E-mensuel de mai 2018

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EN MAI, 40 ANS APRÈS, FAIS CE QU’IL TE PLAÎT


Les Éditions Regards 5, villa des Pyrénées, 75020 Paris 09-81-02-04-96 redaction@regards.fr Direction Clémentine Autain & Roger Martelli Directeur artistique Sébastien Bergerat - da@regards.fr Comité de rédaction Pablo Pillaud-Vivien, Pierre Jacquemain, Loïc Le Clerc, Guillaume Liégard, Roger Martelli, Gildas Le Dem, Catherine Tricot, Laura Raim, Marion Rousset, Jérôme Latta Administration et abonnements Karine Boulet - abonnement@regards.fr Publicité Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Scop Les Éditions Regards Directrice de la publication et gérante Catherine Tricot Photo de couverture CC

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SOMMAIRE

EN MAI, 40 ANS APRÈS, FAIS CE QU’IL TE PLAÎT MAI 68 : 40 ANS APRÈS # Cohn-Bendit : 68 et des poussières # Mai 68 : un printemps inachevé # De 1871 à 2018 en passant par 1968 : vive la Commune MAI 2018 : DES LUTTES, ENCORE DES LUTTES ! # Soyons festifs et revendicatifs - L’appel de Regards # Semaine de luttes : la gauche a rendez-vous # Ils ont tué son père, et les cheminots aussi RÉFUGIÉS : IMPASSES ET POSSIBILITÉS # Migrations en Europe : le retour des spectres # Réfugiés : l’eurodéputée Vergiat interpelle Macron # « Leur désir de passer la frontière portait quelque chose de révolutionnaire » # L’Aquarius : des vies humaines sauvées en Méditerranée

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MAI 68 : 40 ANS APRÈS


Cohn-Bendit : 68 et des poussières Daniel Cohn-Bendit a été le visage de Mai 68 avant de devenir la figure des compromissions des ex-gauchistes avec la social-démocratie puis le libéralisme, au profit d’une écologie vert pâle et d’une europhilie inconditionnelle. Mai 68 a cinquante ans et ses acteurs comme ses thuriféraires souvent soixante-dix. Pour la jeunesse d’aujourd’hui, c’est souvent un concept flou que les collégiens confondent tour à tour avec la guerre d’Algérie, une exposition universelle et la Commune de Paris. Mais, pour ceux qui arrivent à situer l’objet dans l’histoire, pour peu qu’ils aient un peu lu sur le sujet ou qu’ils aient vu un documentaire dont c’en était l’objet, il y a un nom à côté duquel ils ne peuvent pas être passés tant il fait partie intégrante de l’imaginaire du moment : celui de Daniel Cohn-Bendit. « Dany ? C’est celui qui gueulait et qui gueule toujours d’ailleurs », entend-on souvent dans les cercles de ce qui reste de la gauche. « Mais parfois, on ne sait plus trop pourquoi il gueule… », ajoute-

t-on aussi immédiatement, non sans une moue dubitative qui laisse transparaître cette déception un peu agressive de ceux qui s’accommodent mal du temps qui passe. C’est qu’en cinquante ans tout pile, celui qui a été la coqueluche de toute une partie de la gauche et a arpenté les plateaux télé, squatté les ondes radio et occupé les colonnes de journaux, a parcouru un long chemin politique : révolutionnaire, gauchiste, antiautoritaire, conseiller municipal de Francfort, Vert allemand, Vert français, député européen allemand, député européen français, fédéraliste, libéral-libertaire, social-libéral, macroniste… SYMBOLE CONTESTATAIRE Mais commençons par le commencement, par Mai 68, un moment fondateur

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pour toute une génération qui fut surtout celui de Dany le rouge. Avec ses taches de rousseur et ses cheveux orange, il envoie du lourd dans le mégaphone avec ses discours criés plus que parlés, son bagou qui déconcerte plus d’un puissant et son franc-parler qui attire nécessairement la sympathie, médiatique comme populaire. C’est normal : il n’est pas d’accord. Avec qui ? Tout le monde. Avec quoi ? On s’en fout, on verra plus tard. Étudiant à l’université de Nanterre, il fait partie de ceux qui, dès le 22 mars 1968, décident d’occuper les locaux de la faculté pour demander la libération des membres du Comité Vietnam arrêtés à leur domicile quelques jours auparavant. Certes, il avait été brièvement membre de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) mais la ligne politique du syndicat – ou l’idée même d’une ligne politique tout court d’ailleurs –, ne lui plaisait pas et l’enfermait dans des schémas qui ne lui correspondaient pas. Ce qui va devenir le Mouvement du 22 mars est beaucoup plus à son image puisque s’y côtoient la carpe et le lapin, unis dans leur volonté et leur ambition contestataires : des trotskistes, des chrétiens de gauches, des anars… Le tout réuni, bon an mal an, derrière un leader : Dany le rouge. « Symbole de la contestation » : c’est très vite le nom qu’on lui affuble après que sa photographie où il tempête contre un CRS fait la une de tous les journaux. Pourtant, Daniel Cohn-Bendit n’est pas tout à fait sorti du même moule idéologique que ses camarades de contestation qui

inondent les rues de leurs joyeux slogans et de leurs espérances révolutionnaires : il n’est ni trotskiste, ni maoïste, ni communiste, ni beaucoup de mots en -iste. Ses discours, dont l’armature idéologique n’est pas encore claire lorsqu’il n’a que vingt-trois ans, sont surtout des coups de gueule. Mais ce qui est intéressant, c’est que cette marque de fabrique, que ses détracteurs imaginent issue d’une stratégie marketing très tôt pensée, va perdurer jusqu’à aujourd’hui : du coup, on a du mal à en dégager un squelette idéologique clair, sauf à considérer que l’europhilie béate pour les uns, chevillée au corps pour les autres, pourrait en constituer un. EXILS INTÉRIEURS Pourtant, dans les esprits, Daniel CohnBendit, après un demi-siècle de présence médiatique et politique, c’est toujours celui qui dit non en vitupérant, en beuglant, qui invective et qui n’a pas peur de foutre les pieds dans le plat. Mais, en un demisiècle itou, Daniel Cohn-Bendit, c’est aussi celui que la gauche, tout en ayant fait de lui l’un de ses symboles, s’est toujours refusée à pleinement adopter. Voire l’a carrément rejeté. Et pour cause : il n’a jamais vraiment fait montre de beaucoup de sympathie envers les idées et les idéaux des partis de la gauche traditionnelle tout autant que de la nouvelle. Et d’aucuns avancent qu’il s’agit là d’un trait propre à sa construction et à son éducation politico-familiale : « fils d’émigrés juifs allemands, né à Montauban en 1945, ni Français, ni Allemand, je suis,

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comme on dit, un bâtard ». Apatride de naissance, faute d’avoir été déclaré dans le bazar de la fin de la seconde guerre mondiale, il est bringuebalé de France en Allemagne – et effectuera même un court séjour dans une école à Londres. Ses parents, des juifs qui avaient fui le nazisme, lui donnent sûrement le goût du cosmopolitisme éclairé, de la bohème faite engagement politique et de l’universalisme bienveillant. Il passera même un été dans un kibboutz en Israël ; non que cela révèle quoi que ce soit d’une judéité à laquelle il fait très peu référence, se réclamant plutôt athée, mais cela permet de mettre en lumière les prolégomènes de son militantisme pour un monde des peuples qui se donnent la main, de la construction d’une société bienveillante et ouverte où, surtout, les frontières ne sont pas un concept sur lequel les corps ou les esprits s’arrêtent. Ces frontières ont tout de même failli avoir raison de lui quand, à la suite des évènements de Mai 68, il est expulsé du territoire français – après être rentré une première fois à Paris en se jouant des services de police grâce à une ingénieuse teinture qui masquait sa crinière rousse – et qu’il doit se reconstruire en Allemagne. Cet exil forcé l’aura sans doute marqué, lui qui n’aura de cesse, par la suite, de se battre pour l’abolition des frontières intérieures européennes. PENSÉE MOLLE Se battre contre, on peut dire que Daniel Cohn-Bendit l’a fait. Mais pour quoi ?

Lorsqu’il analyse lui-même Mai 68, il consent que « c’était une effervescence et non une théorie de la rupture ». Il va même plus loin, dans une interview qu’il a donnée en 1986 à Françoise Collin pour Les Cahiers du Grif, en affirmant que c’était « simplement un immense besoin de communication et de solidarité ». Dès lors, on comprend bien que l’inachèvement de ce que d’autres appellent une révolution était une issue triste mais nécessaire : comment organiser une société nouvelle sur la base d’une pensée aussi molle ? C’est l’essence même des reproches que lui feront, a posteriori, les maoïstes et les trotskystes qui l’avaient pourtant, dans un premier temps, suivi dans son aventure contestataire. Après avoir évolué du côté des anarchistes et des autoproductivistes allemands, il se rapproche, au fur et à mesure des années 1980, des Verts, et adhère à Die Grünen, en Allemagne, dès 1984. C’est à ce moment-là qu’il entame sa mue politicienne. Non qu’il se dédise de quoi que ce soit qu’il aurait déclaré dans ses plus jeunes années, mais il tient quand même à clarifier sa position en publiant Nous l’avons tant aimée, la Révolution en 1986. Dans ce texte, il prend ses distances avec toute idée de révolution et, comme l’aveu patenté d’un échec idéologique, abandonne presque avec nostalgie la volonté d’une transformation radicale du monde. Pourquoi ce soudain retour sur ce qui l’avait pourtant fondé ? Parce que Daniel Cohn-Bendit est maintenant le défenseur

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d’un écologisme réaliste qui s’opposerait à un écosocialisme jugé trop déconnecté de la réalité de la social-démocratie. Mais il ne faut pas pour autant croire que c’est une recherche du pouvoir qui l’a poussé dans les bras de l’acceptation d’une grande partie du monde tel qu’il est, au lieu de proposer un modèle résolument alternatif en accord avec ce qu’il voudrait : c’est plutôt la conviction intime que la révolution, au sens de changement total des paradigmes d’une société, serait une sorte de nostalgie du présent, dont les voies et moyens relèveraient de l’impossible, et les objectifs du joli rêve. PARFUM DE TRAHISON INTELLECTUELLE Il est vrai que s’il avait conservé le flou sur son tropisme révolutionnaire, il aurait eu du mal à trouver matière à soutenir la politique menée par le gouvernement de la région Hesse, aux mains du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) dans les années 1980. Car sa prise de distance idéologique avec la révolution s’est immédiatement accompagnée d’actes et de prises de position en bonne et due forme : Daniel Cohn-Bendit a en effet soutenu celui qui fut ministre de l’Environnement et de l’Énergie du Land entre 1985 et 1987, Joschka Fischer. Ce qu’il voit, au-delà de l’acceptation de toute une série de mesures qui n’avaient

rien de révolutionnaire, c’est la création, pour la première fois dans une région allemande, d’un ministère de l’Environnement – avec à sa tête, de surcroît, un membre du parti des Verts. Et ça, ça le botte. Même si c’est loin, très loin des impératifs de changements immédiats et radicaux que le Cohn-Bendit de vingttrois ans aurait pu porter. D’aucuns verront aussi un parallélisme saisissant entre les deux amis, Joschka Fischer et Daniel Cohn-Bendit, quand on sait que le premier a dû se faire rappeler trois fois qu’il ne pouvait siéger en jeans et baskets au Bundestag et qu’il s’était adressé au président de la chambre en ces termes fleuris : « Sauf votre respect, Monsieur le président, vous n’êtes qu’un trou du cul ». Et puis, le même parfum de trahison intellectuelle flotte autour des deux compères… Trahison intellectuelle parce que, s’il a incarné Mai 68, il a en aussi porté immédiatement les contradictions. Comment le Daniel Cohn-Bendit qui vieillit, celui qui, fort de ses expériences plurielles dans la contestation et dans l’écologie, celui qui avait dit « Merde ! » à Jean-Marie Le Pen en pleine session plénière au Parlement européen, celui qui se dit libre de penser ce qu’il veut quand il veut – et de le penser haut et fort –, celui qui se veut courroie de transmission pour la jeunesse – de ses cris de douleurs

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comme de ses cris de joie –, comment celui-ci a-t-il réussi à se concilier avec la social-démocratie dans ce qu’elle a de plus apathique, voire avec le capitalisme néolibéral ? DANY-L’ORANGE Et force est de constater qu’il a fait des émules puisque lorsqu’on interroge par les actuels membres d’Europe-Ecologie-Les Verts, ce sont plutôt les panégyriques que les critiques qui se succèdent. Mais certains, s’ils acceptent l’idée qu’il fut l’une des égéries positives de Mai 68, lui reprochent d’avoir trahi lors des grèves de 1995, alors que cela faisait à peine un an qu’il était devenu député européen : « Le mouvement de 1995 a vu deux logiques s’affronter : une gauche traditionnelle, derrière le mouvement ; et l’autre réformiste, qui disait : on ne peut pas continuer comme ça. Est-ce qu’il est raisonnable pour une société d’accepter la retraite à cinquante-cinq ans pour les employés de la SNCF ? » D’autant que Daniel Cohn-Bendit récidive en 1999, en assumant, dans L’Humanité, de se définir comme « libéral-libertaire ». Emprunté à Michel Clouscard, ce concept forgé en 1972 est considéré comme une sorte de contre-révolution parfaite à l’émergence du socialisme, au plus grand bonheur du capitalisme, en cela que cette rébellion factice s’évertue

à effacer la conscience de classes. Dès lors, Dany le rouge, qui était passé par la case Dany le vert, devient plutôt Dany l’orange : il accepte, en principe et en actes, la société capitaliste qui produit tous les effets néfastes, notamment environnementaux, qu’il dénonce pourtant par ailleurs. Mais ça, c’est peut-être ce que DCB a le mieux compris : la société du spectacle qui prend de plus en plus de place au fur et à mesure du XXe siècle et surtout au début du XXIe siècle, permet toutes les contradictions, à la fois dans le temps, dans l’espace et dans les idées : c’est finalement le « en même temps » d’Emmanuel Macron que Cohn-Bendit avait intégré longtemps avant lui. C’est une des raisons pour lesquelles, au début des années 2000, Daniel Cohn-Bendit, alors député européen, reste et demeure membre d’un parti des Verts qui comporte des personnalités aussi diverses que Dominique Voynet, Eva Joly ou JeanVincent Placé. Mais son parcours politique, contradictions obligent, n’est pas un long fleuve tranquille : quand il fait campagne en 2005 pour le oui au traité établissant une constitution pour l’Europe et que, même si le parti vote à 53 % comme lui, le positionnement en faveur d’un texte aussi néolibéral interroge. Mais c’est là que réside la clef du personnage qu’est

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devenu Daniel Cohn-Bendit depuis son mandat de député européen en 1994 : un défenseur, à n’importe quel prix, de l’Europe – voire de l’Union européenne. L’Europe coûte que coûte Partisan d’une Europe fédérale à tout prix, intégrée économiquement et socialement, il est donc capable d’avaler toutes les couleuvres bureaucratiques pour que grandisse l’idée de Jean Monnet et Robert Schuman qu’il aime à appeler « son bébé ». DCB s’est trouvé une colonne vertébrale qu’il arrive à faire passer pour idéologique : l’Europe. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il quitte EuropeÉcologie-Les Verts en 2012, après que le parti s’est prononcé à nouveau contre le traité européen et au moment même où il fonde, avec Yannick Jadot et José Bové notamment, le groupe de réflexion Europe et Écologie pour promouvoir une « approche pragmatique mais ambitieuse » de l’Europe… Il faut faire avancer la construction européenne coûte que coûte : tel est le credo de Daniel CohnBendit. Et pour cela, il est capable des grands écarts les plus improbables : ainsi de son appel à voter Emmanuel Macron dès le premier tour parce qu’il est « le premier depuis 2010 à définir une perspective pour l’Europe », tout en concédant qu’en matière écologique, il reste beaucoup de

chemin à parcourir… Et il en va de même pour sa relation au libre-échangisme effréné que l’Union européenne prône au niveau mondial : dans la mesure où il peut induire une plus grande attractivité pour l’Europe en tant qu’entité particulière, et malgré les conséquences potentielles sur le droit du travail ou l’environnement, DCB est pour. Il ne faut donc pas voir de rupture idéologique brutale ou de trahison inopinée quand on apprend qu’il est courtisé par l’actuel président de la République pour figurer sur la liste En Marche aux prochaines élections européennes de 2019, comme l’a affirmé récemment Christophe Castaner, secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement et délégué général du parti. Ni dans sa réponse ambigüe à la question « Est-ce qu’il concourra pour ce nouveau mandat européen ? » Certes, il se trouve un peu vieux et à soixante-neuf ans, et préférerait laisser la place à la jeunesse mais, tout de même, il « ne faut jamais dire jamais ». Au moins, cela permettrait de mettre les choses vraiment au clair quant à son positionnement politique : il serait de droite et les sympathisants de gauche pourraient arrêter de l’ériger systématiquement en figure tutélaire.  Pablo Pillaud-Vivien

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Mai 68 : un printemps inachevé Les commémorations des événements de 1968 remettent en débat la question de leur interprétation, qui divise toujours ceux qui s’en revendiquent comme ceux les dénigrent. Nos invités – l’historienne Ludivine Bantigny et le philosophe Patrice Maniglier – ont cherché une synthèse dans le bouillonnement de ce mai-là. À Montreuil, le 263, rue de Paris n’est pas connu pour sa grande gastronomie. C’est le siège de la Confédération générale du travail. Et c’est dans sa cantine, où se croisent chaque jour les militants cégétistes de toute la France, que nous avons donné rendez-vous à nos deux invités. Restauration et réflexion collectives. Regards. Vous avez dédié votre livre à ceux qui ont fait 68. Alors, qui sont-ils ? Ludivine Bantigny. Dix millions de personnes se sont mobilisées. On peut parler d’un véritable brassage social. Ce brassage et ces rencontres ont constitué un enjeu politique important. Il faut nuan-

cer l’idée que 68 a d’abord concerné les étudiants, puis le monde ouvrier et salarié. 68 a commencé avant mai, et même avant mars, avec des grèves et manifestations importantes à Quimper, Caen ou Besançon. Ce qui s’y passe est un creuset intéressant socialement et politiquement. Et ce qui est passionnant, c’est de voir que parmi ces dix millions de personnes figurent des professions auxquelles on ne pense pas forcément : des chauffeurs de taxi, des garçons de café, des coursiers, des vendeuses de magasins, nombre d’employés, sans oublier les agriculteurs. À Quimper, en octobre 67, il y avait déjà eu de grandes mobilisations paysannes : ce sont des agriculteurs qui ont lancé les

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premiers pavés. Ces phénomènes de solidarité entre la paysannerie, le monde ouvrier et salarié, les enseignants et les étudiants sont très importants. Il y a des rassemblements et des occupations partout, jusque dans les toutes petites entreprises. On dit souvent aujourd’hui qu’il ne pourrait plus y avoir de 68 parce qu’il n’y a plus de Billancourt, ou l’équivalent des grandes usines d’avant – comme Peugeot-Sochaux –, mais en réalité, 68 ce sont aussi des grèves dans de toutes petites boîtes. Regards. Patrice, vous parlez d’un événement mystérieux… Pourquoi ? Patrice Maniglier. Parce qu’il n’a pas abouti à un changement de régime, alors qu’il avait beaucoup de caractéristiques d’un mouvement révolutionnaire, réalisant le rêve de la «grève générale». Mais il n’y a ni changement de gouvernement, ni de changement de ligne politique. C’est ce qui explique, je crois, le suspens dans lequel Mai 68 est resté et qui a donné lieu à un nombre incalculable d’interprétations pour comprendre ce qui s’est réellement passé – les acteurs étant eux-mêmes étonnés de ce qui arrive. Mai 68 se caractérise par le fait d’être un processus de contestation intense dans lequel ceux qui sont en position de leaders refusent d’avoir une position de surplomb sur le phénomène. Je pense à cet entretien entre Cohn-Bendit et JeanPaul Sartre intitulé L’imagination au pouvoir et où Cohn-Bendit dit : « On n’a pas

de programme. Ça vous arrangerait bien qu’on en ait, mais on n’en aura pas ». Ça a un côté « nous ne revendiquons rien », comme disait Frédéric Lordon à Nuit debout. Mais je crois plus profondément que cela reflète un aspect très caractéristique de 68 : la crise du savoir, de toutes les formes d’autorité et en particulier des formes d’autorités internes à la contestation – notamment la forme parti et l’idée selon laquelle il y a des dirigeants intellectuels de la contestation. Car ce qui fait la particularité de Mai 68, c’est aussi ça : une contestation intense, sans projet préétabli ou surplombant. Regards. Justement, Ludivine, vous dénoncez l’idée que 68 n’aurait été que « la pensée par slogan ». Vous dites au contraire qu’une vraie vision du monde s’est imposée avec un projet de société en perspective. Ludivine Bantigny. Je suis en effet plus nuancée que Patrice sur cette question des projets de société. Certains détracteurs de 68 affirment que les gens ne savaient pas pourquoi ils se mobilisaient. C’est pour moi un contre-sens historique. Tout une réflexion s’ouvre, à la faveur de la grève, sur les conditions de travail, les questions d’emploi qui commencent à se poser, les bas salaires ou même tout simplement la dignité ouvrière et la dignité du travail – bref, sur les conditions d’existence et la possibilité d’une émancipation. Cette pensée pratique s’oppose à la mécanique de la

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rentabilité et du profit, comme l’explicite la formule des grévistes de la Rhodiaceta dès 1967 : « Nous sommes des hommes, pas des robots ». Et c’est à partir de cette réflexion que les comités de grèves, les comités d’action, les comités de quartier ou les assemblées générales ont mis en cause les conditions de production jusqu’à poser des questions plus structurées du point de vue économique. On commence à parler d’autogestion. Regards. Est-ce qu’on surestime l’apport de Mai 68 ? Patrice Maniglier. Je crois que dans la mémoire collective, il y a l’idée que 68 a été un moment fondateur de la contemporanéité de la France. Il serait intégré dans le présent. Comme si un événement du passé ne pouvait pas fonctionner comme une sorte de résistance à l’égard de notre présent, et même comme une critique du présent. Je crois que c’est en effacer le tranchant. La question de fond qui reste est de savoir comment un événement produit un effet, comment il s’historicise ? Parce qu’il y a une part de l’événement qui ne fait pas histoire. Il n’y a pas de raison que les événements produisent nécessairement des conséquences historiques. Les conséquences de 68 sont plus diffuses que des constitutions ou des lois. Elles sont peut-être à chercher au niveau des vies, des subjectivités, des bifurcations biographiques. Là, on peut parler d’effets.

Regards. Est-ce que, parmi ces effets, il y a l’individualisme contemporain, le néolibéralisme ? Patrice Maniglier. Quand on ampute Mai 68 de sa dimension anticapitaliste et ouvrière, on l’identifie à un processus de libéralisation des mœurs. Mais du côté anticapitaliste et ouvrier, la CGT avait tout intérêt à dire que c’était un succès, qu’il y avait des effets, pour convaincre les gens de reprendre le travail. Un des paradoxes de 68, c’est qu’il a abouti, par les accords de Grenelle, à une meilleure représentation syndicale. Ce qui a eu, je suis sûr, des effets très positifs. Mais si Mai 68 procède à une forme de contestation du pouvoir, le pouvoir syndical n’y a pas échappé. Donc chacun ampute l’événement de ses dimensions afin de pouvoir le récupérer, y compris d’ailleurs ceux qui disent que 68 est un non-événement. Ils ont eux aussi des intérêts. Je pense au contraire qu’il faut prendre l’événement dans sa globalité. Ludivine Bantigny. Il faut arrêter de distinguer le supposé sociétal du supposé social et du supposé politique parce que, précisément, ce qui est fondamental en 68, c’est l’imbrication de ces questions qui en font des enjeux politiques. 68 est un événement profondément politique au sens où tout à chacun se sent en légitimité et en capacité de parler de choses qui sont politiques ou le deviennent. Ce périmètre du politique s’élargit à partir de 68. L’événement est innervé par un esprit critique ; il englobe

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des questions qui jusqu’alors pouvaient relever de l’intime : la sexualité, le rapport au corps, la place des femmes. On ne peut pas dissocier l’immense dimension sociale et politique de l’événement et les aspects culturels qui le traversent. C’est pourquoi les contresens qui identifient 68 comme l’avènement de l’individualisme ou du néolibéralisme sont pour moi de véritables aberrations. Regards. Pourquoi le gouvernement a-t-il tant tergiversé sur la question de la commémoration des événements ? Patrice Maniglier. La bonne question serait plutôt inverse : comment se fait-il que tous les pouvoirs qui se sont succédé en France – à part sous Mitterrand pour qui il y avait peut-être un sens à se revendiquer de 68, et Sarkozy qui est une sorte de parenthèse – aient eu la velléité de commémorer 68 ? Un mouvement d’illégalisme de masse, avec des occupations, des séquestrations de patrons, une violence policière et anti-policière, des stratégies émeutières : c’est tout ce que le pouvoir actuel ne peut absolument pas supporter. Une des fonctions de la commémoration est de ré-ancrer le présent dans le passé. L’énigme de 68 est que les pouvoirs peuvent s’en revendiquer. Or pour résumer 68, il y a plusieurs options. Celle qui consiste à dire qu’il ne s’est rien passé, que ce fut un carnaval. Celle qui affirme que c’est une révolution ratée. Enfin, celle qui re-

connaît une forme de crise contestataire ne correspondant pas aux modèles que nous avions – ceux de la Révolution française ou de la révolution russe –, mais qui admet sa dimension révolutionnaire. Regards. Quel est le sens des événements selon cette dernière interprétation ? Patrice Maniglier. Mai 68 apparaît comme une révolution symbolique. Le rôle d’un événement comme celui-ci n’est pas forcément de prendre le pouvoir. C’est de donner le sentiment que les possibles sont plus larges que ce qu’on croyait. C’est ce que j’appelle la dimension symbolique : l’imaginaire, le sens que les gens donnent à leur action, à leur vie quotidienne est remis en cause. En interrompant le cours régulier des choses, l’événement fait sentir que certaines des choses apparemment évidentes, inévitables, ne le sont pas. Ensuite, la question est de tenir dans la durée. Il y a donc une sorte de double temps de l’événement. Et c’est là où la question institutionnelle est importante, pour faire durer ces initiatives d’ouverture. C’est là qu’il y a eu un échec. C’est Mitterrand, l’échec, pas Mai 68 ! L’échec est au niveau des organisations capables, à différents niveaux – pas seulement gouvernemental d’ailleurs – de faire durer cette ouverture des possibles. Ludivine Bantigny.. Je n’aime pas l’idée de commémorer et surtout pas si c’est Emmanuel Macron qui commémore. Ce serait une gigantesque contradiction :

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quel pouvoir célébrerait une contestation du pouvoir par la grève et les occupations ? Et l’on voit très bien ce qu’il pourrait lisser et même récupérer de 68. Le système actuel est un grand avaleur, un grand récupérateur. Mais cette fois, personne n’est dupe. Et c’est la raison pour laquelle il y a eu tant de levées de boucliers, sur sa droite comme sur sa gauche. Il lui était impossible de commémorer 68. Et c’est tant mieux. Regards. Dans Politis, Geoffroy de Lagasnerie affirme que « Fétichiser Mai 68, c’est aussi risquer de fétichiser des modes d’action : la grève, le rassemblement, la manifestation ». Il ajoute que « Mai 68 a instauré une imagerie qui nous empêche de faire exister un présent puissant »… Ludivine Bantigny. Je ne suis pas d’accord sur ce point avec Geoffroy de Lagasnerie. Il me semble qu’il a tort de considérer qu’il faut remiser au magasin des accessoires des formes qui sont au plan historique et politique extrêmement intenses : grèves reconductibles, occupations, manifestations. 68 n’est pas un fétiche ni un modèle, ce qui n’empêche pas d’y revenir, parce qu’il y avait là une intensité des projets, des luttes et des possibles. C’est ce que Marx avait dit de la Commune et que l’on peut dire aussi de 68 : la Commune a existé et c’est déjà sa première vertu. En 68 c’est pareil : on a pris conscience qu’on pouvait

parler, occuper, subvertir, critiquer, et aussi poser la question d’un autre futur, d’une société différente, hors du capitalisme, hors du marché et de la concurrence. Mais encore poser la question du pouvoir, ce qui a été le cas en 68. Regards. Se pose-t-on encore ces questions, aujourd’hui ? Ludivine Bantigny. Dans les organisations du mouvement ouvrier et révolutionnaire – de cette gauche qui veut vraiment changer la vie comme le disait Rimbaud –, il n’y a plus ni stratégie, ni programme. La question stratégique qui s’est posée à la charnière de mai et de juin 68 était : qu’est-ce qu’on fait de tous ces comités d’actions ? Est-ce qu’il ne faut pas essayer de les coordonner pour poser la question d’un double pouvoir ? Et là, il y a eu des discussions très serrées. On retrouve là les tendances qui s’opposent historiquement sur d’autres questions stratégiques. Avec, d’un côté, les libertaires qui – avec Daniel CohnBendit ou Jean-Pierre Duteuil et d’autres – refusent toute centralisation et mettent en avant l’indépendance et la spontanéité des comités d’actions. Et, d’un autre côté, ceux qui voient dans la séquence un moment de basculement et veulent saisir ce moment décisif pour regrouper les forces, sous la forme d’un comité central de grève. Toutes ces questionslà sont à revivifier aujourd’hui. Il ne s’agit pas de figer ou d’embaumer 68, mais de contribuer à en parler avec d’autres évé-

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nements insurrectionnels ou révolutionnaires : à cet égard, il n’y a pas de raison de faire table rase du passé. Patrice Maniglier. Je ne vois pas en quoi l’imaginaire ou même l’attachement à Mai 68 expliquerait les défaites qui sont les nôtres. Elles s’expliquent mieux par la désignation des vrais ennemis, qui sont organisés, au niveau économique, politique, policier. Si on devait nommer les raisons pour lesquelles il est difficile aujourd’hui de se battre, c’est principalement la délocalisation de l’activité industrielle qui met les gens en concurrence. C’est d’ailleurs peut-être un effet de 68. Sans tomber dans le complotisme, il faut reconnaître que juste après 68, dès les années 70, se met en place le paradigme néolibéral dont je pense qu’un des objectifs est politique : il faut désarmer les classes ouvrières par le biais de la mondialisation. Celle-ci a une fonction politique qui est de mettre en concurrence les travailleurs du monde entier et de briser des solidarités basées sur l’identité ouvrière. Et la résurgence du nationalisme, partout, est une conséquence inévitable de ces politiques. L’un des enjeux pour nous est donc de reconstruire un nouvel internationalisme, de trouver la voie de nouvelles solidarités. Pour cela, nous avons sans doute besoin de nouvelles formes de mobilisation. Ludivine Bantigny. Geoffroy de Lagasnerie a le sens du contre-pied : évi-

demment, il fait réfléchir. On s’est d’ailleurs posé la question, avec lui, sur les formes à inventer lors des occupations des places publiques pendant Nuit debout… Patrice Maniglier. Justement ! On ne parle pas de la même occupation. Occuper l’espace public et occuper son lieu de travail, c’est très différent. C’est d’ailleurs un symptôme : précisément, le lieu de travail n’est plus un espace politique. C’est-à-dire qu’il n’est plus le lieu à partir duquel on va pratiquer la société future, la fameuse utopie concrète. En 68, il y a vraiment cette idée autogestionnaire. On voit bien qu’aujourd’hui, c’est différent. La nature de l’appareil de production n’est plus du tout contrôlable au niveau des unités de production. Il faut peut-être plutôt réfléchir au niveau de la consommation. Regards. Diriez-vous que l’on vit en ce moment une période prérévolutionnaire qui pourrait, par certains aspects, ressembler aux prémices de 68 ? Ludivine Bantigny. L’histoire ne se répète pas, mais je ne trouve pas aberrante l’éventualité que quelque chose d’assez ressemblant surgisse. On est dans une phase encore plus aiguisée de saturation et de profonde indignation face aux inégalités et à l’indignité généralisée. Il y a des luttes, des résistances, des grèves. Mais elles sont dispersées,

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comme c’était le cas en 1967. On peut se sentir «à la veille de». 1967 était une année de pic de grèves. Patrice Maniglier. Aujourd’hui, quand on observe les études ou les sondages d’opinion, la seule chose que les gens détestent de 68, c’est des slogans comme CRS = SS et toutes les formes de contestation du pouvoir policier. Or je pense qu’on ne peut pas créer une culture de résistance, de contestation ou d’élaboration d’un avenir différent sans admettre de mettre en cause le pouvoir policier. Mai 68, c’est d’abord la solidarité contre la répression policière. Il y a, aujourd’hui même en France, des gens qui sont jugés parce qu’ils défendent des stratégies insurrectionnelles. Ces stratégies ont une force de mobilisation et de solidarité immédiates. C’est ce que j’appelle la solidarité dans la blessure. Elles font aussi écho à la répression que subissent les classes populaires racisées. Elles concernent également les droits formels, les libertés élémentaires. Quelque chose comme Mai 68 ne se reproduira pas si ne se diffuse pas, de nouveau, une culture de méfiance à l’égard du pouvoir policier. Regards. Finalement quelle est la juste lecture à avoir de 68 pour transmettre les événements aux jeunes générations ? Patrice Maniglier. Je pense qu’il faut retenir de 68, non pas ce qui a consti-

tué le présent tel qu’on le connaît, mais une sorte d’échappée du possible dont la réactivation passe par des voies souterraines, comme c’est souvent le cas dans l’histoire. J’ai l’impression qu’il y a un peu quatre phases dans la réception de 68. La phase des années 70, où on prend conscience que ce n’était pas un début, que c’est fini. La phase réactionnaire des années 90, où l’on explique que c’est une libéralisation des mœurs. La phase un peu altermondialiste des années 90, où on rappelle aussi que c’est avant tout un grand mouvement ouvrier. Aujourd’hui, on est dans une quatrième phase qui consisterait à dire que 68, c’est l’alliance de ces différentes choses. Ce qu’on doit retenir de Mai 68, c’est de ne jamais diviser les revendications d’égalité au regard du travail et la transformation des mœurs et de la vie. Regards. Qu’apprend-on aux enfants de ce qui s’est passé en 68 ? Ludivine Bantigny. On apprend à oser, à ne pas se résigner, à créer et à s’emparer du politique : on a la légitimité à agir autrement que ce à quoi nous assigne la pensée dominante. 68 peut conduire à ne pas être uniquement sur la défensive. Le capitalisme est historiquement déterminé. Il fera son temps. Et il faut pouvoir se mettre à l’ouvrage pour imaginer des alternatives.  Pierre Jacquemain

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De 1871 à 2018 en passant par 1968 : vive la Commune ! Ce samedi 26 mai, la traditionnelle «montée au Mur des Fédérés» en souvenir de la Commune de 1871 aura un écho tout particulier : la «marée populaire» contre la politique Macron. L’occasion d’être fidèle à l’esprit des communards. Samedi prochain, le 26 mai, deux événements vont s’enchevêtrer : l’inédite «marée populaire» contre la politique Macron et la traditionnelle «montée au Mur des Fédérés». La coïncidence, bien sûr, n’en est pas une. Dans tous les cas, la même question est posée : qu’est-ce qui permet au peuple de faire mouvement ? Pendant longtemps, la Commune a été vilipendée au pire, ignorée au mieux. Le silence ou le crachat… Nous n’en sommes plus là et la Commune de Paris revient peu à peu sur le devant de la scène. Nuit debout s’y référait il y a peu, l’Université

de Tolbiac se veut «Commune libre» et c’est le 18 mars 2016, jour anniversaire du déclenchement de la Commune en 1871, que Jean-Luc Mélenchon, saluant la Commune, a amorcé la remarquable progression que l’on sait, dans une opinion de gauche jusqu’alors désarçonnée. La Commune devient si «tendance» qu’une marque de vêtements chics du Marais a décidé de faire, de la référence directe à la Commune de Paris, l’enseigne qui est une part de son succès. Plus important encore, le 29 novembre 2016, l’Assemblée nationale a voté une résolution pro-

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clamant l’amnistie des combattants de la Commune condamnés pendant et après l’atroce Semaine sanglante – en 1880, ils avaient été seulement graciés : la peine était effacée, mais pas la condamnation. COMMENT S’ÉTONNER DE CE REGAIN ? La Commune est, depuis bientôt centcinquante ans un trésor de mots et d’idées, une réserve de signes et d’espérance pour le mouvement ouvrier et pour la gauche, en tout cas une bonne partie d’entre elle. Se retrouver devant le Mur des Fédérés, où moururent certains des derniers combattants de la Commune, c’était et c’est toujours dire que l’on s’inscrit dans une trace de lutte et de projection collective dans l’avenir. Aujourd’hui, la Commune intéresse audelà de cet espace classique. Pourquoi ? Sûrement parce que sa brièveté en fit un concentré de révolution, comme une épure et un idéal type : une pulsion populaire, des discours flamboyants, des proclamations enflammées, de la passion, un désordre joyeux, des actes et des rêves. Sans doute aussi parce que son martyre la laissa comme dans un écrin, sans que l’on sache ce qu’il fût advenu d’elle, si elle s’était installée dans la durée. La Commune, c’est le flamboiement d’Octobre 17 sans le stalinisme, l’élan de 17891793 sans la guillotine, l’ébranlement de la révolution chinoise sans les monstruosités de la «Révolution culturelle».

LA RÉVOLUTION DES GENS ORDINAIRES Et puis la Commune, ce fut le soulèvement de Parisiens ordinaires, de sansdroits et de sans-voix ignorés, dressés contre l’inacceptable, alors même que des troupes étrangères étaient à leur porte, alors qu’ils avaient souffert pendant de longs mois d’un siège cruel et d’un isolement total. Mouvement spontané ? Se contenter de dire cela serait faire fi du courage de ceux qui, militants ouvriers et républicains, se battirent courageusement avant 1871 contre l’ordre bonapartiste et la discipline usinière et, ce faisant, entretinrent les braises de la révolte et de la liberté. Mais les petites gens de Paris se levèrent, au petit matin d’un 18 mars, sans que le mot d’ordre ait été lancé de le faire. Or en s’engageant, les catégories populaires se sont constituées en peuple politique et, pendant soixante-douze jours, ils ont décidé de se considérer comme un «souverain». J’ajouterai que la Commune plaît d’autant plus que, d’une certaine façon, «la» Commune au singulier n’existe pas. Ce fut un incroyable creuset où, dans l’ardeur, l’inquiétude et l’enthousiasme mêlées, se mêlèrent les expériences, les pratiques, les cultures, les idées et les courants. Bien sûr, au grand marché des symboles et des valeurs, chacun a voulu y trouver plus ce qu’il y cherchait. Les «marxistes» y ont vu le modèle de la «dictature du prolétariat» qui libérerait les prolétaires

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et la société toute entière des chaînes du travail contraint et de l’argent-roi. Les «libertaires», héritiers de Proudhon et de Bakounine, y ont perçu l’amorce de la cité libre, sans État et sans capital. Les uns conclurent des malheurs de la Commune qu’elle avait manqué d’une organisation centralisée et d’une avant-garde consciente. Les autres critiquèrent au contraire une centralisation du «sommet» trop jacobine, blanquiste ou marxiste. La lecture des premiers domina le mouvement ouvrier français, au fur et à mesure que s’imposèrent le socialisme au XIXe siècle, puis le communisme au XXe siècle. Aujourd’hui, après l’effondrement du soviétisme et la crise de la social-démocratie européenne, la lecture libertaire a le vent en poupe. Sans doute est-il concevable, dans les péripéties de l’œuvre communarde, que chacun privilégie ce qu’il aime et ce qu’il attend de la lutte politique et sociale. Mais, même si l’on choisit, il est tout aussi nécessaire de concevoir que la première richesse de la Commune fut sa diversité, ferment de sa liberté. La Commune fut tout autant blanquiste que proudhonienne, marxiste que bakouniniste, républicaine qu’internationaliste. Elle ne fut pas sociale, ou politique, ou sérieuse ou festive ; elle ne fut pas combattante ou rêveuse, ivre de discours ou enracinée dans la quotidienneté : elle fut tout cela en même temps. C’est ce qui lui donne son cachet, son

originalité, en même temps que sa jeunesse et son pouvoir persistant d’attraction. LA COMMUNE COMME MODÈLE DÉMOCRATIQUE ET SOCIAL La Commune innova beaucoup, en matière de droit social, de gestion ouvrière, d’égalité homme-femme – sauf, signe des temps, en ce qui concerne le droit de vote –, d’éducation gratuite et laïque, ouverte à toutes et à tous, d’art mis à la disposition des plus humbles, et tant d’autres choses. Elle chercha à améliorer la représentation – par le principe de révocation -, elle s’ouvrit vers une démocratie plus directe et plus sociale. Elle politisa la vie publique, comme cela ne s’était plus fait depuis la Révolution. Elle fit de la citoyenneté une pratique et une base du lien social. Elle vaut donc d’être commémorée. Et il est bon que cela se fasse au moment même où, peut-être, apparaît l’amorce d’un mouvement plus global qu’il ne l’a été jusqu’à présent. Ce n’est pas qu’il n’y a pas eu jusqu’alors du mouvement, ou plutôt des mouvements, plus ou moins forts, plus ou moins rassembleurs. Mais, aucun n’a atteint l’ampleur nécessaire qui en fait un mouvement «total», à la fois social et politique. Or, puisque nous célébrons aussi le cinquantenaire de mai-juin 1968, comment ne pas se rappeler que le plus vaste mouvement social de l’his-

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toire française déboucha cette année-là sur une incroyable défaite politique de la gauche et des formations issues du mouvement ouvrier ? Quand social et politique ne s’adossent pas l’un à l’autre, ils restent infirmes. En luttant pour leurs droits, les catégories populaires deviennent une multitude et pèsent pour obtenir des acquis ; mais sans raccord avec de la rupture politique dans l’ordre dominant, les acquis demeurent limités et les conquêtes fragiles. Et, en sens inverse, toute construction politique qui reste dans le champ institutionnel, qui ne s’appuie pas sur la lutte collective, risque l’enfermement sur soi-même et, à l’arrivée, la désillusion et les douteuses aventures. CHERCHER À ÊTRE FIDÈLE À L’ESPRIT DES COMMUNARDS C’est aussi en cela que la Commune est un réservoir de combativité. Ne nous y trompons pas : elle ne nous donne aucune leçon ; elle ne se répète pas ; elle ne se copie pas. Elle nous dit seulement qu’il n’y a pas d’avancée humaine sans esprit de rupture avec l’ordre des exploitations et des dominations. Qu’il n’y a pas d’émancipation pensable, si l’on ne travaille pas en même temps à subvertir l’économique, le social, le politique, le culturel et de symbolique. Elle nous dit aussi qu’il n’y a pas de mouvement expansif sans diversité profonde, pratique, politique et culturelle. Qu’il n’y a pas de

liberté sans égalité de dignité et de pouvoir ; qu’il ne sert à rien de dire a priori qui, dans le mouvement, compte plus que tel autre. L’unité dans la diversité de la Commune fit sa force ; les querelles de préséance et de chapelles ne firent que l’affaiblir, sans pour autant la faire éclater. Peut-être sommes-nous aux prémices d’un de ces mouvements «totaux», qui disent en grand que le moment est venu de mettre à l’heure les pendules de la société tout entière. Concurrence, gouvernance et obsession identitaire nous étouffent et nous déchirent, quand il faudrait mettre en actes l’égalité, la citoyenneté et la solidarité. À cent-cinquante années de distance, les communards de 1871 nous font ainsi un clin d’œil. On peut le leur rendre, non en les imitant, mais en cherchant à être fidèle à leur esprit : rassembler ce qui est dispersé et, pour cela, avoir le souci prioritaire du commun et non des petits égoïsmes de soi. Que vive la Commune, donc !  roger martelli

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Soyons festifs et revendicatifs L’appel de Regards Regards publie dans Libération un appel de plus de cinquante artistes et intellectuel-les qui appellent à un rassemblement citoyen le 5 mai, à Paris, pour protester contre la «politique libérale et autoritaire» d’Emmanuel Macron. Dans la fête, la revendication, la pluralité, la conquête et le rassemblement. Voilà bientôt un an qu’un nouveau président a été élu à la tête de l’Etat. Depuis, une fois de plus, les inégalités sociales et territoriales s’aiguisent, les services publics et les biens communs sont attaqués. Les libertés publiques et le droit d’asile sont menacés, la démocratie vacille. La colère s’exprime de toute part. A juste titre : elle doit être entendue et, pour cela, se faire action collective. Festive, revendicative, plurielle, conquérante, rassembleuse. En un mot : populaire.

Le 4 mai, près de 2 000 citoyens, syndicalistes, étudiants, cheminots, élus, intellectuels, étaient réunis à la Bourse du travail à Paris. Les participants ont lancé la proposition d’une manifestation nationale, le samedi 5 mai. Saisissons cette opportunité ! Cette marche ne doit pas être celle d’une personnalité, d’un mouvement politique ou d’un syndicat. Elle sera, tout simplement, l’occasion pour toutes et tous d’exprimer le refus de la politique libérale et autoritaire d’Emmanuel Macron. Son mot d’ordre ? Tous

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ensemble ! Nous souhaitons que cette journée soit une réussite. Nous nous associons donc, nous artistes et intellectuels, pour faire du 5 mai 2018 une

étape décisive, afin que soit mise à mal une politique au service des puissants et de l’argent. Le nombre sera notre force. Soyons au rendez-vous.

Christophe Alévêque, humoriste, Isabelle Alonso, écrivaine, Ariane Ascaride, comédienne, Babouse, dessinateur de presse, Lauren Bastide, journaliste, François Bégaudeau, écrivain, Hourya Bentouhami, philosophe, Laurent Binet, écrivain, Romane Bohringer, comédienne, Julia Cagé, économiste, Olivier Cadiot, écrivain, Robin Campillo, réalisateur, Laurent Cantet, réalisateur, François Chaignaud, chorégraphe Samuel Churin, comédien, Laurence De Cock, historienne, Alexis Cukier, philosophe Marie Desplechin, écrivaine, Virginie Despentes, écrivaine, Rokhaya Diallo, réalisatrice et écrivaine, Eva Doumbia, metteure en scène, Laetitia Dosch, comédienne, Annie Ernaux, écrivaine, Eric Fassin, sociologue, Les Fatals Picards, musiciens Corentin Fila, comédien, Amandine Gay, réalisatrice, Robert Guédiguian, réalisateur Nacira Guénif, sociologue, Eva Husson, autrice et réalisatrice, Juliette, chanteuse, parolière, compositrice, Lola Lafon, écrivaine, Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe, Sophie de La Rochefoucauld, comédienne, Yvan Le Bolloch’, comédien et musicien, Blandine Lenoir, réalisatrice, Edouard Louis, écrivain, Philippe Mangeot, enseignant, Roger Martelli, historien, Caroline Mécary, avocate, Phia Ménard, performeuse et metteuse en scène, Vincent Message, écrivain, Guillaume Meurice, humoriste, Gérard Mordillat, cinéaste et romancier, Mouss et Hakim (Motivés/Zebda), chanteurs, NnoMan, photoreporter, Océanerosemarie, auteure et comédienne, Thomas Piketty, économiste, Didier Porte, humoriste, Denis Robert, journaliste et écrivain, Frédéric Sawicki, politiste, Gauvain Sers, auteur, compositeur, interprète Nicolas Silhol, réalisateur, Bernard Stiegler, philosophe, Aurélie Trouvé, agro-économiste, Dominique Vidal, journaliste, Arnaud Viviant, écrivain, critique littéraire, Jacques Weber, acteur, réalisateur, scénariste, Alice Zeniter, écrivaine.

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Semaine de luttes : la gauche a rendez-vous 1er mai, 3 mai, 5 mai : mobilisations sociales en perspective. Récit jour par jour d’une semaine de luttes. JOUR 3 – L’ENS OCCUPÉE, L’ENS EN LUTTE Dans la cour centrale de l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm à Paris, ils étaient près d’un milliers regroupés pour un « colloque intempestif » intitulé « Mort à l’université, vie au savoir » en présence du philosophe italien Giorgio Agamben, de l’économiste Frédéric Lordon, de professeur-es comme Antonia Birnbaum ou Johanna Siméant-Germanos, de Gaël Quirante de SUD-PTT, de cheminot-es mais surtout d’une foultitude de normalien-nes vent debout contre la politique du gouvernement. Si les prises de parole qui se succèdent rappellent tous les combats à mener : de la loi ORE (orientation et réussite des étudiants) à la mise en péril du service public du rail en passant par le projet de loi Asile et immigration, les sujets de mécontentement sont légions. Et les universitaires présents s’efforcent de «

tisser des liens », d’inventer des façons de faire « se coaguler » les groupes d’actions et de réflexion. Et une grande banderole, dans le dos des intervenant-es, où est dessinée un grande allumette allumée au dessus d’entre autres, d’un petit McDo, prévient : « ça ne fait que commencer… » Et d’ailleurs, aux alentours de 20h30, alors que des rumeurs d’arrivée de CRS commençaient à se répandre dans l’audience et que quelques gouttes de pluie se faisaient ressentir, il a été décidé de mettre en place une occupation des lieux. Comme un seul homme (ou femme d’ailleurs), direction la cafétéria où se poursuivront les prises de parole. Les étudiant-es poussent les tables et les chaises et s’applaudissent, dans les sourires et l’assurance que l’ENS doit aussi être « un lieu d’expression de la révolte ». Jusqu’à quand ? A suivre…

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JOUR 3 : 2 MAI - PRÉPARER LA CONVERGENCE DES JOIES Le 4 mai dernier, près de 2 000 citoyens, syndicalistes, étudiant-es, cheminot-es, élu-es, intellectuel-les, s’étaient réunies à la Bourse du travail à Paris pour y lancer la proposition d’une manifestation nationale, le samedi 5 mai. «La fête à Macron», voilà comment ils appellent cette «marche». Regards y a aussi mis son grain de sable en publiant ces derniers jours une tribune de plus de cinquante artistes et intellectuel-les appelant à un rassemblement citoyen le 5 mai, à Paris, pour protester contre la «politique libérale et autoritaire» de notre cher Président. Ce mercredi 2 mai, les quelques militants qui s’occupent d’organiser la Fête à Macron donnaient une conférence de presse dans le bar Le Côte d’Azur, dans le 10ème arrondissement de Paris. On est presque en face de la Bourse du travail, et des visages familiers de Nuit debout sont là, dont celui de Frédéric Lordon. François Ruffin est excusé et c’est tant mieux, cela donne l’occasion au mouvement de contestation de s’exprimer par d’autres voix, moins familières, moins médiatiques mais non moins engagées. Johanna présente l’équipe. Peu sont encarté-es, quelques-un-es sont syndiqué-es, tous-tes ont le même objectif :

« mettre à mal Macron et son monde », selon l’expression consacrée. Avec les 24 000 euros récoltés via un pot commun, ils espèrent organiser une belle marche, festive, joyeuse. Un « pot au feu » où chacun ramène sa colère, sa revendication, son espoir pour « faire monter la sauce », « faire sauter le verrou démocratique », disent-ils. « Le mouvement social a besoin d’une victoire », lance Emmanuel Vire, journaliste syndiqué au SNJ-CGT. Au menu donc : une sorte de «carré VIP» en tête de cortège avec des représentant-es de chaque lutte, des cheminotes aux étudiant-es en passant par les personnels hospitaliers. Suivront les citoyen-nes, les syndicats et les partis. Et puis il y aura des chars. Quatre, pour être précis, dont trois représentant Macron en Jupiter, en Napoléon et en Dracula, et puis un dernier dénommé Résistance, pour opposer au chef de l’Etat un autre monde. Mais au-delà de la fête espérée, c’est bien la convergence des luttes, la fameuse, qui est en train de prendre forme. Cette convergence, le Président prie chaque jour pour qu’elle n’existe jamais. Pourtant, dans ce petit bar, tous ont à cœur de se montrer solidaire des luttes des autres. Et comme le dit Loïc, de la compagnie Jolie Môme : « Quand on manifestait le 22 mars, on s’est dit

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«on est ni cheminot, ni fonctionnaire, mais on subit la même attaque en tant que travailleurs du privé, précaires». Il faut trouver un espace commun . » Cet espace, c’est donc la Fête à Macron. Samedi, le rendez-vous est fixé à Opéra, dès 12h, pour une marche qui partira à 14h en direction de Bastille. JOUR 2 - 1ER MAI, MAIS... Vous lirez sans doute partout, ou presque que les casseurs, les black blocs, les zadistes ou les vandales ont gâché le défilé du 1er mai à Paris. Comme si c’était la seule chose que l’on devait ou pouvait retenir. Comme si les grands médias et la préfecture de police étaient les seuls auteurs de l’histoire telle que nous sommes en train de la vivre. Sans jamais dire que ces événements – tragiques et condamnables – se sont déroulés en marge de la manifestation parisienne et n’ont donc rien à voir avec la traditionnelle manifestation du 1er mai. C’est un autre sujet et il importe de le traiter comme tel. D’abord parce que c’est un événement en soi – 1200 personnes cagoulées, déterminées à « casser », mais aussi parce que la mobilisation des syndicats a été une très belle réussite et qu’il convient que cette information soit sue, et entendue. Ainsi Regards était présent dans le cortège, dès la place de la Bastille. On l’a

arpenté de long en large, on est passé sous tous les ballons, on y a vu les sourires et les poings levés, lu les pancartes rigolotes et entendu les slogans puissants. Plus qu’une tradition annuelle presque centenaire, il y avait cet aprèsmidi, entre Bastille et le pont d’Austerlitz, presqu’autant d’espoirs que de découragement parmi ceux qui défilaient. Parmi ceux qui étaient mobilisés. Regards ne dispose pas du super logiciel de comptage – dont l’heureux propriétaire assume publiquement ses affinités avec Emmanuel Macron. Il a luimême proposé ses services à la députée de la République En Marche Aurore Bergé dans un tweet. Alors, au lieu de prétendre qu’ils-elles étaient 55 000 pour les uns, 20 000 pour les autres, à Regards, nous avons estimé qu’ils-elles étaient des millions – et des poussières. Parce qu’à dire vrai, c’est sûrement ce que valent les espoirs agrégés de toustes les manifestant-es. Et au-delà. Parce qu’ils-elles sont nombreux ceux et celles qui, découragé-es par les divisions politiques et syndicales, ou inquiété-es par les prévisions de la préfecture en matière de violence, à n’être pas descendues ce 1er mai dans la rue. Voilà des années (des siècles, des millénaires ?) qu’ils aimeraient pouvoir mener les luttes avec des coquelicots, des œillets et des muguets dans les

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mains plutôt que voir voler les pavés et les cocktails Molotov. Evidemment, on préfère toujours le rire et la pensée articulée aux coups de poing dans la gueule et à la batte de baseball. Mais que peuvent-ils ces militant-es et sympathisant-es, défenseur-seuses des droits des travailleur-euses, quand les assauts répétés de la classe dominante à l’égard des plus faibles, des plus pauvres et des plus dominé-es finissent par être perçus comme des agressions ? Certain-es en ont marre de tendre l’autre joue et la question n’est pas tant de savoir s’il faut immédiatement et le plus rapidement possible condamner leurs actes que de constater les dégâts de politiques qui fracturent depuis des années la société et poussent certain-es à imaginer dans la violence physique un exutoire nécessaire voire une solution. Les faits de violences ayant été anticipés, la manifestation aurait du être davantage encadrée, protégée. Pourtant, Regards est rentré dans la manifestation sans fouille préalable. Léger pour un événement dont la préfecture elle-même avait annoncé les débordements. Lorsque les hommes et les femmes cagoulé-es ont usé de la violence, plusieurs manifestant-es ont été priés de rentrer chez eux. Dès 15 heures, certains accès étaient bloqués par les CRS. Et la police a largement dispersé les manifestant-es et à plusieurs reprises, le parcours lui-même

a été dévié de sa trajectoire initiale. A nous, les yeux piquaient et la gorge grattait à force de grenades lacrymogènes – auxquelles les forces de l’ordre ont abondamment eu recours. La main légère, comme d’habitude. Et puis on a tous vu, au bout du canal Saint-Martin, par-delà le port de l’Arsenal, de l’autre côté de la Seine, l’épaisse fumée noire qui obscurcissait de ses volutes inquiétantes, le cortège et l’horizon. Sourcils froncés, on pouvait lire le défaitisme circonstancié de certains militants, lisant les dépêches sur les actes de violences tomber en rafale sur leurs téléphones. Et de se demander : « pourri ce 1er mai ? » Des syndicats qui passent leur temps à se tirer la bourre et à se taper dessus par médias interposés, des politiques qui font, peu ou prou, la même chose et des types qui se disent qu’une révolution, ça se commence en foutant en l’air des cafés du commerce et en incendiant des Fiat Punto. Et puis tout à coup, une petite fille en baskets orange redonne sens et détermination à ceux et celles qui croisent son regard. Elle porte une pancarte en carton sur laquelle il était écrit au feutre : « Macron, t’es méchant, tu enfermes des enfants et des adolescents. » Une grand-mère, venue manifester en famille, portant l’autocollant de la Ligue des Droits de l’Homme et de la CGT, lui glisse à l’oreille : « C’est pour toi qu’on

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est tous là. Et c’est pour toi qu’on y retournera. » Une détermination qui semblait faire l’unanimité en ce soir de 1er mai. À suivre… JOUR 1 : 30 MAI - LA GAUCHE PARAPLUIE « Rassemblement symbolique » pour les uns, « rassemblement de lutte(s) » pour les autres, rassemblement mouillé pour tous. Ce lundi 30 mai, à 18 heures, la veille du 1er mai et de ses cortèges syndicaux, la gauche politique a essayé de montrer qu’elle pouvait encore faire corps uni. A l’appel de huit formations politiques, du Parti communiste à Génération.s en passant par Nouvelle Donne, Europe-Ecologie-Les Verts et Ensemble, quelques centaines de parapluies se sont réunis sur la place de la République à Paris pour rappeler l’importance de « la convergence », de « l’alliance », de « l’union », de « la singularité » des luttes (en utilisant bien tous les mots sinon on pourrait en froisser quelques uns). Avant qu’Oliver Besancenot du NPA, Guillaume Balas de Génération.s, Sandra Regol d’EELV et Pierre Laurent, secrétaire national du PCF ne prennent la parole, ce sont les salarié-es et les lutteurs (sic) qui l’ont eue : un cheminot en grève, un salarié de PSA et un autre d’Air France. La seule femme présente sur scène venait, elle, de chez Carrefour.

Tous ont montré leur détermination face à leur direction, face aux orientations du gouvernement, face, finalement, au monde qu’on leur propose. Itou pour les politiques, bien dans leur rôle de support de la mobilisation sociale. Mais après quoi ? Les partis de gauche sont derrière le mouvement social, on le sait. Tous ? Oui, bien sûr. Mais comme pour l’unité syndicale qui bat très sérieusement de l’aile, les querelles de chapelle ont l’air d’avoir la peau dure puisque l’on n’a pas vu de représentant.e de la France insoumise à la tribune. De là à tirer des conclusions... « Les forces de gauche présentes sont unies aux côtés de toutes les mobilisations sociales » comme le rappelait Pierre Laurent. Et demain est un autre jour. Parce que, comme le prédit Olivier Besancenot, « le printemps sera beau ».  Loïc Le Clerc, Pablo Pillaud-Vivien

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Ils ont tué son père, et les cheminots aussi… La littérature est souvent le reflet d’un monde qui parfois nous échappe et dont on ignore les contours. Comme si nous refusions de nommer la réalité. Le dernier ouvrage d’Edouard Louis, Qui a tué mon père, réveille notre actualité sociale bouillonnante et désigne les coupables. Il y a parfois des vérités utiles à rappeler : « La politique est une question de vie ou de mort pour les dominés ». Et ils sont nombreux, les dominés. Les fainéants, les crasseux, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les apprentis, les Noirs, les Arabes, les Français, les chevelus, les anciens communistes, les fous, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas sur les hommes politiques. Et derrière

cette liste, que l’on pourrait rallonger à l’infini – tant elle représente l’immense majorité d’un peuple déshérité, il y a le visage de ces hommes et de ces femmes au dos brisé, au souffle coupé, à l’esprit noyé. C’est l’histoire que raconte le jeune romancier et sociologue Édouard Louis. L’histoire de vies humaines sacrifiées par les décisions politiques. Des décisions dont on oublie qu’elles portent le nom d’une ou d’un responsable :

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MAI 2018 : DES LUTTES, ENCORE DES LUTTES !

de Chirac en passant par El Khomri, Hirsh, Valls, Bertrand, Collomb, Hollande ou Sarkozy, ils ont tous contribué à tuer, à petit feu, un père. Une mère. « L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour te détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique », écrit l’auteur, rendant ainsi le plus bel hommage que l’on peut rendre à un père. Un père si différent, qu’il a ignoré longtemps, voire méprisé un temps, mais qu’il aime tant. VIOLENCE POLITIQUE, VIOLENCE PHYSIQUE Pour Emmanuel Macron, « les riches n’ont pas besoin d’un Président (…), ils se débrouillent très bien tout seuls ». C’est vrai que la politique, a priori, ne change pas la vie des puissants et des dominants. A priori. C’est vrai aussi que la politique, au sens le plus noble, devrait n’exister que pour réduire la fracture, l’injustice, l’inégal traitement, par la société, des classes populaires, majoritaires partout dans le monde, face aux classes les plus aisées. C’est, a priori, ce qu’on devrait attendre des pouvoirs publics. Que dire alors de cette politique à l’œuvre – et qui ne date pas d’il y a un

an –, qui non seulement ne s’occupe pas du peuple paupérisé mais abandonne le pouvoir politique au pouvoir de l’administration et de la finance pour mieux concentrer les richesses dans les mains de quelques-un ? Et ainsi accroître, comme jamais auparavant, les inégalités. Parce que si la violence devait avoir un visage, c’est ce visage-ci qu’il faudrait éclairer. Illuminer. Dévoiler. Car il faut le voir. Le faire savoir. Parce que cette violence politique, violence symbolique de domination, cette violence sociale qui s’abat à coup d’ordonnances et de 49.3, est aussi responsable de la violence physique, de ces corps épuisés. Suicides, burn-outs, arrêts. Postures et faux-semblants disent les puissants pour justifier l’abandon des protections et la remise en cause de près d’un siècle de luttes et d’acquis sociaux, qu’ils voudraient faire passer pour des privilèges. ILS ONT TUÉ LE PÈRE D’ÉDOUARD LOUIS. «Ils» portent un nom. Il faut le dire. Et le redire. Ils sont coupables. « Des assassins », affirme Edouard Louis. Ils ont tué les cheminots. Ils tueront demain les professeurs, les aides-soignants, les retraités, les sans-papiers, les ratés, les blessés. Parce que pour ces êtres de la raison, de la pensée

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complexe et du bon sens – celui du pragmatisme, de la dette, de la rigueur et de la saine gestion, la politique consiste d’abord à défendre ses intérêts propres. Pas celui du nombre. Ces « surnuméraires » comme le rappelle Édouard Louis, empruntant le terme au sociologue Robert Castel qui parlait aussi des « laissés pour compte ». La bourgeoisie est cette petite société, caste ou classe qui a le mieux intégré cette conscience de ce qu’elle est : une classe en soi, pour soi, par soi. Eux, les autres, le peuple, continueront à balayer leurs trottoirs, à nettoyer leurs chiottes et à livrer leur saumon gravlax à domicile. «Se tuer à la tâche», comme le veut la formule consacrée. Le bilan de cette première année de quinquennat ne fait qu’accélérer la misère sociale. Une misère sociale qui tue. Et il faut le dire. Et le redire. Parce qu’il y a des coupables. Parce que c’est ce qui se joue en ce moment avec la bataille des cheminots, des salariés de Carrefour, des personnels de la santé, des réfugiés, ou celle encore des étudiants : leur survie. Leur vie tout court, parfois. Et c’est de cela dont il est question derrière les mots «réforme», «dette», «sta-

tut», «CDI», «service public», «usager», «précarité», «chômeurs», «asile». «Ils» l’oublient. Le plus grand nombre aussi, parfois. Et face à cette réalité sociale poignante, glaçante, que nous livre Édouard Louis dans Qui a tué mon père, publié aux Editions du Seuil, face à l’urgence de la situation, de la politique antisociale, autoritaire et « antidémocratique », comme l’écrit la philosophe Sandra Laugier, il importe de construire une résistance solide, crédible, unie. Parce que l’absence de perspective et d’alternative tue aussi.  pierre jacquemain

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Migrations en Europe : le retour des spectres Aussi simple formellement que puissant par son propos, «Des spectres hantent l’Europe» de Maria Kourkouta et Niki Giannari suit la vie quotidienne de migrants syriens, kurdes, pakistanais, afghans dans le camp d’Idomeni en Grèce. Regards est partenaire de ce film qui sort en salles le 16 mai. «Des spectres hantent l’Europe» : à la découverte de cet intitulé, certains lecteurs risquent de hausser un – voire deux – sourcils. Que vient faire dans un documentaire traitant du cas de migrants bloqués à la frontière gréco-macédonienne une référence au Manifeste du Parti communiste ? Quel est le rapport entre la première phrase de l’ouvrage de Karl Marx et Friedrich Engels – « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme » – et la politique migratoire européenne ? Quels seraient les liens entre un essai philosophique et politique publié en 1848 et un film tourné dans le camp d’Idomeni, en Grèce, en 2016 ? Des questionnements d’autant plus prégnants qu’à découvrir le documentaire réalisé par Maria Kourkouta et Niki Gian-

nari, celui-ci semble, ne serait-ce que par sa simplicité formelle, se méfier des discours. Les deux réalisatrices filment, point. Cela commence par un plan fixe. Devant une lande de terre, sous un ciel bas, des personnes avec cirés, anoraks, bottes de caoutchouc ou chaussures boueuses, marchent. Ces femmes, hommes, enfants, personnes âgées, seuls ou accompagnés, traversent l’écran de part en part. Certains portent des cabas, des valises, des tentes ou des sacs à dos, tandis que d’autres avancent les mains dans les poches. Dans ce premier plan sans paroles – seuls de lointains échos de voix parvenant de temps à autres, dominés par le bruit du sac et du ressac d’une mer invisible – sourd une inquiétude mêlée de joie. Ces personnes se déplacent, et si l’on ne sait

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où elles vont, toutes semblent tendre avec empressement vers la même destination. Puis, suivent d’autres plans, fixes à chaque fois. Il y aura des personnes faisant la queue dans l’obscurité, à demi abritées de la pluie ; des adolescents discutant dans différentes langues près de tentes ; des manifestations appelant à ouvrir les frontières (« open the border ») ; des files d’attente, encore, le plus souvent sous la pluie, pour une boisson chaude ou de la nourriture ; des trains qui passent, protégés par la police et obligeant les présents à s’arrêter. Des altercations, également, une partie des migrants décidant de bloquer les voies ferrées, pour protester contre la fermeture soudaine de la frontière. Car c’est bien cela qui a donné son existence au film : présentes au début de l’année 2016 en tant que volontaires dans le camp d’Idomeni (camp ayant existé jusqu’en mai 2016), Maria Kourkouta et Niki Giannari vont, avec la décision temporaire puis définitive de la Commission européenne de la fermeture des frontières de l’Europe, se retrouver à filmer. Sans préméditation, mais en étant conscientes qu’il se joue là quelque chose d’essentiel. Cette chose, que capte avec une justesse rare le documentaire, c’est l’installation dans une attente indéfinie. Une situation qui donne sa forme même au film : tandis que la fixité des plans renvoie à l’état d’expectative dans lequel sont installés les migrants, l’alternance et la répétition des mêmes séquences (files d’attente, revendications, trains qui passent) disent

l’écoulement à l’identique des heures, des jours, des semaines. Un sentiment d’impasse qui passe, également, par ces plans au ras du sol où des chaussures, parfois éventrées ou trop grandes, piétinent dans la boue, contraintes d’attendre le passage des trains. Comment ne pas ressentir de l’amertume ou de la colère à voir que la circulation des produits – via les trains de marchandises – prime sur celle des personnes ? UN CINÉMA PUDIQUE QUI MET EN LUMIÈRE LA RÉALITÉ DE LA CONDITIONS DES MIGRANTS Face à tout cela, la caméra ne prend pas ouvertement position, pas plus qu’elle n’en appelle au témoignage face caméra des présents. Le film seul suffit à témoigner. Un choix qui n’oblitère pas la variété des conversations et des vies qui se côtoient, se construisent dans le camp. D’un plan à l’autre, des dialogues sont saisis au vol : « plutôt la mort que l’humiliation », « tu vas être déchu Bachar, dégage espèce d’âne », ou encore des considérations sur le froid, la pluie, des chants. Dominant l’ensemble de ces échanges, une annonce des autorités grecques revient régulièrement, lancinante. Diffusée par haut-parleurs en persan et en afghan, elle stipule que « les frontières de la Grèce sont fermées. La police grecque est prête à vous offrir le séjour, la nourriture et les soins médicaux dans les Centres d’accueil. Il est demandé à chacun de coopérer avec la police grecque. » En étant donné dans

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son intégralité, cette déclaration tranche avec les bribes de phrases éparses et rappelle, s’il était besoin, le rapport de force inégal entre des vies amputées, bloquées, et la suprématie d’une législation. Après cette première partie en couleurs, Des spectres hantent l’Europe passe en noir et blanc. Cette séquence muette, tournée en 16 mm – un choix qui donne un grain particulier à l’image, nous éloignant de fait ce qui nous est donné à voir –, est accompagnée d’un texte en voix-off, écrit par Niki Giannari et publié par les Editions de Minuit, accompagné d’un texte de Georges Didi-Huberman. Les images, alors, prennent un autre sens. Elles semblent surgir d’un autre temps, tandis que le texte nous rappelle qu’en dépit de la cécité et de l’hypocrisie actuelle de l’Europe, cette situation a une histoire. LES MIGRANTS REFOULÉS D’EUROPE COMME LE FUT LE COMMUNISME « Tu avais raison. Les hommes vont oublier ces trains-ci comme ces trains-là. » Sans lyrisme surfait ni ton élégiaque, ce poème de Niki Giannari rappelle avec puissance quelques vérités : « Personne n’arrive à la frontière, un jour avant ou un jour après. On arrive dans le Maintenant. »

Revenons, pour terminer, à ce choix d’intitulé de film. Si le communisme était le refoulé de l’Europe de Marx et Engels, peutêtre ces personnes en situation d’exil et de migration, que les politiques actuelles installent dans des situations d’attente insoutenables, sont-elles les refoulés de l’Europe contemporaine ? Non seulement nous ne voulons pas les voir, mais tout dans les politiques déployées tend à les déshumaniser, à les traiter comme des concepts, des abstractions, non des êtres humains. Tout comme Le Manifeste du parti communiste a pu vouloir rendre visible le communisme, Maria Kourkouta et Niki Giannari s’attachent à rendre visible ces personnes, à éclairer leur présence, et à les protéger de l’oubli. Afin, peut-être, de garder présent à l’esprit, comme le souligne Georges Didi-Huberman, que « la «crise» des réfugiés, dont on parle tant aujourd’hui pourrait être considérée, plus encore, comme une crise politique des institutions juridiques de l’hospitalité occidentale ».  Caroline Châtelet

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Réfugiés : l’eurodéputée Vergiat interpelle Macron Marie-Christine Vergiat, députée européenne membre de la Gauche unie européenne, revient sur la situation des réfugiés en Europe et rétablit quelques éléments de vérité dans une tribune que Regards publie en exclusivité. A deux reprises ces dernières semaines, Emmanuel Macron a appelé à la solidarité intra-européenne en matière migratoire : la première, le 17 avril à Strasbourg devant le Parlement européen et la seconde, le 10 mai à Aix-la-Chapelle à l’occasion de la remise du prix Charlemagne. Et ce, en pleine discussion du projet de loi asile/immigration contesté par l’ensemble des organismes internationaux et des associations qui travaillent sur ces sujets qui le considèrent inutile, voire dangereux.

En tant que Président de la République française, il fallait oser, surtout la seconde fois, devant Angela Merkel ! En effet, la France est un des rares pays à ne pas avoir été vraiment concerné par les mouvements de réfugiés qui se sont déroulés de mai 2015 à mai 2016 entre la Turquie et la Grèce et sur une période plus longue vers l’Italie. Entre 2015 et 2017, la France n’a enregistré que 240 000 demandes d’asile, soit moins de 8 % du total des 3,15 mil-

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lions de demandes enregistrées dans l’Union sur cette période, six fois moins qu’en Suède et cinq fois moins qu’en Allemagne qui a reçu plus de 40 % de ces demandes d’asile en chiffres absolus et 60 % des demandes syriennes.

mandeurs d’asile dont la situation n’est même pas examinée. Elles contrôlent au faciès, particulièrement à bord des trains et des véhicules automobiles, toutes celles et tous ceux qui semblent subsahariens.

LA RÉALITÉ DES CHIFFRES Et surtout, la France n’a accordé la protection internationale qu’à 81 950 de ces demandeurs, soit un taux d’acceptation de moins de 40% en moyenne alors que ce taux est de 61 % en moyenne dans l’UE et de 69 % en Allemagne. Ce taux varie selon les pays en pourcentage mais aussi en fonction de la nationalité. En France, il est dix fois inférieur à celui de la Suède , huit fois à celui de l’Allemagne et trois fois à celui du Danemark et de la Belgique. Au prorata de la population, le cynisme du Président de la République est encore plus flagrant puisque notre pays se situe en 14ème position dans l’UE. Le nombre de réfugiés accueillis est de 0.12 % de la population française, plus ou moins au même niveau que la Bulgarie, loin derrière l’Allemagne (1 % de la population) et plus encore de la Suède (1.25 %). Pire encore, les autorités françaises refoulent systématiquement tous ceux et toutes celles qui tentent de franchir la frontière franco-italienne (30 000 refoulements annuels) au mépris du droit international et du droit européen notamment pour les mineurs et les de-

REFAIRE DE L’EUROPE UNE TERRE D’ACCUEIL Elles poursuivent celles et ceux qui tentent, envers et contre tout, par humanité, de venir en aide à ces hommes, ces femmes et ces enfants qui, ayant fui misère et persécutions, tentent de trouver une terre d’accueil en Europe et ne font le plus souvent que traverser la France pour aller vers des terres plus hospitalières. Et ce, alors que la France n’a pas tenu ses engagements européens pour accueillir des demandeurs d’asile arrivés en Grèce ou en Italie dans le cadre du mécanisme de solidarité qu’a tenté, en vain, de mettre en œuvre la Commission européenne. Qui doit faire preuve de solidarité intra-européenne sinon la France ! Au regard de ces constats, il faut plus qu’une dose de mauvaise foi pour dire, comme notre ministre de l’Intérieur, qu’en France, il y aurait des «régions submergées» par les migrants et les réfugiés. Non la France, pas plus que l’Europe, n’est envahie par les réfugiés et les migrants, la majorité d’entre eux sont accueillis dans les pays limitrophes des zones de crise. C’est notamment vrai

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pour les Syriens dont l’immense majorité a été accueillie en Turquie, en Jordanie et au Liban. Le Liban accueille 178 réfugiés pour 1 000 habitants ce qui rapporté à la France donnerait plus de 12 millions de réfugiés. SE BATTRE POUR UN DROIT À LA MIGRATION DIGNE On prétend vouloir faire le tri entre les «bons» réfugiés et les «mauvais» migrants dits économiques alors que les causes de migration sont de plus en plus complexes et intrinsèquement liées. On oublie que le continent d’où sont issus le plus de migrants au prorata de sa population est le continent européen et que la majorité d’entre eux l’ont fait et le font encore aujourd’hui pour des motifs économiques comme si certains étaient plus nobles que d’autres : les «bons expatriés» du Nord et les «mauvais migrants économiques» du Sud. En réalité, la majorité des migrations dans le monde se fait de façon régulière et 85 % des migrations d’entre elles entre pays proches, entre pays de même niveau de développement et donc beaucoup entre pays pauvres. Et chaque année, près de 3 millions de migrants arrivent régulièrement sur le sol de l’UE y compris pour des raisons économiques. Il serait temps pour les hommes et femmes politiques qui dirigent ce pays de regarder la réalité des chiffres et de rappeler tout ce que les migrants qui sont arrivés en France lui ont apporté

comme richesse artistique, littéraire, scientifique et bien d’autres. Notre pays est une vieille terre d’immigration, cela devrait être un atout dans ce monde de plus en plus «mobile». Plutôt que d’agiter les peurs et les fantasmes, regardons l’avenir avec réalisme et sachons voir que chaque fois que l’on en a appelé à la solidarité, nos concitoyens ont répondu présents comme au moment du démantèlement de Calais et qu’ils ont refusé que l’on attise les haines. Emmanuel Macron à Aix-la-Chapelle a dit que les utopistes étaient des pragmatiques et des réalistes. Les migrations sont une réalité, un des défis du XXIème siècle. Alors chiche monsieur Macron, soyons utopistes et battons-nous pour un droit à la migration digne de l’article 1er la Déclaration des droits de l’Homme dont nous fêterons cette année le 70ème anniversaire.  Marie-Christine Vergiat

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« Leur désir de passer la frontière portait quelque chose de révolutionnaire » Avec «Des spectres hantent l’Europe», les réalisatrices Maria Kourkouta et Niki Giannari nous livrent le quotidien de migrants vivant dans le camp d’Idomeni, en Grèce, et de leur désir de passer la frontière. Filmé dans le camp d’Idomeni, en Grèce, au début de l’année 2016, «Des spectres hantent l’Europe» témoigne de la vie de migrants Afghans, Kurdes, Pakistanais ou encore Syriens, et de leur désir de passer la frontière. Rencontre avec les deux réalisatrices Maria Kourkouta et Niki Giannari autour de ce film, dont Regards est partenaire. Regards. Qu’est-ce qui vous a amené l’une et l’autre au camp d’Idomeni ? Maria Kourkouta. Le camp d’Idomeni a commencé à se mettre en place à partir de septembre 2014. À l’époque, il n’y avait rien, que des champs. C’était seulement un lieu de passage, emprunté par les migrants qui voulaient se rendre de la Grèce à la Macédoine pour, ensuite, continuer vers l’Europe du Nord et de l’Ouest. Petit à petit, des personnes solidaires et

des petites associations se sont installées là, afin d’aider les réfugiés. Niki a été présente dès le début, avec des amis à elle au sein d’une structure autogérée et à tendance autonome, le Dispensaire social solidaire de Thessalonique. En septembre 2015, Idomeni a commencé à être un lieu de passage plus important, et un grand nombre d’organisations sont venues s’y installer. J’y suis arrivée en février 2016, sur la sollicitation de Niki, qui m’a dit qu’il fallait venir voir et, peut-être, filmer. Cela correspondait au moment où les autorités fermaient la frontière de plus en plus souvent. Quelques jours après mon arrivée, la frontière a été fermée définitivement, ce qui a fait qu’en une poignée de jours, il y a eu un nombre énorme de réfugiés. En une semaine, 7.000 personnes sont arrivées sur le camp. Idomeni a alors cessé d’être un lieu de passage pour devenir un lieu

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d’immobilité, complètement surpeuplé. À quel moment avez-vous commencé à filmer ? M.K. Dès mon arrivée. Le tournage a donc commencé avant que la frontière ne se ferme définitivement – cela correspond à certaines des images de files d’attente. La frontière était ouverte deux heures par jour puis, un jour, elle a définitivement cessé de l’être. C’est là que les gens ont commencé à protester, et à scander « Open the border ! ». Alors qu’à ce moment-là, nous préparions avec Niki un film sur la guerre civile grecque des années 40, nous nous sommes retrouvées à filmer des personnes fuyant une guerre civile contemporaine… Peut-être n’est-ce pas complètement le fruit du hasard, il y a des liens. Nous étions prises par l’urgence, il fallait filmer, faire quelque chose. Quand avez vous pressenti que ces images tournées «feraient» un film ? Niki Giannari. J’ai pressenti dès le début qu’il fallait qu’il y ait un film, et qu’il y aurait un film. M.K. Pour ce qui me concerne, je n’ai compris cela qu’au montage. C’est lorsque j’ai revu les rushs, notamment les images noir et blanc tournées en pellicule, que j’ai senti qu’il fallait faire quelque chose de ce matériau. « Avec la caméra argentique, les réfugiés sentaient que c’était du «cinéma». Le rapport était complètement différent. »

Les images en couleurs diffèrent, en effet, complètement de celles en noir et blanc... M.K. À Idomeni, j’avais deux caméras, une numérique et une argentique. Avec une caméra numérique, il est possible de tourner plusieurs heures de suite, ce qui n’est pas le cas en pellicule. Et puis il y avait énormément de journalistes, ou de personnes de toutes sortes qui filmaient les migrants, que ce soit avec leur téléphone portable, ou avec une caméra. Lorsque nous tournions en numérique, nous étions des gens parmi d’autres, les réfugiés ne nous remarquaient pas, nous étions invisibles. Tandis qu’avec la caméra argentique (une Bolex 16mm), petite mais impressionnante, les réfugiés sentaient que c’était du «cinéma». Le rapport était complètement différent. N.G. Avec la caméra argentique, ils regardaient la caméra. Ils sentaient alors, non pas qu’ils étaient regardés, mais ils nous regardaient. Cela change tout. Tous ces gens étaient sans cesse filmés, mais c’était des images de consommation, comme si les personnes qui allaient voir ces images consommaient ces moments-là. Et eux le savaient. Lorsque nous sortions la caméra argentique, ils se tenaient devant la caméra comme s’ils demandaient que quelque chose reste d’eux comme image. Une trace de ce qu’ils avaient vécu et éprouvé. D’ailleurs, il y avait une durée de rencontre, et ils posaient souvent comme on le faisait avant, pour les vieilles photos de famille.

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RÉFUGIÉS : IMPASSES ET POSSIBILITÉS

Comme devant l’éternité. Ils avaient cette conscience-là. Le film ne comporte aucun témoignages. Pourquoi ce choix ? N.G. Si il y avait eu, ne serait-ce qu’un seul témoignage, le film aurait été complètement différent, esthétiquement et politiquement. Idomeni a été un lieu de protestation globale – les gens avaient la possibilité d’être accueillis dans des camps de l’état, chose qu’ils refusaient. Ils préféraient rester dans ces conditions atroces, et protester contre la fermeture des frontières. Face à ce mouvement collectif, si nous avions choisi de filmer des témoignages, il aurait fallu filmer les milliers de présents. Nous ne voulions pas les traiter comme des paradigmes : filmer un Syrien pour savoir ce que les Syriens veulent, un Afghan pour savoir ce que les Afghans veulent, etc. Chaque personne a son histoire, son parcours. Chacun vient d’ailleurs et veut aller ailleurs, leur seul point commun à tous étant le désir de passer. M.K. Et puis il y a le problème de la victimisation. Les récits étant tragiques, le moindre témoignage peut créer un rapport de victimisation entre la personne filmée et le spectateur. Nous voulions éviter la pitié, la compassion, pour laisser la place à la naissance d’autres émotions dans la rencontre avec ces gens. Il s’agissait d’évacuer cette question humanitaire pour ouvrir un espace plus politique. Nous espérons que dans notre film ces gens apparaissent comme des personnes

fortes, qui agissent politiquement et dont le mouvement contre toute frontière fermée renvoie à un geste révolutionnaire. « L’Europe a peur des réfugiés, comme elle a eu, autrefois, peur du communisme. » Pourquoi ce titre, «Des spectres hantent l’Europe» ? N.G. C’est une question à laquelle il est un peu difficile de répondre, car le titre est né de l’association de plusieurs idées. D’abord, il est venu de l’image en soi : les vêtements et le mouvement d’errance des gens dans le camp, qui faisaient penser à des fantômes. Ensuite, c’était leur désir très fort de passer la frontière, qui contredisait tous les discours de l’Union européenne, et portait quelque chose de révolutionnaire. Cet aspect m’a fait penser au Manifeste du Parti communiste, dont la première phrase était « Un spectre hante l’Europe ». Les fantômes ramènent toujours quelque chose du passé et l’Europe a peur des réfugiés, comme elle a eu, autrefois, peur du communisme, en ce qu’il portait quelque chose de révolutionnaire. En plus, l’arrivée des réfugiés fait très peur à l’Europe. Mais elle lui rappelle aussi quelque chose de sa propre histoire, que les états européens semblent refouler. Cela n’est pas seulement le passé migratoire des pays européens, mais aussi la question – toujours ouverte – de nos démocraties, de la qualité de nos démocraties, aujourd’hui.  caroline chatelet

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L’Aquarius : des vies humaines sauvées en Méditerranée A bord de l’Aquarius, un bateau affrété par SOS Méditerranée et opéré en partenariat avec Médecins sans frontières, naviguent 69 migrants qui viennent d’être secourus. Regards est à bord pour trois semaines et fera régulièrement le point. Il est 9h23 quand l’alerte est donnée à l’équipe de volontaires. Elle vient de commencer un cours sur les sauvetages d’urgence. « Nous avons reçu un appel du MRCC, à Rome. Une embarcation avec des migrants a été repérée au large de la Libye », signale Hanna Krebs la chargée de communication à bord de l’Aquarius. Ce bateau affrété par SOS Méditerranée et opéré en partenariat avec Médecins sans frontières (MSF) a pour objectif est de secours les migrants en mer Méditerranée. Le commandant du navire a indiqué sa position au MRCC (Maritime Rescue Coordination Center, Centre de coordination de sauvetage maritime). Aussitôt,

alors qu’il patrouillait au large de la Libye, il a mis le cap sur le rafiot. A 9h24, les volontaires qui assistaient au cours semblaient s’être envolés. Tous avaient regagné leur cabine pour se préparer. Depuis que l’Aquarius a quitté le port de Catane, le 18 mai à 20h, la vie à bord était rythmée par les entraînements, les «briefs», les réunions pour maîtriser les gestes de premier secours, ou encore, apprendre à réagir en cas de sauvetage de masse ou dangereux. Six jours plus tard, les équipes, prêtes, doivent donc gérer un cas pratique. Chacun à son poste. Certains préparent les barges de secours, d’autres positionnent les gilets de sauvetage, pendant que d’autres

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membres de l’équipage s’occupent de préparer les sacs d’accueil, de sortir le nécessaire médical en cas d’urgence. Loïc Glavany, le commandant «recherche et sauvetage» de SOS Méditerranée sur l’Aquarius, a répété à Max, son second : « Quand tout est prêt, vous allez manger, et vous vous reposez ». Il le sait : les opérations de sauvetage peuvent être longues ; elles nécessitent concentration et efforts car le moindre faux pas peut coûter la vie d’un des migrants. 636 MIGRANTS AURAIENT PÉRI DANS LA MÉDITERRANÉE DEPUIS LE DÉBUT DE L’ANNÉE A 11h30 environ se déroule un nouvel échange avec le MRCC italien. Loïc y apprend qu’un navire militaire italien, le San Giusto, est lui aussi dans les environs. Plus proche du rafiot, il sera donc dépêché sur les lieux pour secourir ces migrants qui risquent leur vie en mer. Tous partent de Libye et espèrent gagner les côtes italiennes. La distance entre les deux est de plus de 500 kilomètres. Les passeurs leur ont vendu une illusion : les zodiacs surchargés et en toile fine sur lesquels ils sont entassés ne leur laissent, en réalité aucune chance d’atteindre l’Europe. Les chiffres en témoignent. D’après l’OIM, l’organisme des Nations Unies chargé

des migrations, 636 migrants auraient péri dans la Méditerranée depuis le début de l’année. Pendant les 20 première semaines de 2018, ils sont 27.482 migrants et réfugiés à être arrivés en Europe par la mer. Ils passent par l’Italie (38%), la Grèce (38%), et l’Espagne (23%). Anthony, que tout le monde à bord appelle «Panda», est un ancien de la marine militaire, puis de la marine marchande. « Un disparu, c’est un mot pourri pour les marins, explique-t-il. C’est un mort pour les vivants et un vivant pour les morts. » Lui s’est engagé à bord de l’Aquarius au début de l’aventure, en 2016. Désormais, toutes les neuf semaines, et pendant neuf semaiens, il fait partie de l’équipage. Des sauvetages ? Il en a vus. « Je ne sais même plus les compter », explique-t-il en tirant une bouffée de sa cigarette électronique. Certains le hantent encore la nuit. Alors, pour lui, à l’instant, « l’essentiel est que ces hommes et femmes soient sauvés, peu importe par qui ». Il est prêt à diriger les opérations pour lancer les vedettes de sauvetage à bord de l’Aquarius. Ce sera, cette fois, un «transfert» : les migrants secourus par les militaires italiens seront embarqués sur l’Aquarius. Ils sont pour l’instant évacués de leur rafiot et mis à l’abris sur la barge d’embarcation du San Giusto.

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RÉFUGIÉS : IMPASSES ET POSSIBILITÉS

SAUVER 69 VIES HUMAINES A bord de l’Aquarius, l’opération commence vraiment à 13h. Equipes sur le pont, gestes coordonnés, concentration maximale, rapidité sans précipitation. Un premier zodiac est mis à l’eau, puis un second. L’équipe de SOS Méditerranée est sur le pont, celle de MSF aussi. Il y a, signalent les Italiens, trois femmes enceintes sur le frêle canot qui dérive depuis la Libye. A 13h25, un premier zodiac de l’Aquarius se dirige vers la barge d’embarcation du San Giusto. Il compte 5 équipiers dont un infirmier urgentiste de MSF prêt à intervenir en cas de besoin. L’équipage international de l’Aquarius compte aussi un Italien : il grimpe, lui aussi, dans la première vedette au cas où il faille faire office d’interprète. Au total, 69 migrants ont été secourus. Entre l’Aquarius et la barge d’embarcation militaire, les vedettes font des allersretours ; elles transportent d’abord les femmes enceintes, aussitôt prises en charge par l’équipe médicale de MSF. Puis, les autres migrants sont amenés sur le navire humanitaire. 69 vies humaines

ont été sauvées. 50 migrants viennent du Nigerai, 13 du Ghana, 3 de Côte d’Ivoire, les trois autres sont originaires du Niger, de Gambie et de Guinée-Bissau. Les traits tirés de leurs visages donnent à voir l’inquiétude et l’épuisement qui les ont envahis. Désormais, ils sont à bord de l’Aquarius, pris en charge. La patrouille continue, dans l’attente d’instructions du MRCC. Soit l’Aquarius sera envoyé vers l’Italie pour y débarquer les migrants, soit il sera dépêché pour porter secours à d’autres embarcations en perdition. Déjà, un autre rafiot a été localisé par le MRCC vers lequel se dirige une autre association, Sea-Watch. La Méditerranée reste la mer à traverser pour espérer trouver paix et stabilité.  Fabien Perrier

MAI 2018 | Regards | 46


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