Semestriel Regards - Deuxième semestre 2020

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REGARDS

EST UNE

SCOP

INVITÉ-E-S DANS CE NUMÉRO AURÉLIEN BARRAU FRANÇOIS RUFFIN astrophysicien député de la Somme DENNIS MEADOWS LAURENCE DE COCK physicien américain historienne FRANÇOIS-MARIE BRÉON CÉLESTIN ET ÉLISE FREINET climatologue pédagogues HANS JONAS CAROLINE DELOFFRE philosophe photographe GILLES BOYER JEAN-LOUIS ROCCA romancier sociologue PIERRE CHARBONNIER ROKHAYA DIALLO philosophe journaliste, écrivaine et réalisatrice NICOLAS HAERINGER ARNAUD VIVIANT coordinateur de 350.org critique littéraire, écrivain DOMINIQUE BOURG ROGER MARTELLI philosophe historien YVES SINTOMER RAPHAËL GLUCKSMANN politologue député européen AURÉLIE TROUVÉ DAVID COURPASSON économiste sociologue RAZMIG KEUCHEYAN CAMILLE PEUGNY sociologue sociologue SOPHIE LOUBATON ALEXIS CUKIER photographe philosophe SAÏD BOUAMAMA THOMAS PORCHER sociologue économiste RITON dessinateur

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04 ENQUÊTE

« DICTATURE VERTE » OU DÉMOCRATIE ÉCOLOGIQUE ?

14 L’OBJET

LA MANIF EN LIGNE

16 DANS L’ATELIER

SOPHIE LOUBATON, L’IMAGE JUSTE

28 CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO

LES INÉGALITÉS DÉMASQUÉES

72 PORTFOLIO CAROLINE DELOFFRE

ENFERMÉS DEHORS DEUXIÈME SEMESTRE 2020 REGARDS 2


30 DOSSIER

SOMMAIRE

CLASS WARS 80 ANALYSE

LA CHINE, LA « GAUCHE » ET LE VIRUS DU MOINDRE MAL

88 CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

LA FIN DE L’ARGENT

90 DÉBAT

LA SOUVERAINETÉ VA-T-ELLE DIVISER LA GAUCHE ?

110 INTERVIEW POSTHUME

CÉLESTIN ET ÉLISE FREINET

128 L’HUMEUR NOIRE DE RITON

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

« DICTATURE VERTE » OU DÉMOCRATIE ÉCOLOGIQUE ? L’urgence environnementale appelle-t-elle inévitablement des mesures autoritaires ? Des chercheurs et des militants pensent au contraire que c’est le manque de démocratie qui compromet la conversion écologique. texte marion rousset

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C’

est une petite musique qui monte. Une idée vague, répétée ici ou là, qui finit par s’immiscer dans les esprits. Face à l’urgence écologique, la démocratie n’aurait pas la réponse. Autrement dit, les gouvernements devraient se dépêcher de faire preuve de la plus ferme autorité, au nom d’une crise environnementale qui menace de rendre la Terre inhabitable. Pour éviter la « fin du monde », il serait devenu inévitable de bousculer les populations en leur imposant des changements décidés contre leur gré. C’est, par exemple, l’astrophysicien Aurélien Barrau qui déclare : « Il faut des mesures politiques concrètes, coercitives, impopulaires, s’opposant à nos libertés individuelles ; on ne peut plus faire autrement ». Et qui, doutant de la stratégie de la prise de conscience et de l’évolution des mentalités, ajoute : « L’appel à la responsabilité individuelle est nécessaire mais insuffisant. Pourquoi ? Parce que tout le monde sait qu’on va vers la catastrophe, mais rien ne change. Nous sommes faibles, nous sommes ainsi faits. » C’est aussi le physicien américain Dennis Meadows, co-auteur d’un rapport de référence sur les limites de la croissance datant de 1972, qui pointe dans le quotidien Libération l’incapacité des démocraties représentatives à s’attaquer au problème

environnemental : « La montée de l’autoritarisme est inévitable. Je suis personnellement très content de vivre dans une démocratie. Mais nous devons admettre que les démocraties ne résolvent pas les problèmes existentiels de notre temps – dérèglement climatique, réduction des réserves énergétiques, érosion des sols, écart croissant entre riches et pauvres, etc. ». C’est encore le climatologue François-Marie Bréon qui anticipe, dans le même journal, que « les mesures qu’il faudrait prendre seront difficilement acceptées. On peut dire que la lutte contre le changement climatique est contraire aux libertés individuelles, et donc sans doute à la démocratie ». IMAGINAIRE DE LA DICTATURE VERTE

Déjà en 1979, le philosophe Hans Jonas évoquait, dans Le Principe de responsabilité, l’hypothèse d’une « tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses ». Un tel régime gouverné par une élite était le seul, à ses yeux, qui fût à même de prévenir la catastrophe. L’idée ne date donc pas d’aujourd’hui. Reste que l’urgence écologique fait aujourd’hui caisse de résonnance. Preuve en est que la science-fiction s’est emparée du concept de dictature verte. Ainsi, une dystopie de Bertil Scali et Ra-

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

phaël de Andreis parue l’an dernier, Air, décrit-elle une vie qui bascule. Samuel Bourget, cadre dans une entreprise de recyclage de pneus, est soudain traqué par une police écologique qui suit la consommation des citoyens à la trace grâce à leur empreinte numérique. Dans ce « monde d’après » où l’exécutif s’est arrogé les pleins pouvoirs après un référendum, les enfants dénoncent leurs parents et les divorces sont interdits pour éviter que les surfaces habitées ne se multiplient. Dans Un monde pour Stella, le romancier Gilles Boyer – par ailleurs conseiller d’Édouard Philippe – imagine quant à lui une société conduite à imposer en 2045 « la limitation stricte des naissances à une par femme dans le monde entier ». Force est de constater qu’un tel imaginaire fait aujourd’hui les choux gras de courants conservateurs qui agitent plus que jamais le spectre d’un gouvernement de « Khmers verts ». En atteste la couverture de l’hebdomadaire Valeurs actuelles qui titre, sur le visage de la jeune Suédoise Greta Thunberg, « Enquête sur le totalitarisme vert. Les charlatans de l’écologie ». Dans la même veine, un polémiste tristement célèbre s’en prend aux « dévots de la religion verte » dans les pages du Figaro Vox. Des critiques sarcastiques galvanisées par la publication d’un rapport réalisé par le cabinet d’étude B&L Evolution

« Pris de panique, certains en arrivent à affirmer que le projet d’autonomie comme tel est essoufflé et que l’écologie est indissociable de l’autoritarisme. » Pierre Charbonnier, philosophe

qui – pour répondre à la recommandation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de limiter à 1,5°C l’augmentation de la température terrestre – s’est attelé à établir une liste de mesures radicales. Parmi celles-ci, proscrire l’utilisation des résidences secondaires en saison froide, introduire un couvre-feu thermique entre 22 heures et 6 heures pour atteindre une température moyenne de 17°C dans les logements, interdire tout vol non justifié hors d’Europe, demander une justification pour les déplacements professionnels, supprimer les lignes aériennes internes, proscrire la commercialisation de véhicules neufs à usage individuel, instaurer des quotas pour la consommation de produits importés, li-

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

« À moins de lui préférer la dictature, la démocratie implique que les mesures écologiques soient acceptées par la population. »

miter la consommation d’électricité par jour et par personne, etc. Les critiques n’ont pas tardé : « On nous a accusés de prôner une dictature verte, parce que nos mesures seraient liberticides », a confié l’ingénieur Charles-Adrien Louis dans Reporterre. DÉMOCRATIE ET ABONDANCE C’est que la perspective de l’autolimitation défendue par les écologistes heurte notre conception de la démocratie qui, historiquement, associe croissance et liberté… au point que ces deux notions passent désormais pour consubstantielles. « L’évidence avec laquelle nous percevons encore aujourd’hui l’association entre les droits et l’industrie, entre la liberté et l’enrichissement, entre démocratie et abondance, est le produit d’un travail de tissage intellectuel et social », avance le philosophe Pierre Charbonnier dans Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques (éd. La Découverte, 2020). Dans le sillage des Lumières s’est imposée l’idée que, pour asseoir l’idéal de souveraineté du corps social sur luimême, il fallait que l’Homme règne en maître sur la nature. Dans la perspective d’un État de droit, rien ne devait venir entraver l’autonomie du collectif humain, dont l’ambition nouvelle de se contrôler se reflétait dans le contrôle qu’il réussissait à exercer sur son milieu. Placer

Aurélie Trouvé, économiste et porte-parole d’Attac France

sous sa tutelle la conduite des choses qui lui étaient extérieures allait donc de pair avec un projet politique émancipateur, au sein duquel le pouvoir de l’Homme n’avait désormais plus de limite. « L’élévation du niveau de production est considérée comme étroitement attachée à l’actualisation des idéaux républicains et notamment l’autonomie à l’égard des forces extérieures », relève Pierre Charbonnier. De fait, « le moment révolutionnaire a représenté un tournant dans la désinhibition sociale à l’égard des risques et des dommages induits par l’industrie, à travers le recul massif des réglementations qui organisaient auparavant les activités productives et leurs conséquences sur le milieu », observe-t-il.

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« Le consentement ne s’obtiendra que si on couple les avancées écologiques avec des mesures de progrès social et de justice. » Razmig Keucheyan, sociologue

Le couple fusionnel que forment la démocratie et la croissance découle de cette histoire et continue de façonner notre inconscient politique. Si bien que, parmi les écologistes, il en est qui ne voient d’autre compromis que de renoncer à l’idéal de liberté pour aller vers une société plus sobre sur le plan énergétique. « Pris de panique, certains en arrivent à affirmer que le projet d’autonomie comme tel est essoufflé et que l’écologie est indissociable de l’autoritarisme », regrette Pierre Charbonnier. Pourtant, le projet d’autonomie politique n’a pas vocation, selon lui, à rester arrimé au rêve d’abondance. Mieux, la crise écologique est sans doute l’occasion de réinventer une démocratie adaptée à une société post-croissance. « Si profondément ancré que soit le couple formé par l’autonomie et l’abondance, il n’en est pas moins un arrangement historique

contingent », insiste ce chercheur. « La sobriété n’est pas synonyme d’absence de liberté », abonde Nicolas Haeringer, coordinateur de l’organisation 350.org, qui milite pour la sortie des énergies fossiles. « Ce qui est remis en cause, c’est la “liberté négative” qui consiste à agir sans se soucier d’une règle quelconque. Un des fondements du libéralisme consiste à penser qu’il revient à chacun de déterminer son mode de vie. Ce n’est plus du tout acceptable. Nous avons aujourd’hui besoin d’un nouvel imaginaire démocratique », ajoute le philosophe Dominique Bourg. PAS DE SOBRIÉTÉ SANS JUSTICE SOCIALE

Il n’empêche que la question reste entière : comment faire en sorte que les populations se limitent d’elles-mêmes, sans qu’il faille le leur imposer ? « Il faut reconnaître que l’alliance entre écologie et démocratie n’est pas automatique », avance le politologue Yves Sintomer. « À l’échelle internationale, la Chine, qui n’est pas démocratique, est en avance sur l’Inde en termes de reconversion », poursuit-il. C’est dire combien penser ensemble la liberté et la sobriété est d’abord un choix politique : « À moins de lui préférer la dictature, la démocratie implique que les mesures écologiques soient acceptées par la population », indique l’économiste Aurélie Trouvé,

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

porte-parole d’Attac France. Que les régimes démocratiques reposent sur le consentement, la France a eu tendance à l’oublier dans sa gestion de l’épidémie de Covid-19, elle qui a déployé tout un arsenal punitif pour faire respecter le confinement. « On aurait pu avoir les mêmes mesures de confinement sans le discours martial. L’Allemagne a beaucoup moins infantilisé sa population ! Il aurait été nettement plus efficace d’ancrer les mesures sanitaires dans des pratiques communautaires permettant à chacun d’y adhérer, plutôt que de vouloir les imposer en se servant de drones », estime Nicolas Haeringer. Cependant, rien ne dit qu’une meilleure communication suffise à modifier les mentalités. Pour que la majorité consente à d’inévitables restrictions, encore faut-il inscrire la transition écologique dans un projet de justice sociale : « Si on n’associe pas “fin du monde” et “fin de mois”, la transition écologique sera rejetée en bloc », affirme Aurélie Trouvé. C’est d’ailleurs une taxe sur les carburants qui a mis le feu aux poudres et propulsé les « Gilets jaunes » sur les ronds-points. « Les réactions seraient très différentes si on prenait en même temps des mesures de lutte contre la précarité matérielle et énergétique, lesquelles permettraient d’expliquer aux couches moyennes et précaires qu’elles n’y perdront pas en bien-être. La taxe

carbone doit aussi s’accompagner d’un vaste plan de relocalisation des commerces de proximité et des services publics, de la gratuité des transports en commun, ainsi que de mesures visant à rapprocher le lieu de travail du domicile. De quoi faire en sorte que la voiture ne soit plus indispensable », soutient l’économiste. Même son de cloche du côté du sociologue Razmig Keucheyan : « Le consentement ne s’obtiendra que si on couple les avancées écologiques avec des mesures de progrès social et de justice ». Ce chercheur propose notamment de limiter les déplacements aériens tout en défendant l’égalité des citoyens devant l’avion. « Chaque individu pourrait bénéficier de “crédits voyage” l’autorisant à parcourir tant de kilomètres par an. Prendre l’avion ne devrait pas relever d’un choix individuel indexé sur le revenu », conclut-il. L’INTÉRÊT DU PLUS GRAND NOMBRE Les mesures écologiques sont réputées impopulaires. Sauf que les milieux populaires ont, dans le fond, moins à perdre que les catégories aisées. Une limitation des voyages en avion ne pénaliserait par exemple que ceux qui, en temps normal, s’y adonnent. « La privation de liberté est déjà le quotidien de plein de personnes qui ne choisissent

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face au c vid-19

L’audace d’une ville solidaire.

1 500 000 € d’aides exceptionnelles

pour les familles gennevilloises De 400 à 600 euros

pour les familles au quotient familial inférieur à 850 versés automatiquement par la CAF

Jusqu’à 300 euros pour les familles et personnes

au quotient familial supérieur à 850 qui ont perdu 50% de leurs revenus

100 euros pour les retraités au minimum vieillesse

ville-gennevilliers.fr


ENQUÊTE INTELLECTUELLE

pas ce qu’elles mangent, ni leur mode de déplacement. La lutte contre le réchauffement climatique va rogner sur les libertés des plus privilégiés, mais pour la majorité de la population, le rationnement est une forme de redistribution, une mesure d’égalité et de justice », renchérit Nicolas Haeringer. Et si le plus grand nombre avait tout à gagner à une transition écologique bien menée ? Si les premiers ennemis de la transition écologique n’étaient pas ceux que l’on croit ? A contrario des scénarios autoritaires, il y a là de quoi plaider pour davantage de participation citoyenne. « Des mesures fortes peuvent-elles être prises démocratiquement ? Si la démocratie se résume à des élections libres, on peut être sceptique ! Le poids des lobbies et les jeux politiciens ne se sont guère favorables… », avance Yves Sintomer. « Mais la démocratie relève aussi d’une culture qui s’incarne dans des dispositifs institutionnels autres que les élections, comme la Convention citoyenne pour le climat qui pourrait déboucher sur des propositions audacieuses, en avance sur les lois adoptées par le Parlement dans la dernière décennie », ajoute-t-il. Nul doute, par ailleurs, que le local est l’échelle où s’expérimentent aujourd’hui de nouveaux modèles. Des maires convertissent les cantines scolaires de

« Soit on se saisit des questions écologiques comme d’un enjeu démocratique majeur, soit on se prépare un futur dystopique. » Nicolas Haeringer, coordinateur de 350.org

leur ville à l’approvisionnement bio-local, tandis que des territoires visent à l’autosuffisance énergétique. « Les gouvernements sont très fortement sous le joug des multinationales. C’est ce manque de démocratie qui fait qu’on n’avance pas. Il faut redonner des moyen budgétaires à la démocratie participative, soutenir les démarches locales », insiste Aurélie Trouvé. Un constat que partage Nicolas Haeringer : « Ce n’est pas l’excès de démocratie qui constitue un obstacle, c’est l’inverse ! », s’exclamet-il. « Soit on se saisit des questions écologiques comme d’un enjeu démocratique majeur, soit on se prépare un futur dystopique. » À l’heure où un petit virus très probablement lié à la relation destructrice de l’Homme à l’environnement a mis la planète à l’arrêt, on ne le sait que trop.  marion rousset

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14 REGARDS AUTOMNE 2018


L’OBJET

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STATION E E N IF

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La politique investit les réseaux sociaux à tel point que, durant le confinement, des manifestations en ligne y ont été organisées (notamment sous l’impulsion de la France insoumise), chacun étant invité à partager un post ou un hashtag comme #PlusJamaisÇa. Mais Twitter ou Facebook constituent-ils vraiment des espaces publics, ou plutôt des appendices de l’espace intime ? On n’y croise presque jamais de gens ne partageant pas nos opinions : nous pouvons toujours les retirer de nos « amis » ou des personnes suivies. Les réseaux donnent ainsi la puissante illusion d’un monde qui nous ressemble, d’autant que leurs algorithmes renforcent ce consensus artificiel – enfermant les utilisateurs dans la fameuse « bulle de filtre ». Pour autant, leaders et partis politiques se lancent dans une course au hashtag pour montrer leurs capacités de mobilisation numérique en atteignant la liste des « # » les plus utilisés ou des top tweets. Et, à l’instar des photos d’un meeting donnant l’impression qu’ils sont plus remplis qu’en réalité, ils peuvent faire illusion – par exemple avec des comptes multiples gérés par des militants. C’est aussi faire abstraction du faible engagement que les réseaux sociaux induisent : un retweet ou un like sur Facebook impliquent beaucoup moins qu’une présence à un meeting ou à une manifestation. Voir l’avenir des mouvements sociaux dans les réseaux à la même épithète est donc une vue de l’esprit qui peut encourager des procédés douteux. Il est d’autant plus temps de retrouver la rue.  pablo pillaud-vivien

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Photo S. Durieu


DANS L’ATELIER

SOPHIE LOUBATON, L’IMAGE JUSTE Sophie Loubaton défend dans son travail une éthique de la rencontre et de la relation. La photographe recherche un équilibre entre la technique et l’esthétique pour restituer, à la bonne distance, la réalité de ses sujets. texte caroline châtelet, photos sophie loubaton - sophieloubaton.com

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mai 2020. À J-4 du déconfinement, je m’entretiens avec Sophie Loubaton. Chacune chez soi, devant son écran. Son travail, c’est également via un écran que je l’ai découvert. Car depuis le début du confinement, la photographe installée à Montreuil documente la période à sa manière. Publiées sur son compte Instagram ou sur son site Internet, ses images enrichies de courts textes sont l’une des multiples productions élaborées par cette photographe mue par le désir de rencontres et l’envie de rendre compte au plus juste du monde qui nous entoure. C’est en 1994 que Sophie Loubaton débute la photo. Architecte de profession, la jeune femme décide de bifurquer après quelques années, et elle se tourne assez naturellement vers ce médium. « L’architecture avait une échelle de création et de production trop longue pour moi et j’avais une envie furieuse de ne pas avoir de chef. Ayant suivi, lors de ma formation d’archi, des cours de photographie, et mon frère aîné ayant démarré comme photographe, j’ai grandi avec un labo photo argentique installé chez mes parents. » Partie avec zéro technique, la photographe apprend sur le tas, voyant dans ce choix la possibilité de se dépasser. « Étant très timide et n’ayant aucune envie de le rester, je me suis dit que la

photographie serait une bonne thérapie pour me pousser au contact des gens. » Si, au départ, il s’agit plus d’explorer, d’aller saisir dans des territoires urbains comment l’on y vit, son désir se précise. « Je me suis lancée animée par l’envie de raconter des histoires, de rendre compte du monde, de donner mon avis et de porter la parole des personnes. » UNE DÉMARCHE D’OUVERTURE

Cela fait désormais plus de vingt-cinq ans qu’elle exerce, articulant son travail entre des sujets publiés dans la presse (Regards, Libération, L’Humanité, Télérama, Psychologies, Le Monde, etc.), des commandes pour des structures privées ou publiques (EDF, APHP), des travaux personnels au centre desquels se trouvent souvent sa famille et ses proches, et la transmission auprès de tous types de publics. Engagée depuis ses débuts dans la pédagogie, elle y trouve la possibilité de faire connaître l’histoire du médium et de sa pratique à un public non-professionnel, et un moyen de sensibiliser au pouvoir des images. Vivant et pratiquant la photographie « comme une démarche d’ouverture aux autres tout autant qu’une écriture artistique, un média ou une technique », immortalisant régulièrement son entourage – dont sa fille Esther dans Polyesther, une fille unique, série géniale par son inventivité et son humour –, Sophie Lou-

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DANS L’ATELIER

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DANS L’ATELIER

baton ne hiérarchise pas les multiples facettes de son travail. Le sentiment que toutes ses activités se nourrissent entre elles ressort de l’exploration de son site Internet. « On me demande souvent pourquoi j’y réunis toutes mes productions. Mais je ne renie rien et ne vois pas pourquoi je me cacherais de répondre à des commandes. L’ensemble s’infuse, se diffuse. » L’idée de circularité s’incarne notamment dans l’histoire du projet Jeunes gens, un peu de tenue : sous la forme de triptyques, la série saisit des travailleurs en tenue professionnelle dans leur chambre, et le lieu où ils exercent (souvent des grandes enseignes ou des chaînes). Elle recueille les témoignages sur leur précarité, leurs difficultés, leurs espoirs. D’abord publié dans Regards, ce travail qui replace les individus devant l’uniformisation imposée par le vêtement a fait l’objet d’une acquisition (par le Musée des arts et traditions populaires), d’une exposition (Centre d’art contemporain de Genève), et a également amené la photographe à être sollicitée par EDF pour une série de portraits. Il en va de même pour Brouillon perpétuel : réunissant des photos au jour le jour, prises sur le vif, ces images qui relèvent du cercle intime alimentent d’autres productions. Assumer la communication corporate au même titre que d’autres travaux pourrait sembler ambigu. Comme Sophie

Loubaton le souligne, il s’agit plutôt de refuser une forme d’hypocrisie qui dénierait une réalité de ce métier : les commandes sont une condition sine qua non à la survie de nombreux photographes, permettant d’acquérir du matériel et de se consacrer à d’autres projets peu ou pas rémunérateurs. « C’est un dilemme ancien dans la photo… On ne le sait pas toujours, mais des photographes célèbres comme Willy Ronis ou Robert Doisneau ont eux aussi accompli ce type de travaux – c’est le cas de la série de Doisneau sur Renault à Billancourt. » Dans une société où l’accès à l’univers du travail est verrouillé, ces projets deviennent, par ailleurs, un sésame pour se faufiler et capter des images sinon invisibles. SE MÉFIER DE LA SÉDUCTION

Quel que soit le sujet, la photographe ne modifie pas sa manière de travailler : ne pas courir « après une ligne esthétique, le principal étant de privilégier la rencontre des personnes ». Cette volonté se traduit par des choix techniques. « Lorsque j’ai débuté, je faisais du noir et blanc pour des raisons économiques – je développais moi-même –, puis je suis passée à la couleur. Si j’aime toujours le noir et blanc, il met plus à distance, là où la couleur nous installe dans le présent. Les effets ne m’intéressent pas. »

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« Je me suis lancée animée par l’envie de raconter des histoires, de rendre compte du monde et de porter la parole des personnes. »

Elle se défend néanmoins de ne pas travailler les lumières, le cadrage, préférant évoquer une « économie d’effets ». « La photo n’est pas la transcription de la réalité, elle est toujours une re-présentation, née d’une interprétation. Lorsque je travaille avec des assistantes – je dis bien “des” et pas “mes” assistantes, car elles ne sont pas ma propriété, c’est un métier ! –, j’insiste toujours sur le fait qu’il ne faut pas que ça “se voie” trop, que le photographe soit trop présent. C’est également pour cela que j’utilise assez peu de matériel pour la lumière : il s’agit d’être la plus discrète possible, et au même niveau que les personnes. » Ainsi, hormis les photos réalisées chez elle pendant le confinement, toutes ses images sont prises à hauteur d’homme. « Ayant une sainte horreur de la hiérarchie, je ne surplombe jamais le sujet et suis plutôt dans la frontalité. À un moment, j’ai beaucoup utilisé

un Hasselblad. Avec viseur de poitrine, cet appareil permet qu’il n’y ait aucun obstacle entre moi et la personne photographiée. » Cette proximité se ressent dans En train de lire, série réalisée pour illustrer le Salon du livre (d’abord publiée dans Regards, puis prolongée par la commande d’une municipalité). Plutôt que de réaliser d’énièmes portraits d’écrivains, la photographe décida de retourner la commande en allant à la rencontre de lecteurs dans les transports en commun. Ce qui transparaît est bien une même éthique du sujet, celle consistant à ne pas faire écran à la personne représentée et de se méfier du misérabilisme ou de la séduction. Plutôt qu’une « belle image », ce qui meut Sophie Loubaton est une image « juste », soit respectueuse de son propos et « composée, construite, avec une belle lumière. » LA RESPONSABILITÉ DU PHOTOGRAPHE

Si son expérience d’architecte participe certainement de cette démarche, de ce goût « pour photographier les espaces publics, en comprendre les enjeux », cette attention a peut-être à voir avec le fait d’avoir grandi aux Mureaux, ville des Yvelines traînant une réputation de banlieue chaude. « Il est facile de prolonger les clichés d’une ville pourrie et de ses habitants, de tomber dans les poncifs

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sans s’interroger sur leurs histoires, leurs contradictions. En tant que photographe, je considère avoir une responsabilité face aux personnes et aux lieux que je rencontre. » Pour autant, elle ne se sent guère concernée par la pure photo d’architecture. « Ce qui m’intéresse, c’est d’analyser quels usages les gens font des espaces, des bâtiments. Après, je me passionne pour d’autres sujets – la sociologie, les modes de vie, etc. – et la photo est le lieu où je formalise tout ce qui me touche. » Quels sont les artistes – toutes disciplines confondues – dont le travail l’inspire ? « Le premier qui me vient à l’esprit – et qui a écrit sur les espaces – est l’écrivain Georges Pérec. Son œuvre est traversée par quelque chose de très ludique et des interrogations fondamentales sur la mémoire, la mort, le souvenir. Et puis, il a beaucoup travaillé avec des contraintes, via l’Oulipo notamment, et celles-ci me sont nécessaires dans le travail. S’il y a une autoroute devant moi, je cale, tandis que les obstacles me stimulent, j’aime devoir en jouer pour tirer parti d’une situation. Ce qui me nourrit aussi, c’est la musique. Curieusement, cela n’a rien à voir avec la représentation ni l’image, c’est l’espace le moins visuel et le plus intérieur. » Là où le sémiologue Roland Barthes identifie la photographie comme le « ça a été », soit le lieu de la reconnais-

sance d’une réalité passée, c’est par la musique que Sophie Loubaton « arrive aussi à retrouver ce qui n’existe plus. » Autant dire que le confinement, avec sa contrainte #restezchezvous, n’a pu que lui donner du grain à moudre. Comme elle le raconte, elle a d’abord converti un sentiment d’impuissance et de frustration en gestes vers les autres, commençant « à photographier les copains et voisins qui passaient dans la rue, ainsi que des personnes qui travaillent : facteurs, livreurs, éboueurs ». « Au départ, c’était aussi un moyen d’entretenir le lien avec des proches. Mais je ne suis pas du genre à fonctionner en circuit fermé, et la rencontre me manquait. Constatant que la rue dans laquelle nous vivons, habituellement peu passante, était tout à coup très empruntée, j’ai imaginé ça. » Ça, c’est la proposition, via une pancarte sur sa porte, de photographier gratuitement qui voudrait, « pour faire plaisir ». Depuis, ils sont nombreux à s’être ainsi fait tirer le portrait et à avoir reçu leur cliché « sans contact », par mail ou téléphone. L’ART DU BRICOLAGE ET DE L’HYBRIDATION

Ces images regroupées sur son site Internet sous l’intitulé Espace obligé s’articulent en plusieurs sous-catégories : images de la rue et du périmètre visible depuis sa fenêtre ; portraits des incon-

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DANS L’ATELIER

« Ayant une sainte horreur de la hiérarchie, je ne surplombe jamais le sujet et suis plutôt dans la frontalité. » finables – ceux continuant à travailler dehors (rejoignant un projet plus vaste consacré à des métiers peu considérés) ; portraits de passants ; clichés des manifestations de 20 heures en soutien aux personnels hospitaliers ; messages et banderoles récoltées dans la ville ; ou encore une série de photos affichées sur la porte de sa maison, manière d’offrir aux regards d’autres territoires que ceux auxquels la période nous a restreints. Outre le clin d’œil à l’histoire du médium – la première image de l’histoire de la photographie a été prise en 1826 ou 1827 par Nicéphore Niépce depuis… une fenêtre –, cette série énonce mine de rien les conditions de vie particulières que nous traversons. « Moi qui n’aime pas le surplomb, là c’est la contrainte, puisque les photos sont prises depuis ma fenêtre. Mais au-delà du côté insolite, il n’y a dans le cadre ni ciel, ni horizon. Certains regards sont interrogateurs. Il y a un effet oppressant qui

enferme et raconte bien qu’on est dans un bocal. » Toutes ces images – comme l’essentiel de sa production –, sont accompagnées de courts propos contextualisant et donnant pour certains, avec la date du jour, le nombre de morts au compteur national. Là aussi, il s’agit de dépasser l’aspect sympathique pour s’inscrire dans l’époque. « C’est une manière de rappeler que je ne produirais pas cela en dehors de ce contexte. Et que si l’on fait ce qu’on peut avec le confinement, c’est un dispositif pour éviter la mort sociale. » À la fin de l’entretien, j’interroge Sophie Loubaton sur la dimension politique de son travail artistique. La photographe – dont l’engagement ne fait pourtant pas de doute, que ce soit dans ses paroles ou ses projets – se fait alors un peu hésitante : « Je ne suis pas très habile pour théoriser ce que je fais et cela est vrai sur la question politique. D’ailleurs, je ne me définis même pas comme une artiste, mais plutôt comme quelqu’un qui bricole, assumant l’hybridation. » Loin d’être de la modestie mal placée, cette réserve exprime, plutôt, l’essence du travail de Sophie Loubaton. Celui d’une photographe dont l’action politique s’incarne dans une éthique et une responsabilité, celles de refuser la trahison des images pour donner à voir chaque chose et chacun dignement, tout simplement.  caroline châtelet

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LES INÉGALITÉS DÉMASQUÉES

Q

uand le coronavirus a commencé à sévir en France, tout le monde semblait croire que la maladie abattrait les barrières sociales en frappant indifféremment les riches comme les pauvres. Pourtant, dès l’annonce du confinement promulgué pour endiguer la propagation du virus, les différences sociales sont apparues comme criantes. Alors que 17 % des Francilien.ne.s avaient quitté la région pour se réfugier dans de plus vastes espaces en région, les plus modestes se retrouvaient assignés à des domiciles exigus, parfois surpeuplés. Ainsi a-t-on vu quelques célébrités narrer leurs conditions de confinement très confortables, effaçant la détresse dans laquelle cette situation a plongé de nombreuses familles. MISE À L’INDEX Dès l’annonce du confinement par le président Macron, plusieurs reportages ont concentré leurs regards sur les quartiers populaires de Paris et de sa banlieue. Il s’agissait alors de pointer du doigt le comportement supposé de certain.e.s de nos concitoyen.ne.s et leur prétendue indiscipline. Ainsi, quand les Parisien.

ne.s étaient dépeint.e.s désireux.ses de profiter du soleil, les banlieusard.e.s se montraient incapables de respecter les règles. Quand les chiffres ont annoncé une forte surmortalité en Seine-Saint-Denis (93), les doigts accusateurs ont aussi désigné cette catégorie de la population perçue comme peu encline aux gestes civiques. Soudain, les présumés fauteurs de troubles sont devenus responsables de leur propre débâcle. Pourtant, la réalité était aisément décryptable. D’abord, à la date où cette surmortalité a été révélée, il était clair que les personnes avaient été infectées par le virus avant le début du confinement. Ensuite, de nombreux résidents de la Seine-Saint-Denis n’ont tout simplement pas eu le loisir d’effectuer leurs missions en travaillant à distance car elles exercent des métiers impliquant une présence physique. Nombreux et nombreuses sont les agents d’entretien et de sécurité, les caissières, éboueurs, cheminots (des métiers toujours si genrés !), personnels hospitaliers qui ont bravé quotidiennement le virus, empruntant les transports publics souvent sans protection pour

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LA CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO permettre à notre pays de fonctionner. Le télétravail est resté l’apanage des groupes socialement favorisés. Enfin, les habitants du département le plus pauvre de la France hexagonale sont logiquement en moins bonne santé que le reste de la population. D’une part parce que la couverture médicale en termes de médecine de ville et de qualité des infrastructures hospitalières est moindre, comme le dénoncent les élus locaux et les syndicalistes urgentistes. D’autre part parce que les personnes pauvres sont plus rétives à se rendre chez le médecin, de crainte de faire face à des dépenses impossibles à assumer. Elles vivent donc, au quotidien, dans un état de plus mauvaise santé que la moyenne – état aggravé par un mode de vie plus rude, du fait de professions pénibles et d’un accès limité à de bons produits alimentaires, faute de ressources. PRESSION ET VIOLENCES Conséquences : des cas de diabètes, de cancers ou d’hypertension plus fréquents qu’ailleurs. Or on sait que les corps présentant ce type de pathologies sont plus vulnérables face au Covid-19 et donc malheureusement plus exposés aux décès. D’autres réalités moins documentées ne peuvent que nourrir des inquiétudes : le sort des détenus, des sans domicile ou des migrants livrés à la cruauté de la vie au dehors. L’obligation de fournir une attestation de sortie,

par exemple, était discriminante car elle impliquait le fait d’être un minimum lettré.e et d’avoir accès à du papier ou à un smartphone permettant de présenter un document conforme. Ce nouveau pouvoir de verbalisation conféré aux forces de l’ordre a donné lieu à une marge d’appréciation conduisant, hélas logiquement, à des brutalités policières. Selon les chiffres du ministre de l’Intérieur, les habitant.e.s de la SeineSaint-Denis ont subi deux fois plus de contrôles que la moyenne nationale. On imagine alors combien la dureté de la vie quotidienne a été encore dégradée par une attention policière plus intense. Ce n’est pas un hasard si de multiples violences policières ont été dénoncées dans les quartiers populaires, parfois en raison d’attestations contestées comme non conformes. Ajoutons à cela des contraintes accrues pour les femmes, dont la charge mentale a été lestée par une pression domestique accrue, du fait de la présence permanente des enfants. On comprend combien la condition sociale – économique ou de genre – a pesé durant cette période d’urgence sanitaire. En s’abattant plus durement sur les populations les plus fragiles, le Covid-19 et les circonstances exceptionnelles accompagnant l’épidémie n’ont pas aplani les disparités sociales. Le coronavirus n’a été que le révélateur d’inégalités déjà existantes.  ROKHAYA DIALLO

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DOSSIER

La crise du coronavirus, inattendue et brutale dans ses conséquences, a eu l'effet d'un révélateur : tout à coup, les classes sociales ont été de retour et le prolétariat contemporain est redevenu visible, sous divers noms de circonstance. Pour que cette prise de conscience persiste dans le « monde d'après », encore faudra-t-il la convertir en pensée et en actes politiques.

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SOMMAIRE DU DOSSIER « Cachez ces prolétaires que je ne saurais voir ». Le mot d'ordre n'a plus été tenable au moment où les « derniers de cordée » se sont retrouvés en « première ligne » pour faire tenir le pays. Ce renversement rappelle à la gauche qu'elle doit mettre les plus précaires et les plus pauvres au centre de ses mobilisations, estime le sociologue Saïd Bouamama (p. 33). Cela n'a toutefois pas perturbé la frange supérieure des classes supérieures, qui a encore plus joui de ses privilèges (p. 40). À l'opposé de telles préoccupations, l'épisode a mis en lumière la centralité du travail dans la genèse des inégalités, estiment de nombreux intellectuels (p. 48). Pour François Ruffin, la guerre des classes n'a jamais cessé, et il faut bien en passer par le conflit pour gagner le combat politique – à condition de dépasser le seul ressentiment et d'opposer autre chose que nos « châteaux de sable » aux forteresses du libéralisme (p. 55). En historien, Roger Martelli décrit les recompositions de l'idée de classe ouvrière. Lui aussi pense que seule une espérance politique peut éviter que la colère et l'inquiétude ne dégénèrent dans des réponses délétères (p. 62).


DOSSIER

COVID-19 : LE PROLÉTARIAT DÉVOILÉ

En valorisant subitement les travailleurs les plus précarisés, en les exposant plus que les autres au risque sanitaire, la pandémie a provoqué l'implacable retour du réel social et dévoilé la structure de classe de notre société. Comme pour toutes les perturbations durables du fonctionnement de l’activité économique et sociale (catastrophes naturelles, crises, guerres, etc.), la pandémie s’est traduite par la visibilisation de l’invisibilisé. Ce que l’idéologie dominante parvient habituellement à masquer s’impose par le simple spectacle du réel. Ce que les médias dominants parviennent classiquement à voiler surgit au premier plan. Le mécanisme de crédibilisation par des « débats écrans » (sur le « communautarisme », le « danger islamisme », les « assistés sociaux parasites », etc.) perd son efficace. Bref, la pandémie fait fonction de révélateur du réel social.

résument : celle des départs vers les résidences secondaires à l’annonce du confinement et celle des travailleurs restés au « front » (caissières, personnels hospitaliers, éboueurs, etc.). Le retour de la faim dans les quartiers populaires a été une autre illustration de cette polarisation qui s’est installée dans la société française du fait des politiques néolibérales de ces quatre dernières décennies. Loin du roman d’une société subissant de manière identique un fléau, ce qui est apparu de manière évidente pour une partie majoritaire de notre société est l’inégalité devant le risque de conta-

BIO

L'AMPLEUR DE LA POLARISATION SOCIALE

Un premier dévoilement, déjà enclenché avec le mouvement des « Gilets jaunes », a été celui de l’ampleur de la polarisation sociale, que deux images

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Saïd Bouamama est sociologue et membre du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP).


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Jacquerie ou révolte des paysans : miniature de Loyset Liedet in "Chroniques" de Jean Froissart, XIVe siècle


DOSSIER

L’existence contemporaine d’un « prolétariat » que des décennies de luttes idéologiques ont tenté d’occulter devient indéniable. mination, la vulnérabilité à géométrie variable selon l’appartenance sociale, l’existence de deux pôles sociaux vivant des quotidiennetés matérielles aux antipodes les unes des autres. Le bilan humain de la pandémie sera à cet égard parlant, à la condition qu’il soit établi en prenant en compte les critères du niveau de revenu et du territoire d’habitation. L’exigence d'un tel bilan doit, pour cette raison, être intégrée dans les luttes sociales à venir. Sans jamais avoir lu Marx, chacun a pu se rendre compte que l’« accumulation des richesses à un pôle (…), c’est égale accumulation de pauvreté (…) au pôle opposé » (Le Capital, livre premier). Tous ceux qui ne sont pas entièrement déconnectés des quartiers populaires peuvent constater l’ampleur de la colère sociale qui s’exprime – non

pas du fait de la misère et de la précarité (qui étaient antérieures à la pandémie), mais en raison de la conscientisation de la polarisation sociale. Le spectacle médiatique de ceux qui trouvaient des vertus au confinement (par réinvestissement de la sphère familiale, retour sur soi, pratique du sport, de la cuisine ou du jardinage, etc.) et les tentatives idéologiques des grands médias visant à l'« esthétiser » ont encore plus accentué cette conscience d’une société polarisée. Les habitants des HLM surpeuplés et plus largement des logements populaires urbains, pour qui le confinement était invivable, se sont trouvés devant l’image indéniable d’une profonde dualité sociale. L'UTILITÉ SOCIALE DES EMPLOIS NÉGLIGÉS

Le second dévoilement, inédit cette fois depuis plusieurs décennies, fut l’inversion de l’ordre de valorisation des différents types d’emploi dans notre société. Contrainte de répondre à l’urgence sur le plan sanitaire et soucieuse de faire fonctionner l’économie pour préserver le plus possible ses profits, la classe dominante ne pouvait pas ne pas modifier son discours de légitimation. Infirmières, éboueurs ou travailleurs de l’industrie furent ainsi pragmatiquement mis à l’honneur. Alors que, depuis le tournant néolibéral de la

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From the depths / Wm. Balfour-Ker. 1906


DOSSIER

décennie 80, le sommet de l’échelle de la valorisation sociale s’exprimait par les termes de « gagnant », de « startuppeur », de « premier de cordée », d’« entrepreneurs », etc., ce furent les emplois habituellement négligés qui démontrèrent par les faits leur utilité sociale, leur caractère économiquement incontournable et vital pour l’ensemble du fonctionnement social. Ce qui se dévoile ainsi, c’est la base matérielle de la structure sociale. Ce qui devient indéniable, c’est l’existence contemporaine d’un « prolétariat » que des décennies de luttes idéologiques ont tenté d’occulter au prétexte des mutations réelles des différentes classes sociales. Sans jamais avoir lu Karl Marx, chacun a pu constater l’existence d’un prolétariat, c’est-à-dire d’une « classe des travailleurs salariés modernes qui, ne possédant pas en propre leurs moyens de production, sont réduits à vendre leur force de travail pour vivre » (Friedrich Engels, note du Manifeste du parti communiste, 1888). Les salariés qui ont été contraints de continuer à travailler et à prendre les transports en commun – y compris ceux des secteurs « non vitaux » ou sans que les conditions de protection ne soient réunies – n’avaient pas moins peur que les autres. Ceux qui étaient confinés et espéraient, du fait de la dégradation brusque de leur revenu, une reprise rapide du tra-

vail – même avec des protections insuffisantes – n’étaient pas des inconscients et des irresponsables. Ils étaient simplement contraints de « vendre leur force de travail pour vivre ». Seule la réduction idéologique de la notion de « prolétariat » aux travailleurs de l’industrie ou aux travailleurs surexploités avait pu banaliser l’idée d’une disparition du « prolétariat ». L’expérience de la pandémie contribue à déchirer ce voile déformant. La visibilisation soudaine de ce prolétariat fait apparaître au grand jour son statut social, c’est-à-dire ses niveaux de revenu et ses conditions de travail. C’est ainsi la dégradation ininterrompue de ce statut depuis le tournant néolibéral – en d'autres termes, l’accélération des processus de précarisation, de paupérisation et de flexibilisation de la condition salariale subalterne – qui surgit sur le devant de la scène. La centration sur les personnels de santé liée à l’urgence sanitaire a mis en exergue qu’aucun secteur n’était épargné par cette dégradation continue. Non seulement le prolétariat s’est imposé comme réalité incontestable, mais la tendance à sa transformation en précariat généralisé également. La réapparition de la faim dans les quartiers populaires situe le pôle extrême de ce précariat constitué par tous ceux contraints au travail informel (celui couramment mal nommé

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« travail au noir »), à l’intérim ou aux CDD à répétition. Pour eux, la baisse de revenu fut immédiate et sans filet. Pour eux, la pandémie fut synonyme de restrictions alimentaires. LES TRAVAILLEURS POUR CE QU'ILS SONT

Le troisième dévoilement réalisé par l’épreuve de la pandémie et du confinement fut la mise en évidence du caractère coloré et sexué de ce prolétariat en voie de précarisation généralisée. Tout en étant peu mis en exergue par les commentaires journalistiques, la féminisation des emplois les plus précaires a ainsi été exposée quotidiennement. Caissières, aides-soignantes, infirmières, etc. : ces emplois avaient tendance à être idéologiquement construits comme naturellement « féminins », alors qu’ils ne le sont que par assignation discriminante. Le même dévoilement s’est opéré à propos de la « race » visibilisant l’assignation des immigrés et de leurs héritiers français dans ces secteurs brusquement considérés comme absolument vitaux et qui sont, comme pour les « emplois féminins », caractérisés par la précarité, les faibles salaires et les mauvaises conditions de travail. Alors que ces salariés étaient absents des écrans et des discours, les reportages sur les éboueurs, les chauffeurs ou les ouvriers

du bâtiment les ont fait apparaître pour ce qu’ils sont : des travailleurs assignés aux segments les plus surexploités du marché du travail. Ceux qui n’apparaissaient médiatiquement que sous des figures stigmatisantes (à l’occasion de reportages sur « la crise des banlieues », sur le « communautarisme », sur « l’islamisme », etc.) ont pour une fois eu un autre visage. Même les sans-papiers ont vu – certes de manière marginale et peu relayée médiatiquement – leur image se transformer par les demandes émanant de grosses exploitations agricoles en faveur d’une autorisation exceptionnelle pour les employer. Ce que rend ainsi visible la pandémie est l’ampleur de la segmentation sexiste et raciste du marché du travail. Le sexe et la « race » apparaissent comme des modes de gestion du rapport de classes. UNE CONSCIENCE PLUS AIGUË

Le quatrième dévoilement porte sur l’autre extrémité de la polarisation sociale, celle de la classe dominante. Les premières mesures économiques du gouvernement ont été prises en sa faveur. Alors que se succédaient les plans d’aide sectoriels, aucune mesure significative d’allégement n’a été prise pour les salariés. Le gel des loyers et des charges n’a jamais été envisagé, alors même que le confinement faisait

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DOSSIER

Les classes populaires sortent de cette expérience douloureuse avec une conscience plus aiguë de ces réalités habituellement déformées par l’idéologie dominante.

baisser drastiquement les revenus des plus précaires. Le « plan d’urgence économique » voté le 23 avril prévoit 900 millions d’euros pour les ménages touchant le RSA, 4 milliards pour les primes des personnels soignants et 20 milliards pour la recapitalisation des grandes entreprises publiques. Aucune contrepartie à ces nouvelles aides aux entreprises n’est prévue : ni le gel de la distribution des dividendes, ni la fixation de conditions de maintien de l’emploi. En somme, la logique qui s’exprime reste la logique néolibérale résumée

dans la formule « socialisation des pertes et privatisation des bénéfices ». L’État assure bien une fonction de redistribution, mais du bas vers le haut. Un ruissellement à l’envers, en quelque sorte. Les quatre dévoilements rapidement décrits ci-dessus dessinent le visage de la société française contemporaine : une société fortement polarisée socialement ; segmentée selon, entre autres, des critères sexistes et racistes ; comprenant un pôle marqué par le précariat absolu ; inscrite dans une tendance au déclassement généralisé ; et gérant les impacts économiques de la pandémie par une redistribution vers le haut. Les classes populaires, tous segments confondus, sortent également de cette expérience douloureuse avec une conscience plus aiguë de ces réalités habituellement déformées par l’idéologie dominante. Plus que jamais, la lutte des classes – dans les formes multiples qu’elle peut prendre – est une réalité prégnante. L’issue de l’étape actuelle de cette lutte, c’est-à-dire celle de la question « Qui paiera l’impact économique de la pandémie ? », sera fonction de notre capacité collective à forger un « nous » incluant les différents segments des classes populaires et prenant comme centralité les plus paupérisés, les plus précaires, les plus discriminés.  saïd bouamama

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LES HYPER-RICHES METTENT LA CRISE À PROFIT L'épidémie n'a pas seulement mis en évidence les privilèges des plus riches : elle leur a aussi permis de les conforter. Et pour les entreprises, la loi du marché est restée la loi du plus fort. Le confinement lié à la crise sanitaire du Covid-19 a mis en exergue les inégalités sociales, cela a été largement documenté et analysé. Beaucoup a ainsi été écrit sur le confinement, dont la réalité a été souvent et faussement perçue comme universelle – notamment si l’on devait s’en remettre aux auteurs et instagrameurs bourgeois (les deux se confondant quelques fois). Si l'on ne peut leur en vouloir de croire que leur souffrance d’être enfermé dans un grand appartement au confort évident ou dans une maison secondaire à la campagne valait le coup d’être raconté, quand d’autres subissaient leurs logements étroits et surpeuplés sans pouvoir décemment finir leur mois, il n’est rien de comparable avec ce que la catégorie sociale encore plus supérieure a vécu. SÉJOURS CINQ ÉTOILES ET PERSONNEL DE MAISON

Beaucoup plus conscients de leur chance (qui n’en est pas une, enten-

dons-nous bien), les plus riches n’ont pas chômé pour mettre à profit tous les avantages liés à leur capital. Ainsi, quand certains ont quitté Paris pour se réfugier en Bretagne ou en Ardèche, d’autres ont carrément pris l’avion, le week-end avant l’allocution fatidique du président de la République, pour la Guadeloupe ou les Maldives. Car il ne faut pas croire que toute l’hôtellerie ou les centrales de réservation de maisons de vacances ont baissé le rideau : certaines enseignes sont restées ouvertes pendant les deux mois de confinement, offrant des prestations certes quelque peu réduites mais, en ce qui concerne les palaces, tout à fait luxueuses : petitsdéjeuners, déjeuners et dîners toujours servis, chambre faite tous les jours, accès à des plages privées quand c’était possible. Bref, on ne lésine pas sur les moyens, confinement ou pas, pour passer du bon temps dans ce qu’il convient d’appeler des hôtels cinq étoiles. Mais il n’y a pas que ceux qui se sont

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Pyramide du système capitaliste, publiée par Nedeljkovich, Brashich et Kuharich en 1911.

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étendre son linge ou pis, le repasser. C'est donc un secret de polichinelle que certains n’ont pas arrêté de se passer de ces services à la personne, pourtant totalement interdits. Confidences recueillies par Regards auprès d’un des plus grands patrons français : « Avec les enfants à la maison, on a déjà un travail de fou pour leur faire faire les devoirs et pour les occuper. Alors tout ce qui est alimentation et ménage, on a préféré garder le système d’avant » – c’est-àdire du personnel de maison. Une pensée pour le reste de la population qui ne peut pas jouir de ces avantages ? « Oui, bien sûr, ça doit être très dur. » Point. À la ligne.

La réponse gouvernementale comme européenne ne tend pas, pour l’instant, à limiter les possibilités d’enrichissement des plus riches.

AUBAINES ÉCONOMIQUES

fait la malle (Hermès) et ont pu jouir des entorses offertes par leur statut social pendant le confinement : celles et ceux qui sont restés dans leur résidence principale se sont parfois affranchis de certaines règles imposées par les décrets successifs. Ainsi de celle de la distanciation sociale liée à la présence de personnel de maison. Parce que, lorsqu’on a désappris à se faire à manger depuis des années, il n’est pas possible, une fois le confinement venu, de réapprendre d’un coup d’un seul… Se faire chauffer tous les jours de l’eau pour ses pâtes paraît insurmontable, tout comme l’est

Les plus riches ne s’en sont pas mieux sorti que les autres seulement grâce à ces petits aménagements personnels avec les règles. Alors que la chute des revenus familiaux a parfois atteint des proportions dramatiques pour la survie de certains des ménages les plus pauvres, que les autoentrepreneurs et autres précaires ont subi de plein fouet le ralentissement de l’économie, voire l’arrêt total de leur secteur d’activité, les petites et moyennes entreprises se sont aussi retrouvées dans le collimateur de la crise : leurs pertes sèches pourraient aboutir, quand ce n’est pas déjà le cas, à leur mort pure et simple. Comme l'a

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DOSSIER

dit Giles Parkinson, gérant d’un fonds d’actions, à Boursorama : « Le marché actions réalise actuellement un très bon travail de tri entre les entreprises solides de celles plus fragiles ». Il oublie de dire que ce qui pourrait s’avérer dramatique pour beaucoup apparaît comme une aubaine pour ceux dont la trésorerie est suffisante. Se distinguent deux camps opposés : d’un côté, ceux qui risquent des faillites, parmi lesquels de grandes enseignes de la distribution comme la marque de chaussures André, celle de vêtements pour enfants Orchestra-Prémaman, ou encore Naf Naf, Camaïeu, La Halle, le détaillant de mobilier Conforama. Et de l’autre, ceux dont la trésorerie est assez solide, parmi lesquels les potentiels racheteurs des entreprises en difficulté – ou, à défaut, ceux qui vont récupérer les parts de marché de ces concurrents directs. Pour rappel, prospérer sur le dos des mourants est l’une des spécialités de nos plus gros patrimoines. À titre d’exemple, François Pinault, troisième fortune française, propriétaire du géant mondial du luxe Kering, avait fait son beurre des ruines d’Isoroy, leader mondial du contreplaqué, repris pour un franc symbolique et gratifié de l’équivalent de près de 115 millions d’euros d’aides de l’État, afin de le revendre huit ans après plus de 200 millions d’euros. C’est loin d’être l’unique moyen pour

les capitalistes de mettre à profit la période de crise que nous traversons. Car lorsqu’on a de l’argent à ne plus savoir qu’en faire grâce à la financiarisation de notre économie, on peut assez aisément réorienter ses avoirs vers des secteurs à la rentabilité immédiate (parce que, oui, on veut de la rentabilité immédiate, sinon ce n'est pas intéressant). Alors, quand les valeurs des voyages et des loisirs, le marché du pétrole ou celui de la restauration ont commencé à montrer des signes de faiblesse, ni une ni deux, on a déplacé ses investissements vers des valeurs surperformantes dans la période, c’est-à-dire les entreprises de haute technologie – et notamment les fournisseurs de solutions cloud, bien utiles en période de confinement. À L'ABRI DE LA RÉCESSION

C’est peut-être cela qui caractérise le plus cette crise liée au Covid-19 en comparaison des précédentes : les plus riches n’ont jamais été inquiétés par la perspective de récession économique car les faillites et les pertes de valeurs les plus dramatiques ne les concernent plus directement. Quelle grande fortune française ou mondiale est à la tête d’une seule entreprise, spécialisée dans un type de biens ou de services ? Aucune. La volatilité – et donc, dans une certaine mesure, la diversité – de leur portefeuille d’actions et de valeurs est aujourd’hui un

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Affiche de propagande du parti communiste français dépeignant la « finance internationale », les régimes nazi et fasciste ainsi que Francisco Franco subventionnant censément les grands groupes industriels français, la Cagoule et les ténors politiques de droite, notamment François de La Rocque (1936).


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paramètre de la solidité de leur fortune. D’autant que la réponse gouvernementale comme européenne ne tend pas, pour l’instant, à limiter ces possibilités d’enrichissement des plus riches. Les dettes contractées pour soutenir l’économie vont ainsi venir pallier les manques à gagner des différentes entreprises qui ont traversé des moments difficiles pendant le confinement. Seulement, si l’idée initiale était de sauver les emplois mis en danger par la crise, la captation systématique des richesses par les dirigeants et les actionnaires n’a aucune raison de s’arrêter. Au contraire, certaines rémunérations ont même augmenté pendant la crise, comme celle du P.-D.G. d’Air France à hauteur de 800 000 euros annuels, et ce alors que l’entreprise a bénéficié d’un plan de sauvetage de sept milliards… De même, le plan de relance de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne sauvera assurément des dizaines de milliers d’emplois, mais risque aussi de continuer de renforcer les disparités sociales entre détenteurs de capital, dirigeants et salariés. À titre individuel, familial comme au niveau de l’appareil de production qu’ils détiennent, les plus riches n’ont ainsi pas vécu le confinement comme les autres. Et les études montreront probablement que cette crise n’a fait qu’accroître les inégalités qui préexistaient.

La captation systématique des richesses par les dirigeants et les actionnaires n’a aucune raison de s’arrêter. La question d’une plus égale répartition des richesses portée par une large partie de la gauche, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une pensée renouvelée des communs et des services publics, est une réponse sûrement plus pertinente que l’obsession des frontières. Toutes les relocalisations que l’on arrivera à imposer ou les frontières que l’on pourra dresser ici ou là n’aboliront pas les privilèges dont certains jouissent au détriment d’autres. Pour cela, il faudrait commencer par comprendre que notre plus grand ennemi politique n’est pas à l’étranger, mais qu’il constitue le cœur de nos systèmes économiques et politiques – et que, par là même, il est autrement plus compliqué de s’en défaire.  pablo pillaud-vivien

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Les ouvrier-ères Les petites mains Quoi de mieux que « petites mains » pour englober ceux et celles qui ne sont d’habitude pas mis à l’honneur – mais ont participé à la survie de notre pays pendant le confinement –, sans recourir au vocabulaire de la lutte des classes ? Désignant originellement les ouvrières débutantes en couture, l'expression, qui met l’accent sur la petitesse en réduisant à leurs pognes des personnes pourtant elles aussi douées d’intelligence, est un brin méprisante. Probablement parce que ceux qui l’utilisent n’en font pas partie.

Bien qu’aide-soignante et, à ce titre, salariée et exécutante d’un travail manuel, la députée Caroline Fiat n'avait pas été catégorisée comme ouvrière par l’Assemblée – alors qu’elle-même se désignait ainsi. Mais le déplacement historique de la classe ouvrière, depuis le champ industriel vers les fonctions tertiaires, a semé de la confusion : les forces prolétaires ayant perdu une partie de leur imaginaire, elles y ont aussi perdu leur capacité à s’auto-nommer.

Les classes populaires N'étant plus beaucoup revendiquée, la notion de classe ouvrière a été supplantée par celle de classes populaires. Concept sociologique descriptif et empirique, on peine à en définir les contours, quoique les classes populaires finiraient là où commence la classe moyenne – du moins à en croire les Français, qui se rangent presque tous dans celle-ci. Pour autant, elles restent un référent facile pour tout politique qui veut montrer, à peu de frais, qu’il s’intéresse aux plus modestes.


Les pauvres

Les derniers de cordée

Rarement utilisé par les médias et les politiques, le terme recouvre pourtant une réalité concrète (l’impossibilité de satisfaire des besoins considérés comme indispensables à une vie décente), et concerne près de neuf millions de Français (leurs ressources inférieures à 60 % du salaire médian les placent sous le seuil de pauvreté). Il est probablement trop difficile à assumer sans revêtir les contours d’une insulte. Pourtant, les pauvres existent, même si on cherche souvent à les invisibiliser.

L'expression « premiers de cordée » est revenue à la figure du président Macron quand l’utilité desdits premiers pendant la crise du coronavirus s'est avérée inversement proportionnelle à celle des derniers. Dans l’idéologie de la start-up nation, il y a forcément des winners et des losers. Qui dit libéralisme économique, dit concurrence – et qui dit concurrence, dit compétition avec des premiers et des derniers… Une logique délétère et inepte, qui n'a eu que ce qu'elle méritait.

QUI SOMMESNOUS ? POUR QUI NOUS BATTONSNOUS ?  pablo pillaud-vivien

Ceux qui ne sont rien Dans l'imaginaire macroniste, ceux qui ne sont rien ne cultivent pas le désir d’être des millionnaires – ou pis, l’ayant cultivé, ils n’ont pas réussi à le réaliser. Considérés comme des parasites qui pompent « un pognon de dingue » par le biais de la Sécurité sociale, comment les inclure dans la France 2.0 ? On n’a que trop compris la réponse : en ne les considérant pas, en les oubliant, en les laissant sur le bas-côté de l’autoroute pour riches que le pouvoir est en train de tracer pour la France.


LA LUTTE DES CLASSES À L’HEURE DU CORONAVIRUS Classes populaires, peuple, « délaissés », « invisibles »… Les catégories mobilisées pour incarner la contestation sociale actuelle sont nombreuses. Et la question du travail semble plus essentielle que jamais pour penser les inégalités. « Notre vie ne vaut pas mille euros mais encore moins : 350 euros », clamaient en avril des caissières d’Auchan, demandant une meilleure prime de risque. Il faut croire que la question sociale est tenace. Certes, le nouveau coronavirus qui a conduit le gouvernement à confiner toute la population pour désengorger les services de réanimation a soudain mis entre parenthèses la longue séquence des « Gilets jaunes ». Mais la peur de la maladie n’a pas étouffé la colère. En dépit du discours martial d’un président appelant au rassemblement de toutes les forces du pays, des critiques sont venues fissurer l’union nationale de circonstance. Les remerciements adressés aux professions « essentielles » n’ont pas suffi à calmer la demande de justice sociale qui gronde. Les nouveaux héros – en majorité des héroïnes – ne se sont pas laissés bercer par les beaux discours. Applaudis tous les soirs à 20 heures, les soignants ont fustigé

les manques de politiques qui n’ont pas su leur fournir assez de masques ni de tests. UN REGAIN DES TENSIONS

Depuis le déconfinement, la contestation s’est démultipliée. « Ni médailles, ni lacrymos. Des lits, du fric », scandaient fin mai des blouses blanches masquées devant l’hôpital Robert-Debré à Paris. À Toulouse, Brive, Bayeux ou encore Châlons, les personnels hospitaliers demandent une revalorisation des salaires, des embauches et des réouvertures de lits. À Bordeaux, ce sont les éboueurs qui se sont mis en grève pour protester contre le montant de la prime exceptionnelle, initialement fixé à cinq cents euros brut. Le travail s’est aussi ralenti dans une cinquantaine d’Ehpad du groupe Korian pour demander de meilleurs salaires et obtenir la prime. Là-dessus est venu s’ajouter le discours du Medef demandant maintenant aux

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DOSSIER

« L’idée sacrificielle, dans le langage patronal, va plutôt réactiver la conscience des inégalités foncières, et sans doute certaines colères provisoirement éteintes. » David Courpasson, sociologue Français qui n’étaient pas « en première ligne » de sacrifier leur temps libre pour sauver l’économie : « Selon moi, l’idée sacrificielle, dans le langage patronal, va plutôt réactiver la conscience des inégalités foncières, et sans doute certaines colères provisoirement éteintes. Pas de sacrifice si les puissants n’y sont pas prêts aussi ! L’idée d’une communauté unie, nécessaire à la crédibilité des sacrifices, s’est rapidement effilochée », avance le sociologue David Courpasson dans Le Nouveau magazine littéraire. Loin d’effacer les tensions, la crise sanitaire les aurait-elle attisées ? Aides-soignantes, caissières, éboueurs, femmes de ménage, livreurs : le retour sur le devant de la scène de ces « colsbleus », d’habitude invisibles, questionne. Dans la bataille intellectuelle qui se joue autour des catégories à mobiliser pour qualifier les acteurs de la contestation,

la « classe sociale » – vieil outil marxiste tombé en désuétude – reprend de la vigueur. Pour le sociologue Camille Peugny, « les classes sociales n’ont jamais disparu. Elles étaient juste devenues invisibles dans une société aveugle aux inégalités. Aujourd’hui, elles sautent aux yeux de tout le monde. Les professions les plus exposées pendant le confinement sont aussi les plus précaires ». La disparition de l’ancien monde ouvrier, structuré par des syndicats puissants, a fait couler beaucoup d’encre. Le fait est que la conscience d’avoir des intérêts communs a faibli avec les transformations du monde de l’emploi. L’ubérisation de la société a ainsi achevé de défaire les collectifs de travail et d’isoler les travailleurs. Reste que la crise du Covid-19 a mis en lumière un cruel paradoxe : ce sont les métiers les plus mal payés qui se sont avérés les plus essentiels. Voilà qui

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Affiche de 1968, 51 x 68 cm - Atelier populaire de l'ex-École des beaux-arts. BnF, Département des Estampes et de la photographie


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pourrait, sinon réveiller une conscience de classe malmenée, du moins repositionner la focale sur le travail en matière de lutte contre les inégalités.

« Les classes sociales étaient juste devenues invisibles dans une société aveugle aux inégalités. Aujourd’hui, elles sautent aux yeux de tout le monde. »

LA CENTRALITÉ DU TRAVAIL

« Les métiers les plus exposés pendant le confinement recouvrent la France du smic. Ce type de constat avait commencé à émerger avec les Gilets jaunes, parmi lesquels beaucoup de salariés dénonçaient le fait de ne pas pouvoir vivre dignement de leur travail, et même avec le débat sur les retraites, qui a mis en avant l’argument de la pénibilité », rappelle Camille Peugny. L’embryon de conscience de classe qui a émergé du mouvement des ronds-points a été conforté par la crise sanitaire. Une conscience revisitée à l’aune d’une société postindustrielle, dans laquelle l’intérimaire partage avec l’ouvrier des conditions de travail dégradées. Alexis Cukier, attaché temporaire d'enseignement et de recherche au département de philosophie de l'université de Poitiers, en convient volontiers : « La crise sanitaire a produit un effet de réel concernant la place du travail dans les antagonismes de classe : ce sont les travailleurs, et surtout les travailleuses subalternes, pour beaucoup racisées, qui ont été en première ligne et ont dû continuer de travailler pendant l’épidémie, dans des conditions souvent très

Camille Peugny, sociologue

difficiles, tandis que c’était principalement les cadres qui ont pu rester travailler chez elles et eux, ou ont bénéficié du chômage partiel », relève-t-il. « Cette réalité que chacun a pu constater permet de mettre en discussion, y compris dans des milieux idéologiquement éloignés de cette lecture marxiste du monde – qui est aussi féministe et antiraciste – la centralité du travail dans la reproduction des inégalités et des classes sociales. » Alors, à en croire Alexis Cukier, le meil-

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aussi venu balayer les clivages horizontaux entre les salariés du privé et les fonctionnaires, les chômeurs et les travailleurs.

« Il faut libérer le travail de l’emprise de la finance et le démocratiser radicalement, pour le mettre au service de la révolution écologique, du soin, de l’égalité. »

UNE CONSCIENCE EN COMMUN

Alexis Cukier, philosophe

leur outil pour préparer le monde demain n’est autre que le travail : « Il faut le libérer de l’emprise de la finance et le démocratiser radicalement, pour le mettre au service de la révolution écologique, du soin, de l’égalité », affirme-t-il. Le fait est que les premiers de corvée forment une catégorie de travailleurs qui transcende les oppositions géographiques, entre habitants des banlieues et du pavillonnaire notamment – une transversalité analogue à celle qui a rapproché la France des Gilets jaunes et celle des quartiers populaires. Ce mouvement est

« Pour moi, le moteur d’une conscience en commun n’est plus lié au travail, mais au sentiment d’avoir un système qui joue contre soi. On est plus dans un discours des délaissés », pondère cependant l’économiste Thomas Porcher. Le trait d’union entre acteurs de la contestation se cristallise donc moins, selon lui, dans des conditions de travail concrètes que dans un sentiment. C’est pourquoi le terme de « délaissés » lui apparaît fédérateur. « C’est plus de 85 % de la population. Un jeune cadre qui débute à Paris et vit dans un studio, même après un bac+5, ne se ressent plus comme un vainqueur, il est loin de l’élite mondialisée, pointe-t-il. Il existe entre eux des différences géographiques, culturelles, sociales et même économiques, mais beaucoup de personnes sont impactées par le modèle économique. » Aussi fautil « le conscientiser pour que les délaissés se forment en force majoritaire ». C’est un autre terme qu’a choisi le sociologue Pierre Rosanvallon avec son « Parlement des invisibles », lequel renvoie lui aussi au vécu d’individus qui ne se sentent plus représentés, mais cherche cependant moins à figurer un bloc homo-

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DOSSIER

« Se donner les moyens de réduire l’écart entre l’utilité sociale et le revenu est au moins aussi porteur que de s’enfermer dans l’analyse du peuple contre les élites. » Camille Peugny, sociologue

gène qu’à restituer le monde social dans sa diversité. « Ces concepts font écho à la manière dont les individus et les groupes se perçoivent. Mais ce ne sont pas des catégories scientifiques qui reposent dur des indicateurs », observe Camille Peugny. Le sociologue souligne les limites de ces désignations, mais aussi leurs vertus : « De même que les “99 %” renvoient à une masse dominée

par une toute petite élite, ces catégories ne permettent pas de penser rigoureusement la complexité de ces inégalités qui s’articulent à des questions économiques, territoriales, de genre, d’origine raciale… En revanche, elles sont mobilisables par le politique ». C’est d’ailleurs tout l’enjeu du mot « peuple » théorisé par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, chantres d’un populisme de gauche. « Se donner les moyens de réduire l’écart entre l’utilité sociale et le revenu est au moins aussi porteur que de s’enfermer dans l’analyse du peuple contre les élites », conteste Camille Peugny. D’autant que ces dernières années, trois séquences successives ont mis l’accent sur les conditions de travail : la réforme des retraites, les Gilets jaunes et le nouveau coronavirus. « Les politiques de gauche auraient tout intérêt à investir cette question du travail. Il faut parler des métiers, des conditions concrètes d’existence, assure Camille Peugny. Quand Martine Aubry, alors première secrétaire du PS, avait essayé d’introduire la notion de care, j’avais essayé de défendre l’idée que cette sollicitude devait s’appliquer à la portion des travailleurs les plus utiles qui étaient aussi les plus mal payés. De ce point de vue, ce que fait François Ruffin est exemplaire ! » Une piste à considérer sérieusement pour revisiter la lutte des classes.  marion rousset

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« NOUS DEVONS ÊTRE LES ALCHIMISTES QUI PARVIENDRONT À TRANSFORMER LA COLÈRE EN ESPOIR » En 2008, François Ruffin publiait La Guerre des classes. Aujourd’hui, il livre Leur folie, nos vies, et cette guerre n’a pas cessé. Il s'entretient avec nous de la crise, de « la conscience et la confiance de classe », de « la force des mots » que la gauche doit retrouver. Tout au long du confinement, vous avez échangé avec des intellectuels, des hommes ou des femmes politiques, mais aussi avec les « premiers de corvée » : femmes de ménage de l’Assemblée, aidessoignantes, caissières, ouvriers de Dunlop ou de Cariolis. Le Covid-19 a-t-il fait ressurgir une guerre des classes ? La guerre des classes n’a jamais cessé. Warren Buffet, à l’époque où il était la première fortune mondiale, disait : « La guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la remporter ». Ces gens-là mènent batailles sur batailles, et ils les gagnent. C’est bien une guerre

des classes. La question est : quand est-ce que notre camp – celui des salariés, des ouvriers, des classes populaires – va reprendre conscience et confiance en lui-même pour se dire qu’il peut gagner quelque chose ? On voit bien que, de notre côté, c’est comme si nous avions des châteaux de sable. En face, ce sont des forteresses : le Medef, les médias…

BIBLIO La Guerre des classes, éd. Fayard, 2008. Leur folie, nos vies. La bataille d'après, éd. Les Liens qui libèrent, 2020.

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Vous avez déjà parlé par le passé de l’alliance des classes populaires et des éduqués. Votre représentation des premières est sans doute très marquée par votre département de la Somme : quelle est-elle ?

« Il y a toujours eu une mythologie de la classe ouvrière et je ne pense pas être habité par elle. Je suis habité par un désir de communion populaire. » Eux, ils mènent une guerre de classe en toute conscience ? Oui, il n’y a aucun doute là-dessus. J’ai étudié leur langage et, quand ils écrasent la Commune dans le sang, ils disent qu’ils le font au nom de la concorde sociale. En permanence, leur guerre des classes va être habillée : une fois pour la compétitivité, une autre pour la grandeur du pays, etc. Quand on a la force des choses – et ils l'ont –, on n’a pas besoin de la force des mots. Nous, nous avons besoin de la force des mots pour rassembler notre camp, qui se sent aujourd'hui complètement émietté et sans force. Comment va-t-on trouver le chemin qui redonne un peu de confiance en soi et de conscience de soi ? C’est toute la question.

Le problème est que les classes populaires ne se reconnaissent pas. Si on additionne les ouvriers et les employés dans le pays, on arrive à 50 % des Français. Deux divorces expliquent la faiblesse actuelle de la gauche : le divorce entre les classes intermédiaires et les classes populaires ; le divorce entre les vainqueurs et les vaincus de la mondialisation, qui a rendu le taux de chômage endémique, renforcé la menace du chômage ou multiplié les recours à la soustraitance et les délocalisations. Toutes ces menaces hantent les classes populaires. De leur côté, les classes éduquées s’en sont mieux sorties. Elles n’ont pas nécessairement adhéré à la mondialisation, mais elles ont adopté une forme de passivité face à elle. Une première question se pose donc aujourd’hui : le déclassement ne menace-t-il pas aussi la classe intermédiaire et les éduqués, ce qui laisserait la possibilité d’une jonction avec les classes populaires ? L’autre question est : que fait-on pour réparer les cassures internes aux classes populaires entre les enfants d’immigrés

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des cités d’un côté, et les Blancs des campagnes de l’autre ? Entre ceux qui manifestent aujourd’hui contre les violences policières et ceux qui étaient sur les ronds-points des Gilets jaunes ? Si ces coupures persistent, nous sommes cuits.

« Il y aura des conflits parce que sans conflits, il n’y aura pas de batailles. Ce sera une lutte, contre les médias, contre les industriels. »

N’y a-t-il pas un biais dans votre grille d’analyse quand vous vous représentez le monde populaire comme le monde ouvrier du passé, alors que le monde populaire n’est précisément plus le monde ouvrier, aujourd’hui ? Je ne le crois pas. Il n’y a qu’à considérer le type de professions que je mets en avant : les auxiliaires de vie sociale, les assistantes maternelles, les accompagnatrices d’enfants en situation de handicap, les animatrices périscolaires, les femmes de ménage… Fakir est né il y a vingt ans parce que je sentais – et c’était évident, il n’était même pas besoin de le sentir – l’abandon des ouvriers par la gauche. D’ailleurs, Lionel Jospin s’interdisait de prononcer le mot « ouvrier »… Par ailleurs, ce n’est pas parce qu'on défend cette classe-là que l'on considère qu’elle représente la totalité des classes populaires. Il ne faut pas laisser tomber les classes populaires et pourtant – ce

n’est pas un sentiment, mais une réalité –, on les a laissées tomber sur le plan politique. La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été : il y a toujours eu une mythologie de la classe ouvrière et je ne pense pas être habité par elle. Je suis habité par un désir de communion populaire. Je veux m’ancrer en bas et retrouver des attaches. Par mon travail de journaliste, j’ai vu ce qu’était une TPE et la solidarité qui pouvait exister entre le petit patron et l’ouvrier. La diversité du réel est telle qu’à un moment, pour agir sur lui, il faut le rassembler en catégories.

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être la souhaiter –, elle doit passer par un accompagnement massif de l’État, sans chômage et sans perte de salaire.

« On ne peut pas faire du ressentiment un moteur politique. De la colère et de l’espoir, oui. »

Vous n’avez pas encore utilisé le terme de peuple : vous ne pensez plus que le clivage peuple / élite est pertinent, notamment à l’aune de vos revendications pour les classes populaires ?

Pendant le confinement, une partie de la population a basculé dans la misère et la pauvreté. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de déclassement – ce que Castel appelait la « déstabilisation des stables » dans Les Métamorphoses de la question sociale – d’un pan entier de la société ? Je suis stupéfait par les queues qui se forment, dans ma circonscription, quand il y a des distributions de repas. Or jamais la France n’a été aussi riche. La France est un pays riche ! Nous devons construire des mécanismes politiques et collectifs qui feront que chacun pourra échapper à la misère. Je suis pour que, malgré tout ce qui va frapper l’industrie aéronautique ou automobile, il n'y ait aucun licenciement. C’est essentiel, sinon la transition écologique va être vécue comme une menace supplémentaire pour les classes populaires. S’il y a une baisse de la production – et il faut peut-

La gauche, au cours de son histoire, a été forte lorsqu’elle a réussi à réunir les classes populaires et les classes intermédiaires. La Révolution française, ce sont les avocats à l’Assemblée nationale, le peuple des campagnes qui fait la Grande Peur, et le peuple des villes qui prend la Bastille. Toute notre histoire est faite de ces moments où nous arrivons à fonctionner sur nos deux jambes. Le peuple qu’il faut réussir à créer, c’est celui-ci. Je crois en la nécessité d'une conflictualité avec nos élites dirigeantes, contre lesquelles on doit aussi se construire. J'explique cela dans mon bouquin : la façon dont nos élites ont construit leur rationalité économique de façon étriquée, par les délocalisations notamment, a fait surgir un démos, c’est-à-dire un peuple qui a toujours dit non. Si vous demandez le sentiment des gens sur la moindre délocalisation, c’est toujours non. Cela s’est d'ailleurs traduit, le 29 mai 2005, par le marqueur

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Affiche de 1968, 77 x 94 cm - Atelier populaire de l'ex-École des beaux-arts. BnF, Département des Estampes et de la photographie

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The Modern Samson, William Balfour Ker, 1906


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des 55 % de vote “non” au référendum sur le traité établissant une constitution européenne. Ce jour-là, les gens ont dit ce qu’ils pensaient. Et aujourd’hui, on ne peut pas y revenir parce que l'on monterait vraisemblablement à 60 % voire 65 %. Il y a donc une déchirure entre des élites dirigeantes qui continuent de nous entraîner dans la même direction – concurrence, croissance, mondialisation – et une aspiration à autre chose, aspiration qui peut être confuse et qui n’est pas simple à définir, mais qui existe dans notre peuple. Votre collègue Caroline Fiat nous disait que l’enjeu n’était pas tant le clivage peuple / élite qu’une absolue nécessité de repolitiser le peuple, c’est-à-dire de le ramener à votre programme, celui de l’Avenir en commun. C’est aussi votre conviction ? On politise le peuple en l’inscrivant dans une conflictualité claire. Mais il faut aussi lui proposer un débouché positif. Aujourd’hui, ils ne vont pas céder les manettes spontanément. Quand les lobbyistes de l'industrie pharmaceutique nous expliquent que les délocalisations à l’autre bout de la planète avaient pour but de contourner les lois environnementales et de payer des salaires plus bas, il est certain qu’ils ne vont pas, d’eux-

mêmes, rapatrier la production de médicaments pour nous faire plaisir. Et il en ira ainsi pour tout : ils ne vont pas non plus décider de diminuer la croissance et de ne plus produire que l’économie des besoins plutôt que celle des désirs définis par les industriels et les publicitaires. Non, ça ne se fera pas tout seul. Il y aura des conflits parce que sans conflits, il n’y aura pas de batailles. Ce sera une lutte, contre les médias, contre les industriels. La haine n’est plus un moteur politique pertinent, selon vous ? Je n’ai jamais été dans la haine. Vous faites référence à ma lettre à un président haï avant même son élection… Mais elle disait seulement que j’étais allé dans mon coin et que j’y avais senti cette haine. Le ressentiment n’a pas disparu du pays. En le déniant, on n’a fait que l’exacerber. Mais on ne peut pas faire du ressentiment un moteur politique. De la colère et de l’espoir, oui. « Si l'exaspération pousse souvent aux émeutes, c'est toujours l'espoir, l'espoir de vaincre, qui fait les révolutions », disait Kropotkine. Nous devons être les alchimistes qui parviendront à transformer la colère en espoir. Et c’est loin d’être évident.  propos receuillis par pierre jacquemain et pablo pillaud-vivien

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LES CLASSES NE REVIENNENT PAS, ELLES SE RECONSTRUISENT Si un « retour » de la classe ouvrière et de ses luttes peut être espéré, ce ne sera pas sous leurs formes anciennes. Et ce ne doit pas être sous les formes délétères qui germent dans les nouvelles conflictualités sociales. Nous vivons le temps des grands retours : le peuple, les premiers de corvée, les ouvriers, la lutte des classes. Un esprit caustique aurait beau jeu de rappeler que rien de ce qui revient n’avait vraiment disparu. Le philosophe pourrait dire qu’il ne faut pas confondre la réalité et les représentations dominantes, celles qui font que l’on voit ou que l’on ne voit pas. L’observateur prudent avancerait de son côté qu’il faut se méfier des consensus, qu’ils prêchent la fin de la classe ouvrière ou qu’ils proclament au contraire le regain de la lutte des classes. L’optimiste, enfin, considérera qu’il est toujours préférable que l’air du temps use de mots empruntés à la critique sociale et qu’il convient donc de profiter de l’aubaine. Le pari optimiste est raisonnable. À condition de se convaincre que le « retour des classes » est une bonne chose… et que ce peut être un piège.

LA LUTTE PRÉCÈDE LA CLASSE

« L’histoire de toute société jusqu’à ce jour est l’histoire de luttes de classes. » La formule célèbre du Manifeste du parti communiste date de 1848 et n’a pas pris une ride. Clivée par les inégalités – accumulation de la richesse à un pôle, de la misère à l’autre pôle, dira Le Capital, vingt ans après le Manifeste –, la société est toujours divisée en classes qui s’affrontent. Pourtant, l’affirmation n’a rien de simple. Tout d’abord, elle n’implique aucune succession chronologique évidente. On pourrait croire par exemple que l’existence des classes précède celle du conflit qui va les opposer. Or le constat inverse correspond bien mieux à la réalité : ce sont l’intensité et la durée du conflit qui constituent les groupes sociaux en classes. En fait, le groupe social n’est pas une « chose », qui existerait en elle-même, en dehors de tous les autres groupes.

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DOSSIER

Il n’est pas une essence immobile. Il se construit dans son rapport aux autres, en conflit ou en alliance ; il n’est rien d’autre que le processus qui le construit, une dynamique et non une structure. S’il a une base matérielle, il n’existe que par les représentations qui le font apparaître en tant que tel, en bien ou en mal. On a pris l’habitude de jouer utilement sur les mots : la lutte des classes est toujours une lutte des classements. Depuis la nuit des temps, il existe ainsi des travailleurs manuels, des « prolétaires »1 qui dépendent de ceux qui possèdent les outils de travail. Ils sont placés de ce fait dans une situation de subordination sociale. Ce sont au sens propre des « subalternes », occupant un rang inférieur et voués aux connotations ouvertement méprisantes de la médiocrité qui s’attachent aux subalternes. Or, s’il y a depuis longtemps des ouvriers, il n’y a pas pour autant une classe ouvrière. En effet, l’univers ouvrier se décline au départ sur le mode d’une diversité qui confine à l’éclatement. À partir de la fin du XVIIIe siècle, le changement vient de ce que le nombre de ces travailleurs manuels grandit et, surtout, qu’ils se concentrent sur les lieux 1. Pour les Romains, le « proletarius » est le citoyen pauvre des dernières classes, celui qui, selon le magistrat et grammairien Aulu-Gelle, ne compte dans l’État que par ses enfants (proles en latin désigne la progéniture) et non par sa naissance ou par ses biens (IIe siècle après JC).

Le patronat d’hier s’est fondu dans la nébuleuse hiérarchisée et impalpable de l’actionnariat, et les ouvriers ne sont plus ce qu’ils étaient. de travail (l’atelier, la fabrique, l’usine) et d’habitat (les isolats ouvriers du monde rural, puis la grande croissance urbaine). La proximité, la familiarité, la ségrégation spatiale, les sociabilités partagées et la communauté de destin nourrissent alors, très vite, le sentiment immédiat de constituer un groupe à part. Le « nous » des ouvriers les oppose spontanément au monde extérieur du « eux », l’ensemble indifférencié de ceux qui accèdent aux biens, aux savoirs et aux pouvoirs dont eux-mêmes sont dépourvus. LES LIMITES DU « EUX » ET « NOUS »

Le premier niveau de conscience d’un groupe dominé se construit à partir de cette dualité du eux et du nous. Négativement, elle agit sur le registre de la différence, de la méfiance et de la clôture protectrice ; positivement, elle repose sur la fierté du producteur et l’exaltation de

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la solidarité qui relie le groupe lui-même. Ce n’est pourtant que la première étape vers la classe. La croissance démographique globale, l’expansion du monde industriel et urbain, la lente et difficile expérience de la démocratie et surtout l’émergence de représentations sociales fonctionnant au-delà du local – le sentiment national d’appartenance, notamment – bousculent très vite les représentations immédiates. Avec le temps, la sociabilité ouvrière ne se structure plus sur le seul terrain du métier et de la localité et s’étend à des échelles plus larges, celle de la nation et même du monde. Elle n’est plus uniquement défensive – la protection du groupe. Tenus pour une « classe dangereuse », horde des barbares relégués à la périphérie de la cité, les ouvriers ne cherchent plus seulement à améliorer leurs conditions d’existence, mais à conquérir collectivement leur reconnaissance sociale. La conscience de soi passe ainsi de la remise en cause des dominants à la critique de la domination elle-même. Elle ne se limite plus à la dénonciation de l’exploiteur, mais touche à la logique sociale qui sépare exploiteurs et exploités, dominants et dominés, catégories populaires et élites. Elle ne relève pas des seules représentations et se transforme en mouvement – le langage prérévolution-

naire qualifiait significativement l’action collective d’« émeute » ou d’« émotion », c’est-à-dire de « mise en mouvement ». Elle glisse ainsi du registre négatif du manque à l’exigence positive d’une autre manière de faire société. Le socialisme du XIXe siècle l’a dit à sa manière : en s’émancipant, les ouvriers créent les conditions d’une émancipation de la société tout entière. L’espérance de l’égalité devient un facteur d’identification pour une part croissante de la population ouvrière. La conscience de groupe se prolonge en mouvement, défensif et offensif, critique et utopique. Dès lors, l’agrégation du monde ouvrier prend le pas sur sa dispersion. Les ouvriers se pensent et se font reconnaître de plus en plus comme une classe remettant en cause le classement même qui la discrimine. Le mouvement produit à la fois du projet et de l’organisation, il travaille simultanément sur les registres du social, du politique et du symbolique. Les effets de cette mise en place vont bien au-delà des rangs de la classe elle-même. Sur de longues décennies, étalées sur les XIXe et XXe siècles, le peuple au sens sociologique du terme – l’ensemble des dominés – s’est articulé à un groupe ouvrier expansif, structuré en mouvement composite (associations, syndicat, partis) conscient à la fois de

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lui-même et de la place qui peut être la sienne dans la société. Ce temps est forclos. Il ne l’est pas parce que le « peuple » a disparu, mais parce que les procédures de son unification relative ne sont pas encore pleinement déployées. NOUVELLE ÈRE

La victoire du capitalisme sur le soviétisme n’a pas simplifié les dynamiques de la lutte des classes. Le patronat d’hier s’est fondu dans la nébuleuse hiérarchisée et impalpable de l’actionnariat et les ouvriers ne sont plus ce qu’ils étaient. Numériquement, ils comptent plus dans le monde aujourd’hui qu’au siècle dernier. Mais la part mondiale des actifs de l’industrie, qui a augmenté jusqu’au milieu de notre décennie pour atteindre près d’un quart des effectifs employés, pourrait amorcer une relative décrue2. Pour l’instant, il y a sur la planète plus d’ouvriers qu’hier, mais de plus en plus dispersés par leurs localisations, leurs activités, leurs revenus et leurs statuts. Les catégories populaires – ouvriers et employés – restent les plus fournies, sans connaître pour autant les processus d’unification qui étaient les leurs quand la croissance de l’industrie et de la ville s’accompagnait de celle d’un groupe central et de sa capacité à s’organiser. 2. Organisation internationale du travail, Emploi et questions sociales dans le monde (https://www.ilo.org/wesodata).

De nouveau, les catégories populaires se déploient sur le registre de la parcellisation et de la séparation. L’opposition du « in » et du « out », du stable et du précaire, du central et du périphérique, du national et de l’étranger semble prendre le pas sur la hiérarchie sociale des classes. Quant à l’inégalité, elle prend de plus en plus la forme de la discrimination, qui établit des barrières à l’intérieur même des groupes sociaux et pas seulement des frontières entre des classes aux intérêts distincts ou opposés. La polarité des avoirs, des savoirs et des pouvoirs organise plus que jamais le mouvement du monde. Elle n’a plus toutefois la belle simplicité de naguère. Il n’y a plus « un » centre et « une » périphérie, « un » Nord et « un » Sud ; il y a du Nord et du Sud, du centre et de la périphérie dans chaque territoire, grand ou petit. De ce fait, les figures de la conflictualité se font plus évanescentes que par le passé. La fluidité des flux financiers rend moins nettes les bornes de la propriété et des pouvoirs de décision réels. L’opposition du « eux » et du « nous » se renforce, mais on ne sait plus très bien qui ranger dans le groupe indistinct des « eux » et où se situe leur territoire. Qui désigner à la vindicte collective ? Des individus ou le système fortement intégré qui légitime leur place ? Ceux qui maîtrisent la distribution inégale des ressources matérielles et symboliques ?

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DOSSIER

par l’entremise du mouvement ouvrier que des groupes dominés pouvaient contester les mécanismes de l’aliénation collective et individuelle et, à tout le moins, obtenir des plages de redistribution des ressources. Les ébauches timides de politique sociale avant 1914, puis les compromis imposant l’État-providence après 1936 ont été les résultats tangibles de sa pression. Or, depuis les années 1960-1970, le mouvement voit son quasi-monopole de représentation peu à peu écorné par la montée de contestations que ne structure plus la seule question salariale.

L’opposition du « eux » et du « nous » se renforce, mais on ne sait plus très bien qui ranger dans le groupe indistinct des « eux » et où se situe leur territoire.

Ceux d’en haut ? Ceux du dehors ? La classe, l’élite, la caste, l’étranger ? Lorsque le groupe ouvrier en expansion constituait l’ossature de l’univers populaire, le mouvement ouvrier était l’élément majeur qui permettait aux catégories modestes, diversifiées à l’extrême, de peser ensemble dans la grande arène sociale et politique. Par la grève et l’action syndicale, ces catégories se constituaient en une multitude qui lutte et qui influe sur les rapports de force immédiats. Par la lutte politique et le jeu des partis, elles formaient un peuple politique, capable de disputer aux groupes dominants l’historicité, c’est-à-dire la possibilité d’édicter ce qui est légitime et réaliste. C’est

LES INCERTITUDES DE L’ESPÉRANCE

Si le mouvement ouvrier n’a pas disparu de la scène publique, il lui est désormais difficile d’incarner à lui seul l’exigence d’améliorations immédiates et, a fortiori, la proposition d’alternatives de société plus globales. L’attente de droits attachés à la personne, le désir d’une implication plus directe dans les décisions publiques et – de façon massive désormais – la pression de l’urgence environnementale ont changé la donne sociale en profondeur. Le temps présent est celui des incertitudes. Après la phase de domination absolue de la contre-révolution libérale (années 1980-1990), la conflictualité sociale endormie par la fin de l’insubor-

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La crise de la régulation ultralibérale alimente la colère sociale, l’instabilité économique, sociale et sanitaire nourrit l’inquiétude, mais ni la colère ni l’inquiétude ne s’adossent encore à une espérance.

dination ouvrière (fin des années 1970, début des années 1980) a repris du souffle, un peu partout. Les années 2010 sont ainsi marquées par un nouveau cycle de luttes, amorcé sur les places de Tunis et du Caire et prolongé par les Occupy de Londres et New York, puis par les grands rassemblements populaires de Madrid, Athènes, Santiago, Istanbul, Kiev, New Dehli, Dakar ou Hong Kong. L’écho de cette conflictualité, souvent assortie de heurts spectaculaires, se retrouve en France, en 2018-2019, avec la mobilisation des « Gilets jaunes », puis

avec le mouvement syndical contre la réforme des retraites. L’occupation des places a donné le signal, mais elle n’est pas restée un modèle unique. Les mouvements massifs de protestation contre les pouvoirs en place, les formes organisées de désobéissance civile, la mobilisation des réseaux sociaux, les insurrections pacifiques contre des régimes considérés comme bloqués complètent la panoplie de l’action collective. Toutes ces éruptions contredisent l’image de populations anesthésiées par le consumérisme et par les idées reçues. En relançant les politisations publiques de masse, elles redonnent ainsi corps à cette Histoire — avec un grand H — que l’on présumait finie. Puissants, parfois de façon spectaculaire, les mouvements contemporains sont plus complexes que jamais. Chez les individus, le désir de s’impliquer et de décider coexiste souvent avec la peur de le faire ou le sentiment de ne pouvoir le faire. La critique de la représentation peut aller de pair avec la délégation au porte-parole ou au leader. L’appel à la solidarité s’associe parfois à la crainte de la mise en tutelle. Le besoin de continuité et de cohérence est percuté par la méfiance à l’égard de toute organisation. La demande d’État peut s’entremêler avec la crainte d’un étatisme aliénant. Tout laisse à penser que le cycle du

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Affiche du film Parasite, réalisé par Bong Joon Ho, Palme d'or 2019 du Festival de Cannes, Oscar du meilleur film en 2020.

DOSSIER

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Il y a de la colère plébéienne, de la lutte des classes, des multitudes en mouvement. Mais il n’y a à proprement parler ni « peuple » ni « classe ». néolibéralisme mondialiste amorcé dans les années 1970 est en train de s’épuiser. Mais si l’idée d’un retour de l’État et de la nécessaire proximité nationale est en train de progresser, au feu des crises et des contestations de masse, la forme que doit prendre la régulation volontaire reste pour le moins incertaine. L’échec du soviétisme, les enlisements du tiers-mondisme et les renoncements des socialismes au pouvoir ont en effet épuisé la croyance en des alternatives possibles au capital tout-puissant. Au bout du compte, ni le réformisme ni le parti pris révolutionnaire n’ont changé la vie, comme les mouvements populaires

et ouvriers des siècles précédents en avaient formulé le projet. De ce fait, l’émancipation peine à se fondre en programme crédible, la primauté du « social » est opposée à celle du « sociétal » et réciproquement. Les grands récits unificateurs sont souvent l’apanage des libéraux et de l’extrême droite, qui imposent leur manière de faire société, réduisant volontiers le débat public à l’opposition binaire entre l’ouverture-compétitivité et la clôtureprotection. La pensée de gauche, pendant ce temps, balance le plus souvent entre le grand renoncement et le rêve du retour à la pureté perdue, vitupérant avec la même ardeur le conservatisme ou la trahison. Ce faisant, il n’y a plus pour l’instant de corrélation directe entre l’expression élargie de la colère sociale et la dynamique de ce que l’on a appelé la gauche. Dans de nombreux pays, au nord et au sud, à l’est comme à l’ouest, ce sont au contraire des forces relevant des droites les plus extrêmes qui s’emparent d’une combativité nourrie par le ressentiment plus encore que par la colère. Quand il s’exprime, le vote des catégories les plus populaires a glissé de la gauche vers la droite extrême, recyclée dans ses formes improprement réputées « populistes ».

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DOSSIER

LA LUTTE DES CLASSES SE REFONDE, ELLE AUSSI

Les entrées en lutte se multiplient, mais pour l’instant elles se juxtaposent plus qu’elles ne convergent. La crise de la régulation ultralibérale alimente la colère sociale, l’instabilité économique, sociale et sanitaire nourrit l’inquiétude, mais ni la colère ni l’inquiétude ne s’adossent encore à une espérance. De ce fait, la combativité s’exprime avant tout sur le registre de l’amertume et du ressentiment. Quand ces affects l’emportent, le risque est grand qu’ils se tournent contre des individus, responsables réels ou boucs émissaires, plutôt que contre les logiques dans lesquelles s’insèrent les acteurs. Si le seul facteur d’unification est le « eux » et « nous », le curseur de la lutte risque bien de ne pas aller vers la gauche. Il y a de la colère plébéienne, de la lutte des classes, des multitudes en mouvement. Mais il n’y a à proprement parler ni « peuple » ni « classe ». Rien ne sert donc de se réjouir de ce qui n’est que virtualité, qui peut conduire au meilleur comme au pire. Mieux vaut prendre le temps de réfléchir à ce qui unifie un peuple potentiel, qui avance mais qui peine à se projeter en avant, qui souffre mais qui n’est pas sûr des causes

réelles de ses maux, qui veut que cela change mais qui peut être tenté par l’idée qu’à défaut de changement, la protection et la clôture sont un moindre mal. Ce qui unifia les ouvriers pour en faire une classe était un ensemble complexe, une représentation de la société possible d’égalité et de liberté, une certaine manière de raccorder le social, le politique et le symbolique, un réseau de pratiques dans tous les champs de la société, une galaxie d’organisations, une capacité à conjuguer l’affirmation de classe et le rassemblement des dominés, une inscription dans le champ de la politique instituée, en France un raccord du mouvement ouvrier et de la gauche. D’une manière ou d’une autre, il faudra bien retrouver quelque chose de ces articulations et de cette complexité. Pour cela, Il faut réfléchir, débattre, expérimenter, en s’appuyant sur deux convictions préalables : qu’il n’y a ni classe ni peuple pensable sans le projet d’émancipation individuelle et collective qui les unifie ; qu’aucun retour en arrière ne peut garantir l’avènement de « jours heureux ». L’histoire ne se réécrit pas : elle se refonde. La lutte des classes n’y échappera pas.  roger martelli

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ENFERMÉS DEHORS Caroline Deloffre est photographe indépendante. Durant toute la durée du confinement, elle a organisé des maraudes avec l’association Goélette pour venir en aide aux sans-abris et grands précaires de Paris. Elle nous offre cette série photographique réalisée en accord avec les hommes et les femmes dont vous allez découvrir les portraits. Et leurs environnements. Confinés dehors. photographies caroline deloffre instagram.com/caroline_deloffre

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PORTFOLIO

Vendredi 24 avril, 19 h 30. Les bénévoles viennent d’offrir à Ali des cookies faits maison. Paris est désert. Ni piétons, ni voitures. Juste Ali et moi. Et le silence.

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Depuis quelques mois, Gabor et Zoltan ont élu domicile devant ce cinéma de quartier des grands boulevards. « Avant », il y aurait eu la queue en ce jour férié de mai pour la séance de 18 h.

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PORTFOLIO

Erwann est installé sur le trottoir de l’avenue de l’Opéra. Il a choisi cet emplacement car il y a une prise électrique pour son téléphone. Assis sur ce matelas presque neuf qu’il vient de récupérer, il surfe sur Internet pour passer le temps.

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Je crois qu’il s’appelle Salomon, il ne parle que par sons incompréhensibles. Il est là depuis des années, toujours recroquevillé dans le renfoncement d’une porte de secours, dans le quartier de Bonne Nouvelle. Il ne demande jamais rien à personne.

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PORTFOLIO

Dans le quartier de l’Opéra, la frénésie de la ville a disparu. Les journées sont interminables sans les passants et les touristes. Installé dans l’abribus d’une grande avenue, Edmund est fou de sudoku. Il en a plein les poches, déjà remplis mille fois.

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Sur le boulevard des Capucines, Marie est assise sur son siège portatif, protégée par Zéphir à ses pieds. Nous convenons que la légende de cette photo serait chic : « Marie de Zéphir du Mont-Blanc ».

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PORTFOLIO

Hadji est très discrètement installé dans l’entrée de service d’un grand hôtel (fermé) près du Palais-Royal. Il connaît bien le quartier, il y a travaillé longtemps. Il est joyeux et positif, et nous dit que nous sommes courageux de travailler aujourd’hui, un 1er mai. Pas vraiment ambiance manif.

association d’aide aux sans-abri et grands précaires association-goelette.fr

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LA CHINE, LA « GAUCHE » ET LE VIRUS DU MOINDRE MAL En mettant sur le compte du régime politique chinois sa supposée mauvaise gestion de l’épidémie de Covid-19, certains, à gauche, en viennent à relativiser les turpitudes de « l’Occident » capitaliste. texte jean-louis rocca

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DEMO CRA TURE


O

n dit que la pandémie actuelle est un révélateur de l’état réel des sociétés. Elle aura en tout cas exposé au grand jour la place particulière que tient la Chine dans l’imaginaire politique du monde et en particulier de la « gauche ». J’entends ici par « gauche » l’ensemble de ceux qui considèrent que le plus grand ennemi de l’humanité est le capitalisme, un système économique qui transforme tout en marchandise en vue de l’accumulation sans fin de richesse ; une richesse confisquée par ceux qui dictent les règles de ce système. Le capitalisme serait responsable de la pandémie par son exploitation mortifère des hommes et de leur environnement. Les hésitations des gouvernements capitalistes à lutter contre le virus pour préserver l’accumulation auraient retardé dangereusement le moment où il aurait fallu agir, obligeant ainsi les élites à des mesures radicales et désespérées. La détérioration des systèmes de santé – conséquence de décennies de politiques destinées à transformer la santé

BIO Diplômé en sociologie, économie et chinois, Jean-Louis Rocca est professeur à Sciences Po et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI).

en marchandise – aurait abouti à la mort, évitable, de dizaines de milliers d’individus. La crise aurait, enfin, mis en première ligne les classes populaires ; chair à profit du capitalisme confiné. LE SPECTRE DU MAUVAIS RÉGIME Pourtant, à côté de cet ennemi clairement identifié, se profile dans le discours de gauche une autre menace, politique celle-ci. Le spectre du mauvais régime politique serait responsable de tous nos malheurs. Le problème est qu’une partie de la gauche a repris à son compte cette argumentation. Il est convenu que le virus est apparu en Chine et que le gouvernement chinois a tardé à révéler au monde l’étendue des dégâts. L’ennemi devient alors la « dictature », « l’autoritarisme » et non plus le capitalisme. Si le gouvernement chinois a failli, c’est non pas parce qu’il serait « capitaliste », mais parce qu’il ne serait pas démocratique. Ce point de vue, on le comprend quand il émane de ceux qui considèrent que le capitalisme n’a rien à voir dans l’affaire. Mais du point de vue de la gauche, il vient polluer le débat : l’ennemi est-il le capitalisme ou la dictature ? On peut considérer que les deux sont uniformément condamnables. Mais ce n’est pas si simple, et l’actualité somme la gauche de choisir : le régime chinois doit-il être vu comme « le pire », et donc tous les

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ANALYSE

L’actualité somme la gauche de choisir : le régime chinois doit-il être vu comme « le pire », et donc tous les autres comme « plus acceptables » ? autres comme « plus acceptables » ? Le capitalisme devient alors une moindre grande menace. Rappelons aussi que hiérarchiser les sociétés en fonction de leur régime politique conduit à les hiérarchiser sur le plan moral et culturel. Or, à partir du moment où l’on considère que le capitalisme démocratique est préférable à tout autre régime, on est doucement conduit à opposer l’Occident – source supposée de la démocratie – au reste – les musulmans, les Chinois, etc., qui eux n’auraient jamais connu cette tradition. Dans des publications précédentes, j’ai essayé de remettre en cause l’attrait des médias de gauche pour l’idéologie néoconservatrice1. Les arguments ne manquent pas : l’Occident est le creuset de la démocratie, mais aussi des 1. Lire notamment « Mediapart, Arrêt sur images et la Chine : une victoire du néoconservatisme ? » (blogs.mediapart.fr/roccabeijinggmailcom/).

pires régimes politiques (colonialisme, nazisme). Le comportement de la Chine n’est pas foncièrement différent de celui des autres grandes puissances. Dans des pays démocratiques de la taille de la Chine (Afrique du Sud, Inde), les violences policières et judiciaires, les obstacles à l’organisation de la contestation, les inégalités sociales et politiques n’ont bien souvent rien à envier au capitalisme dictatorial. Je voudrais reprendre ici ce débat à la lumière de l’événement pandémique que nous vivons. « VALEURS OCCIDENTALES » ET DANGER CHINOIS Premier élément, la Chine a-t-elle plus failli que les pays démocratiques dans sa gestion de l’épidémie ? On peut en douter. Le capitalisme, dans son ensemble, peut être rendu responsable de la gestion souvent calamiteuse de la crise par l’Occident. Certes, le manque de liberté d’expression a contribué au retard à l’allumage, mais l’Occident n’a pas réagi avec plus de célérité, bien au contraire. Il était pourtant prévenu par les travaux « libres » de chercheurs et des articles « libres » de journalistes sur le danger d’épidémie, la nature de la maladie, les mesures à prendre, etc. On a aussi reproché au régime chinois la « violence » des mesures de confinement mais, ici aussi, on a pu voir que l’Occident démocratique n’était guère

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moins violent. Sans même parler des bavures policières ou des drones inquisiteurs, la façon dont le parlement a été malmené par l’exécutif a posé problème à beaucoup. Certes, le discours mettant en avant la supériorité de la dictature sur la démocratie a fait long feu. Les pays cités comme exemples, la Corée du Sud ou Taïwan, sont des démocraties. Mais, paradoxalement, ce fait disqualifie en même temps le discours sur la supériorité des « valeurs occidentales ». Car ces deux démocraties sont très récentes. Par quel miracle les populations qui les peuplent et qui, il y a encore peu, étaient considérées comme imperméables à la démocratie, ont-elles pu s’approprier nos valeurs – après avoir puisé pendant des décennies aux sources de nos mauvaises valeurs (la dictature) ? La pandémie a radicalisé aussi le discours sur le danger chinois. Une véritable hystérie s’est emparée de « l’Occident ». La Chine voudrait prendre le contrôle du monde. Il est hors de doute que l’économie chinoise s’internationalise, que le gouvernement et les entreprises chinoises accroissent leur puissance dans le monde. Mais n’est-ce pas le propre du capitalisme depuis la Renaissance que d’imposer à chaque pays émergent ou déjà émergé cette course sans fin à l’expansion ? En quoi la Chine déroge-t-elle au comportement de l’Espagne, de la France de l’Angleterre, des

États-Unis ? La Chine est-elle pire que les autres ? C’est aux historiens de nous le dire. De même, si le comportement des entreprises chinoises est plus immoral et les liens qui les lient à leur gouvernement sont plus forts que ceux des compagnies américaines ou françaises, il doit être possible de le prouver par de solides recherches comparatives. Or la quasi-totalité des analyses des entreprises chinoises, comme Huawei, se contentent de souligner les rapports étroits qu’elles entretiennent avec l’État chinois sans mettre en parallèle les relations des entreprises européennes ou américaines avec leur propre gouvernement. ANGLES MORTS Et puis, si la Chine a gagné une importance considérable dans le monde, on peut se demander pourquoi ce bel et bon Occident n’a pas réagi plus tôt à cet affront. Comme se fait-il que ses « valeurs culturelles communes » n’aient pas réussi à endiguer les affreuses valeurs chinoises ? Premièrement, parce que ces valeurs ne sont jamais définies. Ce sont celles de la démocratie libérale, des droits de l’homme, du colonialisme, du racisme, du fascisme, du léninisme ? Toutes ces idéologies foncièrement opposées font partie, à parts égales, de « notre héritage ». Le problème tient aussi à la façon pa-

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Dicta tie


La pandémie aura révélé au grand jour un phénomène déjà à l’œuvre auparavant, mais resté dans l’ombre : l’influence du néoconservatisme sur la gauche. radoxale que la gauche a souvent de contourner la question des valeurs. Le site Mediapart est emblématique de ce point de vue. Aucun de ses journalistes ne se range sous la bannière des « valeurs occidentales », considérant que ce qu’ils défendent n’a aucun rapport, par exemple, avec les valeurs de l’Amérique profonde ou du néolibéralisme européen. Et pourtant, les articles qui portent sur la Chine n’oublient jamais de se positionner implicitement du côté des valeurs occidentales. On ne dit jamais : « Ce que le fait le gouvernement chinois pose problème, mais on retrouve des pratiques similaires (ou pas) dans les pays démocratiques ». D’un côté, on critique les politiques libérales, le manque de démocratie voire l’absolutisme bureaucratique des pays « démocratiques » ; de l’autre, on stig-

matise les politiques néolibérales, l’autoritarisme de la Chine et le danger qu’elle représente, mais sans poser la question essentielle : doit-on soutenir l’Occident capitaliste contre la Chine capitaliste ou au contraire remettre en cause nos démocraties à partir du contre-exemple chinois ? Pourquoi ne pas répéter : « Le véritable ennemi est le capitalisme et toute forme politique qui ne refuse pas le capitalisme est mauvaise » ? L’histoire du capitalisme pourrait être mobilisée sans problème car, comme on le sait, il s’épanouit dans les plus belles dictatures comme dans les démocraties libérales les plus pures. La deuxième raison pour laquelle les « valeurs occidentales » ne sont pas des armes efficaces tient à ce qu’elles ne sont bien souvent qu’un habillage de pratiques sans scrupule. Le capitalisme est à la fois un monde d’alliance et de compétition. Dans leur rapport à la Chine, les entreprises, comme les États démocratiques, ont fait passer leurs intérêts particuliers avant les « valeurs » parce que l’économie chinoise représentait une énorme opportunité en matière d’investissement comme de commerce. On ne fera croire à personne que les États-Unis ou les pays européens n’ont pas pu résister à l’influence grandissante de la Chine à l’OMS, de la même façon qu’elles n’ont pu résister à Bill Gates. Certes, la Chine

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ANALYSE

est sans doute fourbe, cruelle et rusée, mais tout de même ! Il s’agissait bien pour les pays occidentaux de ménager ce terrain de profit, de rivaliser de bonne volonté, d’obtenir (chacun pour soi) les meilleures affaires et d’accepter de la Chine ce que l’on n’accepterait jamais d’un autre pays. VERTUS INSOUPÇONNÉES Durant des années, bien loin de coopérer pour défendre des valeurs communes, les pays européens se sont au contraire concurrencés entre eux. Néanmoins, dans les années récentes, on sentait poindre un retournement de situation. À l’heure où les investisseurs occidentaux commencent à délocaliser ailleurs, où le statut de Hong Kong commence à poser de sérieux problèmes, où la concurrence de la Chine inquiète fortement les intérêts économiques et stratégiques des pays occidentaux – à travers le plan des nouvelles routes de la soie, bien sûr, mais pas seulement – les gouvernements occidentaux changent de ton et se découvrent des vertus insoupçonnées. Les intérêts économiques et stratégiques de l’Occident l’ont conduit à « oublier » ses valeurs, elles le poussent aujourd’hui à les « inventer » : « nous » devrions « résister à la Chine ». La gauche elle-même est victime de ce syndrome sous la forme du souverainisme. Est-ce que relocaliser

les industries en France permettrait de rompre avec le capitalisme ? En quoi le monde d’avant la mondialisation étaitil mieux ? Quelles seraient les conséquences du nationalisme économique sur les pays émergents ? En bref, la pandémie aura révélé au grand jour un phénomène déjà à l’œuvre auparavant, mais resté dans l’ombre : l’influence du néoconservatisme sur la gauche. Au lieu de prendre le capitalisme comme cible unique de la critique, des voix sont tentées de distinguer entre les régimes politiques à partir de leurs caractéristiques institutionnelles. L’idée n’est évidemment pas de renvoyer dos à dos toutes les sociétés au nom d’un relativisme absolu, et encore moins de dire que la dictature, c’est parfois mieux que la démocratie. Il s’agit de refuser de partir du principe que tout ce qui se passe dans un pays démocratique est mieux que ce qui se passe dans un pays non démocratique. Comparons et surtout distinguons ce qu’il y a de vraiment différent entre les régimes réels. Sinon, la gauche risque de se confronter à l’injonction d’Emmanuel Macron : « Une dictature, c’est un régime où on ne change pas les dirigeants, jamais. Si la France, c’est cela, essayez la dictature, vous verrez ». Le capitalisme démocratique deviendrait alors « le meilleur des mondes possibles ».  jean-louis rocca

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LA FIN DE L’ARGENT

J’

écris le 10 mai 2020, la veille du déconfinement. Si je m’interroge sur l’état d’esprit dans lequel je me trouve, la réponse fuse : ce sont la colère et le désespoir qui l’emportent. Avant la crise du Covid-19, j’étais légèrement obnubilé par un phénomène que j’observais : la disparition de l’argent dans le monde réel. Je payais désormais ma baguette avec une carte « sans contact » (de façon prémonitoire), et quand j’en parlais autour de moi, les gens me disaient qu’ils trouvaient ça pratique. Bientôt, me disais-je, on ne pourrait plus réaliser des films où l’on verrait circuler l’argent, comme dans Pickpocket ou L’Argent. Le chèque luimême, signé en bas à droite comme un tableau de maître, terminait ses vieux jours, aussi anachronique qu’un assignat. Je me souvenais avec émotion du temps passé, vers mes quinze ans, à essayer de m’inventer une signature, ce signe, cet acte de création que chacun devait produire pour devenir adulte.

L’INVISIBILITÉ DE DIEU De plus en plus, on me tendait des écrans de téléphones portables sur lesquels, d’un doigt maladroit, je signais d’une vague croix comme un analphabète. Parallèlement, j’observais dans mon quartier la fermeture progressive des agences bancaires et des distributeurs de billets. Je devais marcher de plus en plus loin pour trouver de l’argent, tout en constatant que j’en avais toujours de moins en moins sur moi. Je pensais avec nostalgie à feu mon grand-père qui, pour mon anniversaire, m’offrait toujours des billets craquants sous les doigts et des pièces de monnaie scintillantes, des « sous neufs » qu’il était allé chercher spécialement pour cette occasion à la succursale régionale de la Banque de France. Déjà, une majorité d’entre nous ne touchait plus son salaire ; désormais il était versé et ce passage de l’actif au passif en disait long, même s’il maintenait encore l’illusion d’une liquidité de l’argent. Je n’arrêtais pas de penser à cette conférence de Giorgio Agamben que j’avais lue et qu’il avait titrée, d’après

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LA CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

un fragment posthume de Walter Benjamin, « La religion du capitalisme ». De même qu’une religion ne peut fonctionner qu’en postulant l’invisibilité de son Dieu, jusqu’à en interdire la représentation pour certaines, le capitalisme – s’il veut réussir en tant que religion fondée sur cette foi que l’on nomme le crédit – ne peut tendre qu’à l’invisibilité de sa propre déité : l’argent. Agamben note que ce processus de dématérialisation de la monnaie a commencé des siècles auparavant avec le passage du métal au papier, puis, en 1973, l’abandon de l’étalon-or. Dès lors, l’argent « ne correspond plus à rien d’autre lui-même ». Nous avons franchi un nouveau cap : l’argent n’existe plus tout. LE PIÈGE S’EST REFERMÉ Les lectures se chevauchant comme des tigres, je repensais au roman de Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, paru l’an dernier, qui racontait la technologie des blockchains, ces ordinateurs en batterie, très coûteux en énergie, fort peu écologiques, installés majoritairement en Chine et qui servent de comptables à ces transferts d’argent virtuel. Car oui, nous en étions arrivés à cette redondance : l’argent avait été numérisé comme la lettre cachée chez Edgar Poe n’est jamais mieux cachée qu’au milieu d’autres lettres. Et je pensais à

L’Obsolescence de l’homme (1956) de Günther Anders qui, le premier, avait exprimé le sentiment de « honte prométhéenne » que nous éprouvions devant ces machines tellement plus parfaites que nous, et que nous avions pourtant fabriquées. Et je pensais au magistral roman du Britannique Ian McEwan, Une machine comme nous, qui lui aussi évoquait ce sentiment en lointain descendant du Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelley. Pour être franc, avant l’arrivée du Covid-19, rien ne m’inquiétait plus que cette disparition matérielle de l’argent et que cette honte prométhéenne devant nos smartphones. Ni que la liberté d’expression ne cesse de diminuer sur le continent européen, ni qu’il existe dans cet espace démocratique des prisonniers politiques. Ni que la police française mutile, éborgne et incarcère des opposants déterminés mais désarmés, et inquiète des journalistes. Pourtant, si ce continent a une ressource naturelle déclarée d’intérêt public à faire valoir, c’est bien, y compris d’un point de vue économique, la liberté d’expression. Mais le piège s’est déjà refermé. J’écris le 10 mai 2020, du fond de cette nasse semblable à celles que nous subissions quand nous avions encore le droit de manifester. En colère et désespéré.  ARNAUD VIVIANT

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DÉBAT

LA GAUCHE DANS LE PIÈGE DE LA SOUVERAINETÉ ? Une partie de la gauche française plaidait déjà pour un « protectionnisme solidaire », une forme « d’indépendance », des « relocalisations »… Avec la crise, la question de la souveraineté va-t-elle diviser un peu plus la gauche ? Raphaël Glucksmann et Roger Martelli débattent de ses séductions et de ses dangers. entretien réalisé par pierre jacquemain

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Raphaël, dans une interview à L’Obs, vous dites : « Ce qui doit primer, ce n’est pas l’idéal européen, c’est la nécessité d’être souverain ». Avons-nous perdu de notre pouvoir souverain ?

regards.

raphaël glucksmann. J’essayais de dire que, jusqu’ici, l’idéal européen a primé dans notre logiciel et qu’il a conduit à excuser – même si on les critique – les pertes de souveraineté engendrées par la logique du libre-échange et de la « concurrence libre et non faussée », ainsi que par les politiques européennes. Il est urgent d’inverser l’ordre des priorités. Cela ne veut pas dire que la souveraineté, telle que je l’entends, est nécessairement une souveraineté nationale. Cela ne veut pas dire que la nation l’emporte sur l’idéal européen. Mais que, désormais, les institutions qui régulent nos existences doivent être passées au crible de la souveraineté, c’est-à-dire de notre capacité à décider de notre destin. Aujourd’hui, on a le sen-

BIO RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste et député européen (groupe socialiste), cofondateur du mouvement Place publique. ROGER MARTELLI Historien et directeur de la publication de Regards.

timent d’une dépossession de cette capacité, que la postmodernité est un retour au fatum de la prémodernité. Nous sommes le jouet de forces obscures, en particulier celle du marché, qui décident de nos existences sans nous laisser la possibilité de les contrôler. La question posée est donc celle de la capacité du citoyen, via les échelles locale, nationale ou européenne, à contrôler son destin, son avenir, son existence. Ce doit être la question première. Si nous ne la posons pas, nous allons perdre l’idéal européen et la démocratie. Je ne vois pas vraiment l’intérêt de fixer le débat sous le terme de souveraineté. Je n’ai jamais été européiste et, en même temps, je ne pense pas que la question soit de revenir à une conception de la nation qui a été oubliée. La souveraineté est le pouvoir de décider et, plus précisément dans la tradition juridique occidentale, le pouvoir de donner du pouvoir. Si l’on prend un problème concret comme celui de la pénurie des masques : pourquoi n’en avons-nous pas eu suffisamment ? Parce qu’il a été décidé, bien avant Emmanuel Macron, qu’il valait mieux acheter des masques à bas prix que de les fabriquer nous-mêmes. Nos décideurs n’ont été soumis à aucune pression extérieure. Ils se sont pliés d’eux-mêmes à l’idée universelle de la rentabilité. Ceux

roger martelli.

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DÉBAT

Je suis d’accord avec l’analyse de Roger. La responsabilité est celle des dirigeants politiques. Ce n’est pas la Commission européenne qui a demandé de réduire les stocks de masques ou le nombre de lits d’hôpitaux. Il s’agit de ne pas nous défausser de nos responsabilités : ces politiques ont été décidées par des gouvernements français. Mais, tout de même, elles le sont dans un cadre, et ce cadre est celui des trois dogmes qui président à la politique européenne : l’orthodoxie budgétaire, la concurrence libre et non faussée et le libre-échange généralisé. On peut douter de la capacité qu’auraient des gouvernements, sans dénoncer ce cadre, à changer de politique.

raphaël glucksmann.

« Désormais, les institutions qui régulent nos existences doivent être passées au crible de la souveraineté, c’est-àdire de notre capacité à décider de notre destin. » Raphaël Glucksmann

qui ont décidé avaient le pouvoir souverain de le faire, et nous avons désigné par la suite d’autres décideurs dont on savait qu’ils avaient la même conception et suivraient la même logique. Le problème n’est donc pas de retrouver une souveraineté perdue, mais de décider de tourner le dos aux choix faits auparavant en toute légitimité démocratique et en toute souveraineté. Nous faisons partie des puissances mondiales : que faisons-nous de notre souveraineté ? Allons-nous continuer comme avant ? Faire pire encore ? Je redoute qu’à trop focaliser sur la question de la souveraineté, on ne parle à côté de la plaque. Et cela présente des risques politiques…

regards. Emmanuel Maurel préfère le mot indépendance à celui de souveraineté. La souveraineté est un concept de droite incompatible avec la gauche ? raphaël glucksmann. Je crois que le mot souveraineté est moins problématique que celui d’indépendance, en référence à l’internationalisme et à ce qui fonde notre famille de pensée au-delà de nos nuances et divergences. L’indépendance signifierait qu’il faudrait couper les liens. La souveraineté est notre capacité de contrôle, et je ne vois pas en quoi cela en ferait un terme de droite.

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DÉBAT

Je ne pense pas qu’il faille laisser à la droite la question de la souveraineté. En revanche, il faut la définir. Elle n’est pas la xénophobie ou la fermeture des frontières : elle pose la question de la démocratie. La souveraineté qui nous intéresse est celle des citoyens. Ça ne m’intéresse pas que la technostructure française, que la Ve République et que le monarque républicain récupèrent plus de pouvoir ; ce qui m’intéresse, c’est que les citoyens le prennent. Poser en même temps la question de la souveraineté et de la démocratie me semble être un moyen de produire un discours qui projette une reprise du pouvoir par les citoyens. Ce qui fait monter Matteo Salvini, ce qui fait que 50 % des Italiens sont favorables à un Italexit, c’est cette impression qu’ont les citoyens que, pour récupérer leur capacité à maîtriser leur destin, il faudrait sortir du cadre européen. Voilà le danger, me semble-t-il. Nous devons montrer, sans nécessairement parler de souveraineté nationale, que nous pouvons reprendre une forme de souveraineté. roger martelli. Je suis totalement d’accord avec tout ce qui vient d’être dit, mais j’ai le sentiment que le mot « souveraineté » tend plutôt à obscurcir le débat. Ce mot est utilisé de manière curieuse, et tend à se substituer à d’autres notions, comme celle de la démocratie.

« Le problème n’est donc pas de retrouver une souveraineté perdue, mais de décider de tourner le dos aux choix faits auparavant en toute légitimité démocratique et en toute souveraineté. » Roger Martelli

Je pense, comme Raphaël, que la question centrale est celle de la démocratie. Le problème est que le concept de souveraineté s’est historiquement structuré autour de l’affirmation de l’État national, à partir notamment du XIXe siècle. Dans les représentations courantes, quand on pense souveraineté, automatiquement, on pense à souveraineté nationale. Quand Emmanuel Maurel dit préférer le terme d’indépendance, je comprends son propos, mais il soulève un problème. Posons-nous des questions concrètes : par exemple, si nous sommes démunis par rapport à la crise du coronavirus, est-ce un problème d’indépendance ? Je ne le crois pas.

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« La question posée est donc celle de la capacité du citoyen, via les échelles locale, nationale ou européenne, à contrôler son destin, son avenir, son existence. » Raphaël Glucksmann

Pour une raison simple : être indépendant, c’est une vertu, mais ne pas être dépendant ne signifie pas vivre en autarcie. La crise sanitaire nous oblige à considérer, certes, que nous ne devons pas être dépendants, mais nous ne devons pas pour autant tourner le dos aux interdépendances. Contrairement à ce que l’on croit, l’interdépendance n’est pas le contraire de la dépendance, mais son complément. Autre exemple : on explique qu’il faudrait relocaliser des productions – et pas, d’abord, pour des questions de souveraineté. Va-t-on se contenter de décider unilatéralement de ne plus acheter des haricots au Burkina Faso, au risque d’aggraver la situation sociale d’un pays fragile, et alors que la situation alimentaire de 250 millions

d’êtres humains est menacée à cause du coronavirus ? Pour relocaliser ce qui est absolument nécessaire, il faut se concerter, ne pas décider de façon égoïste. Ne pas se concerter au nom de quelque souveraineté que ce soit serait inhumain et relèverait d’un intérêt mal compris. Nous n’avons aucun intérêt à ce que la misère s’accumule à un pôle et la richesse à un autre. Le mot de souveraineté n’éclaire pas les problèmes. Il crée de la confusion, et il y a un risque dans cette confusion. raphaël glucksmann. Il ne faut pas laisser nos adversaires politiques et idéologiques définir les termes. Ce que l’on entend par souverainisme a très longtemps caché un nationalisme. Remettons les choses à l’endroit. Les nationalistes sont ceux qui pensent que la nation est le seul cadre possible d’expression politique et démocratique. Ce n’est pas une question de souveraineté. Pour la Révolution française, la souveraineté résidait d’abord dans l’idée que le pouvoir passait du roi de droit divin jusqu’à ses sbires dans la société. À ce moment-là, la souveraineté, c’est le peuple – et ce n’est pas une notion de droite. Mais sur la question de l’interdépendance et de la coordination, je suis totalement d’accord avec Roger. Il faut en revanche situer le débat à l’échelle européenne. Au Parlement européen,

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je me suis inscrit en commission « commerce international » parce que celleci me semble un des endroits où se nouent les problématiques actuelles et où les débats sont aussi les plus violents. Lors d’une réunion, le commissaire européen au commerce a livré une lecture de la crise selon laquelle les difficultés d’approvisionnement, le fait qu’on manque de masques notamment, résultent des obstacles à la libération du commerce international. Pour lui, la solution est d’ouvrir encore plus, via des règles plus claires d’approvisionnement de nos pays par les pays producteurs. Pour casser cette logique-là, il va falloir une crise et un acte de rupture. Et cet acte de rupture doit passer par notre capacité à montrer que cet idéal de cosmopolitisme, d’universalisme, n’est pas le cache-sexe employé par la mondialisation néolibérale. J’ai le sentiment que ma gauche, ma famille politique a tellement de méfiance envers l’idée de souveraineté qu’elle a laissé passer son ambition sociale et écologique au second plan, derrière son ambition universaliste. Donc, pour parvenir à une coordination juste entre les États, il faut d’abord avoir une capacité à contrôler son destin. roger martelli. Il est vrai que, historiquement, le mot souveraineté naît, non pas à droite, mais à gauche. C’est l’affirmation du peuple souverain qui installe

la souveraineté telle qu’on la conçoit dans le monde moderne. Le problème est qu’un mot n’existe pas dans l’abstrait. Il n’est pas bon ou mauvais en soi. Tout dépend, à un moment donné, d’un contexte historique. Et le mot de souveraineté n’a pas la même signification pendant la période de la Révolution française qu’aujourd’hui. Les mots n’ont évidemment pas la même signification en 1789 et aujourd’hui. Mais je ne me résous pas à abandonner tous ces mots, en particulier celui de souveraineté parce qu’il est intimement lié, dans notre histoire, à la question de la démocratie. Laisser ce mot aux nationalistes est extrêmement dangereux : qu’est-ce qu’une démocratie si elle n’est pas souveraine ? Il est important de soutenir un rapport de force sur les mots.

raphaël glucksmann.

Oui, mais la réalité a changé, notamment la réalité d’articulation des nations et du monde. D’autre part, des rapports de force politiques et idéologiques s’installent. On dit qu’il ne faut pas laisser le mot de souveraineté à la droite et à l’extrême droite. On dit aussi qu’il ne faut pas laisser la nation ou le peuple à l’extrême droite. Le problème est qu’aujourd’hui, ces notions se trouvent immanquablement raccordées à quelque chose : la nation vire au natio-

roger martelli.

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« Le problème est que le concept de souveraineté s’est historiquement structuré autour de l’affirmation de l’État national. Quand on pense souveraineté, on pense à souveraineté nationale. » Roger Martelli nalisme, le peuple vire au populisme, la souveraineté vire au souverainisme et la protection vire au protectionnisme. On ne peut pas l’ignorer. Ça ne m’amène pas à dire qu’il faut renoncer à utiliser ces termes, mais qu’il faut faire attention, dès l’instant où on les met au centre du débat politique et d’idées. Le protectionnisme est une impasse. De quoi faut-il se protéger ? De l’extérieur, de l’étranger, de l’ennemi invisible ? Non. S’il faut se protéger, c’est des logiques économico-sociales et des façons de décider qui produisent les désordres du monde. raphaël glucksmann. Je suis d’accord sur le fond de l’analyse, mais on peut apporter des réponses à la question « de quoi devons-nous nous protéger ? » Nous

devons nous protéger d’une forme dangereuse de dérégulation. Du fait qu’on balance sur notre marché des poulets élevés au Brésil, conditionnés en Roumanie et qui, sur un marché de l’île de la Réunion, coûtent moins cher qu’un poulet élevé sur place. On doit se protéger du dérèglement climatique. L’idée d’une forme de protectionnisme écologique, qui privilégie ce qui est produit localement par rapport à ce qui est importé de loin, – même s’il faudra instaurer une coordination internationale pour éviter le chaos social dans les pays producteurs –, me semble parfaitement logique et nécessaire au regard, notamment, du défi climatique. Il faut installer aux frontières des mécanismes de taxation des biens importés qui sont dangereux pour l’environnement et produits par les esclaves des temps modernes. Si nous ne nous emparons pas, dans notre discours sur la catastrophe climatique, de cette question de la relocalisation – qui peut être une forme de protectionnisme –, la cohérence va se porter du côté de la démondialisation radicale des nationalistes. Il faut arriver à concilier les deux sans s’interdire d’imposer des protections aux antipodes des débats qui ont lieu au Parlement européen. roger martelli. Une série de choses sont à accomplir et Raphaël en énumère quelques-unes : retrouver le sens du

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long terme et lutter contre les dogmes de la concurrence libre et non faussée, contre l’impératif des 3 % de déficits publics. Nous avons déjà le pouvoir souverain d’y parvenir. Le souci est que nous n’y parviendrons pas seuls. Et que le concept de souveraineté, souvent rattaché à la souveraineté nationale, nourrit l’idée que le danger est à l’extérieur et qu’en nous prémunissant de l’extérieur, nous allons régler les problèmes. C’est faux. Et nous savons que ce n’est pas de cette manière que nous avancerons. Pour autant, je me garderais de traiter quiconque parlant de souveraineté de souverainiste. De la même manière que je me refuse de traiter quiconque parlant de nation de nationaliste. Je mets simplement en garde contre le fait que nous sommes dans une période où les mots sont rattachés à des comportements, des analyses, des théories et des idéologies néfastes. Plutôt que de courir ce risque, je crois qu’il serait plus juste de déplacer le débat sur les terrains fondamentaux – comme nous le faisons par exemple sur la question de l’immigration. raphaël glucksmann. Nationalisme, souverainisme, populisme : tous ces mots ne sont pas de même nature. Le nationalisme est l’idéologie qui nous explique que la nation est la seule voie possible de l’expression d’une identité, d’un peuple, d’une démocratie. C’est

« Le mot de souveraineté n’éclaire pas les problèmes. Il crée de la confusion, et il y a un risque dans cette confusion. » Roger Martelli

très clairement définissable. Souverainisme et populisme sont des mots utilisés par les nationalistes comme un legs historique pour se laver les mains de leur nationalisme. Ces concepts flous et fourre-tout ne servent qu’à cacher le nationalisme, la xénophobie ou l’autoritarisme. roger martelli. Il faut en effet bien savoir de quoi on parle et ce que l’on combat. La cause des maux actuels est que, depuis plusieurs décennies, trois types de logiques sont devenues des logiques d’organisation du monde dans son ensemble et des sociétés qui le composent : la concurrence libre et non faussée, la règle de la compétitivité et de la rentabilité ; la loi de la gouvernance ; enfin le rapport de force entre

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« Poser en même temps la question de la souveraineté et de la démocratie me semble être un moyen de produire un discours qui projette une reprise du pouvoir par les citoyens. » Raphaël Glucksmann

les puissances. Si nous devons devenir indépendants, devenons indépendants à l’égard de ces logiques qui nous enferment et nous empêchent de décider et d’être nous-mêmes. Il y a alors deux conditions à maîtriser et elles relèvent moins de la question de la souveraineté que de celle de la démocratie. D’abord, nous sommes confrontés au fait que la démocratie telle qu’elle s’est constituée – c’est-à-dire principalement sous la forme de la démocratie représentative – est une démocratie en crise. Si on ne trouve pas des formes nouvelles de démocratie, l’autoritarisme va l’emporter

avec un surcroît de technocratie. Ensuite, il n’est pas possible de combattre ces logiques dans un seul territoire. Il faut donc considérer que, dans ce combat nécessaire qui consiste à retrouver notre capacité à maîtriser nos vies, il y a des impasses à écarter : le protectionnisme n’est pas la bonne manière de se protéger, le souverainisme n’est pas la bonne manière d’exercer un pouvoir souverain, le nationalisme n’est pas la bonne manière d’affirmer la nation, et le populisme n’est pas la bonne manière de rendre le peuple souverain. raphaël glucksmann. Je suis entièrement d’accord sur la question de la démocratie. C’est le débat qui arrive : tout me monde va dire qu’il faut que le peuple soit souverain. La vraie question est : qui doit redevenir souverain ? Qui doit exercer un contrôle sur son avenir ? Chez nous, il existe un lien indissociable entre souveraineté et démocratie, entre la capacité à exercer un contrôle sur son avenir et le fait d’être un citoyen qui décide. Et ce n’est pas simplement la question de la démocratie parlementaire – je suis d’accord avec Roger sur sa critique du parlementarisme et de la démocratie représentative qui n’est pas assez démocratique. Si, déjà, la France, était une véritable démocratie parlementaire, elle serait sans doute beaucoup plus démocratique qu’aujourd’hui. Il y a ici une ver-

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ticalité telle, un règne tellement puissant de la technostructure qu’on n’en est même pas à ce stade-là de la démocratie. Il serait facile pour nous, à gauche, de dire que le seul problème est Emmanuel Macron. La vérité est que Macron est la continuation, en pire, de ce règne de la technostructure française.

« La nation vire au nationalisme, le peuple vire au populisme, la souveraineté vire au souverainisme et la protection vire au protectionnisme. »

De quelle échelle parle-t-on quand on parle de souveraineté ? La souveraineté est-elle nécessairement nationale ? Souveraineté européenne et souveraineté nationale sont incompatibles ?

regards.

Je vais dire quelque chose d’un peu personnel. Je viens d’une culture politique qui est la culture communiste française. Une culture qui, depuis le Front populaire, a tendance à accorder une très grande importance à la thématique nationale au nom de la référence à la nation révolutionnaire. J’avoue que, pendant longtemps, j’ai considéré que le national était un terrain cardinal, décisif pour penser l’organisation sociale et penser la transformation sociale radicale de la révolution. Je ne nie pas ce passé intellectuel qui reste le mien, mais j’ai pris mes distances avec cette culture. Quand la nation s’impose, à la fin du XVIIIe siècle en France, elle s’impose parce qu’elle présente un triple avantage : elle devient un cadre d’exer-

roger martelli.

Roger Martelli

cice du peuple souverain ; elle présente un cadre territorial intermédiaire entre un cadre local trop étroit et un monde qui est une grande abstraction ; enfin, elle est le lien d’un récit commun qui permet, dans une société divisée par les classes, de penser une société de communauté de destin. C’est cela qui fait la force du cadre national. Le problème est que ce cadre national s’est trouvé travaillé de l’intérieur par deux séries de phénomènes en même temps. D’une part, ce cadre de la démocratie est un cadre qui ne permet plus aujourd’hui, par lui-même, d’engager la démocratie dans une nouvelle étape. D’autre part, dans un monde désormais devenu une matérialité, le cadre national

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n’est plus le lieu où l’on peut assumer notre communauté de destin. Le cadre national n’apparaît plus comme le cadre par excellence du développement de la démocratie et, par ailleurs, il n’est plus le cadre de résolution des problèmes que nous rencontrons. De ce fait se déduisent deux affirmations. La première est que ce cadre doit être transformé, et nous avons la possibilité de le transformer, même dans le cadre de l’Union européenne. La seconde est que nous ne pourrons pas aller au bout de notre projet de réappropriation de notre vie et de notre destin si nous n’articulons pas notre combat intérieur aux combats dans d’autres domaines. Il ne faut pas isoler le combat pour la réappropriation démocratique, par les Français, de leur destin et, en même temps, il faut faire en sorte que ces lieux – des lieux supranationaux où se décide notre destin – ne soient pas entre les mains des marchés financiers, de la technocratie et des rapports entre puissances. Il faut investir de manière démocratique les terrains qui décident de nos vies. Si l’on doit faire la différence avec l’extrême droite, ce n’est pas en discutant la notion de souveraineté, mais en disant qu’il n’y a pas d’avenir dans notre territoire si nous ne rompons pas avec les logiques qui nous enferment, et si nous ne menons pas ce combat à d’autres niveaux de territoires – notamment au niveau supranational.

« Laisser le mot de souveraineté aux nationalistes est extrêmement dangereux : qu’est-ce qu’une démocratie si elle n’est pas souveraine ? » Raphaël Glucksmann

raphaël glucksmann. Il est toujours intéressant de dire d’où l’on parle et je dois dire que, me concernant, j’ai fait le chemin inverse. Le premier bouquin que l’on m’a donné à lire est Sans patrie ni frontière1. C’est l’idée internationaliste et universaliste pure et dure avec cette suspicion très précoce à l’égard du Parti communiste et du Parti socialiste accusés d’être, au fond, nationalistes aux yeux d’une génération qui s’est fondée sur la question d’abord de la guerre

1. Autobiographie de Jan Valtin, pseudonyme de Richard Krebs, communiste allemand, agent double au sein de la Gestapo répudié par Moscou et qui s’enfuit aux États-Unis. Parue en 1941, réputée décrire aussi bien l’horreur nazie que la dérive stalinienne, elle connut un immense succès avant que son authenticité ne soit discutée par les historiens.

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d’Algérie, du soutien à Guy Mollet et de la trahison ultime. Autour, aussi, du sentiment que la gauche, en devenant nationaliste, devenait autoritaire et xénophobe. Cette pensée qui m’a été transmise, qui avait raison sur la question algérienne et du danger nationaliste, a évacué la question sociale comme non prioritaire par rapport au risque de l’autoritarisme nationaliste. J’essaie tant bien que mal, justement, de faire le chemin inverse. C’est-à-dire qu’il me paraît essentiel d’interroger les manques et le logiciel dont on hérite et qui nous a formés. À ceux qui veulent nous expliquer qu’ils pourront résoudre la crise climatique à l’échelle de la seule nation française, je souhaite bien du courage. Idem s’il faut taxer les Gafam2. Il y a un large accord pour dire que la nation peut être l’échelle pertinente pour certaines décisions, mais sur les grands enjeux du monde contemporain, elle ne suffira pas. Il faut répondre à la question du lieu où s’exerce le pouvoir selon les domaines. Je préférerais une Europe qui s’occuperait de beaucoup moins de choses, mais au sein de laquelle s’exercerait une vraie échelle de souveraineté de l’expression populaire sur la transition écologique ou la transformation de l’agriculture. Il est tout à fait possible de concilier différentes échelles de souveraineté. 2. Géants du numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.

Souvent, dans les esprits, souveraineté et identité sont liées. J’ai beaucoup travaillé sur l’identité et je pense que les deux peuvent être dissociées. On voudrait faire de l’identité quelque chose de simple. En réalité, nous avons tous des identités multiples et il existe différentes échelles dans lesquelles s’exerce notre souveraineté : locale, nationale, européenne et cosmopolitique. Le problème de l’échelle cosmopolitique est que l’on voit bien que tout y est très compliqué alors que, dans l’idéal, les grandes questions devraient y être gérées. Pour lutter réellement contre le dérèglement climatique, il faut adopter des règles universelles. Pour y parvenir, il faudra « partir de quelque part » et ce quelque part, aujourd’hui, doit être l’échelle européenne. Mais il faudra aussi être capable d’assumer une rupture avec le logiciel libéral et néolibéral. Ce logiciel prive les citoyens de leur capacité à décider. Il faut se saisir de chaque échelle pour aboutir à un contrôle démocratique et à une ambition de transformation sociale et écologique. La contradiction du discours nationaliste jacobin est d’expliquer que l’Europe étant trop vaste pour être un véritable espace de souveraineté démocratique, tout doit être renvoyé à la nation. En réalité, la France souffre d’une trop grande centralisation, d’un éloignement du pouvoir et du citoyen. Si ceux qui tiennent ce discours étaient lo-

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giques avec eux-mêmes sur l’expression de la souveraineté, ils devraient être partisans d’une approche girondine.

« L’idée d’une forme de protectionnisme écologique, qui privilégie ce qui est produit localement, me semble parfaitement logique et nécessaire au regard, notamment, du défi climatique. »

regards. Si le débat politique s’ancre dans les sujets du protectionnisme, de la démondialisation, de la souveraineté, de la relocalisation, faut-il redouter une possible alliance des souverainistes ? La souveraineté comme alternative au libéralisme… roger martelli. Cette conjonction est possible et il faut souhaiter qu’elle soit conjurée. Je suis persuadé que la seule manière d’y parvenir est d’affirmer, contre cette perspective, une autre perspective franchement ancrée à gauche. Je suis d’accord avec Raphaël : la condition d’émergence de cette alternative – à la fois au choix macronien d’une soumission renforcée au libéralisme dominant, et à la tentation non démocratique, illibérale et autoritaire de l’extrême droite – est que la gauche s’engage dans la rupture franche avec ce qui l’a plombée pendant des décennies. Mais j’ajoute que cette rupture ne signifie pas le retour à la situation antérieure : il faut à la fois rompre avec ce qui a entraîné la gauche dans le désastre et refonder la perspective, le projet, la dynamique de la gauche. Donc ne pas reproduire ce qui s’est fait avant. Les communistes ont longtemps pensé qu’on pouvait

Raphaël Glucksmann construire le socialisme : ils ont eu tort. La tentative a échoué et on ne peut pas l’ignorer. Mais, inversement, il est également vrai qu’une partie de la gauche – notamment autour de l’idée socialiste – a pensé que l’Europe pouvait être le terrain d’émergence d’une nouvelle gauche. Si l’on veut rompre avec l’ordre dominant, il faut faire la même chose à toutes les échelles de territoires, sans exception. La difficulté est que nous avons à penser cela dans un moment particulier, avec la crise sanitaire que nous traversons : d’une certaine manière, le risque est que la distanciation et le confinement nous habituent à tenir l’extérieur pour une menace potentielle.

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Cela peut faire de l’esprit de protection un protectionnisme érigé en principe, nourrir l’idée que la protection suppose la clôture. Aussi faut-il mener la bataille sur ses véritables terrains. Ça n’est pas en soi la souveraineté, l’indépendance ou l’économie, mais la capacité à devenir maîtres de ce qu’on nous a imposé. Il faut rompre avec les logiques que nous avons évoquées, mener ce débat sur le fond, sans compromission avec l’extrême droite, et sur tous les terrains sans exception. Je ne crois pas à l’alliance des souverainistes. En revanche, ce qui peut se produire est le morcellement de notre famille de pensée, avec le risque de placer l’opinion devant deux options : Macron ou Le Pen (et leurs amis de pensée respectifs). L’enjeu n’est donc pas de revenir à ce qui a été fait. Il faut prendre au sérieux ce qui nous est arrivé en 2017 et prendre au sérieux ce qu’est le macronisme. Il y a, dans notre famille politique, une manière d’en faire une sorte de bouc émissaire qui nous autoriserait à ne pas réfléchir. Quand Macron arrive et dit que le clivage gauche / droite n’existe plus, cela semble une vérité aux yeux d’une écrasante majorité de la population. Macron s’est attaqué à quelque chose qui avait perdu son sens. Il faut refonder quelque chose de neuf.

« Le concept de souveraineté nourrit l’idée que le danger est à l’extérieur et qu’en nous prémunissant de l’extérieur, nous allons régler les problèmes. » Roger Martelli

raphaël glucksmann.

Reprendre du contrôle sur tous les territoires, ce qui suppose des ruptures. Il y a eu une forme de suivisme d’une partie de la gauche vis-à-vis du libéralisme. Ce qui va être produit, notamment grâce à la matrice écologique, est une véritable alternative. Elle suppose d’entrer en rupture à tous les échelons : avec les traités européens et les logiques qui dominent dans l’Union européenne ; mais aussi, en France, avec cette Ve République et cette culture non démocratique de la politique française. L’objectif numéro 1 d’une reconquête politique sera de rendre le pouvoir aux citoyens. Ce doit être notre point de convergence à gauche : l’urgence climatique et démocratique.  entretien réalisé par pierre jacquemain

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SILI ENCE DEUXIÈME SEMESTRE 2020 REGARDS 108


LE MOT

R

LI E NC I S E É

Une recherche du mot « résilience » dans Google actualités n’offre pas moins de 36 800 000 résultats. L’Express nous propose ainsi « d’accroître notre résilience face au coronavirus », Le Monde de suivre des lives pour « sauver le climat et les océans » et L’Économiste de « développer la résilience d’entreprise ». Le concept, qui semble suffisamment creux pour tout contenir, désignait originellement la résistance d’un matériau aux chocs. Il a été popularisé en France par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, qui a ainsi nommé la capacité de certains enfants à surmonter des traumatismes comme le deuil, l’abandon, la maltraitance, la maladie ou la guerre. Importé dans d’autres champs, c’est en écologie qu’il est maintenant le plus employé, pour caractériser la faculté d’un écosystème à retrouver un fonctionnement normal après une perturbation. En économie, il désigne l’aptitude à revenir sur une trajectoire de croissance à la suite d’une crise. Bref, la résilience, c’est la capacité à assurer un retour à la normale. Autant dire que cette notion suggère que les velléités de dépassement de nos modèles de société pourraient être abandonnées si nous trouvions la possibilité de conserver le monde en l’état… sans changer en profondeur nos modes de vie et nos raisonnements. La résilience a beau fleurer bon le yoga et la nature, son usage est donc le symptôme d’une politique malade de ces concepts inefficaces mis à toutes les sauces avec un vernis de modernité. Quand elle n’est, en réalité, que le signe d’une capitulation.  pablo pillaud-vivien

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INTERVIEW POSTHUME

« LE DEVOIR DES PÉDAGOGUES N’EST POINT DE COMPLAIRE AUX PUISSANTS DU JOUR » Exclusif. Laurence De Cock, historienne et enseignante, a rencontré les pédagogues Célestin et Élise Freinet, pour faire le point sur l’école d’aujourd’hui, les effets de la crise du Covid-19, les inégalités ou la politique du gouvernement… texte laurence de cock

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La crise sanitaire a profondément bouleversé l’organisation et les espaces scolaires. Pour la reprise, les salles de classe ont été vidées et les locaux réaménagés jusqu’à être aseptisées. Pourquoi l’aménagement des écoles et des espaces scolaires est-il si déterminant ? celestin et élise freinet. Les instituteurs réclament des locaux, un aménagement et une organisation qui leur permettent de remplir la tâche que la démocratie attend de leur science et de leur dévouement. Les Instituteurs laurence de cock.

BIOS

sont trop souvent, aujourd’hui, dans la situation d’un maçon à qui le patron demanderait de monter son mur, mais qui ne lui donnerait ni outils pour creuser les fondations, ni matériaux appropriés, ni échafaudages efficaces, en lui laissant même le soin de fabriquer sa truelle, sous prétexte qu’un outil standard coûte cher et n’est pas parfaitement adapté à la main qui l’emploie. Les locaux où nous exerçons font rarement honneur à la République car, si des « palais scolaires » ont bien été construits dans quelques villes, les écoles de villages où exercent la majorité de nos adhérents sont la plupart du temps de vieux locaux, à peine restaurés, dont l’affectation remonte parfois aux débuts de l’école congréganiste.

Célestin (1896-1966) et Élise (18981983) Freinet sont des pédagogues français, militants politiques et syndicaux qui ont développé, avec un réseau d’instituteurs, la pédagogie qui porte leur nom. Fondée sur l’expression libre des enfants, celle-ci a eu une influence considérable sur les méthodes d’enseignement, tant dans les institutions éducatives que pour des expériences plus autonomes. Tous les propos reproduits ici sont tirés des trois revues qu’ils ont créées : L’Imprimerie à l’école ; L’Éducateur prolétarien et Le Nouvel éducateur (1928 – années 1960)

Cela veut aussi dire que la qualité de l’aménagement scolaire est un facteur de creusement des inégalités ? Il ne suffit pas de bâtir de belles écoles, de créer du matériel scientifiquement adapté aux nécessités pédagogiques. Encore faut-il que les enfants des prolétaires puissent en profiter normalement. Et c’est cela qui est impossible. La revendication ouvrière a, peu à peu, imposé la recherche et l’installation dans les usines de dispositifs de sécurité, d’éclairage et d’aération. La recherche de l’efficience et du rendement a nécessité le perfectionnement permanent

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INTERVIEW POSTHUME

des outils de travail. Nous demandons que ce souci de sécurité, d’aération, d’air et de lumière, d’organisation et de rendement s’applique également aux écoles et aux éducateurs. Les bancs de nos classes ne datent pas toujours non plus des origines de l’école laïque. Leur installation se perd parfois même dans la mémoire des générations. Les cartes qui constituent souvent, avec les vieux livres de la bibliothèque scolaire, le seul matériel d’enseignement, sont dans un état lamentable. La crise sanitaire et le confinement ont renforcé les inégalités scolaires. L’absence de cantine a aussi eu pour effet de mettre la lumière sur une paupérisation fulgurante de tout un pan de la société… Des milliers, des centaines de milliers d’enfants ont faim maintenant. Dans les maisons où le père sans travail n’apporte plus à la famille que la maigre allocation journalière, on se prive même du nécessaire, qu’on remplace trop souvent, hélas ! par des ersatz funestes à la santé ; on n’achète plus d’habits, parfois même plus de charbon ; la fatigue, l’énervement, l’anxiété marquent tragiquement nos élèves et compliquent inévitablement tous les problèmes éducatifs. Qui dit prolétariat dit masse d’individus soumis aux caprices d’un régime d’exploitation tout à la fois féroce

et impuissant, qui organise sciemment ou inconsciemment la sous-alimentation et le chômage, ces fléaux physiques et moraux des enfants encore plus que des adultes. Seuls des gens ignorant les conditions véritables de l’école populaire pourront nous taxer d’exagération. Tous nos camarades seraient malheureusement en mesure de montrer comment, dans la réalité, la majorité des élèves de nos classes populaires, plus ou moins marqués par la misère sociale, est dans l’impossibilité fonctionnelle de profiter normalement d’un enseignement, aussi parfait fût-il. Le fait que le gouvernement a décidé de rouvrir les écoles en priorité – notamment pour ralentir cette hausse des inégalités – était-elle une bonne décision ? Partagez-vous les critiques qui ont consisté à dire qu’on n’a pas rouvert des écoles, mais des lieux pour accueillir et garder des enfants ? Avant qu’une circulaire ou que des arrêtés tombés à l’improviste, du haut de l’Olympe, ne viennent nous signifier que l’école maternelle est, à son tour, soumise à la technique du rabot, il nous faut affirmer très haut notre opposition à la menace qui pèse sur l’éducation de la petite enfance. De telles valeurs incluses dans les énergies actives de l’être neuf, et qui demandent une inlassable assis-

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« L’heure est trop grave, pour des millions d’enfants, pour que nous continuions placidement nos discussions théoriques. » tance pour s’exprimer et éclore, ne sauraient être livrées aux mains inexpertes d’un personnel de rabais, mis en place à la sauvette – aujourd’hui, et demain si nous n’y prenons garde – dans un simple but de limitation de crédits. Nous le demandons sérieusement : est-il un pédagogue, est-il un sociologue assez téméraire pour nous demander de négliger ces éléments essentiels de notre effort éducatif pour nous intéresser seulement à cette scolastique verbale et froide que nous prêchent nos maîtres ? Isoler notre travail, notre « science » de ses déterminantes directes, c’est faire montre d’une égoïste témérité, c’est trahir notre classe, c’est trahir tous nos élèves qui, sans sentir toujours consciemment l’iniquité sociale, en souffrent pourtant déjà profondément dans leur chair et dans leur esprit. L’heure est trop grave, pour des millions d’enfants, pour que nous continuions placidement nos discussions théoriques.

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Au-delà des discussions théoriques, vous plaidez toujours autant pour une scolarisation dès le plus jeune âge. Pourquoi est-ce si important ? Ce sont les prémices mêmes de cette expérience, les premiers embryons de cette chaîne [de vie] qui ont, pour la conduite ultérieure de la vie, l’importance la plus décisive. C’est la toute première enfance qui est la période la plus importante pour l’éducation parce qu’elle est le fondement, la base. Jusqu’ici, l’adulte s’ingéniait à discerner la façon d’exister de l’enfant à l’aide de canons adultes ; la psychologie de l’enfant est en réalité une projection de la psychologie adulte dans le monde de l’enfance. Le comportement de l’enfant y est toujours évalué par rapport au comportement de l’adulte. Si bien que l’on n’aboutit ainsi qu’à un compromis entre deux façons de vivre et qui ne peut signifier aucune authenticité d’enfance. Pour la première fois, l’école républicaine n’a plus été obligatoire pendant la période du déconfinement. On a confié aux parents la responsabilité de remettre, ou pas, leurs enfants à l’école. Pourquoi le principe de l’école publique, obligatoire, est-il si important ? On peut former l’enfant à l’obéissance et à la passivité, lui inculquer le respect

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INTERVIEW POSTHUME

et la crainte des riches et de ceux qui détiennent le pouvoir, le persuader qu’il est venu sur terre pour travailler, souffrir et obéir. Ce faisant, les gouvernements et les régimes au pouvoir prennent une sorte d’assurance sur le maintien de leurs privilèges au cours des années à venir. À cette œuvre d’asservissement et d’obscurantisme collaborent directement toutes les écoles privées aux mains des Jésuites et ensoutanés, ouvertement soutenues d’abord par toute la réaction citadine et rurale. Collaborent indirectement à cette œuvre aussi, et souvent malgré eux, les nombreux instituteurs qui conservent dans leurs classes les méthodes dogmatiques d’asservissement scolaire, de respect des manuels, de bourrage et d’abrutissement. L’école laïque a affirmé la nécessité de libérer l’enfant de l’emprise religieuse, de l’éduquer dans le sens de la connaissance et de la vérité. Mais on peut aussi, à cet âge, former en l’enfant ce précieux esprit d’activité et de libération, lui inculquer la connaissance et le respect du travail et des travailleurs, lui faire sentir la noblesse de l’effort, si humble soit-il, lui donner confiance en ses possibilités créatrices et l’habituer à mettre ces possibilités au service de la communauté, éduquer en lui ce sens moral, ce besoin de coopération qui seront les ferments du monde nouveau.

« C’est la toute première enfance qui est la période la plus importante pour l’éducation parce qu’elle est le fondement, la base. » On a vu l’utilité de l’institution scolaire pendant la crise du Covid-19. Les parents ont parfois découvert combien enseigner était un métier. Aujourd’hui, comment revaloriser la profession ? Si l’on parvient ainsi à arracher l’éducateur à des classes et à des techniques désuètes, où il est en proie aux enfants, soumis à des règlements irrationnels et à une discipline aujourd’hui dépassée, si on lui permet un travail humain, pour des buts humains, il retrouvera alors cette joie au travail cet enthousiasme créateur sans lesquels aucun métier – et celui des instituteurs moins que tout autre – ne saurait être productif. L’ouvrier, lorsqu’il travaille à son aise avec de bons outils ; le paysan qui voit mûrir la moisson blonde se donnent tout entiers au métier qu’ils aiment. Nous redonnons nous aussi aux éducateurs la joie du travail et l’enthousiasme de la réussite. À la

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hargne, hélas ! motivée de l’homme en proie aux enfants, nous substituons les voix claires, les chants et la joie du chantier des constructeurs et des créateurs. À quoi ressemble votre école rêvée, celle que nous n’aurons sans doute jamais avec Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer, l’école du peuple dont vous parlez ? Nous voulons pour les enfants du peuple une école matériellement, économiquement saine et digne d’abord, et ensuite une pédagogie honnête et conforme aux besoins enfantins et aux nécessités d’éducation et d’évolution sociale, une école qui prépare à la vie active et libre des futurs travailleurs. Mais cette école, une société basée sur l’asservissement et l’exploitation ne saurait nous la donner. Nous ne pouvons attendre la réalisation véritable de la pédagogie prolétarienne que du seul pouvoir prolétarien. Nous voulons enseigner l’activité libre, mais tout le système économique actuel est basé sur la passivité d’un prolétariat mineur ; nous voudrions entraîner nos élèves à la coopération, mais tout autour d’eux n’est que concurrence et individualisme ; nous voudrions les hausser jusqu’à une conception morale de la vie prolétarienne, mais l’immoralité et l’arrivisme capitalistes s’imposent à eux et détruisent les faibles germes de notre action.

« On peut former en l’enfant ce précieux esprit d’activité et de libération, lui inculquer la connaissance et le respect du travail et des travailleurs. »

La place de la nature est centrale dans votre réflexion et dans le rapport aux enfants. Pourquoi ? Il est un fait patent sur lequel nous avons déjà appelé l’attention des éducateurs : notre action pédagogique est partiellement ou totalement impuissante lorsqu’elle s’exerce sur des enfants qui ne sont pas, physiologiquement, en état de faire l’effort que nous leur demandons. L’élève qui a mal dormi dans une chambre à l’air vicié par ses trop nombreux occupants – qui parfois gardent l’unique fenêtre soigneusement fermée à cause du froid –, celui qui a avalé trop rapidement une nourriture intoxicante et

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« Nous voudrions entraîner nos élèves à la coopération, mais tout autour d’eux n’est que concurrence et individualisme. » trop difficile à digérer, qui est excité par une constipation opiniâtre ou l’usage du café, du vin, des sucreries, ne peuvent rien donner de bon au point de vue pédagogique. Ils se fatiguent très rapidement, deviennent apathiques, ou impatients et nerveux. Il ne s’agit pas seulement pour nous d’aider un tel à guérir sa maladie de foie et tel autre sa tuberculose, mais de montrer la voie nouvelle vers une conception profondément matérialiste de la vie. Et c’est en ce sens surtout que notre naturisme prolétarien diffère du naturisme à la mode, thérapeutique moderne pour la reconquête égoïste de la santé. Nous voudrions faire comprendre aux éducateurs d’abord, aux élèves et aux parents d’élèves ensuite, comment, physiologiquement bien plus qu’idéologiquement, s’opère l’asservissement capitaliste et pourquoi il est urgent de réagir contre cette intoxication géné-

rale qui produit, dès le plus jeune âge, une sorte d’anéantissement des forces vitales. Nous sommes des disciples de Marx. Nous voyons la nature sous un autre aspect, plus dialectique, plus matérialiste aussi. La fin du capitalisme est donc un préalable pour construire cette école du peuple que vous appelez de vos vœux ? On ne peut réaliser l’école nouvelle prolétarienne en régime capitaliste. Ce n’est point-là, de notre part, une affirmation doctrinaire mais bien le résultat d’une connaissance objective des possibilités éducatives dans les écoles publiques des divers pays. Cet idéal éducatif visant la libération des individus est en contradiction flagrante et permanente avec les fins scolaires du régime capitaliste ; toutes d’asservissement et d’oppression dans la préparation exclusive au rendement capitaliste et à la sauvegarde d’un ordre que l’instabilité même rend toujours plus soupçonneux et autoritaire. Qui dit prolétariat dit masse d’individus soumis aux caprices d’un régime d’exploitation tout à la fois féroce et impuissant, qui organise sciemment ou inconsciemment la sous-alimentation et le chômage, ces fléaux physiques et moraux des enfants encore plus que des adultes. Et si même – ce qui ne saurait être qu’anormal et accidentel en

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régime capitaliste – un gouvernement progressiste et libéral faisait une large confiance aux artisans d’une voie nouvelle, il serait encore bien prématuré de crier à la réalisation possible de l’école prolétarienne. Jean-Michel Blanquer dit que les enfants sont plus en danger chez eux qu’à l’école. Il s’appuie sur l’avis des psychiatres pour le dire. Vous partagez son analyse ? J’ai été l’un de ceux à s’intéresser très tôt aux apports de la psychologie des enfants et même de la psychanalyse issue des théories freudiennes. Je me souviens avoir fait connaître les travaux de Zellinger, auteur de La Psychanalyse à l’école (éd. Flammarion), dès 1930, qui a montré à quel point les pratiques scolaires actuelles étaient à l’origine de nombre de troubles ou de névroses contre lesquels la médecine a longtemps été impuissante. Chaque enfant possède en lui-même des possibilités étonnantes de vie, d’activité, et de création qui cherchent à se réaliser. Si, comme il en est trop coutume, on arrête et on refoule cette vie au lieu de la canaliser et la renforcer, il se produit naturellement un processus de défense qui, même masqué, n’en est pas moins redoutable. L’éducation doit dériver et sublimer les instincts de l’enfant. La vie active, avec ses multiples possibilités,

« On ne peut réaliser l’école nouvelle prolétarienne en régime capitaliste. Ce n’est point-là, de notre part, une affirmation doctrinaire. » sera une source bienfaisante de libération intérieure et d’harmonie. Mais il est nécessaire que chaque enfant trouve à l’école, au moment voulu, l’activité qui sera susceptible de répondre à ses besoins conscients et inconscients : d’où la nécessité du choix de ces activités durant les heures de travail libre que nous ménagerons dans nos classes ou, tout au long du jour, grâce à nos techniques d’individualisation des efforts : travail manuel libre, jardinage, composition typographique, peinture, modelage, découpage, etc. Dans nos classes où l’activité libre passionne les enfants, où, à n’importe quel moment, une tâche intéressante se présente à leur esprit, les mauvaises habitudes, l’onanisme sous toutes ses formes, les cachotteries diverses, la taquinerie, etc. sont pour ainsi

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« Nous ne formons pas l’enfant : nous mettons à sa disposition le maximum d’éléments pour qu’il parvienne à tout l’épanouissement individuel et social dont il est susceptible. »

dire inconnues. Il faut sublimer ces tendances par l’organisation d’une communauté vivante que les individus s’habitueront à servir. C’est la raison d’être psychique et pédagogique du travail de groupe, de l’activité communautaire, de la coopération scolaire, de la correspondance interscolaire qui ont tous fait largement leurs preuves. Expliquer aux élèves le monde qui nous entoure, la crise du Covid-19, les enjeux climatiques, politiques, sociaux doit-il relever d’une compétence scolaire ?

Les grands écrivains ont compris la nécessité de descendre dans l’arène sociale, tel notre Romain Rolland d’Au-dessus de la mêlée. Les éducateurs qui, eux, ne travaillent pas dans une tour d’ivoire, fermeront-ils plus longtemps les yeux, de crainte de déplaire ; ne diront-ils pas courageusement que l’action sociale est le premier devoir des éducateurs populaires ? On ne manque pas, on manquera encore moins à l’avenir d’essayer en toute occasion de nous couper de la masse enseignante en nous présentant comme un épouvantail révolutionnaire. Aussi tenons-nous à préciser encore une fois que, coopérative légalement constituée, ne pouvoir faire de politique ne signifie nullement que nous devions nous mettre servilement aux ordres d’un gouvernement, d’une caste ou d’un trust. Nous ne présentons aucun credo : nous ne vous imposerons aucune théorie. La discussion est toujours libre et bienfaisante au sein de notre groupe, mais notre véritable credo est l’action. Ceux qui vivent, ce sont ceux qui agissent et, pour agir, il faut d’abord et toujours lutter. Qu’on ne nous accuse pas pour cela de parti pris révolutionnaire, car le parti pris le plus décevant est bien plutôt du côté des gens qui se bouchent obstinément les yeux et les oreilles pour ne pas voir la vérité éblouissante.

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INTERVIEW POSTHUME

« Notre tâche est de former des citoyens conscients, de former des hommes. Nous prenons simplement notre rôle au sérieux ! » Mais on sait combien les enseignants sont d’affreux gauchistes. Faut-il redouter un endoctrinement par des enseignants qui seraient prétendument trop engagés ? Nous essayons de faire cesser ce mensonge d’une société qui prétend administrer d’en haut son idéologie et sa culture. Nous ne formons pas l’enfant : nous mettons à sa disposition le maximum d’éléments, le maximum d’outils, le maximum de possibilités pour que, partant de ce qu’il est, dans son milieu, il parvienne à tout l’épanouissement individuel et social dont il est susceptible. Pour la première fois dans notre vieux pays et au nom des principes incontestables de la pédagogie nouvelle, des éducateurs s’opposent sciemment au bourrage de crâne officiel ou officieux et, en dehors de toute considération politique, déclarent œuvrer pour la vérité. Il se peut – il est certain – que cette vérité

soit souvent désagréable à nos maîtres car, dans une société de mensonges et d’hypocrisie, la vérité, la droiture et la sincérité sont encore les forces révolutionnaires les plus dangereuses. Mais le devoir des pédagogues n’est point de complaire aux puissants du jour. Notre tâche est autre – on nous l’a toujours affirmé : elle est de former des citoyens conscients, de former des hommes. Eh bien ! nous prenons simplement notre rôle au sérieux ! On va vous accuser de vouloir monter et manipuler les élèves contre Emmanuel Macron et sa politique ? Qu’a-t-on osé nous reprocher, en effet ? D’avoir laissé nos enfants dire qu’ils avaient faim, qu’ils ne voulaient plus partir à la guerre, que leurs parents étaient au chômage, que les riches boivent du vrai champagne, faits qu’on ignore systématiquement, en effet, dans les manuels officiels où s’étale le bourrage pseudo-moral, instrument de la mystique patriotique qui nous a conduits sur les champs de bataille et que notre ministère exalte aujourd’hui encore comme un devoir de notre charge. Un conseil à adresser à Jean-Michel Blanquer ? Oui : lire l’intégralité de notre œuvre.  entretien réalisé par laurence de cock

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L’HUMEUR NOIRE DE RITON Diplômé des Beaux-Arts de Marseille et auteur de plusieurs ouvrages aux éditions du Dernier cri, Riton est également chanteur dans un groupe punk et travaille comme assistant d’éducation dans la région grenobloise. Mais, au-delà de tout ça, Riton, il est jeune, il est beau, il est doué. L’actualité des six derniers mois revisitée par Riton. FUKUSHIMA

AUSTRALIE

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EN TRAVERSANT LA RUE

UBER

CRI DU COEUR

VERSAILLES

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FLICSBUS

MARDI GRAS

TOUT UN PROGRAMME

BLIND GUARDIANS

124 REGARDS DEUXIÈME SEMESTRE 2020


UNE ÉPREUVE À CHAQUE COIN DE RUE

LE BONHEUR DES AUTRES

LA TERRE VUE DU CIEL

TOUSSE POUR UN

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MAXIMUM VOLUME YIELDS MAXIMUM RESULTS

TÉLÉTRAVAIL

POLICE PARTOUT

PAS MON FILM D’HORREUR PRÉFÉRÉ

126 REGARDS DEUXIÈME SEMESTRE 2020


MISTER EDOUARD

POUR L’EMPIRE ! (DE LA FINANCE)

CORCODAVIRUS

L’IMPORTANT C’EST DE PARTICIPER

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