E-mensuel de novembre

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NOVEMBRE 2018

LA GAUCHE À L’HEURE DES GILETS JAUNES


Les Éditions Regards 5, villa des Pyrénées, 75020 Paris 09-81-02-04-96 redaction@regards.fr Direction Clémentine Autain & Roger Martelli Directeur artistique Sébastien Bergerat - da@regards.fr Comité de rédaction Pablo Pillaud-Vivien, Pierre Jacquemain, Loïc Le Clerc, Guillaume Liégard, Roger Martelli, Gildas Le Dem, Catherine Tricot, Laura Raim, Marion Rousset, Jérôme Latta Administration et abonnements Karine Boulet - abonnement@regards.fr Publicité Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Scop Les Éditions Regards Directrice de la publication et gérante Catherine Tricot Photo de couverture CC

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SOMMAIRE

LA GAUCHE À L’HEURE DES GILETS JAUNES COMMÉMORER LA GRANDE GUERRE # 14-18 : les enjeux d’une commémoration # Nous ne commémorerons pas la «victoire» de 1918 LES PREMIERS TEMPS DES GILETS JAUNES #Manif du 17 novembre : la gauche peut-elle sortir de l’embarras ? # Gilets jaunes et Nuit debout : Paris tente de s’éveiller à la République # Gilets jaunes : ça bouge chez les syndicats # Gilets jaunes : que la colère se mue en espérance LA GAUCHE EN QUESTIONS # PCF : les paris d’un Congrès #Européennes : cachez cette crise que la France insou mise ne saurait voir # Contrôles au faciès : l’impossible procès de l’Etat # Moins de droits, moins de salaire, même métier : les réalités du travail gratuit (ou presque).

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COMMÉMORER LA GRANDE GUERRE


14-18 : les enjeux d’une commémoration Nous republions un entretien avec Nicolas Offenstadt, spécialiste de la Grande Guerre, paru dans le numéro d’hiver 2013 de Regards. Chacun jugera sur pièces de la légèreté historique des propos de M. Kuzmanovic et du caractère inquiétant de l’orientation idéologique qui l’accompagne. Dans le dernier numéro de Marianne, Djorje Kuzmanovic, «orateur national de la France insoumise», publie une tribune étonnante, intitulée «Pour une commémoration de la victoire de 1918 et contre le mépris de nos morts». Il y défend l’idée que la cause de la guerre se trouve dans les « calculs erronés d’une petite élite allemande ». Il s’inscrit ainsi dans la pure tradition du patriotisme revanchard, contre lequel s’est dressé le cœur du mouvement ouvrier européen et dans lequel sombra la social-démocratie continentale, totalement compromise dans la guerre et ses politiques d’Union sacrée. Pour mesurer les enjeux, de la commémoration de la première guerre mondiale, nous avons rencontré l’historien Nicolas Offenstadt, membre du conseil scientifique de la Mission du centenaire.

Regards. Comment se situe la commémoration en cours par rapport à toutes les précédentes ? N’y a-t-il pas le risque d’une commémoration classique, consensuelle et passepartout ? Nicolas Offenstadt. Le risque existe, bien sûr, mais je vois aussi la pos­sibilité d’un événement qui mobilise les populations davantage encore que les États. Les quelque 1 200 projets habilités à ce jour par la Mission du Cente­naire, sans compter les autres, donnent une image polycentrique, plurielle, où le théâtre pacifiste, l’ini­ tiative culturelle, la pratique enseignante côtoieront des formes plus traditionnelles. Au fond, la commé­ moration sera ce que les peuples décideront d’en faire et, à mes yeux, l’enjeu est d’en faire une histoire réel­ lement populaire, à tous les sens du terme : une his­toire de ceux « d’en bas » et une commémoration où s’associent spécia-

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listes, citoyens, élus et institutions de tous types. Dans la commémoration au sommet de l’État, je ne cache pas que m’inquiètent quelques signes, comme le récent discours présidentiel du 7 novembre à l’Élysée et du 11 novembre à Oyonnax. J’y ai senti l’attirance, à nouveau, pour une dimension répéti­tive placée sous le sceau du patriotisme. J’ai perçu aussi la possibilité d’un réel rétrécissement du champ d’observation, avec par exemple le retour vers les « héros de la Marne », ce qui nous renverrait vers cette commémoration franco-française et héroïque que Jean-François Copé appelle de ses vœux. J’ajoute que j’ai les plus vives réserves sur l’affirmation de la continuité du combat des « poilus » et de celui des résistants de la Seconde Guerre. Les Allemands de 1914 n’étaient pas les nazis et les soldats de la Première Guerre étaient des conscrits, qui se sont bat­tus dans des conditions éprouvantes mais n’avaient pas choisi de la faire, tandis que l’engagement résis­tant relevait quasi exclusivement d’un choix assumé. La dimension fondatrice de la liberté ne fonctionne pas de la même manière en 1914 et dans la France occupée. A l’ignorer, on court le risque de s’enga­ger dans de la mauvaise histoire, la énième redite du grand roman national. Dans une période de crise, beaucoup peuvent être tentés par le regard consensuel et trouver, dans l’exal­tation du sacrifice d’hier, le ciment qui fait justement défaut aujourd’hui. Ce n’est pas

de l’histoire ; c’est de la courte vue politique. On a besoin d’autre chose. Comment définiriez-vous la meilleure manière de conduire aujourd’hui une commémoration vraiment à la hauteur ? J’attendais du Président de la République le lance­ ment d’une réflexion de long souffle sur la guerre de 14-18 elle-même, et pas une continuation quasi à l’identique de la geste franco-française. Une commé­moration digne de notre époque pourrait à mes yeux se déployer autour de quatre grandes exigences. Tout d’abord, nous aurions besoin d’une histoire qui soit pleinement l’occasion de débats publics. Tout le monde n’attend pas la même chose d’une commémo­ration, ne pense pas de la même manière le sens de ce qui doit faire l’objet d’initiative collective. La seule façon d’éviter le consensus mou, c’est d’assumer ces débats. Et pour qu’ils soient bien menés, rien n’est plus important que de parvenir à une véritable forme hybride de la commémoration où professionnels et citoyens discutent ensemble, par exemple à l’occasion d’initiatives publiques vers la population. Il est des sujets qui méritent de vrais débats, larges et non pas seulement académiques, par exemple le rôle du 11 novembre : je pense aussi à celui qu’aurait pu pro­voquer la mémoire des désobéissances et des fusillés, ou du moins, la place à accorder à ces questions dans la mémoire nationale. Il est vrai qu’au niveau local et associatif ces questions sont discutées.

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COMMÉMORER LA GRANDE GUERRE

Je pense en second lieu qu’il faut utiliser tous les outils culturels disponibles pour renouveler la pano­plie des commémorations officielles. Je suis persuadé qu’il est nécessaire et possible de transformer les grands rituels en les démilitarisant et en les cultu­ralisant. li n’y a pas que la gerbe au monument aux morts. On peut organiser des journées du cinéma, utiliser la production souvent très contemporaine des romanciers, chanteurs de hard rock ou de pop. Le groupe Indochine a sorti en 2009 un album éton­ nant, inspiré de lettres de poilus et intitulé La Répu­blique des Meteors. C’est un remarquable outil pour faire réfléchir. J’ai un peu l’impression qu’on a raté le coche en 2008, au moment de la mort du dernier poilu, Lazare Ponticelli. On aurait pu donner toute sa dimension humaine et symbolique à ce parcours, en projetant des films, en sollicitant des gens de théâtre ; en fait, on a préféré la sempiternelle cérémonie militaire aux Invalides. En troisième lieu, je tiens énormément à ce que l’on quitte l’horizon strictement français qui ne suffit pas à comprendre l’originalité fondamentale de ce conflit. Il fut vraiment le premier mondial et sa mémoire touche donc l’Afrique, l’Australie, le Canada, la Chine et tant d’autres. C’est un enjeu extraordinaire, à la fois uni­ versitaire, scolaire et citoyen, que de réintégrer ces mémoires, mais aussi de rappeler que la séquence de 19141918 fut aussi celle du génocide arménien, des révolutions russes de 1917 et,

dans la foulée, de la vague révolutionnaire européenne. Se fixer seule­ment sur le poilu peut être un appauvrissement, dans la variante héroïsante et patriotique qu’affectionne la droite, mais aussi, à sa manière, dans la variante de gauche qui s’attache d’abord à valoriser le soldat écrasé par la machine de guerre. sacrifice des colonisés au service de la mère partie. Il faut rappeler le recrutement forcé, les violences pour conduire les colonisés à la guerre. Il ne faut pas taire les révoltes et leurs conséquences très dures. Sans compter l’exploitation des travailleurs chinois ou des Camerounais dans les possessions allemandes, etc. Entre ceux qui voient dans les quelques semaines qui séparent Sarajevo de la guerre générale, l’enchaînement de méfiances et de malentendus venant de dirigeants « somnambules » et ceux qui, au contraire, y voient une sorte de fatalité historique, Les débats ne manquent pas. Qu’avez-vous envie de retenir pour votre part ? Pas facile d’aller vite sur un sujet aussi complexe. En quelques mots, j’aurais surtout envie de dire qu’il ne faut surtout pas juger du déclenchement du conflit à l’aune de l’horreur qui a suivi. Ce qu’ont risqué les puissances centrales, ce n’était au départ qu’une guerre limitée, pas une guerre mondiale de cette ampleur. L’enjeu de départ concerne l’Autriche et la Serbie, et les deux protagonistes ne raisonnent d’abord que

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dans ce contexte particulier, même s’ils prennent de plus larges risques. Ajoutons par ail­ leurs que les anticipations des militaires portent sur une guerre courte, ou plutôt que chacun veut courte, comme si chaque état-major est alors persuadé que la rapidité d’exécution est la seule manière d’obtenir une victoire totale. Enfin, je crois que, malgré l’existence ici ou là d’écrits d’apparence visionnaire, les acteurs du jeu de l’été 1914 n’ont pas vraiment idée de ce qu’est une guerre industrielle. L’horizon général des militaires de l’époque, c’est la logique offensive des décennies précédentes, c’est la dynamique de la cavalerie et de l’infanterie davantage que la puissance de feu. Il faut avoir tout cela en tête quand on aborde la séquence cruciale qui va du 28 juin au 4 août. On reprend souvent l’expression d’ Éric Hobsbawm qui dit de la Grande Guerre qu’elle fut l’acte fondateur du « court XXe siècle ». Comment trai­teriez-vous personnellement de cette question ? La guerre introduisit de fait un profond boulever­sement. Ce fut la fin d’une société. La naissance de l’inflation a ainsi tué la rente et obligé la bourgeoisie à se mettre au travail, ce qui a accéléré les mutations industrielles. Ces années furent aussi celles de la nais­sance du communisme, parce qu’elles ont déstabilisé à mort l’empire russe et parce

que l’expérience du feu a structuré une génération. La fièvre révolutionnaire n’a significativement pas touché que la Russie, mais aussi, particulièrement, la Bavière où la Hongrie. L’effondrement du socialisme de 1914 est d’abord le fait de la guerre, alors que les décennies précédentes l’avaient plutôt conforté. De façon plus générale, la guerre a installé dans l’espace public un pacifisme, multiforme, qui n’est plus un mouvement marginal et plutôt intellectuel et culturel, mais un mouvement de masse qui a profondément marqué l’entre-deux-guerres et traversé le siècle. Enfin, il ne faut pas négliger l’aspect anthropologique du conflit, par la marque qu’il a imprimée sur la géné­ration masculine du feu (huit millions de mobilisés pour la seule France), les familles et par les traces qui sont restées dans les générations suivantes. On est de­vant des mémoires familiales à la fois déchirées et très fortes. La transmission mémorielle est directe - c’est notamment le poids décisif des grandspères - ou elle est indirecte, par le biais de l’écrit. En 1914, la per­cée des scolarisations élémentaires de masse a déve­ loppé des sociétés de l’écrit. Nous en avons gardé, avec la masse des lettres échangées, la trace parfois traumatique qui balise encore notre univers mental. D’autant plus que c’est la génération des petits-fils qui est encore au pouvoir. Entretien, Histoire  rOGER MARTELLI

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COMMÉMORER LA GRANDE GUERRE

Nous ne commémorerons pas la «victoire» de 1918 En cette semaine de commémoration de la Première Guerre mondiale, retrouvez l’analyse de l’historien et directeur de la publication de Regards, Roger Martelli. Nous ne commémorerons pas la “victoire» de 1918. Nous ne le ferons pas pour faire plaisir à Angela Merkel. Mais il n’est pas question d’exalter ce qui fut une hécatombe inouïe et qui inaugura un XXe siècle brutal, accouchant de tous les monstres, dont nous n’avons pas fini, hélas, de conjurer la mémoire. Quand la guerre s’achève, la question de ses causes ne se pose pas. Ce que l’on veut, ce sont des coupables. Malheur donc au vaincu ! Imposé par les vainqueurs et signé le 28 juin 1919, le traité de Versailles est catégorique : l’Allemagne est responsable, l’Allemagne paiera. Les historiens, bien sûr, sont revenus sur ce constat sommaire. La «politique mondiale» de l’empereur allemand Guillaume II (1888-1918) pouvait certes être montrée du doigt, pour son ambition expansive et son agressivité. Mais entre le 28 juin et le 3 août 1914, entre l’assassinat de l’archiduc autrichien et la généralisation du conflit, l’ardeur belliqueuse s’est trouvée d’abord

du côté de l’Autriche-Hongrie, de la Russie et de la Serbie, davantage que du côté de l’Allemagne. Quant à la France et au Royaume-Uni, ils pêchèrent à tout le moins par leur ambiguïté et leur irrésolution face aux protagonistes principaux. Personne ne savait les risques d’un embrasement ? Plaisanterie ! Des socialistes expliquent depuis longtemps que l’expansion coloniale et les tensions territoriales européennes annoncent le pire et que « le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage » (Jean Jaurès). Friedrich Engels évoque en 1887 la possibilité d’une « guerre mondiale d’une ampleur et d’une intensité insoupçonnées ». Quant à August Bebel, un des «papes» de la social-démocratie allemande, il déclare en 1905 que l’Europe va être « happée par une vaste campagne militaire à laquelle prendraient part 16 à 18 millions d’hommes […] équipés des armes les plus meurtrières », ce qui, ajoute-t-il, débouchera sur un « éclatement ». Belle lucidité…

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Or ces hommes n’étaient pas des devins hallucinés. Il n’était pas nécessaire de recourir à la voyance, ou à la sophistication extrême de la pensée, pour deviner que la guerre à venir serait atroce. On avait déjà mesuré la portée ravageuse des équipements modernes pendant la guerre de Sécession américaine, pendant la Semaine sanglante qui a mis fin à la Commune de Paris, ou à l’occasion des massacres des guerres de colonisation. On savait donc très bien que la puissance meurtrière de l’industrie était considérable. Inutile, bien sûr, de s’imaginer des dirigeants d’un cynisme absolu, complotant pour faire en conscience le choix d’une boucherie. Mais il y a, dans l’air du temps, quelque chose qui conduit ces responsables à estimer que le bilan prévisible d’une guerre ne serait pas assez lourd pour que l’on cherche à la conjurer à tout prix. Quel est donc cet arrière-plan général ? Au fil du temps, les interprétations se sont focalisées sur trois séries de causes structurelles. LA FAUTE À L’ALLEMAGNE ? ALLONS DONC ! La première piste, la plus répandue, met l’accent sur les rivalités impériales qui dominent la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Entre 1880 et 1914, l’Europe parachève l’expansion extérieure qu’elle

a amorcée à la fin du XVe siècle et qui installe son empire colonial sur quatre continents. L’Angleterre et la France, stimulées par leur réussite industrielle précoce, se sont taillé la part du lion. Mais l’Allemagne, qui a réussi spectaculairement la seconde phase de la révolution industrielle, veut à son tour bénéficier de la manne coloniale. Des dominants anciens qui font face à un apprenti dominant : la confrontation des impérialismes – le mot naît en Angleterre en 1902 – s’avère vite explosive. Elle se cherche dans les quelques années qui précèdent 1914 ; la péripétie de Sarajevo, le 28 juin, joue en cela le simple rôle de déclencheur final. On peut bien sûr – c’est la deuxième interprétation – insister sur le mécanisme des alliances militaires. L’équilibre voulu en 1815 par les monarques vainqueurs de la France révolutionnaire et impériale s’effrite dans le dernier tiers du siècle. À partir de 1880, deux systèmes d’assistance s’installent sur le continent européen : la France, le Royaume-Uni et la Russie constituent la Triple Entente, l’Allemagne, l’AutricheHongrie et l’Italie forment la Triple Alliance. La logique militaire nourrit la paranoïa des États – chacun se sent menacé par le concurrent le plus proche – et suscite la course aux armements.

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COMMÉMORER LA GRANDE GUERRE

Entre 1850 et 1913, les dépenses d’armement ont quintuplé en Europe. Or la paranoïa peut pousser à la prudence… ou à la précipitation. Dans bien des états-majors s’installe la conviction qu’il convient d’attaquer l’adversaire, avant qu’il ne soit prêt à le faire. C’est la hâte qui l’emporte, en Autriche, en Allemagne et en Russie. Impossible enfin d’oublier – troisième interprétation – que le XIXe siècle est celui de la montée des nationalismes exclusifs, cocardiers et belligènes. Tout nationalisme n’est pas guerrier par nature. Le nationalisme des populations opprimées, dans les grands empires multinationaux (Autriche-Hongrie, Empire ottoman, Russie), n’est pas celui, virulent, qui croît dans les grandes puissances installées. Le nationalisme tempéré et bon enfant du brave soldat Chveik n’est pas le chauvinisme virulent de l’écrivain nationaliste Paul Déroulède ou de l’Action française monarchiste. Quant à la violence elle-même, elle peut être le signe fugace et circonscrit du désespoir ou l’effet brut et inquiétant d’une volonté de puissance. Il reste que, si les nationalismes ne se confondent pas, l’exaltation nationale se généralise sur tout le continent européen. Au bout du compte, elle prend le pas sur le libéralisme politique et sur le socialisme. Rien ne peut

refroidir les emportements belliqueux, au moment où il s’agit de décider de la guerre et de la paix, dans les quelques jours qui séparent l’ultimatum autrichien à la Serbie (23 juillet) et l’embrasement général du début août. PAS DE FATALITÉ, MAIS… Les causes profondes du conflit de manquent pas. Il ne faut pourtant pas s’imaginer que la guerre, en août 1914, était une fatalité. Le heurt des impérialismes ? À plusieurs reprises, jusqu’aux années 1880, Français et Anglais – qui se haïrent pendant des siècles – ont été à deux doigts de s’affronter sur le terrain colonial. Ils ne l’ont pas fait pour autant. L’esprit guerrier l’emporte en 1914, alors qu’il s’est calmé quelques années plus tôt, par exemple au moment de la querelle franco-allemande du Maroc (1911), quand l’excitation des esprits était à son comble à l’Ouest et quand les Balkans s’embrasaient (1912-1913). La mécanique infernale des alliances ? Elles se révèlent, à l’époque, bien plus fragiles qu’on ne le croit. L’Italie des années 1910 prend de plus en plus de distances avec ses alliés allemands et autrichiens (de fait, elle entrera plus tard en guerre, et au côté des franco-britanniques). Et tout laisse entendre que la lune de miel entre la France et la Russie

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est déjà oubliée en 1914. Mourir pour Vienne, pour Belgrade ou pour Moscou… En a-t-on à ce point envie à l’été de 1914 ? Rien n’est moins sûr. Quant au nationalisme, il a ses limites. Dans sa forme extrême, il concerne une minorité, active mais relativement marginale. En France, elle est même politiquement sur le déclin. En dehors des exaltés, le nationalisme plus ou moins affirmé n’est qu’un instrument de pouvoir, ou une idée bien vague qui n’implique pas nécessairement l’envie de tuer. Les historiens ayant étudié le moment de l’entrée en guerre ont depuis longtemps montré que l’enthousiasme populaire n’est pour l’essentiel que de façade. Les images des défilés joyeux, la fleur au fusil, sont montées en épingle, mais ne disent pas la tristesse majoritaire des départs. Pour l’essentiel, en France comme en Allemagne, la population se résigne à la guerre et ne la souhaite pas. Quand les socialistes européens s’engagent dans la grande lutte pour empêcher la guerre, ils ont bien raison de dire qu’elle peut être conjurée. Mais pour qu’elle le soit effectivement plusieurs conditions auraient dû être réunies, qui ne l’ont pas été malheureusement. Une violence sourde Il aurait d’abord fallu que l’opinion européenne ait conscience que le XIXe siècle avait été moins pacifique qu’il ne

le semblait sur le Vieux continent. Sans doute les grands États européens ontils cessé de s’affronter, comme ils en avaient l’habitude. Mais la paix entre les nations d’Europe a été contrebalancée par de graves troubles internes, sociaux ou nationalitaires. Et la violence a déferlé sur le reste du monde, guerre de Sécession américaine (2% de la population tuée), révoltes sanglantes d’Asie (révolte des Cipayes en Inde, révolte des Boxers en Chine), guerres coloniales. En 1899, après la révolte chinoise des Boxers et la guerre des Boers en Afrique australe, le grand écrivain et penseur indien Rabindranath Tagore écrit, terrifié : « Le soleil du siècle est en train de se coucher dans des nuages de sang. Aujourd’hui, dans ce festival de haine, le chant atroce de la mort résonne dans le fracas des armes. » La violence est bien là, visible à qui ne veut pas se boucher les yeux. À l’été de 1914, elle ne concerne certes que les périphéries plus ou moins lointaines de la modernité. Mais ses fracas sont audibles. Il ne faut pas oublier d’autre part que l’optimisme des Lumières bourgeoises a laissé la place à la grande peur des révolutions populaires. Les tumultes des révolutions européennes de 1848-1849 ont parachevé le processus. Loin des hardiesses libérales de la charnière de deux siècles, la grande translation vers

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l’industrie – la grande affaire du XIXe siècle – se fait dans un cadre conservateur et bourgeois à l’ouest du continent et dans des structures encore fortement féodalisées à l’est et au centre. À l’exception des États-Unis, on a l’impression que, à peu près partout, la nouvelle modernité conforte les hiérarchies anciennes, au lieu de les subvertir. Même l’Angleterre, le pays à la pointe de l’industrialisation et de l’urbanisation, se présente à nous sous l’aspect d’un capitalisme de gentlemen, où le suffrage universel demeure restreint et où il faut attendre 1911 pour revenir sur très aristocratique veto de la Chambre des Lords. Le siècle aurait dû voir le triomphe du libéralisme, économique et politique. En réalité, il s’affirme plutôt, selon la formule provocante de l’historien américain Arno Mayer, comme celui de « la persistance de l’Ancien Régime ». Or cet Ancien régime continue de reposer sur des castes nobiliaires de grands propriétaires et de guerriers. L’hypothèse extrême d’Arno Mayer ne manque pas alors de souffle : la guerre n’est pas déclenchée par les classes montantes des affaires et de l’industrie, mais par des classes déclinantes et cependant toujours au pouvoir, qui pensent que les valeurs belliqueuses leur assureront définitivement une place qu’elles savent menacée.

Elles le peuvent d’autant plus que, si elles résistent becs et ongles, ces castes savent utiliser à leur profit les ressources de la modernité. Le XIXe siècle a été celui du triomphe du capital ; il a vu aussi l’apogée de la technique et de l’État-nation. La première phase de la transition démographique a amorcé la croissance vertigineuse du nombre des hommes, tandis que les révolutions industrielles ont accéléré celle des biens matériels, dans l’agriculture comme dans l’industrie. Par-là, les États régentent davantage d’hommes et de ressources qu’ils n’ont pu le faire dans le passé. Leurs moyens de contrôle et leur autorité se sont élargis, dans les convulsions du cycle des révolutions et des contre-révolutions. Ils s’appuient désormais sur des cohortes conséquentes de professionnels pour lesquels le sens de l’État, de ses normes et de ses hiérarchies, prend peu ou prou le pas sur les obédiences dynastiques du passé. UNE COURSE EUROPÉENNE De plus, l’industrialisation des techniques militaires et la course au gigantisme de l’armement, terrestre ou maritime, ont limité l’efficacité de l’arsenal privé et renforcé d’autant le monopole étatique de la violence légale. Les pouvoirs disposent ainsi, là encore, de moyens de destruction sans commune

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mesure avec ceux que permettaient les ateliers du passé, des moyens qui s’appliquent indifféremment à l’extérieur (en Inde, en Afrique du Nord), et à l’intérieur (Commune de Paris). La conquête coloniale élargit le champ de la violence publique ; les deux révolutions industrielles exacerbent sa capacité destructrice. L’État-Léviathan du XXe siècle n’est pas encore là, mais après 1850 la Prusse de Bismarck, le Second Empire français ou l’État colonial britannique en Inde portent la puissance et la capacité de contrainte des États à un niveau de sophistication et d’efficacité sans équivalent. C’est cette puissance démultipliée qui va rendre possibles les guerres totales, d’une intensité inégalée, sans trêve ni répit pour les armées engagées. Le tout se développe dans un contexte mental bouleversé. Le XVIIIe siècle laissait entrevoir le règne du libéralisme, économique et politique. Or le laisserfaire du libéralisme économique a buté sur la crise économique de 1873-1896 qui a relancé un certain protectionnisme. Quant au libéralisme politique, il est presque partout en berne depuis le milieu du XIXe siècle. La peur des «classes dangereuses» et des flambées révolutionnaires a poussé l’ensemble des dominants, anciens ou nouveaux, vers un conservatisme soucieux d’ordre et de hiérarchie. À la charnière des XIXe

et XXe siècles, les tenants du libéralisme politique sont partout mis à l’écart, à l’Ouest comme à l’Est. La Troisième république française fonctionne comme une relative exception, avec son hégémonie des notables radicaux. Le libéralisme en souffrance, que reste-til comme grand repère mobilisateur ? Le socialisme européen ne manque certes pas d’atouts. Il s’appuie sur une pléiade d’intellectuels brillants et sur un prolétariat de plus en plus expansif et concentré, dans l’usine comme dans la ville. Mais si ce mouvement attire de façon significative le cœur du monde du travail, si sa sociabilité s’avère très dynamique dans tout l’Ouest européen, il n’est pas assez attractif pour compenser le déclin continu des vieilles sociabilités d’autrefois. Le nouveau monde des classes est en même temps le monde des masses, qui affirme la prééminence de l’individu (le postulat de toute démocratie) mais qui le fragilise, dans un environnement mobile et de plus en plus concurrentiel, celui de la première grande mondialisation. Or ni le rationalisme des Lumières, ni le libéralisme des notables, ni même l’espérance socialiste ne peuvent aisément se substituer aux symboliques monarchistes ou religieuses, qui soudaient mentalement le corps social, de haut en bas. C’est le nationalisme qui sert de

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relève, à la fois affective et intellectuelle, pour ce besoin de faire corps. À la fin du XIXe siècle, il prend une forme de plus en plus simpliste, volontiers raciale et virulente. La Belle Époque est davantage celle de l’angoisse que celle de l’optimisme. On peut célébrer les bienfaits de la Fée Électricité : dominent en fait, un peu partout, les critiques de la modernité que porte un Frédéric Nietzsche ou les extrapolations raciales des épigones médiocres du darwinisme social. La peur est sans frontières et elle transcende les appartenances de classe. Telle est sa force, si grande que bien peu, à l’été 1914, osent se dresser contre son exacerbation belliqueuse. Les nationalistes rêvent du conflit, les conservateurs en attendent des fruits, les libéraux, monarchistes ou républicains ne veulent pas apparaître comme des faibles. Quant aux socialistes, ils s’exclament qu’ils ne veulent pas de la guerre, sans trop savoir ce qu’ils vont faire contre elle et jusqu’où ? L’EUROPE MALADE DE SA PUISSANCE Qu’est-ce que l’Europe en 1914 ? Un continent en forte expansion démographique (un quart de la population mondiale), qui exporte ses hommes, ses marchandises et ses capitaux aux quatre coins du monde. Un continent qui a

écarté la guerre de ses espaces centraux, mais qui l’a rejetée vers le reste du monde. Un continent en apparence sûr de lui, assuré de la supériorité de sa civilisation quand ce n’est pas de sa race. Un continent, toutefois, qui redoute sa décadence, qui se réfugie de moins en moins dans les certitudes rassurantes de la religion, mais qui ne croit pas pleinement aux vertus de la raison scientifique. Un continent qui a perdu bien de ses antiques communautés ou qui est en train de les perdre, que ce soient les communautés populaires ou les ordres aristocratiques ou bourgeois. Un continent qui découvre la force de la masse, mais qui n’a pas poussé jusqu’au bout la logique de la démocratie. En bref, un continent qui s’enrichit globalement, qui domine, mais qui doute de son avenir. Dans ce contexte, les historiens ont bien montré que la passion guerrière ne touche pas en profondeur des catégories populaires qui, consciemment ou non, savent qu’elles en paieront les premières le prix. Mais ceux qui ne veulent pas de la guerre, ne savent pas non plus comment la conjurer. Monarchies et Républiques prêchent, avec la même ardeur, un patriotisme qui exalte la quasi-sainteté de celui qui meurt pour sa patrie. Face à cette passion entretenue, le pacifisme théorique n’a pas de force entraînante, sauf dans la minorité que

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constitue un socialisme presqu’exclusivement ouvrier. Pas de force, en tout cas, capable de contrebalancer efficacement l’exaltation nationaliste. Quand la masse est hésitante, ce sont les déterminés qui donnent le ton. Et en 1914, la balance de ces déterminés pèse d’abord en faveur de l’inéluctabilité d’un conflit. À partir de juin 1914, la balle est du côté des diplomates et des militaires. Leur système est profondément élitiste, opaque, y compris pour les gouvernements qui les guident théoriquement. Dans ce monde clos, chacun s’observe, se méfie de l’autre, s’attache d’abord à se protéger, par la défensive ou par l’offensive. Avec cette méthode, l’initiative conciliatrice est quasiment impossible. Il n’y a pas alors de table de négociation institutionnalisée. Quand un des protagonistes propose d’en réunir une (par exemple l’Angleterre à la fin juillet), tous les autres flairent le piège et pratiquent l’esquive. QUID DU PARTI DE LA PAIX ? À ce jeu d’une démocratie bien timide, le parti de la paix ne peut résister au-delà d’un certain seuil. Les plus déterminés, à l’époque, sont les socialistes, dont Jean Jaurès est en France la figure de proue. En apparence, leur discours est sans faille : menace de grève générale et de révolution imminente. Voilà plusieurs

années que les socialistes s’accordent sur les discours. Mais ils ne savent pas répondre ensemble à la seule question pratique qui compte : que feront les socialistes si la guerre est effectivement déclenchée ? Les dirigeants au pouvoir des grands pays européens s’en inquiètent certes ; beaucoup prévoient des mesures de répression préventives, pour circonscrire tout mouvement de refus. L’inquiétude n’est toutefois pas si forte. Pas assez pour pousser les gouvernements à la prudence. Intuitivement, ils savent que le réflexe patriotique de défense nationale sera toujours le plus fort. Et ils n’ont pas tort. La mort de Jaurès sonne la fin du dernier espoir de sursaut ouvrier. Il ne reste plus qu’à attendre la conclusion logique : l’Union sacrée. Elle viendra quelques jours plus tard, précipitant la défaite la plus cruelle du mouvement ouvrier européen. Au bout du compte, l’Europe va payer très cher les comptes d’une modernisation rapide des cadres matériels, qui ne peut pas s’accompagner d’une expansion analogue de la pratique démocratique. Quatre ans de guerre totale vont installer les mécanismes d’une violence légale, déjà en germe dans les méandres du XIXe siècle, mais démultipliée à l’infini. Il en sortira une brutalisation massive des sociétés et les troubles récurrents d’une guerre de

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trente ans (1914-1945), suivie par une longue guerre froide (1947-1991). Le coût humain sera terrible. Le court XXe siècle (1914-1991) en sera marqué de part en part. La conclusion logique de la Grande Guerre fut la séquence des traités, qui redessinèrent la carte des États, sans que les peuples soient consultés. Les effets furent sans appel : répression brutale des vagues révolutionnaires, ressentiments allemand et italien, déstabilisation de l’Europe centrale et orientale, crispations nationalitaires, isolement de la Russie soviétique et expansion du stalinisme, montée des fascismes, capitulation des démocraties. Il n’y a décidément pas de quoi être fier d’un tel gâchis. SORTIR DÉFINITIVEMENT DU XXE SIÈCLE Décidément non : nous n’allons pas commémorer une «victoire» qui s’avéra être un désastre. Mais nous nous devons d’engager une réflexion citoyenne pour conjurer radicalement la possibilité de nouveaux cataclysmes. Alors que la fin de la guerre froide devait marquer l’ouverture d’un nouvel ordre international, elle a ouvert la voie à un désordre plus grand que jamais. La mondialisation financière a creusé le gouffre des inégalités, accentué les rancœurs, nourri tous les ressentiments.

L’Organisation des Nations Unies, le grand espoir de l’après-guerre, a vu son rôle s’effriter peu à peu, devant la concurrence accrue des puissances. Il n’y a jamais eu autant de conflits et de murs, depuis que le bloc soviétique s’est effondré. La course aux armements s’est amplifiée, les conflits internes ont pris le pas sur les guerres externe. L’état de guerre est devenu une notion endémique et un principe universel de gouvernement, justifié désormais par le conflit des civilisations. Le capital financier a ruiné le bel idéal de la mondialité par les errances de la mondialisation. Il a nourri l’idée que la méfiance devait primer sur l’échange, que le repli sur soi valait mieux que le partage, que l’autorité des hommes forts était plus efficace que la patience démocratique. La démocratie est rongée d’abord par les limites de la gouvernance technocratique, dont on sousestime les effets meurtriers en parlant pudiquement de propension à l’illibéralisme et au populisme. Comment ne pas voir que le cours contemporain de nos sociétés conduit au désastre ? Et comment ne pas comprendre que c’est en continuant la conjonction de la concurrence, de la gouvernance et de l’obsession identitaire que l’on nourrit la possibilité du

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pire ? Comment ne pas voir que ce n’est pas en attisant le ressentiment contre les boucs émissaires que l’on améliorera le sort des plus modestes ? Mais croit-on pour autant qu’il suffit d’attiser la haine contre les adversaires indistincts, les élites ou la caste, pour que les catégories populaires délaissées se dressent enfin contre les logiques sociales qui les oppriment ? En 1914, il n’y avait pas de fatalité à la guerre, mais des tendances bien lourdes poussaient à son déclenchement. Aujourd’hui, des évolutions préoccupantes nous précipitent vers un monde d’agressivité et de fermeture, mais les conditions existent pour qu’elles ne soient irréversibles. Les forces ne manquent pas, pour dire non et pour rêver d’un autre monde possible. Ce qui leur fait défaut, pour l’instant, est la conviction que, rassemblées, elles comptent plus que la somme des puissances. Si le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale est utile, c’est à permettre à ces forces vives de réfléchir à la manière d’écarter concrètement la déroute de l’esprit humain. Laissons donc les élans cocardiers sur les rayons poussiéreux du passé. Ne célébrons surtout pas, mais réfléchissons et agissons, contre les guerres d’aujourd’hui, contre le cataclysme possible de demain. Mais pour conjurer la guerre, quoi de plus fort que le rêve réaliste d’une société d’égalité, de partage et de paix ?  rOGER MARTELLI

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Manif du 17 novembre : la gauche peut-elle sortir de l’embarras ? La colère monte face à la hausse du prix des carburants. Une colère d’ores et déjà récupérée par la droite extrême. Quelle place pour la gauche ? Emmanuel Macron « assume parfaitement » la hausse du prix des carburants. «Assumer», c’est le verbe qu’emploie régulièrement le président de la République pour balayer d’un revers de main les critiques à l’égard de sa politique. Comme s’il suffisait d’assumer. Des taxes plus importantes additionnées à une augmentation du prix du baril, et nombreux sont ceux qui crient au scandale face à ce qui ressemble encore à un «matraquage fiscal». Ainsi, samedi 17 novembre, des centaines de blocages auront lieu un peu partout en France. Signe distinctif des automobilistes en colère : le gilet jaune. Un mouvement qui n’est pas sans rappeler celui des «bonnets rouges» contre l’écotaxe.

UN MOUVEMENT POPULAIRE… ET BIEN À DROITE ? Le 30 octobre, en meeting à Lille, JeanLuc Mélenchon avait bien tenté de mettre un pied dans la brèche. Le leader de La France insoumise lançait alors : « Ils ont raison de se mettre en colère. Des fachos se sont mis dedans, ce n’est pas bon pour la lutte. Parmi nos amis, certains veulent y aller. Je vais leur dire quoi ? De ne pas y aller ? Ils vont me répondre : «Mais on est fâchés, pas fachos !» D’autres ne veulent pas mettre un pied là où il y a des fachos. Les deux positions se valent en dignité. […] Si nos amis sont dedans, on sera fier d’eux. Ceux qui ne veulent pas y aller également. »

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Sauf que le mouvement prenait déjà une direction difficile à assumer sur la durée. A l’instar des protestations de 2013 contre les portiques, la gauche peine à trouver sa place. Il faut dire que les «gilets jaunes» ont rapidement trouvé des soutiens auprès de Debout la France ou du Rassemblement national. La faute à un problème mal posé, d’emblée. Par le gouvernement lui-même, histoire d’attiser la colère un peu plus. L’EXCUSE ÉCOLOGIQUE Lundi 5 novembre, sur BFMTV, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire justifiait cette hausse du prix des carburants en ces termes : « On ne suspend pas la transition écologique ». François de Rugy a même osé pire. Le ministre de la Transition écologique expliquait sereinement le 30 octobre que « les recettes […] des taxes sur les carburants, c’est 34 milliards d’euros. Le budget du ministère de la Transition écologique est de 34 milliards d’euros. » CQFD. Comme si le budget du ministère n’était pas déjà bouclé. Évidemment, il n’est personne de bonne foi en France pour croire que ce gouvernement est écologiste. Nicolas Hulot n’a rien pu faire. Les lobbyistes sont désormais ministres. Et ils viendraient nous dire aujourd’hui que la politique menée l’est au nom de l’écologie ? Comme le soulignait Benoît Hamon sur France Inter ce mardi, à l’heure où « il

faut mettre en place les alternatives à la voiture », l’exécutif « ferme des lignes de train et des gares ». Le mensonge n’a qu’un seul effet : amplifier le sentiment des automobilistes d’être des «vaches à lait». D’où les « allures de foire poujadiste », aux dires du NPA, que prend le 17 novembre. QUE FAIRE À GAUCHE ? Revenir aux fondamentaux. Toutes les colères «populaires» sont-elles bonnes à prendre ? Sans nier le 17 novembre, ne faut-il pas travailler afin que ce mouvement ne soit pas un bis repetita des «bonnets rouges» ? Comme le dit François Ruffin sur sa chaîne Youtube : « Concilier justice fiscale et impératif écologique n’a rien de facile. Mais l’évidente injustice fiscale imposée par le président Macron, au service quotidien, manifeste, des plus riches, interdit tout progrès écologique. » L’équilibre est fragile. Et le député LFI résume sûrement en quelques mots le sentiment qui sévit à gauche : « J’ai envie d’en être ». Mais comment ? Si Manuel Bompard affirme qu’il « souhaite participer à cette initiative », de son côté, sur Facebook, ce sera «non» pour Clémentine Autain : « Je ne serai pas le 17 dans les blocages parce que je ne me vois pas défiler à l’appel de Minute et avec Marine Le Pen, et

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que je sais combien notre enjeu est celui d’une réelle transformation, d’un changement de modèle de développement incluant la transition énergétique, l’égalité entre les personnes et les territoires. Je ferai tout mon possible pour que les décisions prises se conjuguent avec justice sociale et recul effectif, massif, des émissions dangereuses. » Il est clair pour tous que le combat de la gauche doit articuler lutte contre les injustices, fiscale pour cette histoire, et projet écologique. La sortie du diesel était un engagement de Jean-Luc Mélenchon lors de la dernière présidentielle. Mais cette sortie ne saurait s’effectuer sans contrepartie, que ce soit le développement du fret, des transports en commun, bref, penser les déplacements de demain, collectifs et individuels. Et, quoi qu’il arrive, « il ne faut pas laisser cette colère exploitée par l’extrême droite qui se fiche comme d’une guigne des enjeux climatiques, des inégalités, des abandons de services publics, pour citer Clémentine Autain. Il ne faut pas se tromper de combat. »  Loïc Le Clerc

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Gilets jaunes et Nuit debout : Paris tente de s’éveiller à la République Jeudi 29 novembre au soir, le député François Ruffin, l’économiste Frédéric Lordon et l’activiste Assa Traoré s’étaient donnés rendez-vous place de la République à Paris pour essayer d’élargir encore le socle du bloc contestataire qui gronde depuis plusieurs semaines dans tout le pays. Il est dix-neuf heures, et au son d’un remix électro de «Paris s’éveille» de Jacques Dutronc, la réunion publique lancée par «La Fête à Macron», et à laquelle se sont ralliés en moins de trente heures François Ruffin, Assa Traoré du Comité Adama, mais aussi des syndicalistes et des gilets jaunes, s’ébranle au pied de la statue de la Place de la République. Là même où il y a 2 ans, débutait le mouvement Nuit Debout. « Organisonsnous ! ». « À la fin, c’est nous qu’on va gagner ! ». Les slogans et les banderoles disent tout de l’esprit de cette réunion. Tout se passe en effet comme si, avec le déboulé des gilets jaunes sur les routes de France, puis sur les Champs-Elysées,

et en dépit des résultats des élections présidentielles et législatives de 2017, du passage en force de la réforme du Code du travail puis de celle de la SNCF, les dés de la colère populaire n’avaient pas, ne devaient pas avoir cessé de rouler. Une sénatrice de gauche, présente dans le public, confiait d’ailleurs voir dans le mouvement des gilets jaunes une continuation de la vague dégagiste qu’un an et demi de pouvoir d’Emmanuel Macron, comme soudain saisi de tétanie, n’était pas parvenu à épuiser et domestiquer et qui, à ce moment, le laissait hors-sol, suspendu dans la solitude d’un pouvoir hautain, injuste et coupé des réalités du pays.

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NUIT DEBOUT EST MORTE, VIVE LES GILETS JAUNES ? Pour autant, François Ruffin ne dissimulait pas sa surprise. Surprise, et tristesse, d’abord, que deux ans auparavant, le mouvement Nuit Debout n’ai pas pu ou su sortir des places, et singulièrement de la place parisienne. Et en effet, faisait-il remarquer, le mouvement ne s’était pas plus étendu à la province qu’aux banlieues. Mais surprise heureuse aussi, quoi qu’inquiète, de voir soudain toute la province française se soulever, non pas contre un impôt, et l’impôt en général, mais contre une politique fiscale, sociale et environnementale injuste. Dès lors, comment concilier, concrètement, ces deux faces d’une révolte sociale qui pouvait, également, à tout instant, basculer dans les débordements (racistes, sexistes, homophobes) puis, une fois la colère retombée, le vote à l’extrême-droite ? Comment, aussi, réveiller un Paris politiquement assoupi, car sans doute territorialement éloigné des réalités des automobilistes et des travailleurs de province, assignés à résidence et à une mobilité forcée ? Mais ranimer aussi un Paris socialement séparé de ces mouvements par une concentration de capital culturel et symbolique, qui jusqu’ici

lui avait ouvert le droit à une forme de magistère moral sur ce que pouvaient et devraient être les formes de la mobilisation sociale, mais dont il se voyait soudain dépossédé par une province plus inventive, et résolue à la lutte ? SINGULARITÉ DES LUTTES Il fallait, avant tout, clamait François Ruffin, travailler à « éviter le mépris réciproque ». Et, pour cela, au-delà des caricatures des « fachos » et des « bobos », des « beaufs » et des « éduqués », travailler à ce que « la lutte aille à la lutte » et, on l’espérait donc avec lui, « la victoire à la victoire ». À chacun — gilets jaunes, syndicalistes, environnementalistes, féministes, étudiants, quartiers populaires — de « trouver les formes propres à ses manières d’être et de lutter », car le sujet était d’abord, ce soir, d’obtenir une victoire contre Emmanuel Macron, et de paralyser, ensemble, le régime. De renouer surtout, comme en 1995, en 2005, avec le fil des victoires contre le néo-libéralisme, qui avaient vu la gauche, les gauches, disputer l’hégémonie politique à l’extrême-droite. À Francois Ruffin, se sont succédés des étudiants étrangers (qui rappelaient que l’accès payant à l’université avait été, en Grande-Bretagne comme aux États-

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Unis, le prélude à une privatisation, et un endettement de tous les étudiants par le crédit) ; des livreurs de Deliveroo (qui venaient fêter là leur victoire devant la Cour de cassation, leur entrouvrant la porte du salariat : « les livreurs qui n’étaient rien sont quelque chose ») ; des cheminots prêts à s’engager dans un mouvement plus général, dénonçant « une bureaucratie syndicale qui les avait envoyés au carton » : il fallait maintenant « gagner ensemble la bataille du tous ensemble ». Des Amis de la terre aussi, qui récusaient l’antagonisation de la justice sociale et de l’environnement, quand Total était autorisé à réintroduire de l’huile de palme dans ses carburants, et qui appelaient à l’action directe et à la désobéissance civile face à des grandes enseignes comme Amazon ; des dockers de Saint-Nazaire qui, suite à l’appel de Donges, rejoignaient le mouvement et réclamaient la tenue d’assemblées populaires. Des représentants des gilets jaunes qui affirmaient : « nous ne sommes ni fachos, ni casseurs » ; puis

Assa Traoré qui, très simplement et de manière très poignante, refusait la dissociation de luttes pourtant irréductibles, puisqu’enfin il ne s’agissait, pour tous, habitants des campagnes, grandes villes et banlieues de France, que du droit « à vivre, manger et respirer en paix ». Et, malgré des dissensions, des interruptions, parfois des tensions, très vite résolues, tous ont donc appeler à converger, samedi, à 13h, de la gare Saint-Lazare aux Champs-Elysées. Et l’assemblée générale a appelé, pour une période indéterminée, à envahir les parterres des ministères lors d’apéros-occupations. A suivre.  Gildas Le Dem

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Gilets jaunes : ça bouge chez les syndicats La colère monte face à la hausse du prix des carburants. Une colère d’ores et déjà récupérée par la droite extrême. Quelle place pour la gauche ? Fin octobre, des vidéos circulent sur les réseaux pour s’opposer à la hausse du prix du carburant et pour appeler à manifester le 17 novembre. Ces réseaux sont très souvent ceux de l’extrême droite avec notamment une vidéo vue des millions de fois postée par Franck Buhler de la «Patriosphère». L’Union syndicale Solidaires publie alors un communiqué dénonçant une « manipulation » tandis que Philippe Martinez intervient à France Inter pour trancher : « Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national. » Pourtant, début novembre, la gronde s’étend dans le pays et se centre sur une dénonciation de la vie chère. Face à cet infléchissement, une partie importante des forces de gauche – le député François Ruffin en tête - soutient finalement l’appel au 17 novembre. Côté syndical, la méfiance reste de mise que ce soit à la CGT, Solidaires ou même à la CFDT. Le 17 novembre, « tout le monde a remarqué que les syndicats n’ont pas appelé à ces blocages ».

Avec plus de 280.000 personnes sur 2000 blocages, cette première mobilisation finit de convaincre les politiques de gauche. L’ambivalence des gilets jaunes perdure pourtant. Si la très forte mobilisation à la Réunion bloquant des dépôts de carburant, le port de commerce et des aéroports de l’île donne espoir ; le mouvement offre aussi les pires images avec notamment des gilets jaunes se félicitant d’avoir traqué des migrants dans la cuve d’un camion. Malgré ces ambiguïtés, la majorité des blocages montrent une colère essentiellement sociale et un mot d’ordre clair contre le président Emmanuel Macron. L’ampleur du phénomène parvient alors à modifier – timidement ! – la ligne des directions syndicales. Deux déclarations font illustrer cette timidité : un communiqué de Solidaires le 19 novembre et une déclaration de la CGT le 20. En effet, les deux organisations appellent à la mobilisation mais sans cibler les gilets jaunes. Elles reconnaissent la légitimité des revendications sociales et progressistes du mouvement mais

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se limitent à énoncer une liste revendicative et à inviter le mouvement à venir à leur rencontre plutôt qu’à tenter de d’y aller elles-mêmes. La logique générale est la suivante : si vous venez vers nous, nous serons ravis de travailler avec vous. L’appel ne marche pas, ou en tout cas pas dans le sens prévu. Au sortir du 17 novembre, ce ne sont pas les gilets jaunes qui débarquent chez les syndicats mais bien plutôt certains syndicats qui décident de rejoindre officiellement le mouvement. Il s’agit de la CGT Chimie, de Sud Industrie et de FO Transport. LE 24 NOVEMBRE, UNE CONFIRMATION Arrive alors le second acte, le samedi 24 novembre. Cette fois, en plus des blocages sur les ronds-points du pays, des gilets jaunes de différentes régions montent à Paris. Le succès reste encore très fort et différents exemples ont montré une bonne entente avec une autre mobilisation, celle de #NousToutes comme à Montpellier. Côté syndical, cette journée d’action sonne comme la confirmation d’une compatibilité avec leurs revendications et modes d’action. Au niveau local les syndicalistes participent et apportent même parfois un soutien matériel et logistique. Une tribune de « syndicalistes contre la vie chère » est publiée sur Médiapart. Une soixantaine de syndicalistes – prin-

cipalement de la CGT et de Solidaires – affirment qu’il « est possible de s’engager collectivement dans cette bataille » tout en rappelant que « aucune agression, aucune violence raciste, sexiste ou homophobe n’est tolérable, qu’elle qu’elle soit et d’où qu’elle vienne ». Les directions nationales sentent l’infléchissement et se montrent plus ouvertes au mouvement. Le 1er décembre, journée traditionnelle de mobilisation des sans-emplois, jouera le rôle de jonction de ces pans de la mobilisation. Dans son communiqué du 27 novembre, Solidaires invite à faire de cette journée la rencontre de différents mouvements et modes d’actions : le Collectif Rosa Parks, chômeuses et chômeurs, grèves dans les lieux de travail et mobilisation gilets jaunes pour « des camarades et certains syndicats de Solidaires ». De même, la CGT profite de cette date habituelle pour renforcer l’appel des Gilets jaunes sans les nommer, « que tous les citoyens, salariés actifs et retraités » se joignent aux manifestations du 1er décembre, conclut-elle. La mobilisation du 1er décembre puis celle appelée au 8 décembre permettront de préciser – ou non – l’addition des mobilisations traditionnelles avec celle des Gilets jaunes. Face aux critiques et incompréhensions, que peuvent les syndicats ? Lenteur bureaucratique, syndicats coupés de la réalité, mépris de classe, les

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hésitations du champ syndical peuvent susciter l’incompréhension voire la critique. Pourtant, au-delà des attaques récurrentes, la réaction des syndicats face aux Gilets jaunes témoigne de dynamiques propres à cet univers. Tout d’abord ce mouvement, soutenu très tôt par les réseaux d’extrême droite, ne présentait pas de cadre idéologique clairement progressiste. Or, l’extrême droite a depuis plusieurs années empiétées sur des thématiques jusqu’alors propres à la gauche ; un mouvement social foncièrement d’extrême droite n’était pas à exclure. La méfiance initiale n’est donc pas le propre des syndicats. Pourtant, le mouvement s’est rapidement affiché comme étant distinct des tentatives de récupération de l’extrême droite. La timidité des syndicats peut alors s’expliquer de deux autres façons. D’une part, la structuration des organisations cadre le mode de prise de décision des directions. La CGT connait plus de 130 organisations tandis que Solidaires est une union syndicale qui doit alors respecter l’avis de chacun des syndicats qui la compose. Cette structuration rend les directions sensibles aux possibles méfiances de certains de leurs secteurs. Ainsi, le syndicat Solidaires Finances Publiques – syndicat historique de l’Union Solidaires – a dénoncé depuis plusieurs jours les attaques et blocages de centre d’impôts par les gilets jaunes.

Selon ce syndicat, 134 centres dans 55 départements ont été visés depuis le 17 novembre, de quoi freiner les envies de ralliement franc et clair. D’autre part, l’organisation syndicale se caractérise en grande partie par ses modes et lieux d’action. A l’instar de la tribune des « syndicalistes contre la vie chère », le mouvement des gilets jaunes est envisagé à l’aune de la grève et du blocage de l’activité économique, « la construction d’une grève générale reste notre ordre du jour » précise la tribune. C’est alors avant tout au prisme de la grève et de la lutte économique que le monde syndical peut tenter son adaptation aux gilets jaunes ? Un communiqué du 27 novembre de la fédération Sud PTT résume alors cette adaptation : « le syndicalisme doit se mettre au service de la lutte par la diffusion de l’information, en prenant la parole dans les assemblées générales, en lançant des préavis et appels à la grève pour favoriser la participation aux actions et le blocage de l’économie ». Les prochaines journées de blocage et de mobilisation permettront de confirmer – ou non – cette progressive adaptation du monde syndical au mouvement des gilets jaunes. Loin d’une réelle convergence des luttes et modes d’action, la tendance semble être celle d’une addition des mouvements dans des dates et lieux communs.  arthur Brault-Moreau

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Gilets jaunes : que la colère se mue en espérance Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ? La première victoire est déjà remportée. Oui, le mouvement des gilets jaunes a déjà réussi à marquer le paysage social, à imprimer le débat public, à faire émerger de nouveaux visages qui posent des mots sur la dureté d’un quotidien si méconnu des sphères de pouvoir. Les colères se répondent en écho. Ici, on entend cette femme qui crie son désespoir parce qu’elle travaille à s’user la santé mais vit dans la pauvreté. Voilà dix ans qu’elle n’est pas partie en vacances. Là, c’est un homme qui raconte face caméra que pour lui, ce ne sont pas les fins de mois qui sont difficiles car la galère commence dès le premier jour du mois. Ailleurs encore, une personne s’en prend violemment au Président Macron qui décidément n’entend rien, ne comprend

rien : « Il nous prend vraiment pour des gogos ! » quand une autre conclut calmement mais fermement : « C’est d’une révolution dont on a besoin. Il faudrait un nouveau 4 août pour l’abolition des privilèges ». Le ras-le-bol général, voilà ce qu’on entend. Enfin. Parti d’un coup de semonce contre la hausse de la taxe sur le carburant, le mouvement a entraîné bien au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. L’axe de départ s’est comme désaxé. Le caractère hétéroclite des revendications, des mots d’ordre, des familles politiques qui apportent leur soutien laisse les portes encore très ouvertes sur l’issue de cette colère XXL. Rien n’est joué mais la tonalité n’est plus celle que l’on pouvait redouter au départ,

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quand les courants d’extrême droite s’étaient rués le mouvement en espérant voir se développer leurs obsessions identitaires et grandir leur terreau du ressentiment. Loin d’une focalisation sur le «trop de taxe, trop d’impôt», c’est le sentiment d’injustice sociale et territoriale qui semble dominer. C’est le rejet des politiques d’austérité et la défense des services publics qui donne le ton davantage que le repli sur soi. Ce sont les inégalités qui sont clairement pointées du doigt. Quant à la question environnementale qui aurait pu se trouvée marginalisée, elle n’est pas désertée. Les courants écologistes s’engagent progressivement dans la danse.

Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge. Le bouillonnement est là et des jonctions commencent à s’établir. Là encore, rien n’est joué mais les dockers, au Havre, se joignent aux gilets jaunes pendant que les lycéens enclenchent leur soutien. Des secteurs entiers du mouvement social s’impliquent désormais franchement. Des personnalités proposent de venir physiquement apporter leur notoriété pour protéger les gilets jaunes aux ChampsElysées d’éventuelles violences. L’ordre

des choses est bouleversé. D’ores et déjà, des lignes ont bougé dans les têtes. Partout, sauf visiblement au sommet de l’État où l’on reste empêtré dans de tristes logiques comptables et où l’incompréhension voire l’aversion du monde populaire domine. La crise politique est en marche. Au point que la délégation des gilets jaunes ne s’est finalement pas rendue à Matignon. Signe du temps, les groupes politiques insoumis et communistes proposent de soumettre au Parlement une motion de censure. In fine, c’est sur le terrain politique que le plus gros va se cristalliser. Il n’échappe à personne qu’un mouvement soutenu par 80% de la population, par des sensibilités politiques et des personnalités que tout oppose par ailleurs, ne dit pas le sens, la cohérence du projet de changement souhaité. La liste des revendications du comité autoorganisé par les initiateurs des gilets jaunes posent de sérieux jalons mais la confrontation politique reste évidemment devant nous. Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ? Il le faut. Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge. Il faut maintenant que la colère se mue en espérance.  clémentine Autain

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LA GAUCHE EN QUESTIONS


La stratégie de Mélenchon se discute En quelques semaines, la France Insoumise a accumulé des positions qui dessinent une nouvelle stratégie. Comment la comprendre  ? Analyses et discussion de ce nouveau moment Mélenchon. La France Insoumise est-elle en train de changer de stratégie ? Quelle est cette nouvelle étape du mouvement de JeanLuc Mélenchon  ? Quelle est sa cohérence  ? En quelques semaines, on a assisté aux réactions mémorables face aux perquisitions disproportionnées, aux attaques de Jean-Luc Mélenchon contre le « parti médiatique », à la distance à l’égard du Manifeste pour l’accueil des migrants, au soutien chaque jour plus affirmé des blocages du 17 novembre contre les taxes sur l’essence… Autant de prises de position, dans le noyau dirigeant de la France insoumise, qui semblent dessiner une nouvelle cohérence que l’on peut interroger. UNE NOUVELLE STRATÉGIE  ? En politique, plus que dans tout autre domaine, le fond et la forme sont inséparables. Du côté de la France Insoumise,

la séquence politique de ces derniers mois peut être lue comme indiquant une inflexion stratégique vers un populisme de gauche plus affirmé. Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon est trop influent et le moment politique trop préoccupant, pour que cette hypothèse ne soit pas discutée. Depuis des années, Jean-Luc Mélenchon a la conviction que la période historique est inédite et qu’elle appelle de l’invention politique. La démocratie, qui était sortie revivifiée du combat contre les fascismes, est désormais dans une crise d’une profondeur inouïe. Le peuple, ce souverain théorique de nos institutions, est marginalisé, démobilisé, désorienté. Il n’est plus, comme autrefois, partagé entre l’enthousiasme et la colère, mais entre la sidération et le ressentiment, oscillant entre la mise en retrait (l’abstention civique) et la tentation du sortez-les tous  ! Nous sommes au bout d’un long

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cycle démocratique, dont la crise globale interdit toute continuation à l’identique des modèles jusqu’alors usités. Face à cette évolution, les gouvernants tiennent le même discours, depuis plus de trois décennies : il faut faire barrage face aux extrêmes et sauver la démocratie, en rassemblant les modérés des deux rives, à droite comme à gauche, autour des seules options raisonnables, l’économie de marché et la démocratie des compétences. Or, même rassemblées, les élites au pouvoir sont balayées dans les urnes, par les Orban, Salvini et autres Bolsonaro. Inutile donc de compter sur ces modérés pour éviter le naufrage démocratique. L’hypothèse de Mélenchon est qu’il n’est plus temps de canaliser les colères pour les guider vers les repères classiques de la gauche et du mouvement ouvrier. L’ouragan de la crise a balayé tout sur son passage, ne laissant dans son sillage que le constat violent du fossé qui sépare irrémédiablement le peuple et les élites. Les rationalités politiques classiques n’agissant plus, il n’y a pas d’autre choix que de se couler dans le flux des émotions populaires, en épousant le mouvement des colères. D’abord rendre visible que l’on est du parti du peuple ; alors la possibilité sera ouverte de disputer sa primauté à l’extrême droite, en montrant qu’elle n’est pas en état de satisfaire aux attentes, d’apaiser les douleurs et de surmon-

ter les frustrations populaires. De cette intuition découlent une suggestion et un pari. La suggestion est que, d’une manière dévoyée, l’extrême droite est du côté du peuple, contre les élites de l’Union européenne. Le pari est que, en acceptant ce constat, on peut toucher les cœurs et les cerveaux de ceux qui se tournent vers cette extrême droite et leur montrer qu’ils font fausse route. Les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance. Nous-le peuple et eux-les élites : telle serait la figure renouvelée du vieil antagonisme de classes qui opposa jadis le noble et les paysans, puis les ouvriers et le patron. Le but, désormais, ne serait plus de rassembler les dominés, mais d’instituer un peuple dans les cadres de la nation. Qu’est-ce que le peuple, selon Mélenchon  ? Tout ce qui n’est pas l’élite. S’il prend conscience de luimême, c’est donc par la détestation de tout ce que l’on désigne comme des élites, renvoyées du côté du eux  : la caste, la supranationalité, Bruxelles, Berlin, la mondialisation, le parti médiatique, les bons sentiments voire la «gôche», ce terme qui vient tout droit de l’extrême droite des années trente.

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Les soubassements théoriques du «populisme de gauche» revendiqué sont connus : la paternité intellectuelle en revient à Ernesto Laclau, et l’usage contemporain à Chantal Mouffe. On soulignera ici sa faible consistance historique et, plus encore, son extrême danger politique. LES PIÈGES DU «POPULISME DE GAUCHE» La dialectique du eux et du nous est certes un moment indispensable pour que des individus aient conscience de ce qu’ils forment un tout. Du temps de la féodalité, ceux du village s’opposaient instinctivement à ceux du château. Puis le nous des ouvriers se constitua en groupe distinct, contre la galaxie des maîtres d’usines. Mais la prise de conscience élémentaire de faire groupe n’a jamais suffi à faire classe et, plus encore, à faire peuple. Pour que les ouvriers dispersés se définissent en classe, il a fallu qu’ils deviennent un mouvement de lutte agissante, contestant leur place subalterne et aspirant à la reconnaissance et à la dignité. Et pour passer de la classe qui lutte au peuple qui aspire à diriger, il a fallu que grandisse la conscience que la domination de quelques-uns n’avait rien de fatal et que seul le pouvoir réel du plus grand nombre était légitime pour réguler le grand tout social. Les catégories populaires ne sont devenues peuple

que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance. C’est par ce mariage que la France monarchique a basculé en quelques semaines de la jacquerie paysanne et de l’émotion urbaine à la révolution populaire. De la même manière, c’est en reliant la lutte ouvrière et la Sociale que les ouvriers se sont institués en acteurs politiques, devenant peu à peu la figure centrale d’un peuple en mouvement. À la différence de ce qu’affirme Jean-Claude Michéa, c’est en réalisant la jonction du mouvement ouvrier et de la gauche politique que s’est opérée l’alchimie qui a bouleversé la vie politique française et l’histoire ouvrière, à la charnière des XIXe et XXe siècles. Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute. Aujourd’hui, il n’y a plus de groupe central en expansion, mais les catégories populaires, qui forment la masse des exploités et des dominés, sont toujours largement majoritaires. Elles sont toutefois éclatées, dispersées par les reculs de l’État-providence, la précarisation, l’instabilité financière, l’effet délétère des reculs, des compromissions, des abandons. Pire, l’espérance a été désa-

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grégée par les échecs du XXe siècle. L’espoir déçu, les responsabilités du mal-être se faisant évanescentes, tout se passe comme si ne restait que le ressentiment, nourri par la désignation habituelle des boucs émissaires, substituts aux causes mal perçues des malheurs d’une époque. Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute. À ce jeu, on nourrit l’idée qu’il suffirait de changer les hommes, à la limite de procéder au grand remplacement, pour retrouver des dynamiques plus vertueuses. Or l’essentiel n’est pas de se dresser contre l’élite ou la caste, mais de combattre des logiques sociales aliénantes qui érigent un mur infranchissable entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés, peuple et élites. Le peuple ne devient pas souverain par le ressentiment qui l’anime, mais par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière. L’objectif stratégique n’est donc pas de soulever ceux d’en bas contre ceux d’en haut, mais de rassembler les dominés pour qu’ils s’émancipent enfin, par eux-mêmes, de toutes les tutelles qui aliènent leur liberté. Il n’y a pas de voie de contournement ou de raccourci tactique pour parvenir à cet objectif. Le « populisme de gauche » se veut une méthode de mobilisation et non une théorie ou un projet global. Or l’histoire suggère qu’il n’est pas possible de sé-

parer le projet et la méthode, le but et le moyen. Les grands partis ouvriers des deux siècles passés ne se voulurent pas seulement populaires ou ouvriers  ; ils ne cherchèrent pas seulement à représenter un groupe. Pour fonder le désir d’imposer la dignité ouvrière, ils mirent en avant le projet de société capable de produire durablement cette dignité. Ils ne furent donc pas populistes, comme dans la Russie du XIXe siècle, mais anarchistes, socialistes  ou communistes. Dans l’ensemble, la plupart ne succombèrent pas à la tentation de rejeter, dans la même détestation, tout ce qui était en dehors du nous ouvrier. Ce n’est pas un hasard, si la grande figure historique fut en France celle de Jaurès. Dans le même mouvement, il refusait de laisser au radicalisme mollissant le monopole de l’idée républicaine et il ne se résignait pas au fossé séparant le socialisme et le syndicalisme révolutionnaire. Quoi qu’en disent les Michéa et ceux qui les encensent, c’est cet état d’esprit de rigueur et d’ouverture qui doit primer encore, avec les mots et les sensibilités de notre temps. UNE STRATÉGIE EFFICACE À TERME ? Est-il réaliste de disputer à l’extrême droite sa primauté, en s’installant dans l’environnement mental qui fait aujourd’hui sa force  ? Voilà quelques décennies, la social-démocratie euro-

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péenne se convainquit de ce que, le capitalisme l’ayant emporté sur le soviétisme, il fallait s’emparer des fondamentaux du libéralisme dominant pour l’infléchir dans un sens plus social. Le socialisme se fit alors social-libéralisme et, par ce choix, il précipita l’idée socialiste dans la débâcle. Le pari du « populisme de gauche » revient à faire de même avec le populisme de l’autre rive. Mais c’est au risque des mêmes mésaventures. Prenons le cas de la question migratoire. Que cela plaise ou non, l’obsession migratoire sera au cœur des débats politiques à venir, parce qu’elle s’est hélas incrustée dans le champ des représentations sociales. Pour en minorer les effets délétères, il ne suffira pas de se réclamer de la primauté du social. L’extrême droite, comme elle le montre en Italie, ne dédaignera pas en effet de se placer sur ce terrain. Elle se contentera d’ajouter ce qui semble une vérité d’évidence et qui fait sa force : la part du gâteau disponible pour les natifs sera d’autant plus grande que les convives seront moins nombreux autour de la table. Tarissons les flux migratoires et nous aurons davantage à nous partager… Prenons l’autre cas, celui de la dénonciation du « parti médiatique  ». On ne rejettera pas ici l’idée que l’information est dans une grande crise de redéfinition de ses fonctions, de ses moyens et de ses méthodes. On sait par ailleurs que la

presse ne bénéficie que d’une liberté relative. Et nul ne peut dénier à quiconque le droit de critiquer, même très vigoureusement, tout propos public jugé erroné ou mal intentionné. Mais comment ignorer que la mise en cause globale de la presse, la dénonciation indistincte de la dictature des bien-pensants, l’affirmation du complot organisé ont toujours été des traits marquants d’une extrême droite dressée contre le politiquement correct  ?

On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale. Comment passer sous silence que, chez nous en tout cas, ce n’est pas de la tutelle politique qu’elle souffre d’abord, mais de la dictature de l’argent, de l’audimat et de la facilité  ? Dès lors il est surprenant que, confondant la critique et le matraquage concerté, les responsables de la France insoumise portent les feux, jusqu’à vouloir punir, contre cette part des médias qui s’écarte du modèle, par fonction (le service public) ou par choix (la presse critique) ? S’at-

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taquer à la presse en général contredit l’esprit d’ouverture et de rassemblement sans lequel toute rupture reste une abstraction. Et, que cette affirmation plaise ou non, une telle attaque évoquera, auprès de beaucoup, de bien trop tristes souvenirs… Prenons enfin l’exemple du mouvement du 17 novembre. Comment ne pas comprendre la rage de ceux qui, à juste titre, ont le sentiment que les plus modestes sont encore et toujours les plus frappés dans leur pouvoir d’achat ? Mais comment aussi ne pas voir ce que l’extrêmedroite a parfaitement saisi ? Ce n’est pas par hasard qu’elle choisit ce terrain, et pas celui de la lutte salariale ou des combats pour la solidarité. Elle a une vieille propension à vitupérer l’impôt, non pas parce qu’il est injuste et inégalitaire, mais parce qu’il serait à l’avantage des fainéants, des magouilleurs, des étrangers, des mauvais payeurs. On pourrait profiter du malaise pour s’interroger sur l’usage qui est fait de l’impôt, sur l’injustice profonde des impôts indirects, sur l’impossibilité de continuer indéfiniment à brûler des carburants fossiles, sur la nécessité de combiner justice sociale et exigences environnementales. Or la pression de l’extrême droite pousse à manifester sur une seule idée : bloquons tout et continuons comme avant. Comment dès lors ignorer que, si certains attisent les colères, c’est pour que la jonction ne se fasse surtout pas entre égalité, respect de l’environnement et refonte de la fiscalité  ?

On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale. Ne pas mépriser ceux qui se sentent floués par les puissants est une chose. Légitimer une œuvre politique de dévoiement, une tentative pour découper en tranches les urgences sociales en est une autre. Si l’on se veut du peuple, si l’on affiche le désir de la dignité populaire, on se doit d’arracher les catégories populaires aux idéologies du renfermement. La grande force du peuple a toujours été sa solidarité, pour tous les humbles, où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent. Et, par bonheur, ce trait de mentalité populaire a irrigué l’esprit public de notre pays, pendant longtemps. Ce n’est qu’en le cultivant que, dans le même mouvement, on ranimera la combativité de l’espérance et que l’on tarira les sources qui alimentent l’extrême-droite. NE PAS S’ENFERMER DANS LA REALPOLITIK Entre 1934 et 1936, la gauche du Front populaire n’a pas voulu d’abord convaincre ceux qui se tournaient vers le fascisme qu’ils faisaient le mauvais choix. Elle a redonné confiance à ceux qui doutaient, qui ne reconnaissaient plus la gauche officielle dans la compromission du pouvoir. Elle n’a pas détour-

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né les égarés, mais mobilisé ceux qui pouvaient espérer. Elle n’a pas canalisé le ressentiment, mais redonné au monde du travail et de l’intelligence le sens de la lutte collective. De fait, on ne gagne pas en grignotant les forces de l’adversaire, au centre ou à l’extrême droite, mais en mobilisant l’espace politique disponible à gauche et jusqu’alors délaissé. On ne peut pas aujourd’hui se réclamer de la grande expérience du Front populaire et ne pas comprendre pleinement ce qui fit sa force. Ce Front populaire utilisa certes la mise en cause des 200 familles, du temps où le capital se voyait et s’incarnait — le patron avec haut-deforme et gros cigare. Pourtant, ce qui dynamisa la gauche ne fut pas d’abord la détestation de la caste dirigeante, mais l’espoir d’un monde de justice. Le Front populaire fut antifasciste dans sa détermination, mais ce qui le rassembla jusqu’à la victoire électorale, ce fut le beau slogan positif du Pain, de la Paix et de la Liberté. Le rappeler est-il un prêchi-prêcha d’intellectuels sans contact avec la vie ? Il est de bon ton, dans une partie de la gauche, de jouer au réalisme. Il faudrait taper du poing sur la table et parler haut et fort : tout le reste ne serait que littérature. Mais ne voit-on pas que c’est de ce réalisme-là que notre monde est en train de crever  ? C’est le monde du pouvoir arrogant de l’argent, de l’état de guerre permanent, de l’étalage de la force, de l’égoïsme du «Not In My Backyard». C’est le monde d’un Bachar el-Assad, d’un Poutine pour qui la démocratie est

un luxe inutile, d’un Trump qui n’a que faire du gaspillage insensé des ressources naturelles par les possédants américains. Et que l’on ne m’objecte pas la lettre des programmes. Ils peuvent être techniquement parfaits et, pourtant, leur environnement mental peut être contestable. La politique vaut aussi et peut-être surtout par la façon d’être et la culture que l’on promeut parmi les siens. Malgré la dureté extrême des temps passés, l’esprit du Front populaire ne fut pas celui de la citadelle assiégée. Heureusement, cet esprit ne l’emporta que pour une courte période : au début des années trente (la période communiste dite classe contre classe) et dans les années cinquante (les temps manichéens de la guerre froide). Il ne se retrouva pas non plus, en France, dans la triste formule du «qui n’est pas avec moi est contre moi». Là encore, ce sont d’autres périodes et d’autres lieux qui ont été submergés par cette culture, qui se veut combative et qui n’est qu’amertume. Or cette façon de voir, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, a conduit partout au pire de l’autoritarisme, quand ce ne fut pas au despotisme. De la même manière, il est impensable que l’on s’abandonne à la facilité coutumière qui veut que les ennemis de mes ennemis soient mes amis. Ce n’est pas parce que l’Union européenne a tort (et plutôt deux fois qu’une  !) que le gouvernement italien a raison. On ne peut pas créditer le gouvernement italien d’être du côté du peuple : il en est l’anti-

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thèse absolue. Ce n’est pas parce qu’un grand nombre de personnes de revenus modestes sont pénalisées par la hausse des prix du carburant qu’il faut manifester avec l’extrême droite et… créer les conditions d’une extension de l’usage des transports individuels. Ce n’est pas parce que le cynisme de Poutine est l’envers de l’humiliation réservée à la Russie par le monde occidental qu’il faut mesurer les critiques, que l’on peut porter aux choix et aux méthodes adoptées par Moscou. Prenons garde, à tout moment, à ce que, pensant accompagner les colères, on ne fasse qu’attiser le ressentiment. Si JeanLuc Mélenchon a réussi sa percée, au printemps 2017, ce ne fut pas pour son populisme, qu’il sut mettre en sourdine jusqu’au soir du premier tour. Entre mars et avril, il parvint tout simplement à être le plus crédible, par son talent bien sûr, et par la radicalité et la cohérence de son discours de rupture, qui éloignait enfin le peuple de gauche de trois décennies de renoncement. Il ne renia pas la gauche, mais il lui redonna en même temps le souffle de ses valeurs et le parfum d’un air du temps. C’est par ce jeu de la trace et de la rupture qu’il s’est imposé. LE FOND ET LA FORME Nous ne sommes plus dans la France et le dans monde des siècles précédents. La combativité sociale demeure, mais le mouvement ouvrier d’hier n’est plus. Quant à la gauche, elle ne peut plus être ce qu’elle a été. Il en a toujours été ainsi

d’ailleurs. À la fin du XIXe siècle, le radicalisme a revivifié un parti républicain assoupi. Au XXe siècle, le socialisme puis le communisme ont pris la suite. Aujourd’hui, des forces neuves prennent le relais de la grande épopée de l’émancipation. L’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats. Penser que les organisations dynamiques d’hier, mais épuisées aujourd’hui, sont en état d’offrir une perspective politique est sans nul doute un leurre. Mais la culture de la table rase n’a jamais produit du bon. Pour que le peuple lutte en se rassemblant, il faut du mouvement partagé, quand bien même ce n’est plus le mouvement ouvrier. Pour que la multitude qui se rassemble devienne peuple, il faut de l’organisation politique et même des systèmes pluriels d’organisations, quand bien même ce n’est plus sur le modèle ancien des partis. La gauche, à nouveau, doit se refonder radicalement. Il n’empêche qu’elle doit toujours être la gauche, c’est-à-dire moins une forme, reproductible à l’infini (l’union de la gauche), que le parti pris rassemblé de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.

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Et cette gauche-là n’a rien en commun avec l’extrême droite, pas même la référence théorique au peuple. Celui-ci n’est un acteur historique que par les valeurs qui, à tout moment, ont assuré sa dignité. Il ne se constitue que par le mouvement qui l’émancipe, par l’espérance qui le porte, par l’avenir qu’il dessine, dès aujourd’hui et pour demain. Dans la continuité des fascismes, l’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats. J’avance l’idée que les attitudes et prises de position récentes, du côté de la FI, laissent entrevoir une possible cohérence, dont je redoute la propension volontairement «  populiste  ». Si ma crainte est fondée, je ne cache pas mon inquiétude pour l’avenir. Je souhaite que cette impression soit démentie au plus vite par les actes et les mots. Si ce n’était pas le cas, j’estimerais que nous serions devant un tournant stratégique pour la FI, fragilisant les acquis des années précédentes. La présidentielle de 2017 a montré qu’il était possible d’aller au-delà des forces rassemblées après 2008, dans le cadre du Front de gauche. Répéter à l’infini la formule du Front de gauche n’a donc aucun sens. Pourtant, ce n’est pas en construisant de nouveaux murs séparant les composantes hier réunies que l’on créera les conditions d’une dynamique

populaire victorieuse. Si ces murs s’avéraient infranchissables, ce serait pour notre gauche la prémisse d’un désastre. La batterie récente de sondages — un sondage isolé ne vaut rien — converge d’ailleurs pour dire que le temps ne semble pas si favorable à la FI et si défavorable au parti de Marine Le Pen. Heureusement, la gauche française nous a aussi habitués à des sursauts salvateurs. Mais pour cela, on ne peut faire l’économie du débat le plus large. À gauche, celui qui parle le plus fort n’a pas toujours raison.  Roger martelli

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PCF : les paris d’un Congrès Annoncé comme exceptionnel, le 38e Congrès du PCF aura mérité ce qualificatif. Parce que, pour la première fois, le numéro un sortant a été désavoué. Et parce que le PC joue incontestablement sa survie. Sans surprise, Pierre Laurent a laissé la place au député Fabien Roussel, qui dirigea jusqu’en 2017 la fédération communiste du Nord, l’une des plus importantes par ses effectifs. Voilà bien longtemps que le turn-over à la tête du parti n’a pas résulté d’une concurrence politique ouverte. Depuis les années 19301, l’habitude avait été prise de laisser au secrétaire général sortant le soin de proposer son successeur. En 1969, seule la maladie du numéro un de l’époque, Waldeck Rochet, avait suspendu cette pratique, laissant au bureau politique la charge de choisir collectivement son 1. Maurice Thorez est secrétaire général de fait en juillet 1930, mais le titre, bien qu’employé en interne, ne devient officiel qu’en janvier 1936.

remplaçant, en l’occurrence Georges Marchais. LE PARTI N’EST PLUS CE QU’IL ÉTAIT Fabien Roussel devient le «numéro un» d’un parti incontestablement affaibli, dont le déclin électoral quasi continu depuis 1978 s’est accompagné d’une sérieuse perte de substance militante. À la fin des années 1970, les données non publiques de la direction fixaient à 570 000 le nombre des cartes placées auprès des militants. Officiellement, le PC actuel se réclame d’un chiffre de 120 000 cartes, ce qui laisserait supposer une quasi-stabilité des effectifs depuis dix ans. Or, les documents internes — et notamment les résultats des

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consultations militantes — indiquent que le nombre de cotisants est passé d’un peu moins de 80 000 en 2008 à 49 000 aujourd’hui, soit une perte de 4 cotisants sur 10 en dix ans. La densité militante est moindre qu’autrefois. Elle reste toutefois assez conséquente pour susciter l’envie, dans un paysage partisan depuis toujours modeste en effectifs et aujourd’hui particulièrement sinistré. Le tableau est encore assombri par une autre dimension, généralement ignorée. Le communisme politique en France ne s’est pas réduit à un parti. Comme ce fut le cas pour les puissantes socialdémocraties d’Europe du Nord, le PCF s’est trouvé au centre d’une galaxie inédite qui raccordait à l’action partisane des syndicats, des associations, des structures de presse et d’édition et un communisme municipal à la fois dense et original. Or cette galaxie s’est défaite peu à peu au fil des années, à partir des années 1970. La CGT a pris ses distances2, le réseau associatif animé par 2. En 2007, 7 % seulement des sympathisants de la CGT auraient voté en faveur de MarieGeorge Buffet, contre 42 % pour Ségolène Royal (sondage CSA du 22 avril 2007)

des communistes s’est affaibli et l’espace municipal du PC ne cesse de se rétracter. Les municipalités à direction communiste regroupent un peu moins de 2,5 millions d’habitants, contre plus de 8,5 millions à l’apogée de l’influence municipale, en 1977. Une majorité se dessine dans l’organisation pour dire que l’effacement électoral continu du PCF est dû d’abord à son absence répétée lors de l’élection décisive de la Ve République, la présidentielle. Dans les faits, cette conviction est discutable : le choix de soutenir François Mitterrand en 1965 n’a pas empêché le PC de réaliser en 1967 son meilleur score législatif de toute la Ve République  ; en sens inverse, la présence du PC aux scrutins présidentiels de 1981, 2002 ou 2007 n’a en rien interrompu le déclin. Quoi qu’il en soit, ce qui compte est la conviction, dans une large part du corps militant, que l’effacement du parti résulte d’une visibilité insuffisante. Dès lors, les choix du Congrès, désormais portés par la nouvelle équipe dirigeante, reposent sur un pari : en réaffirmant l’identité propre du Parti communiste, en installant une présence plus autonome et plus visible, les communistes retrouveront le

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chemin des catégories populaires et relanceront la dynamique vertueuse interrompue à la charnière des années 1970-1980. Il est vrai que le PCF a pour lui une solide tradition populaire, affaiblie mais non effacée. Il a des militants, dont une part importante appartient aux catégories les plus modestes3 [3]. Il lui reste des bases territoriales, amoindries mais qui continuent de susciter l’envie, celle des adversaires déclarés comme celle des alliés potentiels. Dans une phase de décomposition, d’instabilité et de crise politique aiguë, toute ambition politique repose sur des paris. Celui du PCF actuel est-il réaliste  ? Sa faisabilité se mesurera à sa capacité à répondre à quelques défis. LA VISIBILITÉ OU L’UTILITÉ  ? En politique, la visibilité n’est pas tout. D’une façon ou d’une autre, une force politique n’est reconnue que si une frange suffisante de population trouve de l’intérêt à cette reconnaissance. Le PC s’est longtemps servi des ouvriers pour se légitimer (il se définissait comme «le parti de la classe ouvrière») et, en retour, les ouvriers se sont servis de lui 3. Il est vrai que l’encadrement du parti, lui, est beaucoup moins populaire qu’il ne l’a été.

pour assurer leur représentation dans le monde des institutions publiques. Pendant plusieurs décennies, le PCF a été ainsi fonctionnellement utile : parce qu’il «représentait» le monde ouvrier jusqu’alors délaissé, parce qu’il nourrissait la vieille utopie de la «Sociale», en usant du mythe soviétique (le mythe, bien sûr, pas la réalité…) et parce qu’il donnait sens au raccord historique entre le mouvement ouvrier et gauche politique, en proposant des formules de rassemblement adaptées à l’époque : Front populaire, Résistance, union de la gauche. Fonction sociale, fonction prospective et fonction proprement politique… Cette conjonction était la clé de son utilité et donc de son pouvoir d’attraction. Or ces fonctions se sont érodées avec le temps, dans une réalité sociale et politique bouleversée, sans que le PCF ait tiré les conséquences de ces bouleversements. Le peuple n’a plus de groupe central, l’unité relative que lui procurait la concentration industrielle et urbaine s’est effacée, l’État a abandonné ses fonctions redistributrices et protectrices, les échecs concrets des expériences révolutionnaires ont affaibli l’idée émancipatrice elle-même, l’espérance a laissé la place à l’amertume et au ressentiment. Face à la nécessité impérative d’une reconstruction collective, de

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portée historique, le PC laisse entendre que sa continuation et sa relance sont en elles-mêmes des réponses aux défis. Alors qu’il s’agit de redéfinir les fonctions permettant politiquement aux couches populaires de se constituer en mouvement et de s’affirmer comme sujet politique majeur, le PC se contente de dire : je suis là. Ce n’est pas faire injure aux militants communistes que de rester perplexe. Quand l’urgence est à reconstruire, de la cave au grenier, la fidélité nécessaire aux idées et aux valeurs ne peut se réduire à la continuation ou à la réaffirmation. Elle nécessite une initiative d’une tout autre ampleur. Pendant quelques décennies, aucune force à la gauche du PS n’a profité des déboires de l’organisation communiste, si ce n’est la mouvance issue du trotskisme, un court moment, à la charnière des XXe et XXIe siècles. Or rien ne dit aujourd’hui que l’espace politique béant libéré par l’effondrement du socialisme français le sera durablement. De plus, en 2017, la France insoumise s’est installée dans des terres autrefois favorables à une implantation communiste qui, dans la «banlieue rouge», n’était jamais loin des rivages de l’hégémonie. «Continuer» dans ces conditions : pari à haut risque… De plus, il n’y a pas que le problème

de l’utilité partisane en général  : un second défi concerne l’univers communiste lui-même. Fabien Roussel, comme Pierre Laurent avant lui, affirme vouloir rassembler les communistes. Si l’on entend par cette formule les membres du PCF stricto sensu, l’objectif ne va déjà pas de soi. Le parti n’a plus en effet l’homogénéité qui fut la sienne jadis. L’organisation a connu elle aussi le choc qui résulte de la montée des exigences d’autonomie individuelle. Mais, du coup, c’est la conception même du collectif qui doit se repenser, si l’on ne veut pas rester englué dans les déboires des «communautarismes», anciens ou nouveaux. Le problème est que la culture du collectif continue de considérer avec défiance une diversité toujours suspectée de mettre en cause «l’unité» du parti. Le «commun», quoi qu’en dise le discours officiel, a toujours du mal à se dégager des images d’une unité trop souvent confondue avec l’affirmation de l’unique. Les règles statutaires de l’organisation continuent de faire de la stigmatisation des «tendances» un principe actif, canalisant étroitement le dépôt de textes alternatifs et préférant réserver aux majorités constituées le soin de doser la présence des «dissidents» dans les directions élues. On peut donc douter de la capacité rassembleuse d’une culture

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qui persiste à nourrir le long processus de désaffection interne. Et que dire, si l’on élargit le problème à l’ensemble de ceux qui peuvent se dire communistes en dehors du parti  ? Régulièrement, les directions en appellent au retour de ces brebis égarées, dont on a dit parfois qu’elles constituaient «le plus grand parti de France». L’appel au grand retour sera-t-il entendu cette fois  ? Rien n’est moins sûr. UN PARTI DANS L’AIR DU TEMPS  ? On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, dit la sagesse populaire. Il en est des anciens adhérents comme des électeurs : ils ne pourraient se sentir attirés que si renaissait le pouvoir d’attraction d’une structure partisane. Or le désir de relance s’exprime dans un moment de crise profonde de l’engagement dans des partis. La «forme-parti» traditionnelle pâtit en effet d’un double dysfonctionnement : on a du mal à déléguer à des partis le soin d’élaborer des orientations politiques globales et on répugne à s’engager, de façon durable, dans des structures historiquement marquées par la centralité de l’État que les partis avaient vocation à conquérir. La verticalité hiérarchique des partis attire moins, aujourd’hui, que la spontanéité

des mouvements éphémères ou que l’incarnation charismatique des leaders. Ce n’est pas que le temps soit venu du «mouvementisme» ou des ébauches partielles de démocratie plus directe (sur le modèle du mouvement des places ou sur celui des «primaires»). Pour l’instant, aucune forme d’organisation politique pérenne ne s’est imposée nulle part. Les tentatives de renouvellement laissent partout perplexes, soit parce qu’elles reposent sur des modèles d’orientation ambivalents (le contrôle de l’expression militante par des «réseaux» prétendument spontanés), soit parce qu’elles s’appuient sur des théorisations incertaines (le «mouvement gazeux» doté d’une «clé de voûte» cher à Jean-Luc Mélenchon). Mais, quand tout est bousculé, le parti pris de l’innovation radicale vaut mieux que la prudence des permanences revendiquées. À ce jour, le choix communiste de «continuer le PCF» privilégie le maintien du modèle fondateur, comme si dominait, dans l’univers communiste, la conviction que le balancier, un jour où l’autre, repartira du bon côté. Dans les deux dernières décennies, les tentatives internes de changements homéopathiques, censés plus «participants», n’ont pas manqué. Elles n’ont pas débouché sur des résultats tangibles et sur une relance de

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l’agrégation militante. Aujourd’hui, une fois de plus, la promesse de renouveau est réaffirmée, sans que l’on perçoive bien quels en sont les contours et les ressorts, dans une forme partisane maintenue pour l’essentiel. Terminons par une interrogation plus stratégique. Depuis 1936, la culture communiste repose sur le couple de l’affirmation identitaire et de l’union de la gauche. Incontestablement, le schéma a eu sa cohérence. D’une part, «l’’identité» communiste assurait le double ancrage du parti dans le monde ouvrier et dans la tradition révolutionnaire. D’autre part, l’union de la gauche permettait de donner une traduction politique à l’alliance de classes nécessaire (classes populaires et couches moyennes, puis monde ouvrier et salariat) et de viser à des majorités, en faisant converger les courants plus «révolutionnaires» et les sensibilités plus «réformistes» dans un projet transformateur partagé. Or cette cohérence se heurte à l’éclatement sociologique du bloc transformateur (diversification du monde ouvrier et éclatement su salariat) et à la fin du duopole communistes-socialistes. À l’arrivée, l’union de la gauche traditionnelle n’a plus la force propulsive qui a été la sienne. Le problème est que son obsolescence ne s’est pas accompagnée de

l’affirmation d’une alternative claire et partagée. Le «pôle de radicalité» a été récusé par le PC dans les années 19902000 ; la convergence des «révolutionnaires» chère au NPA a fait long feu ; le «courant antilibéral» n’a pas résisté à l’échec de la séquence 2005-2007 et le cartel réalisé par le Front de gauche n’a fonctionné que sur une courte période. Aujourd’hui, la France insoumise propose son rassemblement du «peuple» comme alternative à l’union de la gauche, mais ses contours et sa possibilité laissent perplexe dans une phase d’incertitude nourrie par la montée des extrêmes droites européennes. Le PCF a-t-il dans ses cartons une démarche alternative souple et cohérente, en dehors de sa propre influence ? Abandonnera-t-il le pragmatisme d’une oscillation entre l’affirmation identitaire et des combinaisons électorales ? La lecture des ébauches de consensus majoritaire fait douter de cet abandon. Or l’indécision stratégique ou les pratiques du coup par coup n’ont débouché sur aucune relance jusqu’à ce jour. Comment pourrait-il en être autrement demain ? LES LIMITES D’UN PARI L’indécision ne serait pas si grave, si nous ne trouvions pas dans une phase

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politique redoutable. Même si la France n’est pas l’Italie, on peut craindre une possible évolution à l’italienne : une gauche exsangue dans toutes ses composantes et, sur cette base, un espace laissé libre aux idéologies du ressentiment et à la percée des extrêmes droites. Dans ce contexte, il est à redouter que ni la tentation d’un «populisme de gauche», ni l’affirmation identitaire du PC ne soient en mesure de conjurer cette hypothèse noire. Dans la culture communiste, il n’y a pas de communisme possible sans «parti communiste». Or ce «parti» n’a pas toujours eu la forme du parti politique moderne, qui ne s’est imposée que dans le dernier tiers du XIXe siècle. La politique, d’ailleurs, n’a pas toujours eu besoin du parti politique tel que nous avons pris tardivement l’habitude de le voir fonctionner. Pourquoi la forme d’une époque serait-elle la manière indépassable de structurer l’action politique collective ? Ce n’est pas trahir l’idée communiste que de faire un autre pari, qui consiste à dire que le communisme n’a plus besoin, pour vivre, d’un «parti communiste», au sens que le XXe siècle a donné à cette notion. Il peut y avoir des «communistes», sans que leur action suppose un parti communiste distinct. C’est d’autant moins vrai que l’on peut s’interroger sur

la pertinence aujourd’hui des structures partisanes reposant sur un modèle de militantisme «total», où la continuité du dévouement prime sur tout, où la frontière de l’intérieur et de l’extérieur prend la valeur d’un absolu. Ce qui manque à l’idéal émancipateur, ce n’est ni un «parti» ni même un de ces «mouvements» dont on ne sait pas très bien s’ils relèvent du patchwork ou de la cohérence centralisée. En fait, la politique moderne de l’émancipation manque d’une articulation nouvelle entre des champs que l’histoire a distingués, économique, social, politique, culturel. Penser surmonter, de façon volontariste, une séparation qui pénalise l’action sociale et enlise la dynamique démocratique manque sans nul doute de réalisme. En revanche, travailler à de l’articulation, combiner l’autonomie des domaines et des organisations et la recherche de convergences souples entre organisations politiques, syndicats, associations, monde intellectuel : tels sont les passages obligés de toute refondation démocratique. Plutôt que le choix «continuateur», il eut été préférable que s’affirme l’engagement des communistes dans la construction de cette force politique pluraliste, cohérente sans être un bloc, faisant de sa diversité une force sans

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céder à l’exaltation de la différence. Nous sommes dans un moment où les extrêmes droites menacent notre continent et pourrissent notre univers démocratique, jusque dans le détail. Pour l’instant, les dispositifs organisationnels à gauche n’ont pas l’attractivité nécessaire pour contredire les facilités du bouc émissaire et la trouble fascination pour l’autorité fondée sur l’exclusion. Seule une construction collective, partagée, ouverte à toutes les sensibilités de l’émancipation sera capable de proposer un univers mental radicalement contraire à celui de ces extrêmes droites. Tout ce qui donne l’impression que la continuité prime sur l’esprit de rupture, ou tout ce qui nourrit l’impression que la rupture se fonde sur le ressentiment plus que sur l’espérance, tout cela laisse le champ libre au désastre démocratique. Construire une alternative démocratique, donner force politique à l’esprit de rupture en faisant l’impasse sur ceux qui portent aujourd’hui encore la riche tradition du communisme serait une folie. Tourner le dos aux militants communistes est une faute. Mais en ne choisissant pas la voie d’une refondation démocratique partagée, en privilégiant le choix de la continuation, un siècle après la naissance de leur parti, les militants du PCF n’ont pas alimenté la possibilité

de relancer collectivement une gauche bien à gauche. Juxtaposer les forces ne suffit plus… Ils n’ont pas donné un élan immédiat à la seule démarche qui pourrait donner un coup d’arrêt radical aux dérives continentales préoccupantes. Il faut bien sûr prendre acte de ce choix. Il restera que la vie politique et ses urgences pousseront chacun à bouger, pour promouvoir le meilleur et non pour se désoler du pire.  Roger martelli

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Européennes : cachez cette crise que la France insoumise ne saurait voir En moins de six mois, La France insoumise voit plusieurs cadres partir, quand ils ne sont pas mis dehors. Une crise qui va de pair avec une ligne politique qui zigzague. Depuis plusieurs semaines – depuis le clivage sur l’appel des migrants ? Depuis les perquisitions ? – La France insoumise ne cesse de voir s’égrener les départs. Et tous ne viennent pas du même bord. Et tous ne partent pas pour les mêmes raisons. Dernièrement sont partis Liêm HoangNgoc, Sarah Soilihi, Corinne Morel-Darleux, Djordje Kuzmanovic et François Cocq1.

Sans compter l’annonce de Charlotte Girard de ne plus être tête de liste aux européennes. Au cœur du débat, c’est le mode de fonctionnement de ce «mouvement gazeux» à «clé de voûte» qui est remis en question. Car un petit groupe décide souverainement de la ligne et de celles et ceux qui la portent : le comité électoral.

1. François Cocq a «simplement» été exclu de la liste pour les élections européennes, suite à un « désaccord avec les orientations stratégiques du mouvement ». Pour autant, jeudi 29 novembre, il assure à Russia Today : « Je resterai au sein de La France insoumise ». Quant à savoir si LFI acceptera qu’il reste, pour le moment, impossible d’avoir confirmation ou infirmation.

COMITÉ OPAQUE « Vous connaissez un parti européen où les militants n’élisent pas la direction, même indirectement ? Il n’y a que La France insoumise. » Voilà ce que nous disait il y a quelque temps un journaliste du Monde diplomatique. Si la remarque peut sembler excessive, ou si après tout

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c’est ça le nouveau monde, LFI traverse une période de grandes difficultés. Le 8 novembre, c’est l’oratrice Sarah Soilihi qui partait pour Génération.s. Celle-ci jugeait que sa place sur la liste pour les européennes n’était pas assez «haute», neuvième chez les femmes. Peut-être aurait-elle mieux fait de prendre son mal en patience et de négocier. Mais ce qui est fait est fait. À Libération, elle expliquait son choix, dénonçant les « petits arrangements entre amis » du comité électoral de LFI. Même son de cloche pour Djordje Kuzmanovic, qui publie une tribune dans Marianne : « Ce comité est d’emblée apparu comme un organe sur mesure conçu pour satisfaire le petit groupe de dirigeants auto-proclamés. Le processus de sélection des candidats s’est distingué par la même opacité. » Ce fameux comité est composé de « 14 représentant-e-s des différents espaces de La France insoumise (programme, lutte, équipe opérationnelle, politique) et 18 insoumis-es tiré-e-s au sort », peuton lire sur le site de LFI. Quant à savoir comment ont-ils été désignés... mystère. Mais on y trouve aussi bien des militants

historiques du PG que des personnes à l’engagement politique plus récent, des proches de «JLM» et des «cocos insoumis». GAUCHISTES VS SOUVERAINISTES Mais il n’y a pas que le fonctionnement qui cloche. En fait, l’autoritarisme du sommet est d’autant plus fort que la ligne politique est contradictoire. Officiellement, c’est la sensibilité «populiste de gauche» qui donne le ton, avec ses deux faces : la cohérence de François Ruffin d’un côté, la virulence de Jean-Luc Mélenchon de l’autre. Mais la fin de l’été a été aussi marquée par le ralliement des socialistes Marie-Noëlle Lienemann et Emmanuel Maurel, qui se distancient du populisme sur deux points : l’Europe et le refus de tourner le dos à la gauche. Quand Sarah Soilihi soulignait « les excès dans la communication [qui] ont fini par brouiller la ligne politique : sur l’Europe, les migrants, l’écologie », appelant à ce que la gauche ne se laisse pas « emmener dans la montée des nationalismes », Djordje Kuzmanovic fustige pour sa part « la gauche traditionnelle [qui] ne peut pas, ne peut plus gagner par voie démocratique ».

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Et à croire celui qui fut conseiller de Jean-Luc Mélenchon, le « choix tactique » pour les européennes est de « viser les populations qui y votent – les classes urbaines cultivées, ces fameux «bobos» – et d’opérer des rapprochements avec des partis de gauche, pourtant âprement critiqués un an auparavant ». Et même jusqu’à lundi dernier pour ce qui concerne la défaite de Farida Amrani. L’éviction de Djordje Kuzmanovic rend le départ de Corinne Morel-Darleux de la direction du Parti de gauche plus difficile à comprendre. Cette dernière reprochait alors le fait que « les «signifiants vides» du populisme et de la stratégie anti-Macron, visant à fédérer le plus largement possible, étouffent trop souvent la radicalité du projet initial. Les affaires internes et le commentaire systématique de l’actualité me semblent de plus en plus hors-sol. » Et Corinne Morel-Darleux d’ajouter : « La critique interne, même bienveillante, est vécue comme une attaque, le pas de côté comme une trahison. »

LIGNE POLITIQUE «YO-YO» Manifestement, le groupe dirigeant de LFI voit bien que la ligne populiste ne porte pas ses fruits et ne débouche pas sur le résultat attendu : amplifier la vague du printemps 2017. François Cocq fait d’ailleurs ce constat sur son blog : « Les termes «rassemblement de la gauche» et même «union de la gauche» faisant leur retour […] jusque dans la bouche de certains cadres de La France insoumise. Cette séquence a indubitablement marqué une rupture par rapport à la précédente où l’ambition de fédérer le peuple passait par la mise à distance du terme «gauche» lui-même. » Mais se tourner vers l’union de la gauche empêche de faire valoir le bénéfice acquis en 2017, à savoir une gauche éparpillée et ultra-dominée par LFI. Sondages et élections suggèrent que cet état de grâce n’est plus de mise : LFI reste la première force à gauche, mais elle n’est plus numériquement hégémonique. D’où la double méthode, du lou-

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voiement et de l’autoritarisme. Avec son revers : cela fuit de tous les côtés. Que faire maintenant ? Le départ de quelqu’un comme Djordje Kuzmanovic pourrait signifier que la ligne «populiste» n’est plus de mise. Sauf que le soir même de la défaite de Farida Amrani lors de la législative partielle en Essonne, Jean-Luc Mélenchon faisait cette analyse, à chaud : « La campagne de second tour, contre mon avis formellement exprimé, s’est faite sur le thème d’une soi-disant «gauche rassemblée» [...] Selon moi donc, cette ligne […] a contribué à bloquer la mobilisation qui aurait été possible en assumant d’être «l’opposition à Macron» sans obliger à montrer patte blanche. » Étonnante analyse pour celui qui, en 2017, reprochait sa défaite à Benoît Hamon. Au-delà du fait que le président du groupe parlementaire étale sur la place publique les problèmes internes de LFI, la question est la suivante : qui dit vrai ?

Le Mélenchon qui refuse la « soi-disant «gauche rassemblée» » à Evry ou le comité électoral qui écarte les tenants du populisme pour les européennes ? Bon courage pour trouver une tête de liste apte à porter ces ambiguïtés. Charlotte Girard a renoncé, tant à cause des « conditions d’organisation » et de « contraintes personnelles, familiales et professionnelles », écrivait-elle le 15 novembre sur Facebook. Le nom de Manon Aubry, de l’ONG Oxfam, est régulièrement cité. D’ici là, la convention de Bordeaux des 8 et 9 décembre prochains, où la liste définitive doit enfin être dévoilée, s’annonce musclée.  Loïc Le Cler

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