail. Ne serait-ce que pour les musées relevant de l’État, c’est-àdire les plus connus, l’accès gratuit des moins de dix-huit ans est gravé dans le marbre depuis 2002. Souvent étendue aux expositions et aux autres structures, municipales ou départementales, depuis 2009, sur décision du président Sarkozy, la gratuité est pareillement applicable aux 18-25 ans résidant en Europe. ARGENT DE POCHE Pour les cinémas, des formules existent en faveur de cette tranche d’âge. Idem pour les théâtres, y compris privés, comme à Paris où sont proposées des places à dix euros pour les moins de vingtsix ans. La Ville a mis en place le Kiosque Jeunes qui, chaque jour, propose des réductions et invitations pour des spectacles et des concerts. Jusqu’à la Comédie-Française, théâtre public national, qui offre tous les lundis des places gratuites aux moins de vingt-huit ans. Partout, les initiatives de ce type existent et, dans les lieux culturels,
on ne compte plus les événements dédiés, souvent pour étudiants. S’il y a une ségrégation, elle serait plutôt de ce côté : frange la plus favorisée, financièrement et culturellement, elle est de plus minoritaire parmi la population jeune. Quant aux livres, s’ils sont chers, ils ne sont pas inaccessibles, grâce justement au réseau des bibliothèques. Penser faciliter l’accès des jeunes à la culture par le simple biais d’un pass – en réalité, de l’argent de poche – semble bien naïf. Qui plus est, limité à ses seuls dix-huit ans. Il y a quelques années, le ministère de la Culture a mené une étude sur les dispositifs de cartes et chèques culture délivrées gratuitement ou à tarif préférentiel par les collectivités territoriales depuis le milieu des années 1990. Elle en dénombra plus de quarante, pour moitié émanant de régions, qui ciblaient en priorité les jeunes. Si l’étude faisait état d’un foisonnement de propositions, elle en montrait également les limites : « De manière générale, les dispositifs tentent avant tout d’agir sur l’obstacle financier et tendent à délaisser
les blocages symboliques de l’accès à la culture ». Or si le cadeau est sympathique, le problème est bien là. Les habitudes de chacun n’en sont pas modifiées pour autant. L’élément le plus troublant reste le pourcentage, parfois important, de non-utilisateurs de telles offres. Un autre exemple grandeur nature le confirme. PHASE TEST, ESPRIT START-UP Pour son Pass Culture, le programme de En Marche s’est inspiré d’une initiative italienne similaire, la distribution de « Bonus Cultura » décidée en octobre 2016 par l’ancien gouvernement de Matteo Renzi. Problème, 40 % des bénéficiaires potentiels l’ont ignoré. Les autres achetèrent massivement des livres, plus exactement des manuels scolaires, détournant l’offre de son but initial, révélant plutôt une carence dans le soutien aux études. Pire, la presse italienne révéla que le dispositif générait un trafic, certains jeunes revendant tout bonnement leur coupon ! Sur les réseaux
sociaux, des groupes se formaient pour les écouler à moitié prix. Pour contrer la faille, la version française prendra la forme d’une application pour smartphone, avec « les garde-fous nécessaires », indiqua la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, en charge de son exécution. Géolocalisée pour indiquer, en temps réel, l’offre culturelle disponible à proximité, elle sera utilisable par tous, ce qui en soi est une bonne idée, même si l’on peut douter du suivi, tellement la tâche d’actualisation semble énorme. De plus, pour éviter l’achat massif d’un seul type de produit – visées, les offres numériques –, certaines dépenses seront plafonnées, allant à l’encontre du but recherché, à savoir l’autonomie du jeune, et complexifiant la mise en œuvre du système. Prolongeant sans cesse la phase test, dans un esprit start-up, pour un coût de cinq millions d’euros pour les seules « études techniques préalables », la ministre qualifie le futur Pass Culture de procédé « révolutionnaire », y voyant un moyen de « combattre les inégalités dans
l’accès à la culture en cassant les barrières financières et sociales ». Reste à trouver l’argent. Le budget annuel étant évalué à près de 500 millions d’euros pour 800 000 bénéficiaires, l’État sollicitera le secteur privé pour 80 % de la somme. Présidée par un inspecteur des finances et un entrepreneur-mécène, une association a été créée afin de chercher les partenaires – éditeurs, producteurs, institutions... – prêts à offrir « des rabais ou des gratuités ». Présenté comme un « GPS de la culture », pourvu que le Pass macronien ne conduise dans l’impasse.
bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr
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Un bénévole (à g.) et Mathieu Ohlmann (à dr.), chargé de projet agricole, s’occupent de la parcelle où sont cultivés une douzaine de variétés de blé ancien.
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DANS L’ATELIER
ROGER DES PRÉS L’USAGE DU DÉLAISSÉ
À la Ferme du bonheur et au Champ de la garde, Roger des Prés et son équipe font œuvre d’agro-poésie, conjuguant avec intelligence hospitalité, imprévisibilité et invitation à la circulation d’un lieu et d’un rôle à l’autre. par caroline châtelet, photos célia pernot pour regards
À
PRÉAMBULE À consacrer un « Dans l’atelier » à Roger des Prés, on réalise à quel point cette rubrique – qui observe comment et où un artiste travaille – est remise en mouvement par chaque intéressé. Suivre le fondateur de la Ferme du bonheur nécessite, ainsi, autant de découvrir les lieux que de discuter avec les salariés, les artistes et les visiteurs. Aussi parce que si c’est à la Ferme du bonheur et au Champ de la garde que le travail de cet homme de théâtre, agro-poète et directeur artistique, se déploie, les espaces comme les actions sont traversés d’une même poétique de la relation. Celui qui fut un temps avec Alexis Forestier un musicien, participant actif de la scène alternative rock des années 80, proche des Bérurier Noir ou des Ludwig von 88, débarque à Nanterre en 1993. Arrivant avec quelques animaux et un spectacle, il crée sur le site d’une ancienne école primaire la Ferme du bonheur. Plus de vingt-cinq ans après, et alors que le lieu était temporaire, Roger des Prés est toujours là, la Ferme bénéficiant d’un conventionnement pour son projet artistique avec diverses tutelles (nationales ou locales). Pas sauvés pour autant de l’urbanisme agressif se déployant aux alentours de La Défense... David contre les Goliath de l’aménagement urbain, Roger des Prés et son équipe poursuivent néanmoins avec pugnacité et obstination leur œuvre, sous l’intitulé de « la Fabrique du PRE » (Parc rural expérimental). Un projet de développement rassemblant la Ferme du bonheur, le Champ de la garde et d’autres lieux possibles, articulés autour
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De gauche à droite et de haut en bas. Avant la représentation de Khaled Kelkal, une expérience de la banlieue, Roger des Prés s’attable pour expliquer à quelques spectateurs l’origine du spectacle. Dans la cuisine collective, Mathieu Ohlmann et Florian Delmarquette, chargé d’élevage (à dr.), préparent le goûter qui sera partagé au Champ de la garde. Après le service du thé, les spectateurs prennent progressivement place dans le Favela-théâtre. À la ferme du bonheur, on assiste à des spectacles, on y travaille et, parfois, on y vit. C’est le cas de Vlad, bénévole, présent depuis deux ans.
de la nécessité de travailler à la préservation et la prolongation d’un corridor écologique universel. De la Ferme au Champ, visite des deux versants de l’atelier de Roger des Prés. UN SAMEDI À LA FERME De Paris, prenez le RER A ou le Transilien L jusqu’à l’arrêt Nanterre-Université. Rejoignez l’allée de l’Université, où les bâtiments portent encore en juillet 2018 les traces des luttes contre la loi Vidal réformant l’accès à l’université : « Balaudé [président de l’université ayant demandé l’intervention des CRS sur le campus pour déloger des étudiants, ndlr] arrête de regretter et commence à démissionner », « Ouvrons facs et frontières », etc. Bientôt, pour partie masquée par des arbres, apparaît sur une palissade une citation du poète américain Walt Whitman : « I permit to speak at every hazard Nature, without check, with original energy » (« trahie » ainsi par Roger des Prés : « Je laisse parler au pur hasard la Nature, sans obstacle, avec l’énergie des origines »). Une fois passé Whitman, vous êtes tout près de la massive porte de bois, vestige de l’ancienne école. Si elle est fermée, sonnez la cloche en bronze. Peut-être, en attendant que l’on vous ouvre, entendrez-vous d’autres cloches et des bêlements. Peut-être même, dans ce cas, verrez-vous surgir au bout de la rue, entre la faculté et les HLM, un troupeau de moutons, vision aussi incongrue que bucolique. À la Ferme, ce samedi 7 juillet s’ouvre la « Saison des grâces », soit la programmation estivale concoctée par Roger des Prés et qui, de juillet à septembre propose théâtre, musique classique, fêtes électro, expositions, etc. En attendant le metteur en scène parti se reposer dans sa caravane, nous visitons le lieu. Dans cet espace où travaille – et vivent, pour plusieurs d’entre eux – l’équipe de la Ferme du bonheur, se cache un monde à mille lieues du béton alentour. Entre les petits chemins pavés serpentant parmi les arbres et les plantes, la salle de bal d’un côté, le Favela-théâtre d’un autre, des paons se baladent en liberté. Plus loin, on croise des lapins en cage, une truie dans son enclos,
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un atelier de construction, la cuisine collective, ou encore une caravane faisant office de bureau. Difficile de ne pas être surpris par l’amoncellement d’objets, autant que fasciné par la manière dont tout cohabite avec naturel. L’harmonie – assez paradoxale – qui se dégage de ce monde hétéroclite pourrait être résumée par le Favelathéâtre. Ce théâtre, dans lequel Pierre-Vincent Chapus s’affaire en vue de la représentation du soir, a été construit peu de temps après l’installation de Roger des Prés. Sous la charpente faite avec des poteaux télégraphiques, derrière les façades en matériaux de récupération et près d’une imposante cheminée, des gradins sont installés. La récup’ n’empêche pas l’ingéniosité, et les murs coulissants offrent diverses configurations. Travaillant comme assistant à la mise en scène de Roger des Prés sur Khaled Kelkal, une expérience de la banlieue, également auteur et metteur en scène au sein de sa compagnie, PierreVincent Chapus détaille : « Les bancs sont les anciens bancs de l’église du quartier du Petit-Nanterre ». Ils ont servi comme gradins pour L’Ennemi déclaré, « création de 2014 de Roger à partir des écrits politiques de Jean Genet », puis sont restés. Idem pour les deux majestueux lustres qui ornent la salle ; ou pour l’immense lit qui a même servi un temps de couche au maître des lieux. Quant aux bassines suspendues au plafond, Roger des Prés, qui nous rejoint, explique : « Elles sont là soit parce que parfois nous nous en servons, soit, pour celles percées, parce que nous les réparerons peut-être. Et simplement parce que ce sont des contenants et qu’il faut bien les ranger quelque part ! » DE KELKAL À GIONO Ces quelques éléments résument le fonctionnement d’un lieu où un usage n’est jamais calcifié. Ce qui sert pour un spectacle peut intégrer la vie quotidienne et inversement, aussi parce que la création se mêle étroitement à la vie, le projet artistique au travail aux champs, le théâtre aux animaux. La présence de ces derniers – acteurs dans tous les spectacles – a été pensée progressivement, notamment à travers le souci
DANS L’ATELIER
Comme chaque dimanche, les moutons – ici escortés par Jacky, bénévole – ouvrent la voie aux paysans du jour vers le Champ de la garde.
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Metteur en scène, auteur et assistant à la mise en scène de Roger des Prés, Pierre-Vincent Chapus transporte le goûter vers le Champ de la garde. Une équipe s’attelle à l’installation de la piscine, qui sera mise en service lors de chacune des fêtes électro «Mamie Bonheur». Roger des Prés (au centre) et Mathieu Ohlmann (à dr.) présentent les divers travaux prévus au Champ pour l’après-midi. Carmen, visiteuse occasionnelle de la Ferme et du Champ, déplace des cailloux en vue de la construction prochaine de la porcherie.
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DANS L’ATELIER
de l’autosuffisance (comme l’agriculture). « C’est très humble comme démarche, primaire au sens premier : le droit de se faire à manger pour soi. Et puis, pour les animaux, il y a une puissance sociopolitique de l’animal dans la ville, cela renvoie chacun à quelque chose d’universel. » La circulation des usages, des objets, des personnes, s’incarne dans le mouvement perpétuel de Roger des Prés. S’attablant quelques minutes pour raconter son arrivée à Nanterre, l’homme part lancer la préparation du thé, revient accueillir le public, et enfin introduit le spectacle. Créé en 2006, Khaled Kelkal, une expérience de la banlieue « restitue un entretien donné par Kelkal à Dietmar Loch, un sociologue allemand ». Le chercheur en sciences sociales, étudiant la politique d’intégration à la française, s’était en 1992 entretenu avec celui qui deviendra en 1995 le principal responsable des attentats du Groupe islamique armé (GIA). Terminant son introduction, Roger des Prés lance : « Allez, service du thé ! Et après, vous pouvez vous installer dans le théâtre ». Pas de simulacre dans le spectacle qui suit, ce qui compte est la réactivation de l’échange entre Kelkal et Loch (Antoine de Benoist de Gentissard dans le rôle du premier, Roger des Prés dans celui du second). Les braillements des paons ou la circulation d’un chien, que l’on pourrait imaginer gênants pour l’attention, sont ici tellement naturels qu’ils n’empêchent en rien de recevoir la puissance du dialogue et l’analyse de Kelkal sur sa situation de jeune issu de l’immigration dans les espaces de relégation que sont les banlieues. Ce spectacle que « personne n’a compris en 2006 », qui a fait un tabac en 2011 – « tous les soirs les gens étaient debout... Sarkozy était passé par là » –, Roger des Prés le reprend « pour célébrer l’impéritie Macron et le plan Borloo… » Avant des dates de tournée cet automne, Roger des Prés va reprendre un autre spectacle : L’Homme qui plantait des arbres, de Jean Giono. Sauf qu’interpréter Giono ne relève en rien d’une « reprise ». « Nous sommes déjà dedans. Juste, à la place
des hauts-plateaux désolés des Alpes de Haute-Provence, c’est la désolation urbaine que nous transcendons. Cette histoire imaginaire d’un berger qui plante des arbres et restitue un biotope relève de la même résistance naturelle et culturelle que la Fabrique du PRE et la Ferme. C’en est la métaphore. » Rendez-vous le lendemain pour découvrir le Champ, alors. UN DIMANCHE AU CHAMP Ce 8 juillet, comme tous les dimanches de l’année, des participants se retrouvent à la Ferme, pour ensuite se rendre, escortés des moutons, au Champ de la garde. Tout en préparant avec Mathieu Ohlmann, chargé de projet agricole, et Florian Delmarquette, chargé d’élevage, les outils et le goûter, Roger des Prés raconte l’origine de ce Champ. Elle remonte à la découverte en 2008, au hasard de balades, d’un petit pré. Y amenant le jardinier paysagiste Gilles Clément et l’architecte Pascal Bouchain, tous sont saisis par ce territoire préservé, à la diversité biologique inouïe. Le 28 décembre 2008, l’équipe de la Ferme décide d’investir le Champ de la garde pour de bon. « Nous avons pris responsabilité – pas pouvoir – de manière spontanée, aléatoire et libre sur cette parcelle. » Depuis, le lieu, situé dans le périmètre de l’Opération d’intérêt national d’urbanisation prolongeant l’axe historique après La Défense, est patiemment aménagé, cultivé, dépollué. Après avoir distribué les différentes tâches du jour à la quinzaine de présents, Roger des Prés à ses côtés précisant les missions, Mathieu décrit : « Le champ est situé sur un remblai de terre de chantiers de démolition. Quatre mètres en-dessous, il y a une autoroute ». Si le principe de précaution veut qu’on ne laisse personne cultiver, « l’idée de Roger a été qu’en travaillant avec les moyens modestes à disposition et des techniques paysannes, il était possible de restaurer les sols ». En lien avec plusieurs partenaires, dont l’école nationale d’ingénieurs agronomes AgroParisTech, le travail mené au Champ permet de mieux comprendre les
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DANS L’ATELIER
mécanismes de pollution et de dépollution. « Nos pratiques démontrent que nous parvenons à avoir des légumes respectant les normes de commercialisation », explique Mathieu. Outre l’idée « de montrer que faire de l’agriculture ici est viable », le Champ de la garde crée autre chose. « Sur cet espace méprisé – car étant une friche – et en agissant simplement, nous arrivons à créer quelque chose de beau. » Il suffit, en effet, de voir la quinzaine de personnes réunies vaquer, certaines installant avec Roger des Prés la piscine pour la prochaine fête électro Mamie Bonheur, d’autres déplaçant des pierres en vue de la construction de la porcherie, d’autres encore arrosant les légumes, pour saisir la pertinence de ce projet. Derrière la modestie de la proposition, des personnes de tous les âges, de diverses nationalités et milieux sociaux se croisent, trouvant ici, sans obligation de compétences préalables, un partage de savoirs, un lieu de discussion et de transmission, un peu de temps partagé. DE L’UTOPIE À L’OUTIL Au sujet de la Ferme du bonheur et du Champ de la garde, le terme qui revient le plus souvent dans la bouche des visiteurs est « utopies ». Pour autant, les deux lieux ont bien à voir avec le réel, comme l’atteste l’existence administrative – une association avec des salariés –, la myriade de structures liées, tout comme la diversité des projets qu’ils mettent en œuvre : apiculture, élevage d’animaux de race ancienne, recherche sur l’agriculture urbaine, liens avec des architectes, des urbanistes et des paysagistes, accueil d’artistes en résidence, actions pédagogiques et de formation, accompagnement de personnes en
insertion, création de spectacles, etc. À l’idée d’utopie, préférons alors celle de lieux qui, en étant étroitement connectés à la nature, imposent d’accepter d’autres espaces, d’autres rythmes. Ce faisant, la puissance sociale et politique de ce qui s’y crée (l’architecte Patrick Bouchain évoque la « richesse publique » née de la reconquête de tels territoires délaissés) bénéficie à tous, par les usages et échanges qui sont suscités. Une réalité que Roger des Prés résume en quelques mots, rappelant modestement à notre attention : « L’essentiel, ce n’est pas moi. Moi, je ne suis qu’un outil. Ce qui compte ici c’est ce qui se passe, c’est la forme qui se déploie. Et elle fait ce qu’elle peut. Mais c’est bien ». ■ caroline châtelet La Ferme du Bonheur, 220, avenue de la République, 92000 Nanterre. lafermedubonheur.fr EXPOSITION La Ferme du bonheur fait partie des dix lieux invités par l’agence d’architectes Encore heureux dans le cadre de la biennale. internationale d’architecture de Venise (jusqu’au 25 novembre). REPRISES Khaled Kelkal, une expérience de la banlieue, du 8 au 18 novembre, du jeudi au dimanche. L’Homme qui plantait des arbres, le 29 septembre, dans le cadre des « Jardins ouverts » de la région Île-de-France. BIBLIO La Ferme du bonheur. Reconquête d’un délaissé / Nanterre, par Roger des Prés, éd. Actes Sud Beaux-Arts, 2007, 19,30 euros.
Florian Delmarquette, Mathieu Ohlmann et un visiteur listent les outils nécessaires au jardinage.
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