GILETS JAUNES 18 PERSONNALITÉS LIVRENT LEURS REGARDS
Clémentine Autain Bertrand Badie Ludivine Bantigny Esther Benbassa Alain Bertho Laurent Binet Thomas Branthome Paul Chemetov Rokhaya Diallo Bernard Friot Pierre Khalfa Philippe Panerai Thomas Porcher et Farid Benlagha Olivier Tonneau Christophe Ventura Dominique Vidal Arnaud Viviant
Gilets jaunes : que la colère se mue en espérance Clémentine Autain,
Députée de la 11e circonscription de Seine Saint Denis (France Insoumise)
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La première victoire est déjà remportée. Oui, le mouvement des gilets jaunes a déjà réussi à marquer le paysage social, à imprimer le débat public, à faire émerger de nouveaux visages qui posent des mots sur la dureté d’un quotidien si méconnu des sphères de pouvoir. Les colères se répondent en écho. Ici, on entend cette femme qui crie son désespoir parce qu’elle travaille à s’user la santé mais vit dans la pauvreté. Voilà dix ans qu’elle n’est pas partie en vacances. Là, c’est un homme qui raconte face caméra que pour lui, ce ne sont pas les fins de mois qui sont difficiles car la galère commence dès le premier jour du mois. Ailleurs encore, une personne s’en prend violemment au Président Macron qui décidément n’entend rien, ne comprend rien : « Il nous prend vraiment pour des gogos ! » quand une autre conclut
calmement mais fermement : « C’est d’une révolution dont on a besoin. Il faudrait un nouveau 4 août pour l’abolition des privilèges ». Le ras-le-bol général, voilà ce qu’on entend. Enfin. Parti d’un coup de semonce contre la hausse de la taxe sur le carburant, le mouvement a entraîné bien au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. L’axe de départ s’est comme désaxé. Le caractère hétéroclite des revendications, des mots d’ordre, des familles politiques qui apportent leur soutien laisse les portes encore très ouvertes sur l’issue de cette colère XXL. Rien n’est joué mais la tonalité n’est plus celle que l’on pouvait redouter au départ, quand les courants d’extrême droite s’étaient rués le mouvement en espérant voir se développer leurs obses-
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sions identitaires et grandir leur terreau du ressentiment. Loin d’une focalisation sur le «trop de taxe, trop d’impôt», c’est le sentiment d’injustice sociale et territoriale qui semble dominer. C’est le rejet des politiques d’austérité et la défense des services publics qui donne le ton davantage que le repli sur soi. Ce sont les inégalités qui sont clairement pointées du doigt. Quant à la question environnementale qui aurait pu se trouvée marginalisée, elle n’est pas désertée. Les courants écologistes s’engagent progressivement dans la danse. Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge. Le bouillonnement est là et des jonctions commencent à s’établir. Là encore, rien n’est joué mais les dockers, au Havre, se joignent aux gilets jaunes pendant que les lycéens enclenchent leur soutien. Des secteurs entiers du mouvement social s’impliquent désormais franchement. Des personnalités proposent de venir physiquement apporter leur notoriété pour protéger les gilets jaunes aux Champs-Elysées d’éventuelles violences. L’ordre des choses est bouleversé. D’ores et déjà, des lignes ont bougé dans les têtes. Partout, sauf visiblement au
sommet de l’État où l’on reste empêtré dans de tristes logiques comptables et où l’incompréhension voire l’aversion du monde populaire domine. La crise politique est en marche. Au point que la délégation des gilets jaunes ne s’est finalement pas rendue à Matignon. Signe du temps, les groupes politiques insoumis et communistes proposent de soumettre au Parlement une motion de censure. In fine, c’est sur le terrain politique que le plus gros va se cristalliser. Il n’échappe à personne qu’un mouvement soutenu par 80% de la population, par des sensibilités politiques et des personnalités que tout oppose par ailleurs, ne dit pas le sens, la cohérence du projet de changement souhaité. La liste des revendications du comité auto-organisé par les initiateurs des gilets jaunes posent de sérieux jalons mais la confrontation politique reste évidemment devant nous. Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ? Il le faut. Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge. Il faut maintenant que la colère se mue en espérance.
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Gilets jaunes : le risque est rĂŠel de voir la contestation se droitiser Bertrand Badie,
politiste spĂŠcialiste des relations internationales
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Dans sa nature peu structurée et brouillonne, le mouvement dit des gilets jaunes traduit d’abord un sentiment d’exaspération profonde. Si la cristallisation sur la taxe des carburants a marqué l’enclenchement du mouvement, celui-ci est vite apparu comme motivé par un mal être social beaucoup plus diffus. Ce profond malaise traduit dans sa gravité la disparition du social comme paramètre de l’action publique, laissant le champ libre au complet monopole de la rationalité économique. C’est en cela qu’une séquence de notre histoire contemporaine, ouverte à la fin du XIXéme siècle, semble aujourd’hui dangereusement close, traduisant une formidable régression. L’être humain est redevenu un simple agent économique passif, instrument de tous les ajustements jugés nécessaires. L’humanisme est mort, tout juste ranimé périodiquement le temps d’une campagne électorale. Cette rupture grave s’opère au moment où la gauche tend à disparaître de l’échiquier politique, se laissant absorber soit par la tentation sociale-libérale, soit par la vague populiste déferlante. Cette crise sociale profonde n’est dès lors plus intégrée dans une vision politique d’ensemble, et la protestation ne débouche plus sur une offre programmatique sérieuse et structurée : le mouvement se laisse ainsi glisser vers une rhétorique populiste aussi dangereuse que peu crédible. Pire encore, il s’ins-
crit, sans réflexion critique, dans une vaste dénonciation de la mondialisation qui confond tout simplement celle-ci avec les politiques ultra-libérales facilement imaginées sans substitut à l’échelle internationale. Aussi mêle-t-on dangereusement l’actuelle séquence de régression sociale avec la dénonciation de la migration, de l’étranger, de l’autre, de tout ce qui sort du monde au moment même où celui-ci s’installe définitivement dans notre quotidien... L’ultra-droite s’en régale et en tire un profit évident, vendant sa rhétorique néo-nationaliste, identitariste, parfois homophobe et souvent anti-parlementaire, voire hostile aux institutions démocratiques, pour en faire le support audible d’un mouvement que nul ne vient articuler. Le risque est réel de voir ainsi la contestation se droitiser, dans une ambiance où la dénonciation du mondial conduit d’autant plus facilement à l’expression nationaliste, identitaire et exclusionnaire. Cette pente est malheureusement servie par un populisme de gauche qui flatte ces relents de repli et qui prive de la chance de concevoir une posture ouverte sur les nouvelles réalités mondiales, une posture faisant le pari qu’une mondialisation de gauche est possible, alliant une réinvention du social, un sens restauré de la solidarité nationale et transnationale, une exigence de gouvernance globale réduisant les inégalités tant à l’échelle nationale qu’internationale.
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Gilets jaunes : la grève pour accroître le souffle de la colère Ludivine Bantigny, historienne
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Ayons à ce sujet une certaine lucidité : devant la densité de la situation, chacune et chacun voit midi à sa porte. On a beau être là, discuter, manifester, lire tous azimuts et recueillir des témoignages et des récits, il est encore impossible d’agripper avec certitude ce qui se noue et se joue. Le mouvement en cours est tout aussi enthousiasmant qu’insaisissable, aussi surprenant qu’exaltant. C’est un moment historique, assurément, et sa complexité y participe : l’histoire n’est jamais linéaire, elle n’est jamais simple non plus. La mobilisation est d’ampleur, comme l’est sa popularité. Et puis, tout le pays est touché, bien que les regards médiatiques soient focalisés sur les Champs-Elysées : le soulèvement prend aussi bien à Auch qu’au Puy-en-Velay, à Tours qu’à Charleville-Mézières, à Avignon qu’à Marseille.
justice fiscale en général, les bas salaires, la précarité, la fragilité économique et sociale. Désormais, on l’entend et on le lit : c’est la répartition des richesses qui est posée.
Une crise politique s’ouvre là, de toute évidence, qui est peut-être même une crise du régime avec la grande aspiration au «Macron démission». Une politisation accélérée s’y dessine : la parole se libère, comme dans tous les moments où l’on se retrouve enfin pour discuter et lorsqu’on occupe des lieux – ici et pour l’instant essentiellement des ronds-points – : on prend le temps de réfléchir à la manière de changer ce qui ne va pas et qui pourtant jusqu’à présent pouvait paraître aller de soi. Des cahiers de revendications, parfois appelés cahiers de doléances, sont un peu partout rédigés. Dès lors, la question initiale de la taxe reste forte mais aussi dépassée par l’expression d’une contestation plus vaste : contre l’in-
Reste que pour l’instant, seuls des ronds-points et des péages sont bloqués. L’enjeu majeur des jours à venir se posera en termes de grève.
Mais ce qui frappe aussi, c’est une grande interrogation sur la démocratie. Des textes se multiplient, qui invitent à la repenser, évoquent une démocratie directe ainsi remise sur le métier. C’est le cas, par exemple, dans un texte des gilets jaunes à Commercy, qui insiste sur les assemblées et comités populaires. C’est le cas encore pour des «gilets jaunes gascons», dans un communiqué qui rappelle des expériences historiques comme la Révolution française, la Commune de Paris, les conseils russes à partir de 1905, la révolution espagnole de 1936, l’insurrection hongroise de 1956, le Chiapas et le Rojava aujourd’hui.
L’indignation est immense face à l’arrogance du pouvoir et au mépris de classe exprimé chaque jour davantage par Emmanuel Macron. Reste que pour l’instant, on l’a dit, seuls des ronds-points et des péages sont bloqués. Ce n’est pas le cas des lieux de travail, à quelques exceptions près : raffineries et dépôts pétroliers. L’enjeu majeur des jours à venir se posera en termes de grève, manière de voir s’amplifier considérablement la mobilisation et d’accroître le souffle de sa colère.
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Gilets jaunes : ce mouvement populaire ressemble à la France, tout simplement Esther Benbassa,
sénatrice écologiste de Paris, directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne)
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Le fait d’être une élue et une intellectuelle pose parfois des problèmes. Les deux n’abordent pas toujours les questions de la même façon. Mais en ce qui concerne le phénomène des gilets jaunes, les analyses, cette fois, convergent. Nul n’aura manqué de noter que les politiques ne se sont pas pressés de se pencher sur le problème. Et que peu d’entre eux ont rejoint les manifestations. Les intellectuels, pour la plupart, ont eux aussi fait profil bas. La France n’en est pourtant pas à sa première crise de colère. On se souvient des sans-culottes de 1792-1793, des citoyens-combattants de 1848, des communards de 1871, des anarcho-syndicalistes de la Belle Époque, et de tant d’autres encore. Ces mouvements portaient des voix provenant des profondeurs de la Nation, de ses entrailles occultées, même si à certains d’entre eux se sont joints aussi des gens venus des élites, comme lors de la Commune de Paris. Qu’est-ce donc qui nous gêne tant ? L’inconfort soudain, le désordre, la suspicion face à l’inconnu, la déstabilisation, le réveil de vieilles peurs enfouies ? Les politiques paraissent tout à coup démunis, le gouvernement aussi. Certains intellectuels sont plus prompts à théoriser qu’à aller sur le terrain pour mieux comprendre. À l’action, ils préfèrent la rhétorique. Autant se retrouver entre personnes de bonne compagnie, échanger dans les règles de la courtoisie, au sein de cercles policés où ne
dépassent que de jolies têtes prêtes à refaire le monde… mais de loin. Ces gens venus d’ailleurs, usés par le travail, fatigués de vivre mal, font un peu peur, n’est-ce pas ? Politiques et intellectuels ont d’abord mis l’accent sur la présence de l’extrême droite parmi les gilets jaunes. C’était une bonne raison de détourner le regard. J’y ai cru un moment. Puis une fois en contact avec des gilets jaunes euxmêmes, j’ai vite compris que ce mouvement populaire ressemblait à la France, tout simplement. À la France qui vote à 19% pour Marine Le Pen, à la France qui s’abstient, à la France qui vote Macron au second tour, voire au premier (j’ai rencontré d’anciens «marcheurs» déçus), à la France enfin qui défend des valeurs longtemps mises en avant par une gauche aujourd’hui en déliquescence. Enfin, à une France variée. Les gilets jaunes nous ramènent simplement, nous politiques, à nos échecs. Ces gilets jaunes, qui attirent malheureusement les casseurs comme tous les mouvements de masse de ces dernières décennies, expriment des revendications. Ils veulent, comme ils le disent spontanément, la « tête du roi Macron ». Mais aussi la fin de la hausse des taxes sur les carburants, une augmentation de leur pouvoir d’achat, la suppression de la CSG sur les retraites, le rétablissement de l’ISF. Ce ne sont pas des pol-
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lueurs nés, eux aussi veulent sauver la planète. Ils ne rechignent pas à payer leurs impôts, à condition que ces impôts leur garantissent des services publics de qualité. Ils ne demandent pas des allocations, ils n’attendent pas de chèques. Ils veulent vivre décemment de leur travail. Ils s’expriment à leur manière, souvent incompréhensible par des élites urbaines qui ne sont pas confrontées aux mêmes problèmes. Ils ont leur façon de dire les choses, leurs modes de rassemblement, leurs slogans. Ils ne sont pas à notre image. Mais notre image est-elle si belle ? Ils nous ramènent simplement, nous politiques, à nos échecs. Ils se rappellent au souvenir gêné de cette gauche qui n’a pas su être sociale, de cette droite qui ne veut pas l’être, de ces intellectuels qui ne savent pas leur parler, de ces gouvernants qui ne savent pas les entendre. Ce n’est pas un hasard si tant de gilets jaunes expliquent à qui veut les entendre combien ils se sentent humiliés par ce Macron qui les regarde de haut. Et pourquoi eux, à leur tour, ne veulent pas entendre parler des politiques de peur de se faire manipuler. Les Français dans leur ensemble n’aiment plus leurs élus. Mais
80% d’entre eux soutiennent les gilets jaunes. Je ne dirai pas que le jour de la Révolution est venu. Comme historienne, je me méfie des révolutions. Mais je préfère que la colère se fasse entendre, que les cris montent enfin jusqu’à nous, réfractaires à ce mode d’expression brut, désordonné et «coloré», comme diraient les gens bien élevés. Si le mouvement s’essouffle, ce qui risque d’arriver, il aura servi au moins d’avertissement à ceux qui se replient dans les éléments de langage, la rhétorique creuse, la frime politique. Ces voix, même bientôt peut-être assoupies, ne cesseront pas de résonner dans nos oreilles pour nous rappeler que la politique politicarde doit prendre fin et que les intellectuels auraient intérêt à se rapprocher de ces Français qui payent leurs études, leurs livres, leur enseignement, leur temps de réflexion. Macron est là où il est pour faire une politique pour le peuple. Et rien d’autre. Pas seulement pour les riches. Qu’il renonce à l’arrogance, descende de son piédestal, quitte le sol douillet et moquetté de neuf de son joli palais. Tenez, qu’il commande déjà une note sur les sans-culottes de 1792-1793… Ça pourrait l’aider.
Gilets jaunes : crépuscule du parlementarisme ? Alain Bertho, anthropologue
Depuis quelques semaines nous assistons en direct à l’émergence d’une mobilisation politique de type nouveau. Et depuis quelques semaines gouvernement et partis partagent une erreur de diagnostic : cette mobilisation ne serait qu’un cri de colère, un mouvement social spontanée qui verrait sa vérité dans sa seule sociologie. Peuple des campagnes et des petites villes, France des «territoires» oubliés ? Sans doute. Mais surtout et d’abord mobilisation collective durable et populaire bien au-delà des truismes sociologiques. On a ensuite mis en valeur de grands écarts dans les dispositifs idéologiques et les subjectivités politiques mobilisées par les uns et les autres. Sans doute et l’auteur de ces lignes n’a pas été le dernier à le souligner. Il en résulte un grand éventail, parfois contradictoire, qui remonte des collectifs locaux. Qu’est-ce qui fait unité, mobilisation et popularité
? Voilà la question importante. Cette unité est construite sur deux axes forts. Le premier, qui part de la contestation des taxes, déploie en fait le refus de l’injustice et des inégalités qui s’aggravent. Le second est constitué par le refus de toute forme de délégation et de représentation. La mise en place de porte-paroles reconnus est aussi épidermiquement refusée que le fut d’emblée toute médiation partisane ou électorale. Les gilets jaunes se placent en interlocuteurs directs de l’exécutif. Telle est la logique contemporaine de coupure entre l’Etat et les peuples, d’effondrement des formes représentatives de démocratie, d’effondrement, comme on dit, des «corps intermédiaires». La démocratie parlementaire inventée à la fin du XVIIIème siècle semble atteindre des limites historiques que l’explosion des populismes nous raconte d’une autre façon.
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Le populisme électoral qu’il soit de droite ou de gauche est ainsi mis en défaut sur son propre terrain. La revendication très vite posée d’un retour aux urnes apparaît au mieux comme une tentative d’engranger électoralement la colère, au pire comme un moyen de mettre fin à la mobilisation. De Gaulle n’a-t-il pas arrêté Mai-68 en dissolvant l’Assemblée nationale ? Mais le processus électoral délégataire (et dilatoire) a perdu sa crédibilité. La démocratie qui est ici incarnée est une démocratie d’exigence immédiate et une démocratie d’expertise populaire. Les gilets jaunes sont pleinement de leur temps, celui des printemps arabes, des places occupée et des ZAD. Nul ne peut prédire ce qu’ils deviendront. Nul besoin de Nuit debout place de la République : il y a aujourd’hui autant
de «Nuit debout» que de collectifs de blocage. Un récit commun s’y élabore. Une expertise populaire des situations vécues s’y construit. Pourquoi faudrait-il déléguer une once de cette nouvelle puissance à des professionnels du discours d’Etat ? Pour un François Ruffin qui l’a compris et expérimenté, combien de professionnels de la délégation de pouvoir, dans la majorité comme dans les oppositions sont toujours sourds et aveugles ? Les gilets jaunes sont pleinement de leur temps, celui des printemps arabes, des places occupée et des ZAD. Nul ne peut prédire ce qu’ils deviendront. Mais il est sûr que nous serons confrontés à d’autres mobilisations de ce type dans les années à venir. Le crépuscule du parlementarisme ne fait que commencer.
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Gilets jaunes : «Macron démission !» est une revendication sociale Laurent Binet, écrivain
Ce qui compte, c’est le mot d’ordre. A cet égard, «Macron démission !» me semble tout à fait éloquent. Ce n’est pas, on le suppose aisément, pour sa trop grande bienveillance en faveur des migrants que les gilets Jaunes demandent le départ du président. Ce qui caractérise Macron, c’est sa politique antisociale. Par voie de conséquence, «Macron démission !» est une revendication sociale. A partir de là, peu importe qui ils sont, leur cause est juste.
pas l’ISF ? Pourquoi nous et pas eux ? Pensée verticale : le haut et le bas. On ne saurait raisonner davantage en antagonisme de classe.
Ceux qui se découvrent soudain un amour de l’impôt pour ranger dans la catégorie poujadiste le rejet de la taxe diesel me font rire : comme si tous les impôts se valaient. Comme si la TVA et l’impôt sur le revenu par exemple, c’était la même chose. Les Gilets Jaunes ont d’ailleurs parfaitement répondu à cette accusation : pourquoi la taxe diesel et
Un mouvement social n’est pas une boîte de nuit : on ne filtre pas à l’entrée. Ce n’est pas une entreprise : on ne vérifie pas les CV. Ni un dîner de gala : on risque de casser un peu de vaisselle. On connait la formule de Mao, mais voici ce qu’il ajoutait, pour être tout à fait clair : « La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel
Les amoureux des taxes sont toutefois battus en hypocrisie par les délicats qui trouvent le mouvement vraiment trop mal fréquenté. « Sans moi », disent-ils. C’est qu’il ne faudrait pas se mélanger avec n’importe qui. Je crois que pour ceux-là, le temps des révélations est venu.
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une classe en renverse une autre ». Ceux qui pensent qu’après trente-cinq ans de matraquage néolibéral inouï, un changement de paradigme pourrait se faire dans le calme, sont soit des naïfs soit des complices. En matière de violence, comme nous le rappellent tous ces gens qui témoignent sur leurs condition de vie, ce n’est pas eux qui ont commencé. J’ignore si le mouvement va prendre ou, comme ceux qui l’ont précédé, s’éteindre tranquillement après que le gouvernement aura réussi à tenir jusqu’à la phase de pourrissement et la prochaine élection. Mais je sais une chose, tout de même : en matière de violence, comme nous le rappellent tous ces gens qui témoignent sur leurs condition de vie, ce n’est pas eux qui ont commencé.
Alors, oui, c’est entendu, la question écologique est devenue la mère de toutes les urgences. Mais combien de CO2 rejette le moindre vol transatlantique ? Si nous voulons sauver la planète, commençons par nationaliser Total, fermons des aéroports, arrêtons de remplacer le train par le bus et multiplions les petites lignes au lieu de les supprimer, mais ne demandons pas aux pauvres de régler le problème. Pourquoi le feraient-ils ? Pourquoi quelqu’un qui ne sait pas comment tenir jusqu’à la fin du mois devrait-il se préoccuper des décennies à venir ? Par quoi on voit bien que l’urgence dans l’urgence, c’est encore la question sociale, et les barricades sur les Champs sont là pour nous le rappeler, parce que, sans doute, nous avons trop facilement, tous autant que nous sommes, tendance à l’oublier..
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Gilets jaunes : nous touchons ici aux grands événements Thomas Branthome,
historien du droit et des idées politiques
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L’événement est venu. Soudain. Frappant «par surprise» comme l’écrivait jadis Marx de la révolution de février 1848. Éclairant d’une lumière crue toutes les dimensions d’une société en souffrance que d’aucuns ne voulaient ni voir ni entendre. Comme si le temps des hommes, refusant sa domestication par la prétendue «fin de l’histoire», avait soudainement décidé de ressortir « hors de ses gonds » (Shakespeare). Depuis tout le monde le sent : un ressort s’est cassé. La mise en sourdine des structures intermédiaires (partis, syndicats, clivage gauche/droite), d’ordinaire courroies de transmission entre le peuple et le pouvoir, rend les conséquences de cette rupture plus imprévisibles que jamais. Il n’y a qu’à regarder les premières analyses pour s’en convaincre. Les catégorisations hâtives («grogne passagère», mouvement noyauté par l’extrême droite) ont été aussitôt démenties par les faits. Depuis, les tentatives de comparaisons achoppent. Poujadisme ? Les revendications des gilets jaunes par leur demande de «services publics» et de «démocratie réelle» ne peuvent être calquées sur le programme corporatiste et conservateur des émules de Pierre Poujade. Lutte des classes ? La grande hétérogénéité des conditions sociales des participants soumis à des rapports de production divers et l’absence d’une «conscience de classe» rendent l’analogie inopérante. Alors de quoi s’agit-il ?
LE RETOUR DE LA «RÉBELLION FRANÇAISE» La réponse réside dans les faits. Sur le terrain, il est d’abord et avant tout question d’exaspération, d’humiliation et de colère. Il est question d’un «état des lieux social» qui fait consensus : celui d’une situation générale inique, injuste et qui n’est plus supportable. Or, nous savons depuis le Fragment d’un discours amoureux de Roland Barthes que l’on ne sort des situations «insupportables» qu’à partir du moment où l’on formule l’idée que «ça ne peut plus durer». C’est cela que les gilets jaunes donnent à entendre à l’ensemble du pays : le cri d’un refus existentiel de poursuivre la vie en l’état. Littéralement dé-chaîné, c’est-à-dire libéré des chaînes du tabou et de l’autocensure, et mû par ce qu’on pourrait appeler un «retour du refoulé», ce cri de colère tient désormais en tension l’ensemble du pays. Mais on aurait tort de catégoriser cette ire comme une fureur sans issue. Par cette protestation à bras nus, par cette réappropriation de l’espace public (ronds-points, routes, rues, places) qui marquent l’expression d’une contestation à dynamique collective, les gilets jaunes renouent avec le conflit comme force agissante de l’Histoire. Par ce biais, les gilets jaunes reconnectent avec l’habitus ancestral de ce que l’historien Jean Nicolas appelle la « France rébellionnaire » et dont il a étudié les manifestations entre 1661 et 1789. Une
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France dont les «rébellions» ont servi de «processus d’engendrement» vers sa forme républicaine car, écrit Jean Nicolas, « le refus, le non, est par excellence le moment de rencontre entre les volontés individuelles » et « la pression des forces collectives ». Que voit-on durant cette période d’Ancien Régime que nous retrouvons aujourd’hui ? La «vie chère» et l’iniquité d’un régime fiscal qui fait peser le poids des impôts sur une seule partie de la société. Les flambées de violence au moment de l’augmentation des taxes et les «entrelacs de solidarité» qui servent à y «résister». Nous y voyons aussi ce que le terme péjoratif de «jacquerie» élude. Ce que Michelet appelait la mélancolie de l’atelier et « des heures longues », ce que sous l’Ancien Régime on nommait «l’exigence de survie» et qui se formalisera plus tard dans les demandes révolutionnaires sous l’expression de «droit à l’existence». Nous y percevons ce sentiment d’abandon qui érode, cette dégradation du climat relationnel qui noircît les âmes, cette conviction que les élites ne comprennent rien aux misères quotidiennes du «petit peuple». Nous y découvrons comme la souffrance mène à la rage et la rage à la révolte. Comme la violence, ainsi que l’a analysé René Girard, est « contagieuse » durant ces périodes d’émotions populaires, comme
elle se propage à la manière d’un flux électrique et qu’à ce titre on ne peut séparer les émeutiers en catégories bien étanches comme un scientifique séparerait les éléments chimiques dans son laboratoire. On apprend enfin, comme l’a montré Jacques de Saint-Victor dans les Antipolitiques, que dans cet univers, la «politique» (telle que la mettra au monde la Révolution française) n’existe pas, qu’en conséquence les conflits sociaux ne sont pas horizontaux (gauche contre droite) mais verticaux et prennent la forme de révoltes sporadiques et désespérées du «bas» contre le «haut» et des «petits» contre les «grands» (Machiavel). Grand philosophe italien du XVIe siècle, Guichardin désigne ce combat comme celui de la « piazza » contre le « pallazo ». «L’acte III» des gilets jaunes a remis au goût du jour cette tension, mettant aux prises la «place» de l’étoile contre le «palais» de l’Elysée. L’exécutif et la majorité parlementaire ne sont plus seulement jugés inefficaces, ils sont jugés illégitimes. VERS UNE INSURRECTION DESTITUANTE ? Telle est la vérité du moment : la forme particulière du mouvement des gilets jaunes (caractérisée par une dynamique bas contre haut ou peuple contre l’oligarchie plutôt que gauche contre droite)
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est la conséquence de la destruction de l’échiquier politique telle que l’avait forgé l’histoire française à partir de la Révolution. Une destruction causée par des années d’alternance droite-gauche insuffisamment marquée au point de nourrir le sentiment d’une véritable gémellité («tous les mêmes»), le «recentrage» durant les trente dernières années des gauches européennes et la revendication depuis 2017 d’un «nouveau monde» bâti par une formation politique qui a fait du slogan «ni droite ni gauche» son mot d’ordre. La fin de la coupure horizontale du champ politique qui scindait le corps électoral a désormais pour conséquence de le réunifier. Anciens électeurs de gauche et de droite se trouvent unis dans et par leurs oppositions à ce qu’ils appellent «l’élite oligarchique» et par le sentiment que quelle que soit la politique menée «rien ne change». Cette coagulation des forces populaires est sur le point de devenir d’autant plus dangereuse pour le pouvoir en place qu’elle joint à présent à son discours «matériel» (la dénonciation de la vie chère, du pouvoir d’achat trop faible) un discours «constitutionnel» (résurgence de l’idée du peuple souverain, demande de renforcement de la démocratie). À l’aune de ce «discours constitutionnel», l’exécutif et la majorité parlementaire ne sont plus seulement jugés inefficaces, ils sont jugés illégitimes. Cette nouvelle phase de
l’expression gilet-jauniste atteste qu’elle soulève une véritable lame de fond car ce procès en illégitimité et en non-représentativité est également dressé contre l’ensemble des partis de l’opposition. En d’autres termes, nous sommes sur le point de passer d’une crise politique à une crise de régime. C’est ainsi que la France du XVIIIe siècle est passé d’une rébellion («la guerre des farines») à une Révolution. Plus près de nous les journées des 19 et 20 décembre 2001 en Argentine donnent également à voir ce que peutêtre une «insurrection destituante». Sans canaux de transmission propres et sans têtes dirigeantes, le peuple argentin excédé par la crise économique qui durait depuis 1998 prit d’assaut le palais présidentiel et réclama «qu’ils s’en aillent tous» (que se vayan todos), ce que fit le président Fernando de la Rua en démissionnant. Que valait son «état de siège» contre le pouvoir souverain ? Et que vaut aujourd’hui un moratoire ou une suspension temporaire des augmentations du prix de l’énergie si un autre peuple souverain appelle à la « destitution radicale de toute forme institutionnalisée » (Collectif Situaciones) ? Comme le disait Guy Debord : « L’histoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre l’espace au temps vécu ».
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Gilets jaunes : des ronds ? Point ! Paul Chemetov, architecte, urbaniste
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Cette question répétée en boucle et cette réponse, d’un autre temps, résumeraient-elles ce qui se joue chaque jour aux quatre coins du pays et se montre sur les écrans des télévisions familiales : des feux (de joie ?) et des gilets (jaunes !). Il y a quelque temps, Télérama titrait son enquête sur les périphéries contemporaines : «La France moche» ; celle des ronds-points, des supermarchés et des lotissements pavillonnaires. C’est elle qui se retrouve sur le seul espace public de ces non-lieux ou devant les supermarchés, temples de la consommation. Pour être citoyen, il faut acheter. Un nouveau système censitaire se met en place, celui de la démocratie marchande. Bien au-delà du prix de l’essence ou du gazole, c’est la première chose à entendre : nous sommes, nous sommes las, nous sommes là ! Je reste étonné, au-delà de l’entêtement bougon quelquefois exprimé sur les barrages, de la lucidité de beaucoup et de ce que disent les représentants auto-désignés et aussitôt décriés des gilets jaunes, se jouant des pièges que leur tendent les roués qui les interrogent comme ceux qui les surplombent des hauteurs du gouvernement de la France. Le choix du tout routier et du règne organisé des grandes surfaces met en péril les commerces et les emplois du réseau de villes de cette France, que l’on dit profonde, et la prive de ses services publics de proximité.
On ne peut laisser cette pétition dans l’indicible. Soyons politiques avec les gilets jaunes. Mais, par moment, comme dans une partie de cartes, que l’on observerait à l’insu des joueurs, on a envie de crier – comme les enfants au guignol – que veut dire la légitimité d’une majorité issue d’un scrutin majoritaire : un zest de démocratie ? Un pauvre reste d’expression populaire. Ce mouvement ambigu, cette jacquerie qui d’évidence attire aussi les Dupontla-joie, toutes sortes de provocateurs, toutes sortes d’incendiaires et aussi de pilleurs, il faut le politiser. Pour répondre au peuple qui s’affirme tout en cherchant ce qu’il pourrait être, il est aussi nécessaire de repolitiser des partis hors sol et sans mémoire. Politiser ce moment, c’est y participer, sinon cela voudrait dire que le vulgum pécus n’aurait d’autre porte-voix que le Rassemblement national. De cette émotion peut surgir un homme providentiel et les grenouilles choisir leur roi : ein volk, ein reich, ein führer. On ne peut laisser cette pétition dans l’indicible. Soyons politiques avec les gilets jaunes. Comment passer d’une colère sans politique à une politique dépassant la colère ? La politique est une invention et non une évidence. Mais certains, d’évidence, l’apprennent plus vite que d’autres.
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Gilets jaunes « L’Homme providentiel, en France comme en Italie, ça ne marche pas » Alors que bon nombre d’observateurs comparent les gilets jaunes avec ce qu’il a pu se passer en Italie, du Mouvement 5 étoiles à Matteo Salvini, Paolo Ferrero, observateur aguerri des mouvements sociaux italiens, relativise.et éditeur français
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Paolo Ferrero est secrétaire national de Refondation communiste et a été ministre de la Solidarité sociale dans le gouvernement Romano Prodi II. Cette personnalité de la gauche italienne a suivi de près le mouvement des fourches de 2012, qui exprimait la colère de citoyens sur les réseaux sociaux et en bloquant les routes. Ils dénoncaient les taxes, le chômage, le coût de la vie, l’élite, etc. Regards. Comment percevez-vous le mouvement des gilets jaunes depuis l’Italie ? Paolo Ferrero. Bien qu’en France, ce mouvement s’élargisse et porte des revendications intéressantes, les radios et télévisions italiennes n’en parlent presque pas sauf pour montrer les casseurs. C’est une forme de censure des médias gérés par le gouvernement, ou par les grands financiers et l’industrie comme Berlusconi, Fiat, etc. Ils n’ont pas d’intérêt à ce que ce mouvement soit connu en Italie. D’ailleurs, ils ne diffusent que peu les luttes sociales en France ou ailleurs. Avez-vous, en Italie, des mouvement similaires ? En Italie, le mouvement des «fourches» (Forconi) en 2012 et 2013 regroupait paysans, petits artisans, commerçants, etc. Il était très concentré sur la question des taxes et la droite y était très présente alors qu’en France, le mou-
vement est large dans ses revendications et sa composition. À mon sens, ces deux phénomènes ne sont pas identiques. Les gilets jaunes sont avant tout un mouvement social qui a émergé de la société et envoie un message aux politiques néolibérales. Il provient des classes moyennes périphérisées pour lesquelles aucun homme politique ne parvient à arrêter la dégradation de leur niveau de vie et qui ne savent pas jusqu’à où ira cette dégringolade sociale. La vraie question est celle de l’évidente souffrance sociale, pas uniquement des plus pauvres, mais aussi des employés, des classes moyennes, qui voient leur niveau de vie réduit et ne trouvent pas de relais politique. La France comme l’Italie ont eu tendance à chercher un homme providentiel. En France, deux questions ont convergé : une société qui ne fonctionne plus, sans véritable réponse politique ou syndicale ; le constat que Macron n’est pas cet homme providentiel dans lequel avaient été placés les espoirs. Il est devenu un totem ! En Italie, le mouvement 5 étoiles commence à vivre une crise similaire à celle que vit Macron. Nombreux sont ceux qui pensaient que le Mouvement 5 étoiles pourrait changer les choses et qui constatent aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Pour l’instant, Salvini voit son influence augmenter. Mais pour combien de temps ? Les hommes providentiels durent toujours moins ! Berlusconi a duré une dizaine d’années, Monti 6 mois ! Qu’en sera-t-il pour Salvini ou Grillo ?
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Le mouvement Forconi a-t-il irrigué les partis politiques ?
Les revendications des gilets jaunes ont-elles un écho en Italie ?
Il était en dehors de tout cadre classique, en dehors des discussions syndicales. Il était très mélangé. Il a irrigué le Mouvement 5 étoiles ou encore la Ligue du Nord. Au début, Berlusconi a proposé de rencontrer les leaders du mouvement Forconi. Puis il a renoncé considérant ce mouvement comme trop anti-institutionnel. Quant à la gauche italienne, avec ses divisions historiques, elle n’a pas fait face. Quand Monti est arrivé au pouvoir, il était très favorable à l’austérité et nous étions ses seuls opposants. Nous étions bien placés dans les sondages en tant que «Fédération de la gauche» (Federazione della Sinistra). Mais, pendant l’été, le Parti des communistes italiens a recommencé à discuter avec le Parti démocrate pour constituer des alliances électorales et il a détruit la Fédération de la Gauche. Du coup a été brûlée la possibilité de construire, contre le gouvernement Monti, un point de vue de gauche clair et unitaire. Nous n’avons pas capitalisé sur ce mouvement. Et Grillo qui, au départ, n’était pas contre Monti car il était un homme de la société civile, s’est retourné contre lui quand il a pris de dures mesures. En 2013, il était au niveau de la Fédération de la gauche. Il a grimpé après la fin du gouvernement Monti et après le mouvement Forconi.
Elles sont potentiellement très populaires en Italie ! Mais le problème est qu’actuellement, l’Italie vit dans un sentiment d’impuissance et d’attente des actions gouvernementales. Nous nous trouvons dans une autre phase du cycle de psychologie sociale. Il me semble que la France vit la baisse de la confiance en Macron quand en Italie, la confiance dans le gouvernement dure encore. « La droite a une facilité, celle de parler de nationalisme, alors que la construction d’une identité populaire est d’autant plus difficile qu’elle a été détruite par le néolibéralisme. » Y a-t-il un mouvement de protestation contre l’Union européenne ? L’entité européenne vit une crise évidente. L’UE se développe sur des politiques néolibérales très dures mais que beaucoup de personnalités politiques ne veulent pas dépasser. La droite a beau jeu de mener une bataille sur le souverainisme. Pour moi, il faut mener la bataille contre les politiques néolibérales et contre le racisme et le nationalisme. Pour l’instant, la droite a une longueur d’avance ; elle prétend avoir cherché des solutions, qui n’ont
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pas forcément marché, et propose de retourner à la nation, au concept de la race blanche. Elle utilise fondamentalement une attitude réactionnaire. L’enjeu, à gauche, est donc de construire une lutte sociale qui ne repose pas seulement sur des enjeux de classes, mais à laquelle il faut adjoindre la question des périphéries, des espaces sociaux marginalisés ou qui craignent de l’être. L’analyse de classes, nécessaire, ne suffit pas : il y a des problèmes de perception. C’est autour de ces éléments qu’il convient de construire une proposition politique. Il faut reconstruire une dialectique qui repose sur une confrontation avec les «élites», les financiers, etc. L’appel de la CGT à unifier les luttes me paraît important. Comment répondre à ces mouvements ? Tout d’abord, pour moi, il est important de ne pas s’opposer à ce mouvement. Un mouvement ne peut pas se développer de façon linéaire. Mais derrière la demande sociale, comment construire un projet ? Comment redistribuer les richesses de façon radicale ? Cela passe par des formes d’organisation à l’échelle locale et des formes de participation publique en dehors des partis politiques traditionnels. Il faut les maintenir mais construire aussi des rassemblements plus larges qui
reposent sur l’antiracisme, par exemple. La question la plus importante est celle de l’organisation car l’activité politique traditionnelle ne touche pas beaucoup de monde. Jusqu’alors, après la Deuxième guerre mondiale, la gauche a engagé ses luttes dans un contexte où le développement augmentait les possibilités. Désormais, le problème est de construire des luttes dans un contexte où il n’y a ni développement ni médiation politique. Tous les instruments utilisés par la gauche (syndicat, action parlementaire, etc.) pour améliorer la situation des peuples sont aujourd’hui affaiblis dans le cadre néolibéral. Il faut donc inventer de nouveaux instruments pour avoir une politique de gauche. La droite a une facilité, celle de parler de nationalisme, alors que la construction d’une identité populaire est d’autant plus difficile qu’elle a été détruite par le néolibéralisme.
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Gilets jaunes : la colère populaire n’est jamais élégante Rokhaya Diallo,
journaliste, réalisatrice, écrivaine et chroniqueuse
« Le jour où le peuple se réveille vous allez prendre cher. Racailles ! On a le sentiment qu’aller voter. C’est choisir par lequel d’entre vous on veut se faire entuber. Racailles ! Républicains ou PS, rangez vos promesses dans vos sacs Hermès. Racailles ! Vous n’avez jamais connu la précarité. Vous vivez à l’écart de nos réalités. Racailles ! [...] On cotise pour des retraites qu’on ne verra peut-être jamais. Tout l’argent qu’on fait rentrer vous nous le reprenez. Racailles ! Chaque fin de mois à découvert. On a l’impression d’être esclave du système bancaire. Racailles ! » Ce morceau du rappeur Kery James écrit en 2016 pourrait être l’hymne des gilets jaunes qui depuis près de trois semaines bousculent toutes les certitudes. Dès leurs premières apparitions les gilets jaunes ont choqué. Les images d’ignobles agressions homophobes et racistes ont circulé sur les réseaux sociaux présen-
tant un visage repoussant d’un mouvement dont l’étendue était pourtant bien plus vaste que ces graves incidents. Mais comment peut-on être étonné de voir les gilets jaunes traversés par les tensions qui traversent la France ? Condamner ces expressions ne doit pas disqualifier un mouvement dont l’ampleur constitue probablement un tournant historique. La classe politique, tenue à l’écart d’un mouvement social d’une envergure remarquable ne peut que constater impuissante la formulation d’une colère trop longuement contenue face à des gouvernements successifs qui décennie après décennie ont démantelé les termes du pacte social. L’incapacité des gouvernants à assurer aux citoyennes et citoyens le minimum leur permettant de vivre dignement, alors que notre pays se présente arrogamment parmi les pays les plus riches du globe, n’est plus tolérable.
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Les politiques néolibérales initiées dans les années 1980 ont frappé en premier lieu les anciennes colonies en y créant des poches de grande misère. Il y a dix ans, les prémices de cette colère populaires se sont exprimés en Guadeloupe et en Martinique, lors des grandes grèves contre la vie chère menées entre autres par le LKP du syndicaliste Eli Domota. A l’époque, c’est un regard condescendant qui s’est posé sur les manifestants, perçus comme des fainéants , des profiteurs de la République. Pourtant ils étaient des gilets jaunes avant l’heure. La violence quotidienne, l’exclusion, la précarité, l’humiliation constituées par des conditions sociales dégradées peuvent difficilement se traduire dans une formulation paisible et polie. L’an dernier, c’était au tour des Guyanaises et les Guyanais de révolter éga-
lement contre le saccage des services publics. De la même manière, c’est une indifférence polie qui a accueilli ces lointaines manifestations. Au lieu de constituer une alerte nationale, ces mobilisations ont été placées à distance, comme d’exotiques fantaisies ne méritant pas d’attention particulière. Et finalement, le caractère insupportable de ces logiques économiques exploser inexorablement au visage de la France hexagonale. Il n’est désormais plus possible de les ignorer. Quand un peuple privé du minimum lui permettant de vivre dignement s’insurge, il ne faut pas attendre de la protestation qu’elle prenne une forme élégante. La violence quotidienne, l’exclusion, la précarité, l’humiliation constituées par des conditions sociales dégradées peuvent difficilement se traduire dans une formulation paisible et polie.
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Gilets jaunes : nos échecs répétés ont beaucoup affecté notre crédibilité Bernard Friot, économiste
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On ne peut pas imputer le déphasage des partis et syndicats de gauche avec le mouvement des gilets jaunes à la seule difficulté de relations avec les catégories populaires. Elles sont réelles mais il y a des militants populaires au Parti communiste et à la CGT ! Et d’ailleurs les relations sont également difficiles avec les alternatifs qui créent des entreprises sur un mode non capitaliste, alors qu’ils sont sociologiquement proches des adhérents de nos organisations. Je suis au parti communiste et je pense au gâchis provoqué par l’incapacité de mon parti à soutenir les initiatives de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, pour m’en tenir à ce seul exemple. Nos organisations, sur la défensive et en échec depuis des décennies sur leur terrain, celui de la lutte des classes sur le travail, ont perdu pied. Nous sommes porteurs d’une tradition révolutionnaire qui a été particulièrement mobilisatrice et efficace jusque dans les années 6070 (mais déjà le déphasage de 68 signalait la difficulté) et qui depuis patine. Nos échecs répétés devant les fermetures d’entreprises et de services publics ou face à l’imposition d’un management inhumain, notre impuissance à faire bouger une production aberrante du point
de vue écologique et anthropologique, tout cela a beaucoup affecté notre crédibilité. L’exaspération des gilets jaunes a son fondement dans l’impuissance sur le travail : réjouissons-nous d’une mobilisation qui rompt avec le sentiment d’impuissance qui a tellement nuit aux mobilisations que nous avons impulsées sur l’emploi ou les salaires ! Il n’y a aucune maîtrise possible de la qualité de la production et de la distribution des richesses sans maîtrise du travail et de ses outils. Le Parti communiste doit se reconstruire sur la question de la souveraineté des travailleurs sur le travail. Il s’agit, sur chaque lieu de travail, d’impulser l’auto-organisation des travailleurs de sorte qu’ils refusent effectivement de travailler sur des objets et selon des modalités qu’ils désapprouvent, et qu’ils imposent leur pratique du travail. Cela passe par la conquête de la propriété des entreprises, qui doit devenir, avec la détermination à ne travailler que comme nous l’entendons, notre obsession militante. Il n’y a aucune maîtrise possible de la qualité de la production et de la distribution des richesses sans maîtrise du travail et de ses outils.
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Gilets jaunes : tout est possible, même le pire Pierre Khalfa,
co-président de la Fondation Copernic
Parti de quartiers populaires des métropoles et de déserts ruraux ou périphériques, le mouvement des gilets jaunes est pour l’essentiel le fait de personnes qui n’avaient pas l’habitude de se mobiliser et qui, pour la plupart, ne sont pas issues d’une tradition syndicale ou politique de gauche. On pouvait donc craindre les tentatives d’instrumentalisation de l’extrême droite et de la droite extrême, ce d’autant plus qu’ont eu lieu plusieurs dérapages homophobes ou racistes. La dynamique du mouvement et son élargissement ont relativisé cet aspect, même s’il n’a pas totalement disparu. Dans le maelstrom des revendications, deux aspects dominent, la question de la justice sociale couplée à la justice fiscale et celle de la démocratie. Mais c’est surtout le refus du mé-
pris d’un pouvoir arrogant qui dénie aux classes populaires le droit même de dire leur mot sur leur avenir. Mouvement auto-organisé, partant du bas et basé essentiellement sur la proximité géographique, il a pris de court les organisations syndicales par nature méfiantes devant un tel processus. De plus, elles ont subi nombre de défaites depuis des années et ont été incapables de mettre en œuvre une stratégie adaptée au refus par les classes dirigeantes de tout compromis social dans un contexte dominé par le capitalisme financier néolibéral. Le mouvement syndical était donc désarmé devant une situation qu’il ne pouvait prévoir et qu’il ne comprenait pas. Il a attendu de voir pour saisir ce qu’y jouait. Si la jonction s’est faite dans
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quelques endroits, elle est encore loin d’être généralisée et la suspicion règne toujours de part et d’autre. Ce mouvement marque une étape supplémentaire, probablement décisive, dans la reconfiguration du champ social : il confirme que des mobilisations d’ampleur peuvent maintenant se dérouler sans que le mouvement syndical ou associatif – que l’on pense à la mobilisation sur le climat – en soit à l’initiative. Ces mobilisations sont imprévisibles car basées au départ sur des initiatives individuelles qui peuvent, ou pas, rencontrer un écho. Elles demandent de la part des organisations traditionnelles une souplesse et une capacité de réaction inédite. Quant aux forces politiques de gauche, qui ont pourtant peu ou prou soutenu ce mouvement, elles n’y ont pas pesé faute de crédibilité suffisante et sans doute de pouvoir s’y investir réellement. La crise politique naît de la division du pouvoir, quand des failles commencent à apparaître et quand ceux qui dirigent semblent n’avoir aucune prise sur ce qui se passe. Les gilets jaunes ont réussi à ouvrir une crise politique majeure, apparaissant d’autant plus comme un mouvement de fond dans la société qu’il ne se manifestait pas par les canaux habituels de la contestation sociale. Ce qui crée une crise politique, ce n’est pas le soutien de la population, ni l’ampleur des mobilisations, d’autres mouvements sociaux ont aussi été fortement soute-
nus et ont été beaucoup plus massifs. La crise politique naît de la division du pouvoir, quand des failles commencent à apparaître et quand ceux qui dirigent semblent n’avoir aucune prise sur ce qui se passe. Nous sommes aujourd’hui dans cette situation. Le gouvernement pouvait espérer que les actes de violence allaient affaiblir notablement le soutien aux gilets jaunes, d’où d’ailleurs une gestion policière qui pose question. Ce n’est pas ce qui s’est passé. La violence des manifestants a pu apparaître comme légitime car répondant à l’intransigeance du pouvoir et ce, malgré la présence de groupes venus spécifiquement pour s’affronter aux forces de police. Au lieu de sortir renforcé de cet épisode, le gouvernement est apparu dépassé par les événements et incapable de gérer quelques milliers de manifestants. Mais toute crise politique se dénoue à un moment donné. Il est aujourd’hui difficile de savoir quelle en sera la conclusion. Les gilets jaunes seront-ils rejoints dans l’action par d’autres, notamment dans la jeunesse ? La situation va-t-elle déboucher sur une crise institutionnelle ? Un mouvement syndical reprenant l’initiative, une alternative à gauche revigorée, l’extrême droite tirant les marrons du feu… à moins que cela ne débouche sur un mouvement cinq étoiles à la française ? A l’heure où ces lignes sont écrites tout est possible, même le pire.
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Les gilets jaunes ont acquis la libertÊ d’exister Philippe Panerai, architecte-urbaniste
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Que dire après un week-end de confusion marqué par des violences complaisamment mises en scène ? Une évidence d’abord : inconnus il y a un mois, les gilets jaunes sont aujourd’hui porteurs d’une question qui domine la politique française, celle d’une certaine forme d’égalité, voire même de fraternité pour reprendre les termes de notre devise nationale. Ils déjà ont acquis la liberté, celle d’exister, de se reconnaître, de se rassembler. Bien sûr il y a eu des violences et des dégâts, insupportables, condamnés par la plupart d’entre-eux et dont il faudra bien un jour se demander comment ils proviennent. La maire du XVIème arrondissement, peu suspecte de sympathie gauchiste, déplore que la préfecture de police ne l’ait pas écouté pour prévenir ce qui, disait-elle, était absolument prévisible.
Mais la question n’est pas là. Les gilets jaunes disent tout haut ce que beaucoup pensent : que notre monde est entré dans une spirale infernale où seul compte le profit, un profit maximum à court terme, et où plus aucune morale n’existe quand il s’agit d’y parvenir. Des millions de Français sont à 50 ou 100 euros pour finir le mois quand quelques grands patrons qui ont, sous prétexte de rationalité, mis au chômage 600 ou 3000 salariés empochent, leur sale boulot achevé, des parachutes dorés qui se comptent en millions d’euros et l’exhibent. Voilà ce que disent les gilets jaunes, et voilà pourquoi 84% des Français les regardent avec sympathie. Sans doute la réponse n’est pas facile, mais le silence du pouvoir est lugubre..
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Gilets jaunes : une colère qui mérite une réponse collective à gauche Thomas Porcher, économiste
Farid Benlagha, producteur
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La colère des gilets jaunes était prévisible, elle trouve sa source dans la mise en place depuis plus de vingt ans de politiques économiques profitant à une minorité et fragilisant le plus grand nombre (les classes moyennes et modestes). La promesse des élites faite au peuple n’a pas été tenue, cette colère, si elle n’est pas prise en compte à sa juste mesure, pourrait être dramatique électoralement. La politique libérale, de droite comme de gauche et même des deux réunis, est à bout souffle, il faut une réponse politique à la hauteur et un changement radical du mode de régulation de notre économie. La liste des promesses non tenues pour la majorité de la population est longue. Il y a d’abord eu celle d’une «mondialisation heureuse» qui devait profiter à tous. Mais le libre-échange n’a en réalité que favorisé les cadres et a mis en concurrence les employés et les ouvriers des différents pays qui assistaient dans le meilleur des cas à la pression à la baisse de leur salaire et dans le pire à la délocalisation de leurs activités vers des pays, parfois européens, où le coût du travail y était plus faible. En France, ces fermetures d’usines ont condamnées des régions entières. Pourtant, aucune politique publique n’a été mise en place pour empêcher ces délocalisations ou pour assurer plus de sécurité à ces perdants de la mondialisation. Bien au contraire, les collectivités territoriales ont fait face à une baisse drastique de leurs dotations, les prestations sociales ont été de plus en plus rabotées, le traitement
politique à leur égard de plus en plus méprisant faisant reposer l’ajustement des ces déséquilibres macroéconomiques sur l’individu sommé d’être plus mobile, plus adaptable et en constante formation. Une forme de connivence s’est même installée entre les grandes patrons et les politiques, les uns retardant la fermeture des usines avant les élections, les autres se déplaçant pour promettre monts et merveilles, puis… Rien. Lâchées par l’Etat et jugées trop coûteuses pour leurs entreprises, des millions de vies ont été broyées. Dans l’indifférence générale, des pans entiers de notre industrie ont disparu. Il y a eu ensuite celle de la déréglementation des marchés financiers qui devait permettre l’investissement et, in fine, l’emploi mais qui a plutôt contribué au développement des produits financiers, les mêmes qui ont provoqué la crise de 2007 aux Etats-Unis dont certaines régions françaises ne se sont toujours pas remises. La finance a également encouragé la gestion actionnariale des entreprises donnant la part belle aux actionnaires, faisant porter encore une fois l’ajustement sur les salariés, justifiant les «lois travail», facilitant les licenciements pour pouvoir ajuster la masse salariale aux aléas de la conjoncture économique et garantir des niveaux de profits constants aux actionnaires. Enfin, l’Union européenne a été et reste le véhicule d’une politique libérale et austéritaire qui casse le modèle social
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français c’est à dire l’ensemble des institutions et des législations ayant pour but de protéger les Français contre les aléas de la vie, à savoir la sécurité sociale, le droit du travail, le salaire minimum, les allocations chômage, les aides sociales et l’accès à l’éducation et aux soins. Les politiques appliquées ces vingt dernières années ont été un véritable rouleau compresseur pour les classes moyennes et pauvres. Les chiffres parlent d’eux mêmes. Selon ATD Quart Monde, entre 2000 et 2014, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (40% du revenu médian) a augmenté de 43,6% en France. A l’autre bout, les plus riches ont vu leur revenu augmenté plus vite que la majorité des français et ont bénéficié, en même temps, de cadeaux fiscaux. Les travaux de Thomas Piketty sur les inégalités montrent qu’entre 1983 et 2015, le revenu moyen des 1% les plus aisés a progressé de
100% contre à peine 25% pour le reste de la population. Et c’est à ces mêmes 1% que Macron a offert une réforme de l’ISF leur permettant d’obtenir quasiment 4 milliards de baisses d’impôts. Il en va de même pour les multinationales qui profitent d’une profusion de niches et d’avantages fiscaux leur permettant d’échapper à l’impôt et amenant à cette situation complètement folle où les PME françaises ont une pression fiscale plus forte que les entreprises du CAC 40. Le chantage au départ des plus riches (individus comme entreprises) a accouché d’un système où les plus modestes (salariés comme entrepreneurs) paient l’impôts, quand les plus fortunés y échappent. Au final, ces cadeaux fiscaux aux plus riches entraînent des manques à gagner en termes de ressources fiscales qui sont compensées par des taxes sur la consommation qui aggravent les inégalités (car elles pèsent plus sur le budget des ménages modestes que
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sur les aisés) et des coupes sur les dépenses publiques (gel des retraites, des prestations sociales, économies sur les APL, etc.) Pour les classes moyennes et modeste, c’est la triple peine : des salaires compressés par la logique actionnariale et la mondialisation, des impôts qui augmentent sur les biens de consommations et une protection sociale qui diminue.
pose d’aller encore plus loin dans cette logique. Les solutions proposés par le gouvernement pour sortir de cette crise comme le moratoire sur les taxes est ridicule car outre le fait qu’il ne permet en rien d’améliorer la situation actuelle des français (il s’engage juste à ne pas la dégrader plus dans les 6 mois), il ne s’attaque pas au cœur du problème : les dérives du capitalisme libéral.
La réponse à la crise ne peut donc qu’être politique et elle doit se faire sur un programme de changement radical.
La réponse à la crise ne peut donc qu’être politique et elle doit se faire sur un programme de changement radical. Il faut en finir avec le capitalisme de Thatcher-Reagan et proposer un nouveau mode de régulation de l’économie qui soit plus égalitaire et plus écologiste. Toutes les forces de gauche doivent s’allier sur un programme ferme de rupture à gauche, prendre le pouvoir et casser cette spirale destructrice. Si elle n’est pas à la hauteur, d’autres forces s’empareront de cette colère..
Les conséquences de ces politiques sont là, présentes dans notre vie de tous les jours : les fins de mois difficiles, les prestations sociales et les retraites au rabais, le manque d’infrastructures de transports, le manque de moyens et de personnels dont se plaignent les pompiers, le corps médical et l’éducation nationale. Le programme de Macron pro-
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Gilets jaunes : « M. Foulon a été pendu hier par arrêt du peuple » Olivier Tonneau, Enseignant-chercheur à l’Université de Cambridge et membre de la France Insoumise
« M. Foulon a été pendu hier par arrêt du peuple. »1 Depuis que j’ai lu cette phrase, elle me fascine. Elle apparaît au bas d’une lettre de Maximilien Robespierre à son ami Buissart datée du 23 juillet 1789, dans laquelle il raconte la Révolution qui a déjà « fait voir en peu de jours les plus grands événements que l’histoire des hommes puisse présenter ». Contrairement à ce qu’on lit partout, Robespierre n’avait nullement pêché dans les livres une vision naïvement idéalisé du peuple. Dans un Discours sur les peines infamantes composé en 1784, il dénonce, au contraire, l’abjection dans laquelle l’ont plongé les préju-
gés : « Voyez comme le peuple se méprise lui-même à proportion du mépris qu’on a pour lui »2. Je crois que c’est le 17 juillet 1789, quand les Parisiens escortèrent le roi à Paris qu’il a découvert le peuple comme acteur de l’histoire. « Il est impossible d’imaginer un spectacle aussi auguste et aussi sublime. Figurez-vous un Roi au nom duquel on faisait trembler la veille toute la capitale et toute la Nation, traversant [...] une armée de citoyens rangés sur trois files [...] parmi lesquels il pouvait reconnaître ses soldats, entendant partout crier vive la Nation, vive la Liberté, cri qui frap-
1. Maximilien Robespierre, Œuvres, Tome III : Correspondance de Maximilien et Augustin Robespierre, Société des Etudes Robespierristes, Paris 2011, p. 50. 2. Maximilien Robespierre, Œuvres, Tome I : Robespierre à Arras. Les Œuvres littéraires en prose et en vers. Société des Etudes Robespierristes, Paris 2011, p. 59. Regards | 40
pait pour la première fois ses oreilles. Si ces grandes idées n’avaient pas été capables d’absorber l’âme toute entière, la seule immensité des citoyens non armés qui semblaient amoncelés de toutes parts, qui couvraient les maisons, les éminences, les arbres mêmes qui se trouvaient sur la route, ces femmes qui décoraient les fenêtres des édifices élevés et superbes et que nous rencontrions sur notre passage [...] ; toutes ces circonstances et une foule d’autres non moins intéressantes auraient suffi pour graver à jamais ce grand événement dans l’imagination et dans le cœur de tous ceux qui en furent les témoins ».3 Moi non plus, je n’idéalise pas le peuple. Quand s’est lancé le mouvement des Gilets jaunes, j’ai partagé les craintes qui partout s’exprimaient d’un mouvement d’extrême droite. Mais en écoutant les paroles de ces personnes qui toutes se disent fièrement «le
peuple», j’ai été frappé de leur intelligence et de leur générosité. Certes, il y a des exceptions sordides ; mais je crois que le courage politique autant que la fraternité interdisent aujourd’hui de croire que l’exception infirme la règle. Les scrupules théoriques de l’intellectuel seraient ratiocinations de demi-savant qui oublie que l’événement, par nature, déjoue les pronostics : en révolution comme en tout, l’ultime effort de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpasse. Et si je suis choqué parfois par ce peuple qui, il faut l’avouer, ne parle ni ne mange ni ne se meut toutà-fait comme moi, je dois choisir mon camp. C’est ce que Robespierre a fait face aux violences qui ont émaillé les débuts de la révolution, auxquelles il n’a pas trouvé de place dans sa lettre et qu’il ne mentionne qu’après les salutations d’usage, d’un souffle et sans commentaire.
3. Maximilien Robespierre, Œuvres, Tome III : Correspondance de Maximilien et Augustin Robespierre, Société des Etudes Robespierristes, Paris 2011, p. 45-46.
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Gilets jaunes : un mouvement populiste, une crise de régime, un débouché politique incertain Christophe Ventura,
rédacteur en chef du site Mémoire des luttes et chercheur en relations internationales
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Un cyclone traverse la France. Surgis en dehors des partis politiques, des organisations syndicales, mais également de toutes les vagues de mouvements sociaux et de leurs acteurs qui ont scandé l’histoire des vingt-cinq dernières années de notre pays, les gilets jaunes ont fait irruption sur la scène nationale avec l’énergie d’une force sociale brute alimentée par l’accumulation longue des colères populaires contre le pouvoir – ses abus répétés contre leurs conditions de vie et ses faveurs ostentatoires et permanentes pour lui-même et ses amis. Cette force est rapidement devenue mouvement à mesure qu’elle s’est enracinée et développée (à de nouvelles personnes et à de nouveaux secteurs militants, syndicaux et de la jeunesse significatifs), et qu’elle a ouvert un espace d’élaboration revendicative élargi. Dans sa nature, ce mouvement est typiquement caractéristique de la situation «populiste». En effet, à partir d’une révolte inaugurale spécifique (contre la taxe sur les carburants), mais sans bases idéologiques prédéterminées, il articule et politise progressivement – émergence d’un «nous» actif contre un «eux» ciblé – une série de demandes démocratiques et sociales hétérogènes existantes dans la société (souveraineté populaire, justice fiscale et sociale, services publics, pouvoir d’achat, emploi, etc.), non prises en charge par l’Etat et les structures représentatives.
Constitués autour des franges populaires des classes moyennes lésées, détroussées et humiliées par trentecinq ans de politiques néolibérales impulsées par des gouvernements de gauche comme de droite en faveur des intérêts des classes dominantes et dirigeantes – l’oligarchie –, les gilets jaunes incarnent fiévreusement un moment de crise démocratique. Puissants dans les territoires français dévitalisés par la mondialisation, ils révèlent la désaffiliation de la population avec ses organisations et institutions de représentation habituelles et annoncent l’arrivée ou l’éclatement d’une crise de régime. Mouvement destituant («Macron démission») situé en dehors des cadres politiques et sociaux antérieurs, il est le négatif incandescent d’un système politique et de pouvoirs arrogant incapable, prisonnier qu’il est d’un système économique et financier international en crise qu’il a contribué à bâtir et qu’il défend, de solutionner les problèmes concrets de secteurs entiers de la population. De «destituant», ce mouvement pourra-t-il devenir porteur d’un projet politique intégral ? Ses membres rejoindraient-ils alors l’offre politique contestataire existante – de gauche ou de droite – pour le faire advenir ? Ou décideront-ils de s’auto-instituer en nouveau mouvement politique ?
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Ce mouvement présente déjà un premier bilan provisoire et indique la profondeur de la crise multiforme (économique, sociale, démocratique) qui traverse la France et, au-delà, toutes les sociétés européennes. Tout d’abord, il a replacé au cœur de l’agenda politique national la question sociale (y compris dans son articulation avec la question environnementale) et démocratique (qui décide, et pour qui ?). Ce faisant, il ouvre une nouvelle bataille indécise entre des réponses «de gauche» – justice, égalité, approfondissement démocratique – et «de droite» – baisse des impôts et des dépenses publiques, liberté économique sans entraves, régime bonapartiste – à ces questions. L’orientation du mouvement vers un type de réponses ou un autre précisera sa véritable nature politique. Ensuite, il a obligé le gouvernement a reculer partiellement (moratoire sur la hausse des taxes sur les carburants pendant six mois et suspension de la hausse du tarif de l’électricité jusqu’à mai 2019) devant sa détermination, rappelant la puissance du mouvement populaire organisé. Mais ce mouvement est d’ores et déjà confronté à de nouvelles questions, et en pose également aux forces politiques existantes, notamment à gauche. Sa co-
hérence, son élargissement et son endurance dépendront de sa capacité à s’organiser et à conserver le soutien d’une majorité de français. Où le mènera ce processus incertain ? De «destituant», ce mouvement pourra-t-il devenir porteur d’un projet politique intégral (projet de société, action institutionnelle) ? Ses membres rejoindraient-ils alors l’offre politique contestataire existante – de gauche ou de droite – pour le faire advenir ? C’est peu probable. Décideront-ils alors (tous ou une partie d’entre eux, divisant ainsi le mouvement) de s’auto-instituer en nouveau mouvement politique s’inspirant de l’expérience pionnière du Mouvement 5 étoiles en Italie ? Le mouvement des gilets jaunes en présente déjà quelques caractéristiques (base sociale ; transversalité idéologique ; défiance contre la classe politique, les partis de gauche et de droite, l’Etat ; mode d’organisation ; exigence de démocratie directe ; espace de catharsis collective, etc.). Une telle perspective bouleverserait à coup sûr les équilibres et l’avenir politiques de la France. Mais constituerait-elle spontanément une bonne nouvelle pour les forces de gauche agissantes aujourd’hui dans le champ politique national ? Quelle stratégie peuvent-elles d’ores et déjà développer face à une telle éventualité ?
Gilets jaunes : et si nous rĂŠinventions la dialectique ? Dominique Vidal, journaliste et historien
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Une caractéristique me frappe – comme simple citoyen – dans la couverture médiatique du mouvement des gilets jaunes et plus encore dans l’attitude de nombre de responsables politiques à son égard : c’est l’incapacité à traiter le phénomène dans sa diversité et ses contradictions. Pour les uns, les gilets jaunes sont les nouveaux héros de la révolte sociale, dont rien, absolument rien, ne viendrait entacher l’action. Et pourtant d’innombrables témoignages attestent de graves dérapages : violences, réflexions racistes et islamophobes, agressions homophobes, etc. Sans parler des pillages et des destructions commis à Paris et dans plusieurs autres villes. Ces faits sont-ils étonnants, vu l’état de la gauche et du mouvement ouvrier, et, plus généralement, la perte de traditions de lutte organisées et donc démocratiques ? Évidemment non : l’affaissement idéologique, politique et organisationnel des forces progressistes facilite les dérives populistes et les manipulations d’extrême droite. Avec toutes leurs limites, les gilets jaunes incarnent et polarisent une sorte de soulèvement populaire contre l’austérité macronienne.
Faut-il pour autant se tenir à distance d’un mouvement «impur» et opposer non sans quelque mépris fins de mois et fin du monde ? Ce serait suicidaire : avec toutes leurs limites, les gilets jaunes incarnent et polarisent une sorte de soulèvement populaire contre l’austérité macronienne, avec sa fiscalité injuste, sa précarisation généralisée, son chômage persistant, sa pauvreté en pleine explosion. Si l’écologie apparaissait comme vecteur ou prétexte du néolibéralisme, elle n’aurait aucune chance de convaincre. Bref, comme l’a bien souligné Nicolas Hulot lui-même, seul un accompagnement social des mesures pour la défense de la planète permettra la mise en œuvre de celles-ci. Mais il serait tout aussi suicidaire de taire toute critique, au risque de laisser le champ libre aux forces les plus dangereuses qui, en France comme ailleurs, se fixent pour but la prise du pouvoir. À cet égard, la complaisance de certains leaders, singulièrement Jean-Luc Mélenchon, est particulièrement frappante. Et si nous réinventions la dialectique ?
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Gilets jaunes : la République en marge Arnaud Viviant,
critique littéraire, écrivain, éditeur
Depuis quelques semaines, les journalistes de radiotélévision ont un nouveau tic de langage. Pour tout et n’importe quoi, ils ne cessent d’utiliser l’expression «en marge». «En marge du G20», «en marge de l’accord sur le climat», «en marge de l’hémicycle», «en marge de cette affaire», etc. On pense à la fameuse phrase de Godard : « C’est la marge qui tient la page ». Et bien sûr, ces jours derniers, plus que jamais, le désormais fameux : «En marge de la manifestation». Parfois de façon funeste. Par exemple : «En marge de la manifestation on apprend la mort à Marseille d’une octogénaire à la suite d’un tir de grenade lacrymogène». La vérité, c’est que cette malheureuse était en train de fermer ses volets pour échapper aux fumigènes quand un tir de CRS, qui y avait sans doute vu une fenêtre de tir, l’a frappé. Elle n’a pas survécu à ses blessures. Elle n’était pas en marge de la
manifestation, cette pauvre femme, elle est au contraire la pure manifestation de la manifestation. Elle en est, parlons d’elle au présent, son cœur-même. Cette vieille Marseillaise dit que la France est le seul pays d’Europe où les forces de police utilisent des armes quasi létales pour le maintien de l’ordre. Ne commettons pas l’erreur, fort justement dénoncée en son temps par Pasolini, d’incriminer gendarmes et policiers. Ce sont des prolétaires deux fois condamnés : à la pauvreté et à l’obéissance aveugle. Mais il se peut qu’un jour, à leur tour, ils cessent de tuer et déposent les armes. Les gilets jaunes, c’est la République en marge. En marge de la transition écologique, en marge de la Start up nation, en marge de la politique, en marge des syndicats, en marge de l’extrême gauche, en marge de l’extrême droite, en marge des institutions, en marge des trottinettes électriques et des voies sur berge. «Mort
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à crédit», ils ne l’ont pas tous lu, mais ils voient bien le truc. Ils subissent les politiques d’austérité et les directives européennes depuis tant d’années. Eux aussi se sont rêvé modernes. Eux aussi ont voulu y croire, et sans doute même plus que tous les autres réunis. En 2008, sous peine d’amende pouvant aller jusqu’à 135 euros, une directive leur impose d’être muni dans leur voiture d’un gilet jaune, estampillé CE : Communauté Européenne. Au passage, on aimerait bien savoir qui les fabriquent, ces gilets qui réfléchissent, dans quelle usine de quel continent. En 2019, une autre directive leur imposera un nouveau contrôle technique, payant, pour leur véhicule. S’il n’est pas conforme, la voiture peut être immobilisée sur le champ. Il y a des gens qui vont la peur en ventre faire contrôler leurs bagnoles. On limite la vitesse à 80 km/h et on ferme une maternité de proximité dans l’Indre. Cela fait un peu de bruit, des femmes occupent pacifiquement le bâtiment, mais rien. On envoie la troupe. La République en marche ou crève.
marges. Alors oui, il est très réussi ce cinquantenaire de Mai 68. A ceci près que si ce dernier était un soulèvement de la jeunesse, le mouvement des gilets jaunes est au contraire un soulèvement de la vieillesse. Celles et ceux qui aujourd’hui bloquent des ronds-points, des péages d’autoroutes, qui composent nuit et jour des barrages filtrants et montrent de facto que «l’uberisation du monde», comme on dit, ce n’est pas pour eux, ni maintenant ni même demain. Eux le savent : ils ne seront pas là pour commémorer dans cinquante ans décembre 2018. Ils ne fanfaronneront pas sur les plateaux en crachats sur la révolte. Et c’est ce qui rend les gilets jaunes, au jour d’aujourd’hui, et gare à celle ou celui qui ne le comprendrait pas : irrécupérables. Ces femmes et ces hommes entre deux âges, ces retraités le disent : ils n’ont pris plus rien à perdre. Ils ont pris le pouvoir sur le territoire et n’ont pas l’intention de le rendre de sitôt à qui de droit. Il se pourrait même qu’à force, ils fassent tache d’huile dans le reste de l’Europe.
Il est très réussi ce cinquantenaire de Mai 68. A ceci près que si ce dernier était un soulèvement de la jeunesse, le mouvement des gilets jaunes est au contraire un soulèvement de la vieillesse. Eux le savent : ils ne seront pas là pour commémorer dans cinquante ans décembre 2018.
Quelles sont leurs revendications ? Il semble de plus en plus qu’ils et elles n’en aient plus qu’une. Une main l’a même taggué sur l’Arc de triomphe : « On veut un président des pauvres ». On ne saurait mieux dire. Il semble même que, bien au chaud dans sa tombe froide, chauffée au fuel d’une flamme sans cesse ranimée au frais du contribuable, le soldat inconnu en ait lui-même souri.
Alors oui, la page républicaine se tient beaucoup mieux depuis qu’on voit ses
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