Mémoire architecture_"Cultiver un sol liquide"

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Exploration d’une culture du milieu marin, à travers les outils d’une ‘pensée du désordre.’

Cultiver un sol

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ÉTUD. GALLO Rémi UNIT E9032 - MÉMOIRE 3 - MÉMOIRE INITIATION RECHERCHE

SRC

DE.MEM TUT.SEP

BOUCHARD J.L. LAMONTRE-BERK O.

MARCH ARCH

S10 DEM ALT 19-20 FI

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© ENSAL


J’adore la mer, née d’un déluge inconcevable, car elle est faite d’eau. L’eau aussi fluide que nos âmes, informe, indomptée, n’obéissant qu’aux seules lois de la gravité. L’eau qui accueille nos corps dans une étreinte totale, nous libérant de notre poids. L’eau mère de toute vie, fragile garant de notre survie . Jacques-Yves Cousteau

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.Introduction

I.Dire

p.14-51

A. Société

p.16-25

Complexité Post-modernisme Technique Sol

B. Milieu marin

Nouveaux horizons Origine Société Ecologie Science Utopie Technologie

p.26-41

C. Valeurs

p.42-51

II. Sentir

p.52-93

Culture Colonisation Ethique

A. Sensible/Intelligible Sensible Objectivité Ordre Matière Vide

B. Formes

Général Visages Uniformisation Dégradation Surprise Désordre

C. Sens

p.94-129

III. Unir

p.96-103

A. Mécanismes Processus Partie Accident Hasard

p. 104-115

B. Démarche

p. 116-125

C. Application

p.126-129

D. Evanescence

p. 130-141

.Conclusion

p.142-146

.Bibliographie

Position Plannification Hybridation ‘Domestiquer l’horizon’ Typologie

Interface Fonder, Habiter Matériau

Mythe Texture

p.54-63

p.64-75

Mouvement Espace sensible Profondeur Langage Mots

p.76-87

D. Règne

p.88-93

Espace philosophique Genius Loci Peau, Chair

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p.7-13

p. 147-149

.Infographie

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© Petros Efstathiadis, The bottom of the pool, 2016 From the series Gold rush. Courtesy of the artist and CAN

. Introduction

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N

ous pourrions débuter notre propos en portant un regard sur notre monde actuel. Le constat que nous en tirerons sera le point de départ de notre réflexion. Multiples et diverses, les interactions agissantes sur la surface de notre planète semblent en effet décrire un mouvement incessant dont la vitesse va en s’intensifiant. Cette suractivité nous pousse à qualifier ce monde de complexe. Nos villes sont le lieu par excellence de cette complexité, lieu de nombreuses contradictions, tout comme l’est notre époque contemporaine dans sa globalité. La multiplicité des forces contradictoires agissantes, pose problème à la volonté de contrôle, nous poussant également à qualifier notre monde d’Imprévisible. De plus, prenant place sur une planète où les réseaux de communication en tout genre se multiplier et se tissent à des vitesses fulgurantes, les villes sont le lieu du Mouvement. Notre planète dans sa globalité, l’est tout autant, originellement en rotation sur elle-même et en orbite autour du Soleil.

La complexité, l’imprévisibilité et les mouvements de notre temps rendent donc le monde difficile à appréhender, à se représenter. Il est en effet bien question de l’humain dans cet ensemble confus, qui se voit dépassé par ce monde qu’il est incapable de saisir. 8

Mais ce qui nous échappe est bien ce qui nous fascine. Nous choisirons donc de croire au caractère chaotique de notre époque contemporaine, de l’appréhender comme une qualité, un effet de l’art. En effet, nos productions artistiques ont toujours souhaité susciter de l’étonnement, en bouleversant la norme, de ce que l’homme est ‘habitué’ de voir. Cette surprise se forme dans le moment présent seulement, elle est une véritable rencontre avec le réel. Cette imprévisibilité, ce caractère chaotique, se doivent donc d’être valorisées, pour la fertilité qu’ils représentent. Il est également question d’accepter la situation actuelle du monde, en la mobilisant comme un potentiel créateur. Dans un même temps, l’urgence climatique actuelle est également un paramètre d’imprévisibilité. Tout ceci nous pousse à réfléchir, de nouveau, à une potentielle discussion entre l’homme et son habitat, la Terre, comme milieu vivant. Conscient de l’impact de nos activités et de nos interventions sur le monde naturel, il s’agirait alors de porter un nouveau regard sur ce dernier. Depuis longtemps, le but des architectes a été de venir faire discuter l’Architecture avec son site d’implantation, plus globalement, articuler Culture/Nature. Ceci reviendrait à nous demander: Quel serait le lien permettant d’unir profondément l’Homme et la Nature ? Pour cela, nous tenterons d’observer, du plus près possible, le monde naturel. Il serait ainsi question de s’intéresser à la création de ses formes, de leurs évolution dans le temps. Comment la Nature agit-elle ? Quelles en sont ses manifestations? Finalement, comment se manifeste la vie? Visant alors une valorisation de l’idée de désordre comme potentiel créateur, nous nous intéresserons, à travers les sciences, l’art et la philosophie, aux liens que la vie peut 9


entretenir avec ces idées de complexité, d’imprévisibilité, de mouvement… Nous serons ainsi plongé dans une pensée du désordre1, une exploration qui pourra vous sembler parfois très abstraite, mais que nous ne cesserons d’enrichir de références et d’images. Cette philosophie, en lien étroit avec la théorie du chaos2, nous permettrait de mettre en lumière des concepts propres au monde de la vie. Ces derniers seraient alors des outils pour venir interroger la notion de Culture, dans l’espoir de la lier à l’idée de Nature. De cette façon peut-être, nous pourrions espérer voir discuter notre architecture avec son site. En effet, sachant que notre architecture doit prendre place dans un milieu vivant, il est selon moi, indispensable qu’elle soit une manifestation de notre vie. Qu’elle soit vivante. A l’heure où nous parlons, le monde de l’Architecture a déjà pris connaissance des critiques visant le Modernisme, puis de celle visant le Post-Modernisme. Nos horizons architecturaux et artistiques semblent ainsi, dans notre période contemporaine, plus que jamais confus. Notre démarche de recherche se propose de « dé-situer » de façon radicale notre Architecture. Ainsi, convaincus que le caractère chaotique du monde peut être fertile, nous nous intéresserions à un nouveau sol, pour venir re-questionner l’architecture et la ville. Nous assisterions alors à une confrontation entre sol terrestre, solide ; et sol aquatique, liquide, qui serait ainsi fondatrice de notre démarche. Cette recherche circulera de ce fait, de part et d’autre de la limite les séparant. Elle se mettra alors à rêver de voir naître une architecture du sol et de la masse liquide, qui se distinguerait intrinsèquement des édifices terrestres de par son rapport à ce « sol liquide » fondamentalement différent. 10

1. Miquel, Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Cette théorie simpose sur le devant de la scène à partir des années 1970, notamment grâce aux progrès de la technologie.

‘Mobilis in mobile’, mobile dans l’élément mobile, tout, autour de nous, est animé par le mouvement. Le milieu aquatique serait ainsi la formulation extrême de cette réalité, venant ainsi défier notre architecture, la contraindre. En effet, l’homme a développé un ensemble de techniques afin d’aménager la terre, la rendant habitable. Le ‘sol liquide’ peut être, lui, jugé d’hostile, car il pose problème à l’aménagement. Ce serait alors un défi pour l’homme technique, le serait-ce pour l’homme technologique ? Notre recherche ferait également le choix de croire en l’idée de Progrès, de Technologie, comme source d’outil de compréhension, et de représentation. En effet, cette approche de la nature liée au désordre est née grâce aux outils de l’informatique, nous permettant de visualiser ce qui précédemment, échappait à l’entendement humain. Tout ceci nous permettra enfin d’établir une philosophie propre à cet installation maritime contemporaine. Dans notre monde mondialisé qui tend à l’uniformisation, où tout devient peu à peu interchangeable, sans destination ni finalité, nous nous sommes mis à la recherche de cette spécificité du paysage marin. Ains, notre premier objectif sera tout d’abord de « DIRE ». A cette occasion, nous clarifierons quelques notions propres à notre rapport au monde contemporain. Il nous sera également nécessaire de présenter le monde marin à travers différents angles de vue. Ceci nous poussera à rechercher des valeurs, pour une philosophie, une éthique du milieu marin, respectant la culture de ce même milieu. Par la suite, notre but sera de « SENTIR ». A travers une approche sensible du milieu, nous tenterons de comprendre ce monde naturel. Ceci questionnera inévitablement l’idée du réel, ainsi que l’influence de nos sens sur l’appréciation de ce dernier. La question du langage sera 11


également abordée, dans le but d’apercevoir une syntaxe du paysage. Enfin, nous tenterons d’« UNIR ». Unir globalement Nature et Culture évidemment, mais en tentant de tisser terme par terme une Texture du « milieu Mer ». A travers cette démarche, nous nous poserons les problématiques suivantes: Comment les concepts issus de la ‘pensée du désordre’ peuvent-ils devenir outils d’une exploration de la culture du ‘milieu liquide’? Comment cette dernière peut-elle nourrir le projet architectural marin, comme manifestation de ‘vie’ dans son milieu ?

© Le monde du silence, Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau, 1956

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I. Dire


1. Déotte Jean-Louis, Le cadre architectural de l’histoire, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Rem Koohlaas 3. Ibid 4. Olivier Perriquet, L’incertitude des formes, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.35 5. Ibid

A. Société Complexité

Il

n’est aujourd’hui plus surprenant, d’évoquer notre société en parlant d’un climat d’incertitude écologique et géopolitique1. Notre société héritière de la post-modernité voit les grands récits guidant ses activités, dilués en de multiples petits récits. A l’échelle de l’humanité, il y aurait une force considérable qui s’incarne dans tous les individus, dont nous avons du mal à percevoir par quelle intention collective elle est animée. Nous n’avons plus de référent stable pour la multiplicité des savoirs et des formes2. Ceci se traduit à l’échelle de la ville, lieu par excellence où oeuvre le système contemporain qui est ‘assemblage contradictoire de volontés architecturales, de sensibilités populistes, de politiques financières, de rêves triomphalistes, etc .’ 3 Ces diverses volontés sont motivées par des enjeux, financiers en grande partie, mais également identitaires, culturels, moraux… Etant contraints de partager le même espace urbain, ces enjeux, qui ne défendent pas le même intérêt, entrent en conflit ou en contradiction. Ce dernier terme me semble fondamental pour parler de notre monde contemporain. Il en est un trait caractéristique. De plus, au sein de chaque enjeu, une multiplicité d’acteurs agissent. La vitesse des échanges et la diffusion de l’information viennent également amplifier le phénomène. Ceci crée finalement une ramification des points de vue, conduisant à un entrelacement d’influences. Ainsi les interactions se complexifient par la multiplicité et la divergence des intérêts. 16

1. Olivier Perriquet, L’incertitude des formes, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.35 2.Ibid 3. Rem Koohlaas

Ainsi, notre époque contemporaine serait également celle de la division de tous les enjeux d’avec eux-mêmes, époque qui en tout point pouvant se diviser et s’inverser1 La ville est le lieu de tous ces enjeux, et l’espace urbain, le foncier, en reçoit tout la pression et la responsabilité. ‘Le bâti, le plein est désormais incontrôlable, livré tout azimut à des forces politiques, financières et culturelles qui le plongent dans une transformation perpétuelle. On ne peut pas en dire autant du vide : il est peut être le dernier sujet ou des certitudes sont encore plausibles’.2 Les espaces urbains se font en effet de plus en plus denses, de plus en plus vastes. Le phénomène d’étalement urbain nous pousse aujourd’hui à réfléchir à l’expansion de la ville et à son contrôle. Est-il seulement possible ? Il serait en effet ‘… innocent de croire qu’en cette fin de siècle, le développement urbain (…) puisse être prévu et contrôlé d’une façon raisonnable’.3 Que fait alors l’urbaniste, l’architecte ? Comment planifier l’imprévu ? Autrement dit, comment planifier l’in-planifiable? Nous pourrions tout d’abord chercher à comprendre, simplement. Comment ceci fonctionne et quelle qualités (s’il en est) pourrions nous utiliser, afin d’enrichir l’ensemble. Pour cela il s’agirait avant tout d’accepter la situation, cette imprévisibilité constante, ce désordre envahissant. A cette occasion nous partirions convaincus que ‘l’idée que l’incertitude puisse être une qualité ou un attribut de formes autant qu’un sentiment qu’on ressent à leur égard est séduisante’ 4. Ce serait d’ailleurs un trouble autour de l’origine de l’incertitude qui lui donnerait cette valeur. Par ailleurs, ‘cette conception du monde possèderait également des connotations rationnelles, qui motive l’intérêt de la communauté scientifique’.5 L’architecture possède elle aussi ces connotations rationnelles, nous tenterons d’ailleurs de les analyser. Pour cela, nous convoquerons le mariage Art et Science, qui ne sera pas étranger à notre discipline qui est considérée comme étant à la rencontre des deux. Il est courant d’entendre la dénomination de chaos urbain, nous connaissons également celle de chaos origi17


nel, ou en science la théorie du chaos. Dans tous les cas, se dégage de ce terme l’idée de désordre, du moins c’est ce que nous en retiendrons pour le moment. Le concept de chaos serait fécond à travers les idées de non-linéarité et de sensibilité aux conditions initiales1. Nous interprèterons ces termes mathématiques en tant que Imprévisibilité et Mémoire. La situation intrinsèque à la ville contemporaine semble être au coeur de cette situation, elle hérite de son passé, de ses traces, qui son sa mémoire, mais elle se voit également lancée vers l’avenir avec une certaine imprévisibilité, à différentes échelles. Rem Koohlaas partage cette idée de fécondité du chaos, comme de nombreux architectes japonais. Yoshinobu Ashihara par exemple, parle de Tokyo comme de la ‘villeamibe’, ‘une ville organique par ses extraordinaires capacités d’adaptation…’ 2 . Kazuo Shinohara quant à lui, observe que la capitale japonaise semblait entraînée dans une anarchie progressive. Il fut d’ailleurs un des premiers à appliquer la théorie du chaos à la ville et à l’architecture, célébrant les fractures et espaces fissuraux des formes urbaines. Certains architectes ont donc bien introduit une réelle valorisation esthétique du chaos. A ce propos, le mouvement du Métabolisme japonais (sujet de ma précédente recherche lors du rapport d’étude) est, selon moi, précurseur du réel développement de cette philosophie, appliquée à l’architecture et à la ville. Nous avons donc énoncé l’idée de comprendre ces mécanismes, pour comprendre notre monde. Néanmoins ‘le monde se présente aujourd’hui de façon excessivement complexe. Il est en effet très difficile, voir impossible de le comprendre, de le lire d’un point de vue «macro» comme en surplomb. Ceci nous pousse à nous questionner sur une façon de représenter le monde actuel.’ 3 Jusqu’au sortir de la Guerre Froide le monde était pourtant encore appréhendable car il répondait toujours à une interprétation dualiste.4 Notre esprit humain nous pousse sans cesse à nous représenter les choses afin de les saisir. Tous les concepts abstraits que nous ne pouvons pas nous visualiser nous 18

1. Miquel, Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Yoshinobu Ashihara, L’Ordre caché, Tokyo ville du XIXe siècle, Hazan, 1994 3. David Bihanik, Flood vs Drought, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019 4. Ibid

1. Ibid 2. ‘La vie après l’architecture’ est d’ailleurs l’ouvrage édité par le FRAC Centre à l’occasion de l’exposition Superstudio. 3. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019 4. Ibid

dépassent. L’architecture n’y ferait pas exception. Aujourd’hui l’information que nous avons du monde se nomme data. L’ensemble de ces data, qui représentent un réel enjeu économique, serait capable de représenter la complexité du monde. Seulement l’homme ne peut, sans l’aide de la technologie, les interpréter ou les représenter. Le design de donnée a par exemple émergé et il est un de ces moyens pour représenter la complexité du monde. Ces données ainsi traitées pourraient même devenir un matériau, un nouveau ‘ferment’ de l’opinion publique1 Cette complexité semble donc au coeur de notre époque contemporaine, ainsi nourrit par l’idée de multiplicité et diversité de toute chose. L’architecture est toujours un reflet de l’époque et le Post-modernisme que avons vu naître peut intéresser notre propos. Post-modernisme En réaction au Modernisme qui s’essouffle, mais également à la modernité à outrance, toute une génération d’architectes s’est montrée critique dans les années 196070, à travers différents projets prospectifs. Parmis eux, le groupe florentin Superstudio, se distingue par sa posture dystopique radicale. Souhaitant annoncer la mort de l’architecture pour mieux faire place à la vie, le groupe crée la surface neutre2. Cette surface est projetée comme le degré zéro de l’architecture3, cette dernière est réduite au maximum. Il en résulte ainsi seulement la grille, la trame orthonormée ‘isotrope et homogène, pouvant s’étendre à l’infini et intégrer n’importe quelle forme ou échelle’ 4. A cette occasion le groupe crée ‘les Istogrammi’, des formes géométriques tapissées par la grille, qui sont alors sous-titrées ‘les tombes des architectes.’ Le groupe réalise également un projet intitulé ‘La femme de Loth’ (1978) qui présente différentes maquettes d’archétypes architecturaux réalisées en sel. De l’eau coule ensuite sur ces dernières en les dissolvant progressivement. Les architectes matérialisent ici la destruction de l’architecture à laquelle ils aspirent. Ces projets théoriques sont restés sur le papier ou à l’état de maquette. Néanmoins après le Modernisme, les villes 19


poursuivent leur effervescence, l’architecture continue de se construire. Dans ce post-modernisme, les styles sont multiples et les architectes cherchent l’innovation dans toutes les directions. Walter Benjamin a été un de ceux qui ont tenté de penser cette période artistique complexe nommée post-modernité. Au début des années 1930 il en systémise la problématique. Il s’adresse aux post-modernes comme des ‘nouveaux barbares’, qui partent de rien parce que leur expérience est celle du non-sens, ou plutôt de l’expérience de la fin de l’expérience1. Ces post-modernes viendraient de l’intérieur même de la modernité, de l’intérieur de la culture de l’industrie culturelle dont les supports sont la photographie, le cinéma, l’écran video, le verre donc, matériau sans aucune aura selon Walter Benjamin. Le programme emblématique de cette période serait le musée dont le but aurait toujours été de ‘réduire l’hétérogénéité du monde, donc de l’ordonner’.2 Tout musée serait en effet, ‘un chaos d’objets et d’oeuvres, si une forme organisatrice ne venait pas s’imposer’ 3 Ce programme aurait inauguré un nouveau régime, ‘Où l’arrachement des statues des dieux et des héros invalidait toute possibilité d’identification collective au profit d’une rêverie de «l’intérieur», s’entretenant de la fiction de la perte de tout référent extérieur.’ 4 Le musée serait donc le lieu où la nouvelle époque se dissocierait d’avec soi-même. Une représentation de cette schizophrénie post-moderne. Une contradiction à nouveau. Technique Notre époque est technologique, elle l’est, au point que le fonctionnement des objets qui nous entourent est devenu une abstraction. Même si nous ne sommes pas tous technicien pour comprendre cela, le perfectionnement de nos appareils est devenu tels que leur mécanismes sont de plus en plus cachés, jusqu’à devenir abstraits. En réaction à cela, il serait donc intéressant de réfléchir à l’idée de Technique, de s’intéresser à l’origine et au futur des choses5. Une tâche qu’il serait d’ailleurs très difficile à 20

1. Walter Benjamin, cité par Déotte Jean-Louis, Le cadre architectural de l’histoire, Le sens du lieu, Ousia, 1996

1. Gilles Deleuze, Postscriptum sur les sociétés de contrôle, L’autre journal, n°1, mai 1990

2. Ibid

2. Emile De Visscher, Petrification, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019

3. Ibid 4. Ibid 5. Emile De Visscher, Petrification, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019

3. Ibid 4. Ibid 5. Ibid 6.Ibid 7. L’architecte traite, à travers ce terme, de l’organisation nécessaire à un groupe d’individus, unis dans la solidarité, afin d’entretenir un canal, une écluse dans un village 8. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003

mettre en place pour l’Occident. Au début des années 1990, Gilles Deleuze disait que ‘nous vivons dans une société du produit et non dans une société de production1 ’. Ceci met en lumière le fait que nous sommes incapable de décrire l’origine de nos objets quotidiens. Or, cette méconnaissance nous déresponsabiliserait.2 Ainsi, mettre la technique sur la place publique3, serait la première étape pour prétendre répondre aux enjeux écologiques. Il s’agirait premièrement de mettre en scène la mise en oeuvre, dans une visée théâtrale et dramaturgique4. Par la suite serait question de dimension, d’échelle humaine, s’inscrire dans un espace local, territorialiser la production de biens et des énergies permettrait au public de percevoir l’impact d’une production. La question de convivialité serait également essentielle, laisser une incomplétude aux techniques afin qu’elle puisse être adaptée selon le contexte, les usages et les ressources de chacun. Ainsi il ‘s’agirait d’imaginer des outils supports de pratiques, plutôt que des objets fonctionnels générant des usages’.5 Finalement, le rapport au corps, primordial, et ça n’est pas le premier exemple, pourrait instaurer ‘un dialogue avec la matière, une pensée par la matière’.6 Nous aurions donc là, une méthode afin de retrouver et diffuser l’intérêt pour la technique. Il n’est alors pas anodin d’ajouter que la technique possède une valeur symbolique dans toutes les civilisations, liées à des mythes ou des cosmogonies. Pourtant, l’Occident est habitué à séparer ce qu’elles ont de technique et ce qu’elles ont de symbolique. C’est pour l’auteur une erreur de rentrer dans un dualisme entre l’efficace et le social, le technique et le culturel. Yona Friedman nous en donne, quant à lui, un exemple plus précis. Tous les systèmes d’irrigation ont en effet été conçus en rapport à leur dimension et grâce à l’organisation sociale qui suit les règles du groupe critique7. Le premier critère pour une Architecture de survie serait en effet, la maîtrise de la ressource aquatique. Indispensable à la survie de l’homme, elle doit devenir l’eau amie8 pour boire, laver, irriguer. Pour cela, une organisation tech21


nique est nécessaire, induisant forcément une organisation sociale, comme décrite précédemment.

1. Bernard Honoré, En chemin avec Heidegger sur la pensée de l’espace-lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996

Il serait néfaste pour penser l’écologie de soutenir qu’une technique n’est qu’un moyen pour une finalité utile, que sa fonction définit ainsi sa forme. Je me permettrais de relier cela à la notion de rationalisme, et notamment à l’exemple de nos infrastructures urbaines ou sub-urbaines, qui sont pour moi une manifestation explicite d’une forme visant une fin utile, un but. La ligne droite de l’autoroute coupant plaines et montagnes en serait une image parlante.

2. Ibid

Ainsi, le développement de la technique à en partie, transformée l’installation au monde en ordonnancement technique1. Les pratiques quotidiennes ou professionnelle ‘s’inscrivent dans le programme des dispositifs automatisés selon des prévisions calculées.’2 Bernard Honoré se demande par la suite si les techniques d’organisation toujours plus perfectionnées dans le traitement de l’information3 peuvent permettre la présence de lieux de proximité et d’identité, d’existence et non de survie4. En effet, ces techniques effaceraient les frontières existantes mais feraient également disparaître la spécificité des lieux5. Nous serions alors amené à s’intéresser à ces lieux, comment fondent-ils leur spécificité? La notion de sol semble alors primordiale. Sol L’agence TVK réfléchit en effet sur la notion de sol, les membres soulignent un paradoxe ‘dans le fait que ce que l’on nomme architecture désigne communément le monde des édifices en excluant celui du sol’ 6. Plus cette séparation aurait lieu, plus le champ de l’architecture se réduit, induisant un détachement des édifices, de la planète qui les accueille. Ainsi il semblerait nécessaire de prendre conscience que le sol est construit7. Les architectes de TVK ajoutent que nous considérons généralement le sol comme une surface, comme la pellicule que nous pouvons percevoir. Cette surface serait en réalité la ‘surface d’échange entre deux épaisseurs indissociables de ce milieu: une partie matérielle (tellurique) 22

3. Ibid 4.Ibid 5. Alberto Pérez-Gomez, La notion de contexte en architecture et en urbanisme, Le sens du lieu, Ousia, 1996 6. TVK, L’architecture du sol, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019 7. Ibid

1. TVK, L’architecture du sol, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019 2. Ibid 3. Ibid 4.Ibid

et une partie aérienne (atmosphérique)’ 1. Nous avons l’occasion ici, de venir lier pour la première fois, ce propos à notre intérêt pour le milieu mer. En effet cette première confrontation fonde de façon essentielle notre démarche de recherche, penser entre sol solide, et sol liquide. L’espace marin répond exactement à la même composition que celui du sol terrestre. Seulement, l’état physique de sa surface ‘matérielle’ change, passant de solide à liquide. De plus, le sol est une ‘double épaisseur vécue et, sa surface, telle une façade, est la frontière qui permet les échanges’ 2. A nouveau, cette courte description pourrait tout à fait convenir à notre sol liquide. Le modelage du sol a été le travail, que l’homme a réalisé pour rendre la terre habitable. Que cela signifie-t’il dans notre cas ? Nous ne pouvons pas modeler l’eau, cela signifie t’il que nous ne pouvons pas l’habiter ? Notre quasi-absence dans ce milieu semble en être la raison. Si nous n’habitons pas sur l’eau (de façon généralisée j’entend), c’est bien que ce sol pose problème à l’aménagement, à la réalisation d’un travail. Nous percevons ce monde comme hostile, car il peut nous dépasser à tout moment, nous submerger. Pourquoi alors ne pas tenter d’être modelé par le milieu ? Pourquoi résister ? Notre manque d’attention envers le sol serait en partie lié aux enjeux de l’infrastructure, qui seraient un point de rencontre entre le sol et l’architecture3.Cette infrastructure a pourtant bien changée depuis la révolution industrielle, quittant le sol et produisant un nouveau sol, un nouveau site. Ainsi, selon les architectes de TVK, elle est devenue ‘une formulation extrême de ce que peut être l’architecture du sol: à la fois une architecture (au sens d’édifice) et un sol ( au sens de site)’ 4. Pourrions-nous avoir quelque chose à apprendre de l’infrastructure? Etre à la fois architecture et sol, édifice et site, serait bien un mariage souhaité dans notre démarche de recherche. Il est amusant de se le dire, mais l’infrastructure (comme un des plus probant résultat du rationalisme), pourrait nourrir notre réflexion pour rapprocher pratique architecturale et site, Nature. 23


Il ne s’agirait donc plus de considérer l’infrastructure comme un équipement du territoire mais ‘comme un couple indissociable entre le sol et sa construction (comme un double couple nature-culture)’ 1. Yona Friedman ajoute au sujet des systèmes d’irrigation à grande échelle, qui sont un exemple d’infrastructure essentielle, qu’ils mènent à la désertification du sol2. Superstudio quant à eux, de façon forcément plus engagée, déclarent en présentant leur projet de Monumento Continuo, que la ‘terre a été rendue homogène par la technique, par la culture et par tous les autres impérialisme’ 3.

1. TVK, L’architecture du sol, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019 2. terme employé pour désigner la destruction des éco-systèmes par les civilisations, Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 3. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019

Nous avons donc cité, évoqué, différentes notions au sujet du sol. Il est en effet notre point de départ, les architectures que nous chérissons ayant, presque toujours pris place sur la terre ferme. Ainsi nous pouvons réellement débuter notre investigation, à la recherche d’une architecture du sol liquide.

© Sauvetage des Centres Historiques italiens-Votre Italie, 1972, Collection Frac Centre-Val de Loire. Donation ArchiveSuperstudio, Florence

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1. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950)

B. Milieu marin Nouveaux horizons

A

la fin des Trente Glorieuses, de grands évènements portés par le progrès technique fascinent le monde. Ils ouvrent de nouveaux horizons et autorise l’humanité à peut-être croire à nouveau en l’idée de progrès, bien que les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki en Août 1945 soient à tout jamais dans les esprits. Les nouvelles routes chargées d’espoir semblent alors se tracer dans les airs, le premier vol du Concorde en mars 1969, le premier pas sur la Lune le 20 Juillet 1969, ont de quoi inspirer le monde entier. Les architectes de Coop Himmelblau tirent par exemple quelque chose de ces nouveaux rêves pour leur nom emprunté au ciel, Norman Foster conçoit une table dont les pieds évoquent un module lunaire1. A l’opposé de cette vague d’optimisme envers le Progrès, Superstudio se fixe l’objectif, dans les années 60, de ‘mener la modernité au bout de son processus autodestructeur’ 2. Ils usent pour cela de leur approche dystopique radicale qui leur est caractéristique, où l’architecture a produit la fin de la ville, lieu des luttes et de pouvoir3, seule la surface persiste, une ‘supersurface’ pour commencer les réécritures. Nous pourrions ainsi voir en miroir, le reflet de la pensée du groupe italien, sur la surface de nos eaux planétaires.

1. exemples cités par Francis Rambert dans La mer est son espace, Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 2. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019 3. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019

Origine A l’origine de notre Terre selon Platon, les quatre éléments ont été agités par des forces dans l’espace du chaos, pour être ensuite séparés et ainsi former le monde tel que nous le connaissons. Pour ce qui est de l’origine de l’homme, que nous ne prétendrons pas esquisser ici maintenant, nous pourrions simplement relever certaines informations utiles à notre enquête, pour ainsi aborder l’idée de vie. En effet, le taux de salinité présent dans notre sang est le même que celui de l’eau de mer (en terme de calcium, sodium et potassium), tout comme la proportion d’eau dans notre corps l’est pour celle de la planète. De plus, les premiers mois de gestation du foetus humain dans le ventre maternelle se font dans un environnement aqueux. L’eau est bien l’élément de vie par excellence source et ressource à la fois1. Egalement en chimie, l’eau est très souvent le milieu permettant à des réactions d’opérer, un lieu de transformation, un lieu de vie donc. En effet, lorsque nous cherchons de la vie sur Mars, nous cherchons de l’eau. Cet élément naturel est en effet le terreau primordial de toute vie. Nous-mêmes, sommes ainsi issus des ancêtres mammifères sortis des eaux pour conquérir la terre et s’adapter à ce nouveau cadre de vie, il y a 350 millions d’années. Plus précisément, nous pourrions par exemple évoquer l’évolution des baleines, ce mammifère d’origine terrestre. Quelle est l’énergie qui a motivé ce mouvement, poussant ce mammifère terrestre à devenir marin. Rachel Carson émet l’hypothèse que ce serait le manque de nourriture aux deltas des grands fleuves, qui l’aurait entrainée toujours plus loin dans l’eau, son corps évoluant ainsi jusqu’à être complètement adapté au nouveau milieu. Nous aurions aussi l’énergie, le contexte nous poussant à orienter notre intérêt vers la mer, pour mieux comprendre notre monde, et notre architecture. Pourtant, le milieu marin a toujours été jugé d’hostile, regorgeant de mythe et de légendes. ‘L’homme qui s’y se-

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rait aventuré - à supposer qu’un tel projet fût imaginable - aurait eu à traverser une nuit de plus en plus obscure et un brouillard de plus en plus épais avant de parvenir à un mélange effroyable et chaotique de mer et de ciel, un lieu où tourbillons et gouffres béants l’auraient guetté pour l’entrainer dans un sombre pays d’où l’on ne revenait pas.’ 1 Ce grand mystère que possède les océans réside peut être principalement dans l’invisible qui excite toujours le plus notre imagination2. L’écriture de l’auteure écologiste américaine n’est pas s’en accentuer ce mystère lorsqu’elle écrit que ‘Les plus grandes et les plus terribles vagues de l’océan ne se voient pas. Elles suivent dans les profondeurs de la mer leur cours mystérieux, pesant et continu.’ 3

1. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950)

Certaines personnalités ont pourtant bravé ce mystère océanique, pour l’explorer. C’est bien le cas de Rachel Carson qui nous fournit ici nombre d’informations issues de son travail océanographique à la résonance planétaire. Mais elle n’est pas seule, et dans le monde de l’architecture notamment, nous pourrions sans grande hésitation citer Jacques Rougerie. Cet architecte français projette en effet ses rêves architecturaux les plus fous, sur et sous les eaux, depuis des décennies. Egalement océanographe de formation, il conçoit ses premiers concepts d’habitats sous-marins dès le début des années 70. Sa passion et son expérience avec ce milieu le laisse penser que le moment est venu d’intégrer la mer à notre vie4. A la manière d’Apollinaire, qu’il cite, nous pourrons peut-être bientôt voir les ’géants couverts d’algues pass(er) dans leurs villes sous-marines où les tours étaient des îles. Et cette mer avec les clartés de ses profondeurs coulait de mes veines et faisait battre mon coeur.’ 5

7. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019

Société La société contemporaine, qui manque d’espace afin de vivre décemment sur les littoraux de nos continents qui sont des accidents temporaires6 sur la planète, pourrait en effet rêver de repousser toutes formes de frontières. L’homme aurait fini de détruire son monde moderne en se préparant maintenant à habiter un monde unique et fini7. Le milieu marin pourrait alors, d’un point de vue 28

2. Ibid 3. Ibid 4. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 5. cité par Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 6. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950)

1. Isabelle Autissier dans ,Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 2. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 3. Hugo Verlomme, Le retour à la mer, dans Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 4.Jules Verne, Vingt milles lieues sous les mers, Klimane, 2019 (v.o entre 1869-70) 5. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010

conceptuel, jouer le rôle d’un espace ‘multiple et infini’. Il y a ici bien de l’optimisme. Tout ce qui commence a faire défaut sur terre est présent en mer1, comment ne pas l’être ? En effet, il ne s’agit pas de sonner l’alarme du ‘sauve-quipeut’, mais simplement d’appréhender cette situation comme une opportunité architecturale. ‘La pénurie est la mère de l’innovation sociale et technique’ 2, présentait Yona Friedman comme le ’credo’ de son ouvrage L’architecture de survie, nous faisons le choix de croire en cette stimulation fertile. Dans la mer s’incarne également certaines valeurs qui ne pourraient que nourrir notre situation contemporaine. En effet, de tout ce que nous possédons et avons bâti, rien ne résiste à la mer, elle nous apprend l’humilité. Elle nous apprend à devenir fluide, à glisser dans son sens 3. Pour d’autres, l’espace marin est également synonyme de liberté, comme le dit avec force le capitaine Nemo qui a choisit une vie autarcique libéré du joug de la terre que les hommes croient être la liberté .4 Il n’est pourtant pas certain que chaque cargo sortant des ports du monde se sente libre. La navigation en mer se fait aujourd’hui de façon purement fonctionnelle. En effet, les voies maritimes sont les autoroutes du capitalisme, les isthmes et les détroits en sont les grands carrefours. Sans forcément parler des grands cargos pétroliers, ‘les bateaux traditionnels sont aveugles de la mer, il fendent les flots sans jamais chercher à passer de l’autre côté du miroir’ 5. L’espace marin est en effet toujours considéré comme la ‘périphérie de la planète’, le ‘dehors’ puisque inconnu. Freud cite philosophiquement un concept avéré, devenu réalité, ‘le dehors est le lieu qui reçoit mes déchets et mauvais objets’. Nous pourrions ainsi prendre à la lettre cette déclaration et concevoir volontairement des architectures-déchets, de mauvaises architectures pour venir les lancer sur/sous la surface liquide ? Le scénario semble parlant, dans une démarche acceptant qu’il s’agit simplement d’une traduction de la vision de l’homme envers ce milieu. 29


Dans une visée toute autre mais qui nous fournit une image interpellante, je citerais à nouveau Superstudio. A travers une posture anti-historique et critique envers ‘la vanité de cette obsession de la sauvegarde d’un passé idéalisé déjà perdu’ 1, le groupe imagine un sauvetage des centres historiques italiens (1971-1973). La ville serait ainsi aujourd’hui ‘submergée par le fleuve de l’histoire désormais contaminé et transformé en une marée d’eaux usées’ 2.

1. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019 2. Ibid 3. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010

Dans la représentation liée à cette réflexion, nous voyons le dôme de Brunelleschi émerger timidement des flots, le bateau au premier plan semble graviter autour dans le mouvement permis par sa flottabilité. Nous ne retiendrons pas la posture anti-historique du projet, pour simplement se laisser chahuter par cette image, où le bateau semble avoir le contrôle sur une des plus grandes prouesses architecturales de l’histoire, réduite sous la surface liquide infinie. Le monde aquatique est un infini mais il est avant tout vivant. Notre potentiel avenir dans ce milieu vivant nous obligerait à prendre en considération cette vie et l’impact des conditions nécessaires à la notre. Ecologie

© Nikolas Ventourakis, Motocross and Radars, 2015, detail from Defining Lines

Nos activités et leur rejet de gaz à effet de serre sont le principal vecteur du réchauffement climatique planétaire, ceci n’est plus un secret. La planète est pourtant un écosystème en équilibre qui s’auto-régule, et les océans en sont le thermostat. Mais aujourd’hui l’impact de nos excès a de plus en plus de mal à être régularisée. En effet l’augmentation de l’absorption de CO2 par les océans provoque une acidification des mers. Ceci affecte les algues planctoniques, ce qui est préoccupant car elles contribuent par photosynthèse à la production d’oxygène dans l’air, précise. L’océan est pourtant bien le plus grand puit de carbone, 50% de l’absorption de CO2 est assimilé via le plancton, les poissons et les coraux. L’Homme aurait en effet ‘trop longtemps considéré le ciel et les océans comme des immensités qui pouvaient tout supporter, déclare Jean-Louis Etienne, médecin-explorateur’ 3. 30

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Lorsque nous pensons au milieu marin, nous pensons à la côte. Le littoral est l’interface connue entre nos deux mondes, là où l’on estime que s’entasse 50% de l’humanité. Dans trente ans, ce serait 75% de la population mondiale, en sachant que cette dernière serait passer de 6,5 a 9 Milliards, cela signifierait qu’en trois décennies la population littorale aura doublée. D’immenses pressions en tout genre s’exercent en donc aujourd’hui sur ces zones littorales. Isabelle Autissier, présidente de l’Ecole de la mer précise que le littoral est l’endroit le plus riche et le plus fragile en terme de biodiversité. Ce dernier débuterait en effet dans le lit des rivières pour se terminer en haute mer. Il ne s’agit donc pas simplement d’une ligne de côte. A son sujet d’ailleurs, le phénomène de montée des eaux va faire reculer de dizaines de kilomètres le biseau qui est la rencontre entre eaux salées et eaux douces en soussol. Ceci aura notamment des conséquences en terme d’agriculture et d’alimentation en eaux douces. La notion de littoral évoluerait, comme celle de façade maritime. Ce mot est d’ailleurs une aberration pour Jacques Rougerie qui précise qu’il n’existe pas de front, pas de mur. Il parle alors d’image erronée, un terme forgée à une époque où l’on ne connaissait pas cette interface des échanges entre l’eau et la terre. Ces appellations illustrent bien l’attitude de l’homme envers le milieu marin qui prédomine depuis toujours, ce dos tourné, cette négation, la considération du monde marin comme périphérie du monde terrestre.Ce serait bien ‘le comportement de tout organisme, qui repousse inlassablement ses déchets vers la périphérie’ 1. Science Nous connaissons principalement ce milieu à travers l’image de sa surface, de ses allers et venus le long de nos côtes. Cette limite entre mer et terre est le trait le plus ondoyant et divers de notre planète 2. Le mouvement des marées présente un rythme auquel nous nous sommes adapté, mais que nous considérons comme mystérieux et inflexible3. Ce va et vient force également les formes de 32

1. dans le cadre de l’exemple du bidonville, Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 2. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950) 3. Ibid

1. Ibid 2. Ibid 3. Ibid 4. Ibid 5. Philippe Vallette, directeur de Nausicaà, Centre de la mer à Boulogne-sur-Mer, dans Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 6. Rémi Carpentier pionnier de Greenpeace France, qu’il fonde en 1977, dans Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 7. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950)

vie à s’adapter. Les bandes situées dans un ‘entre-deux’ (entre mer et terre, là où la marée change considérablement le cadre de vie) sont des zones de danger important. Les espèces vivantes doivent éviter le dessèchement tout en se maintenant pour éviter d’être emportées, l’ennemi arrive par le terre et par la mer1. Mais l’écorce terrestre est également en mouvement, il s’agirait en effet d’une substance plastique souple2. Un mouvement vertical a lieu entre mers et terres lorsque ces dernières perdent des matériaux. Ainsi ‘les continents tendent à s’élever, comme des navires partiellement délestés, tandis que le fond de la mer, qui reçoit les sédiments, s’enfonce sous la charge’ 3. C’est donc bien la planète entière qui est lancée dans un mouvement perpétuel, et le milieu marin est au coeur de la question. Nous pourrions à ce sujet, faire référence à l’ancienne conception grecque, où l’océan était vu comme ‘un fleuve sans fin qui entourait les limites du monde, coulant et revenant sans cesse sur lui-même comme une roue’ 4. La mer est ce monde qui couvre les 3/4 de notre planète habitat, et nous en savons pourtant moins sur le fond des océans que sur la surface de la Lune5, 95% des océans demeurent en effet inexplorés. Nous en savons, en effet, moins sur les abysses que sur Jupiter; seuls 10% des monts sous-marins seraient ainsi répertoriés6. Il est assez surprenant d’y penser, quand nous savons tous les bouleversements et le niveau de progrès technologique auquel notre monde assiste à une vitesse fulgurante. Le paysage géologique sous-marins possède différentes dénominations; socles continentaux, talus continentaux, plaines abyssales… C’est en effet ces plaines abyssales qui sont une des dernières terrae incognoitae sur notre planète à l’âge de l’anthropocène. Ces dernières sont immenses et se déploient entre trois et six kilomètres de profondeur. Ces Mers sans soleil, obscures depuis leur création7 couvriraient la moitié de la terre. Totalement isolées, et recevant 33


ainsi peu d’influences, toutes transformations en leur sein se font sur un temps bien plus important. Leur caractère inexploré s’explique donc de par leur profondeur, couplée à l’immense superficie qu’elles représentent. De plus, au fond de ces mers, se trouve ce sol, toujours présent, solide au fond des océans. Rachel Carson parle ainsi de l’accumulation sédimentaire qui s’y dépose constamment, formant une interminable neige1. Elle rappelle ainsi que nous pouvons y lire l’épopée de la Terre2, son histoire, les empreintes de ses drames et catastrophes. A cette occasion, nous réalisons que sous notre sol liquide, finit toujours pas prendre place la croûte terrestre, solide. La nature de ce sol sous-marin est pourtant bien différente que sur terre. Préservé de l’action directe de l’homme, le sol océanique semble s’inscrire dans une temporalité plus longue. Il voit ainsi tomber cette interminable neige et se former couche par couche la stratification sédimentaire. Il est là quelque chose que le sol terrestre ne possède pas, la présence en amont, de cette immense masse liquide avant d’être en contact avec l’air. Nous pourrions donc situer le sol sous-marin comme ‘inférieur’ au sol terrestre. Nous entendons par là qu’il semble se présenter, dans le cycle des mouvements naturels de la Terre, comme une finalité, un ultime réceptacle. Les sédiments qui s’y accumulent viennent des plus hautes montagnes terrestres, pour ruisseler jusqu’au niveau le plus bas du sol terrien, grâce à l’écoulement des eaux terrestres. La deuxième partie du voyage, le passage vers ce niveau inférieur, se fait alors dans les mers, descendant lentement dans la masse liquide, pour venir rencontrer cet ‘ultime sol’. Mais comme nous l’avons abordé, ce dernier n’est pas plat et dispose d’une topographie qui s’apparente à celle que nous connaissons sur Terre. Ainsi les Montagnes sous-marines seraient les ‘montagnes éternelles’ des poètes3, sous la surface elles s’affranchissent de l’érosion, auquel chaque bout de roche est autrement soumis, comme c’est le cas des îles, subissant les effets incessants 34

1. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950)

1. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950)

2. Ibid

2. Hugo Verlomme, Le retour à la mer, dans Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010

3. Ibid

3. Hunter Giese, dans une conversation entre Anicka Yi, Frank Cusimano et Ross McBee, Seance de spiritisme et Science,Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.57 4. Ibid

des vagues et du vent. En surface, ce milieu nous semble pourtant homogène, mais il est en réalité délimité en zones définies, notamment par la présence de la vie et de sa répartition. Les eaux chaudes tropicales ont en effet la faculté d’accélérer les processus de reproduction et de croissance, ceci augmentant les chances de mutation, la variété du vivant y est ainsi amplifiée. Au contraire, certaines zones centrales bordées par des courants sont généralement les déserts de la mer1, la vie y réside ainsi principalement dans les profondeurs, comme la Mer des Sargasses (Atlantique nord). La mer recèle donc de mystères, mais également d’une grande richesse géologique et biologique. Ce milieu que nous voyons comme un terrain d’expérimentation architecturale en est également un pour les scientifiques. En effet, ces derniers ont découvert des ‘trous de vers’ dans les eaux mythiques des Bahamas, ces raccourcis dans l’espace-temps entre deux dimensions décrits par Einstein et Rosen sont des ‘ponts de matière virtuelle’. Ceci semble trop ahurissant pour être réel. Néanmoins, cette découverte ferait le lien entre le monde marin et l’espace, poussant ainsi Hugo Verlomme à se questionner; ‘Pourrions-nous trouver au fond de l’eau ce que l’on cherche au fin fond de l’espace?’ 2 De façon plus générale, le biologiste Hunter Giese parle de la science comme d’une exploration aléatoire3. Sans savoir réellement ce qui peut être transformateur, le savant peut étudier une chose sur la lune qui s’avère finalement utile à un problème social sur Terre. nous assiterions alors à un aveuglement magnifique4. Notre démarche d’investigation architecturale fait également le choix de se ‘perdre’ dans ce foisonnement, aux carrefours de différentes disciplines. L’émerveillement naîtra alors des liens que nous verrons apparaître et de leur potentiels créateur en vue d’une installation architecturale marine. Utopie Notre propos fera alors le pari de croire en cette utopie, de se laisser convaincre par l’idée de progrès, chargé de 35


positivité et d’espoir. ‘Les utopies ne sont que des vérités prématurées’ disait Lamartine, ‘Un regard sur la mer, c’est un regard sur le possible’ compléterait Paul Valéry. Vérité ou Possibilité, nous choisirons de regarder la mer et de rêver des possibles1. Nous pourrions ainsi parler d’océaniser l’humanité2 en acceptant ainsi que l’océan est notre futur, que cela nous plaise ou non. Il serait en effet erroné de parler de la finitude de notre monde, pour la simple raison que nous n’avions pas tenu compte des ‘milliards de mètres cubes d’eau qu’il faut bien réintégrer dans l’aventure humaine’.3 Il ne serait ainsi ‘pas concevable que l’homme ait pu prendre tout son développement ni une juste place dans un univers amputé des trois quarts. Economie, psychologie, morale seront un jour à réviser et la civilisation tout entière est à réinventer en y incorporant la mer’.4 Mais l’utopie peut également être tempérée comme le fait Jacques Rougerie précisant qu’il serait illusoire de penser que l’homme deviendra définitivement et exclusivement mérien5. Il s’agirait donc plutôt d’une ouverture, une exploration qui ne serait pas irréversible. De façon moins optimiste peut-être (bien que sa démarche le soit dans sa généralité), Paul Virilio déclare qu’il faudra inventer de faux horizons, des horizons de substitution6 si nous n’en avons plus vers lesquels nous ruer. Il fait référence par la suite avec humour, à un scénario imaginé par Léonard de Vinci où l’on trouve ‘une description de la fin du monde par submersion des eaux… des eaux ou des ondes, le vieux maître italien s’est peutêtre trompé de peu’.7 Virilio en profite pour attaquer la technologie et la bombe informatique qui selon lui est ‘capable de désintégrer la paix des nations par l’interactivité de l’information’.8 De nombreuses propositions utopistes ont émergé dans la seconde moitié du XXe siècle. Le Frac Centre en présente une partie dans ses expositions et parle d’un Atlas des utopies, essayant de montrer ‘la nostalgie des déséquilibres qui habite ces tentatives de dépasser le réel’.7 A l’opposé de la position du ‘rêveur optimiste’, nous pour36

1. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 2. Hugo Verlomme, Le retour à la mer, dans Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 3. Philippe Diolé L’aventure sous-marine,1951 4. Ibid 5. terme inventé par J.R en opposition aux terriens 6. Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, 1998 7. Ibid 8. Ibid

1. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019 2. Ibid 3. Donna Haraway, Histoires des Camille. Les enfants du Compost , Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.105

rions alors déclarer Bye Bye Utopia, bienvenue l’errence1. Sera-t’on ainsi chargé d’espoir rêveur, ou bien allons nous errer sur les flots ? Il serait peut-être regrettable de ne pas en explorer toutes les positions et nous tenterons de naviguer de façon bipolaire, entre ‘un rêve chargé d’espoir’, et la vision d’une ‘finitude désespérée’. Nous pourrions également reprocher à ces approches théoriques leur caractère spéculatif, très rarement suivi d’action. Si nous devions réellement agir, comment le ferions-nous ? Technologie L’innovation a toujours été permise grâce au progrès technique, aujourd’hui la technologie et ses prouesses pourraient nous pousser à rendre ces rêves de plus en plus réalisables. L’homme, comme l’être ayant conçu cette technologie, se doit d’en avoir la maîtrise en l’appréhendant avant tout comme un outil. Envisager une soumission de la technologie2 comme l’imagine Superstudio dans son récit, me semble intéressant. Le but étant de limiter l’impact de cette dernière sur l’environnement et la vie humaine, qui devra par dessus tout, toujours triompher. Quelle relation vie et technologie entretient-elles ? Sontelles forcément ennemies en se chassant à tour de rôle ? En tant que manifestation naturelle, ‘origine de tout’ pour l’une, création humaine, artifice pour l’autre, la discussion est-elle envisageable? Les grandes oppositions que sont nature/culture, organique/technique, sont bien au coeur de notre propos. L’idée de technologie ne cessera de questionner notre investigation, se présentant parfois comme médium, ou même comme solution. Ces grandes oppositions pourraient d’ailleurs être rendues obsolètes par la technologie même. C’est en effet ce que soutient Donna Haraway, biologiste, philosophe et historienne, qui vient aborder cette notion dans une fabulation spéculative définie comme ‘fable inter-espèces qui expérimente de nouveaux possibles et les co-devenirs des êtres terrestres’.3 La technologie pourrait donc avoir la faculté de rapprocher l’homme de son environnement naturel, de rappro37


cher l’homme des autres espèces qui l’entourent. Elle aurait notamment ce pouvoir grâce à la puissance de calcul qu’elle fournit à nos ordinateurs, leur permettant ainsi de mieux interpréter cette complexité du monde, qui dépasse notre conception humaine. Pourra-t’on alors entrevoir des similitudes dans le fonctionnement complexe du monde, des formes de la nature et de nos systèmes informatisés ? La technologie pourrait-elle être un outil d’interprétation du milieu ? Devrait-elle pour autant devenir un outil de conception pour nos architectures ? Mais peu importe les réponses à ces questions. Ce qui semble avant tout primordial, dans notre rapport aux technologies comme dans notre approche du milieu aquatique, c’est la mise en place d’une philosophie, de valeurs, d’une ethique de la mer.

© Mishka Henner- Centerfire Feedyard, Ulysses, Kansas, From the series Feedlots, 2012-2013

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© David Bihanic, Photo of flooding in the state of Missouri in 2015, Flood vs Drought, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions

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© David Bihanic, Photo of the drought in the state of California in 2015, Flood vs Drought, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions

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1. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 2. Ibid

C. Valeurs Culture

A

l’heure de la mondialisation, d’une visions globale, la culture locale semble de plus en plus en danger, et précieuse de ce fait. Paul Virilio nous parle de cette relation contemporaine entre global et local, ‘Depuis les années 90, le Pentagone considère que la géostratégie retourne le globe comme un gant! Pour les responsables militaires américains; le Global c’est l’intérieur (d’un monde fini). Le local c’est l’extérieur, la périphérie, grande banlieue du monde. Les pépins ne sont plus à l’intérieur de la pommes ni les quartiers au centre de l’orange: l’écorce est retournée. L’extérieur n’est plus seulement la peau, la surface, c’est tout ce qui est in situ, précisément localisé ici ou là’.1Cette mutation globalitaire, affecterait la nature même de l’identité. Nous serions ainsi dans une métacité mondiale et invisible2 dont le centre est partout et la circonférence nulle part3. De quelle manière investir alors ce nouveau cadre de vie aquatique, dans un monde aux échelles entrelassées, et aux identités altérées? Une certaine autonomie par rapport au monde terrestre serait souhaitable, un autonomie énergétique très certainement, mais qu’en est-il de du point de vue culturel? Comment l’architecture, comme manifestation d’une culture, doit-elle se positionner à ce sujet ? Si la forme architecturale marque un moment d’histoire, elle se doit aussi d’être pérenne et porteuse de rêves futurs4, alors comment le faire ? Plus précisément, comment fonder culturellement un 42

1. Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, 1998 2. Ibid 3. citation de Blaise Pascal, reprise par Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, 1998 4. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010

bâtiment dans un tel site ? Car contrairement à la terre ferme, où l’architecte débute sa réflexion depuis un lieu géographique possédant une culture, un passé une tradition, le milieu aquatique ne semble pas permettre cela. Ceci nous contraint à repenser notre rapport à un site, et à la culture de ce dernier. Ceci me semble être une bonne expérience, à l’heure d’une uniformisation générale de la culture mondiale. Tout d’abord, nous sommes dotés de notre ‘culture terrestre’ (déjà infiniment ramifiée au sein de l’humanité). Une simple ‘exportation’ pourrait vite s’apparenter à un acte de colonisation. Alors comment appréhender la ‘culture marine’? Devrions-nous alors oublier notre passé, notre culture? ‘Les peuples qui n’ont pas de monument ont plus de chances, sinon d’être heureux, mais tout au moins de survivre’ 1, disait Yona Friedman. Dans notre démarche, nous pourrions ainsi voir cette exploration en ‘survivant’, car comme le dit Y.F a propos de la notion de village urbain, ce dernier ‘ne comporte pas d’autres objets de luxe que ses propres produits culturels, non monnayables, Survivre, c’est renoncer à l’enrichissement’ 2. Pourrait-on alors rêver à l’enrichissement d’une culture ? Notre culture humaine, terrestre, regorge de certaines de ces prospections. Ce patrimoine a t’il quelque chose à nous enseigner afin de mieux appréhender ce milieu? Est-il un fragment de notre ‘culture marine’ justement ? Nous pourrions citer, à ce propos, et sans hésitation, Vingt milles lieues sous les mers. Le roman de Jules Verne de 1869, est en effet le cinquième livre le plus traduit au monde, et conte les aventures du capitaine Nemo à bord du Nautilus. Il s’agit là d’une référence absolue, un fragment de ‘culture marine’ planétaire, mais bien émis depuis la terre. La réelle culture du milieu mer doit elle seulement émerger des eaux? Comment prétendre appréhender ce nouveau milieu, chargé de ‘culture terrestre’? Ces deux mondes sont-ils réellement à distinguer ? Ces deux cultures, à opposer ? 43


A ce propos, nous pourrions citer Charles Percy Snow, chimiste et écrivain, qui a tenu une conférence intitulée ‘Les deux cultures’. Dans ce contexte, l’expression ci-avant a été choisit, pour définir le clivage qu’il existe entre deux mondes qui ont longtemps peiné à dialoguer : les sciences naturelles et formelles contre les arts et les sciences humaines. Cet intitulé nous intéresse évidement pour la relation entre art et science qui est au coeur de notre propos mais également pour les généralités que nous pouvons tirer au sujet de la confrontation entre ‘deux cultures’. En effet, dans notre cas, nous pourrions rapprocher ces paroles de notre volonté de discussion entre ‘culture terrestre’ et ‘culture marine’. Cette distinction que formule l’auteur, n’est pas sans évoquer les savoirs sous-jacents au sein des deux communautés. En effet, lorsque l’on veut faire discuter deux disciplines, deux champs du savoir, les obstacles se résumeraient très souvent à des questions de langage. Un même mot peut en effet signifier deux réalités différentes dans chaque communauté. En effet, leur ‘mariage’ ne se résumerait pas à une traduction d’un langage à l’autre, c’est une tout autre culture. Chaque champs de création et de savoir serait bien culture à part entière, à la manière d’une peuple ou d’une civilisation qui partage une langue, une histoire, ses héros, ses tabous etc…. Afin d’appréhender un contexte formel ou culturel, il nous faudrait ‘interpréter ces objets en étant conscient de la nature de nos préjugés et de nos questions’ 1. La poiesus, le faire, pourrait permettre, dans la fragmentation de nos esprits tous singuliers, ‘au projet d’interprétation de devenir création, connaissance et donc orientation existentielle’.2 Comment faire alors discuter dans notre cas ces deux cultures , terre et mer ? Serions-nous alors inévitablement poussé à la création d’une nouvelle culture, afin de voir ce ‘mariage’ réalisé? Il serait pourtant facile d’envisager intuitivement l’hybridation, un simple mélange de ces cultures. Cette approche semblerait pourtant jugée d’affadissant et superficiel3; 44

1. Alberto Pérez-Gomez, La notion de contexte en architecture et en urbanisme, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Ibid 3. François Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010

1. François Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010 2. terme employé par François Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010. Vient faire écho à notre propos dans sa globalité, en abordant une caractéristiques fondamentale des formes de la Nature. 3. François Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010 4. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 5. Ibid

nous devrions plutôt parler de dialogue des cultures, qui devrait se faire en donnant du sens au «dia» de dialogue, à l’écart1. La discussion serait ainsi plus riche et laisserait apparaître entre chaque culture des embranchements2. L’intelligence humaine aurait en effet la capacité de circuler entre les intelligibilités diverses afin de les faire communiquer. Ainsi, notre intelligence ne serait ainsi pas finie, mais en déploiement en s’enrichissant de tous les écarts traversés3. De ce fait nous pourrions considérer nos cultures comme synonyme de fertilité et non d’identité, et cela aurait un réel intérêt. Ainsi, nous pourrions voir la culture comme un organisme, comme une entité vivante, une manifestation de vie ? Notre soin apporté à la compréhension des systèmes complexes de notre monde, artificiel comme naturel, ainsi que la réflexion autour de l’idée de vie pourrait également nous conduire à affiner notre position à propos de la notion de culture. La pensée du désordre pourrait ainsi avoir l’ambition de lier les différentes composantes de ce monde confus, appréhender l’idée de culture de façon plus subtile. Il ne s’agirait donc sûrement pas de simplement venir transposer sur les eaux, ce que nous connaissons sur la terre ferme. ‘Hybrider mécaniquement’ les cultures semble aussi, bien simpliste. Le caractère vivant d’une culture nous contraindrait en effet à se rendre plus sensible à ses manifestations. Dans sa quête d’harmonie avec son nouveau milieu de vie, l’homme aurait à s’ouvrir, s’instruire, en acquérant une connaissance sensorielle nouvelle4, tactile, auditive, visuelle. De cette manière et de façon naturelle il développerait une culture artistique propre à ce nouveau mode de vie5. Le développement d’une culture est en effet un besoin pour une civilisation, besoin d’expression mais également point d’appui. Jacques Rougerie nous rappelle d’ailleurs que les premiers navigateurs ayant passé le Cap Horn ont traduit leur peur et leur ivresse d’affronter l’inconnu par le biais de chants, de gestes, et de codes qui n’appartenaient qu’à eux C’est peut-être notre cas, à la vieille d’un nouveau départ 45


en mer, ré-affirmer la nécessité d’une sensibilité envers un site, et exprimer, faire muter, nos aspirations contemporaines. Tentant de rester mobilis in mobile, mobile dans l’élément mobile, la transversalité de notre investigation se rapprochera de l’idée de transdisciplinarité, qui est aujourd’hui indispensable pour tout type d’innovation. En effet, la spécialisation et la complexification de tous les champs de savoirs, poussent les différents acteurs à intégrer la notion d’équipage1. Continuons alors d’examiner la constitution de cet ‘équipage théorique’, de cette éthique. Colonisation Notre démarche s’inscrit dans une quête d’harmonie avec le milieu, elle se doit ainsi de clarifier sa position vis-à-vis de l’idée colonisation pouvant s’y lier. L’homme a toujours eut soif de conquête pour nourrir son développement. L’historien Frederick J.Turner écrivait d’ailleurs en 1894 que ‘le développement américain a été un perpétuel recommencement par le continuel renversement de la frontière. Cette renaissance perpétuelle, cette fluidité de la vie américaine (…) La frontière est la ligne de la plus grande rapidité d’une effective américanisation (…) le désert est le maître de la colonie’.2 A travers notre démarche, la question de l’impact de notre installation sur le milieu se présente de façon intrinsèque. Réfléchir à cela d’un point de vue écologique et culturel nous permettrait d’en prendre conscience. La limitation des interventions dans un système permettrait en effet d’habiter un écosystème sans le détruire. Mais jusqu’où limiter ces interventions ? Nous pourrions simplement voir ceci de façon extrême en se demandant: Comment bâtir sans détruire ? Comment peut-on habiter sans construire ? L’extrême opposé pourrait s’incarner dans le projet de Monumento Continuo par Superstudio. Ce projet d’une radicalité fondamentale présente une architecture qui recouvre la terre en franchissant tout obstacle potentiel, naturels ou bâtis. La question qui revient malgré tout sans cesse est: com46

1. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010

1. opposition que présenteFrançois Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010

2. Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, 1998

2. François Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010 3. Ibid 4. Ibid 5. Ibid 6. Ibid

ment ? Nous avons vu que l’approche sensible envers ce monde marin peut nous permettre d’installer un dialogue des cultures. Ainsi nous serions en mesure de comprendre ce que le milieu ‘demande’, et non pas ce que nous retenons de cette demande. Dans cette idée nous pourrions évoquer l’opposition entre la connaissance, et la connivence1. Cette dernière serait plus secrète, plus personnelle et relèverait de la complicité. En effet, François Julien laisse entendre que la connivence n’encouragerait pas de rupture entre sujet et objet comme le ferait la connaissance. De plus cette dernière s’enseigne, de façon méthodique, alors que la ‘connivence se noue, se tisse, au fil des jours, sans qu’on pense à y penser’ 2. Elle ne se morcellerait pas non plus en domaine et s’appréhenderait de façon globale. La connivence serait-elle également une manifestation de vie? La mémoire, en contraste avec l’histoire servirait à véhiculer cette connivence, elle la hiérarchise par rapports à la fois d’assimilation et d’inféodation3, et s’affranchirait ainsi du politique. La connaissance quant à elle, se fonde bien sur une constitution objective de rapports de force et de pouvoir, comme le précise l’auteur. Ceci continue de nourrir notre investigation. En tentant d’installer cette connivence avec le milieu marin, notre propos aurait bien plus tendance à se tisser, bien que séparé en parties, il présenterait une certaine ‘organicité’. Rendons cette rechercher vivante, elle aussi. La connivence serait ainsi un mode de savoir qui se replie en un dedans4, ceci ne manquera pas de faire écho à certaines approches philosophiques liées à l’idée de désordre, que nous aborderons plus tard. Dans sa quête de maîtrise, la connivence agirait plutôt dans la situation présente sans quelconque plan projeté, les conditions prévalant sur la finalité. L’auteur préconise finalement d’articuler connivence et connaissance5. Il serait ainsi souhaitable d’évoluer entre ces langues6, le travail de traduction formateur permettant qu’elle s’élaborent elles-mêmes. Une intelligence serait nécessaire par la suite entre l’un et l’autre en visant une reflexivité, encourager ainsi le passage d’identité à fertilité. Il ne serait enfin pas proscrit, de circuler entre 47


‘connaissance et connivence selon ce que l’une ou l’autre langue réussit le mieux à dire d’une existence et du lieu qu’elle occupe’.1 Ainsi, ce serait le paysage qui nous permettrait de passer de l’un à l’autre, entre connaissance et connivence. Il serait un médiateur, capable de nous enseigner une éthique ‘de la ressource et de la promotion, de la jouissance et de la disponibilité’ 2. François Julien rappelle avec force qu’un paysage ne se possède pas. D’un point de vue plus théorique notre démarche ‘migratoire’ s’initierait ‘par un acte où l’on se détache d’un sol premier (un sol que l’on croit premier) pour s’installer sur un sol nouveau, nouveau pour soi. Cette question est aussi agissante là où l’on est déjà mais de manière refoulée dans la mesure où la force de la tradition ou de l’habitude fait perdre un point de vue « extérieur » sur le lieu que l’on habite. D’où l’importance que l’on peut accorder à « l’énigme de l’arrivée », à la perception « originaire », « comme » vue pour la première fois d’un pays, d’un paysage, d’une contrée « vide » et étrangère, et, par contrecoup, de « sa » région, de « sa » ville que l’on voit et regarde désormais comme si ce n’était pas la sienne et comme si l’on redécouvrait l’acte qui a décidé de sa création et de son installation en ce lieu’.3 Cette idée semble également fondamentalement liée à notre démarche, avec quelle philosophie/éthique allons-nous donc finalement ‘arriver’ dans ce milieu? Ethique Nos propos ci-dessous, qu’il soient scientifiques, architecturaux, écologiques, sociaux ou culturels doivent continuer à nous mener vers une philosophie architecturale de la mer. Nous pourrions à cette occasion citer les sept principes mériens énoncés par Jacques Rougerie. Vous remarquerez que son nom et certaines de ces déclarations reviennent régulièrement, non par fanatisme mais simplement car c’est le seul architecte, à ma connaissance, qui a réellement entreprit une théorie de l’architecture marine. En voici les principes4: 48

1. François Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010 2. Ibid 3. Philippe Nys, Des airs, des eaux, des lieux, A propos d’un traité d’Hippocrate, Le sens du lieu, Ousia, 1996 4. issus de Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010

1. François Rambert, La mer est son espace, Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010

« - poétique, le mérien est un poète, la mer lui transmet la fluidité des sensations intuitives. - visionnaire, le mérien trouve dans l’imaginaire les perspectives nouvelles, inédites qui font de lui un artiste-né. - communicateur, ancestralité de cette alliance (humaines et créatures de la mer) ressurgit a travers un dialogue vivant entre les espèces et la création d’un langage commun. - grand équipage, il n’y a pas de passagers, seulement un équipage. - héritage, patrimoine du mérien est celui des civilisations millénaires qui lui ont appris à vivre avec la mer. Assumer cet héritage, c’est le connaitre, le défendre contre les dégradations du temps et des hommes. - pionnier, cherche a vivre dans ce nouveau monde sans affaiblir un seul maillon de la grande chaîne. - gardien, respecte mer comme source de toute vie et la défend contre forces de destruction. » Lorsque Baudelaire dit ‘Homme libre, tu chériras la mer’, et que Rimbaud énonce ‘Il faut être résolument moderne’, nous devons inévitablement nous demander, comment être moderne sur les flots sans se laisser entrainer par ‘une modernité très souvent ravageuse pour l’environnement’.1 Notre recherche ne prétendra pas trouver la solution à ce dilemme contemporain. Elle sera simplement chargée d’une grande curiosité pour le monde et la nature, qui nous l’espérons, pourra la mener, jusqu’à dialoguer avec la surface liquide et tout ce qu’elle renferme. ‘Plein de mérites, mais en poète L’Homme habite sur cette terre’ Ces quelques vers d’Hölderlin, rendus célèbres par Heidegger et le titre de sa conférence de 1951 ‘…L’homme habite en poète…’, nous pousserons ainsi à mettre en alerte notre sensibilité, afin ‘d’habiter en poète sur cette mer’.

49


© Mark Peterson, from the series Acts of Charity

© Mishka Henner, Prime Base Engineer Emergency Force, Diego Garcia, from the series Fifty-One US Military Outposts, 2010.

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II. Sentir


1. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950) 2. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 3. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 4. Distinction que réalise Miquel, Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

A. Sensible et Intelligible

5. Ibid

Sensible

L’

architecture aurait la faculté de se situer entre science et art. Dans notre questionnement entre rationnel et sensible, entre logos (le rationnel) et aisthesis1 (le sensible), nous souhaiterions naviguer entre ces deux mondes afin de définir les traits du milieu marin. Ceci nous pousserait à affirmer que le monde de la vie ne serait pas seulement doté d’une autonomie face à la science mais disposerait de valeurs et de normes spécifiques de rationalité2. Ainsi, l’architecture même, serait le nom propre de ce monde de la vie. Le ‘monde’ serait ‘l’ensemble des choses et des êtres qui nous entourent, ce qui ont une forme reconnaissable et donc un «visage» familier’3. Dans notre approche d’exploration sensible, nous n’aurions donc qu’à les contempler ? La tâche n’est pas si simple pour Michel Foucault qui déclare, ‘ne pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que nous aurions plus qu’à déchiffrer; il n’est pas complice de notre connaissance(…). Il faut concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses’.4

A la manière des navigateurs des temps anciens, entreprenant un opération maritime, forcément périlleuse, nous tenterons de connaitre la ‘langue de la mer’. Certains signes nous parviennent en effet d’elle, comme la ‘couleur changeante de l’eau, ligne blanchâtre du ressac sur des récifs encore derrière l’horizon, plaques de nuages suspendues sur tous les ilots tropicaux et qui 54

1. Bruno Queysanne, Muthos entre logos et topos, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Ibid 3. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 4. Michel Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France

semblent parfois réfléchir teinte d’un lagon dans son atoll corallien’1. Cependant, que nous disent réellement ces signes ? Eston légitimes afin de les interpréter ? Ceci nous pousse inévitablement à nous questionner sur notre réalité du monde qui nous entourent, introduisant la question des sens, par la même occasion. Nous n’en connaissons réellement que la surface, mais il nous sera nécessaire de tenter d’explorer ce milieu à travers tous ses différents aspects, physique, chimique, poétique, esthétique… Nous mobiliserons nos recherches dans cette partie afin d’explorer l’épaisseur de la matière fluide.2 Objectivité Pour cela, nous allons mobiliser des outils issus de l’idée de complexité, à laquelle de nombreux auteurs se sont intéressés. Paul-Antoine Miquel est l’un d’eux. Dans son ouvrage Comment penser le désordre, l’auteur réalise une rétrospective à travers l’histoire de la philosophie et des sciences pour faire émerger une pensée du désordre3. Comme nous l’avons dit précédemment, cette philosophie est selon moi nécessaire, non seulement pour tenter de comprendre les concepts fondamentaux de la Nature, mais également (et de plus en plus) pour appréhender notre monde contemporain. Lors de cette approche sensible du milieu marin, la notion de réalité sera donc abordée. En ayant l’ambition de capter des signes du monde afin de les interpréter et de les traduire, il est avant tout primordial, de remettre en question le caractère réel de ce que je vois, de ce que je sens. Il y aurait deux approches de la réalité à dinstinguer. Premièrement, le scientiste, qui considère que seule la science est capable de réduire la nature aux phénomènes qu’elle comporte, reliés entre eux par des lois. Deuxièmement le déconstructionniste4, qui considère qu’il n’y a absolument rien d’absolu5, la seule vérité est de ce fait, qu’il n’y a pas de vérité. L’auteur précise que cette thèse est une voie dangereuse, où le nihilisme guette à 55


tout moment le penseur. Platon prône lui, un lieu des intelligibles, un monde des idées, chose que Lucrèce n’accepte pas. Quand Platon parle de la Terre, du Ciel, de la Mer, il nomme l’ensemble de ces phénomènes les choses sensibles. Lucrèce quant à lui préfère parler de Nature. Dans tous les cas, ces deux penseurs ne font jamais la différence entre l’être et le paraître des choses. Paul-Antoine Miquel parle alors d’une ontologie du plein, où il n’y aurait pas de désordre dans l’ordre. Le réel est considéré comme supérieur au réel tel qu’il se manifeste.

1. W.V Quine, La poursuite de la vérité, Seuil, Paris, 1993 2. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 3. Ibid 4. Jean Dubuffet, Bâtons Rompus, Minuit, 1986 5. Ibid 6. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

Au contraire, Quine place la question sensible au premier plan et déclare que rien n’est donné à l’esprit qui n’est au préalable été donné par les sens 1. La thèse naturaliste pourrait être une approche philosophique intéressante pour notre investigation. En effet cette position tend à observer la nature sans se soucier de la pensée, ou de la formulation de ses énoncés, elle propose une mise en relation entre des stimuli et des réponses, entre des inputs et des outputs2. En tenant ce discours, Quine considère ainsi que la psychologie cognitive n’a pas simplement un pouvoir descriptif mais fondateur. Pour Christian Norberg-Schulz les choses ne sont pas qu’une illusion ou un produit arbitraire du langage humain, la substance véritable du monde serait un continuum commun à toutes les choses3. La conception continuiste chez Jean Dubuffet va également dans ce sens. Ce dernier plaide pour une optique dans laquelle n’apparaissent plus des choses (celles qui ont des noms) mais seulement des faits, ou pour mieux dire, des mouvements, des tumultueux transit au sein d’un continuum qui ne comporte pas de vides4. L’univers serait continu et procèderait en tous points d’une même farine5. Wittgenstein montre, lui, que le monde se dissout en fait6.

© Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst (1928) https://publicdomainreview.org/collection/karl-blossfeldt-s-urformen-der-kunst-1928

L’acte de déconstruction opérée par Jacques Derrida pourrait poursuivre la réflexion. Ce dernier dit que ‘non seulement le monde n’est plus que l’effet des évènements qui se produisent dans le monde, mais le discours sur le monde est à présent lui-même réduit à un évènement qui diffère et s’espace à côté ou par-delà d’autres évène56

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ments’ 1. Le monde serait ainsi, seulement habité par la ‘différance’ (terme inventé par Jacques Derrida) entre les différents discours. La grammaire du sens se voit ainsi modifiée sans cesse en fonction de l’époque, de la contextualisation, sous l’effet d’une machine sans cesse relancée comme effet de pli. Bien que difficilement appréhendable, cette description de la grammaire du sens semble, elle aussi partager certains principes avec le monde de la vie. La position de Quine pourrait, elle, nous soutenir dans une approche sensible de la réalité. Nous retiendrons de cela le caractère dynamique, vivant, de la grammaire du sens, nous permet d’apparenter le language, le sens à une manifestation de vie. Mais Paul-Antoine Miquel ne se satisfait pas de ces réponses car de la position scientiste à la position déconstructionniste, aucune ne règle le paradoxe de l’oeil de Dieu2. Ceci étant dit, comment puis-je réellement savoir ce qu’est le monde si j’en suis une partie? Les philosophes du plein et du rien auraient le même défaut, vouloir remplacer Dieu, selon l’auteur. Se questionner sur l’objectivité de notre perception revient de façon fondamentale, à se questionner sur l’idée de réalité et sur les sens. Ma perception est personnelle, tout comme mon interprétation. Comment prétendre voir ‘la’ Réalité et non pas ’ma’ réalité. Le biologiste Frank Cusimano et l’artiste Anicka Yi3 abordent la subjectivité de perception des individus, à travers l’interprétation qui est propre à chacun. L’art et la science comme binôme complémentaire auraient vraisemblablement beaucoup à nous apprendre sur la culture du milieu marin, sur son langage. En s’interessant directement aux connexions, d’un point de vue mécanique, ce qui est avant tout un travail d’interprétation, nous pourrions d’avantage rapprocher les diverses perceptions individuelles, à la recherche d’une certaine ‘objectivité’. L’interprétation est donc une notion centrale, qui met instantanément au défi la portée objective de l’investigation. 58

1.Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. ce paradoxe décrit le fait de voir le monde tout en faisant partie de ce même monde, rendant ainsi impossible une appréciation «objective» de la Réalité. 3. dans une conversation entre Anicka Yi, Frank Cusimano et Ross McBee, Seance de spiritisme et Science,Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.57

1. opposition que réalise Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Ibid 3. Ibid 4. Ibid

Il serait alors intéressant de se questionner sur la place de ce travail d’interprète, dans l’art comme dans la science. En effet, le scientifique doit rédiger des articles pour communiquer ses résultats et son interprétation, alors que l’artiste livre seulement son oeuvre en laissant la liberté d’interprétation au public. L’artiste n’a donc pas ce devoir d’interprétation. Celle émise par le scientifique est-elle pour autant neutre, objective ? Anicka Yi, en tant qu’artiste se dit intéressée par la passivité, la neutralité des outils avec lesquels les scientifiques travaillent, tandis que le biologiste fait remarquer que la science n’est fondamentalement pas neutre en raison de l’interprétation des données. Les outils captent, mesurent, enregistrent, objectivement selon l’artiste. Les outils du scientifique peuvent en effet être qualifiés de ‘machines’, en est-il de même pour les sens de l’architecte tentant de sentir l’esprit d’un site ? Nos organes sensoriels, semblent difficilement pouvoir être qualifiés de ‘machine’, tant qu’il sont entremêlés à l’esprit qui en interprète instantanément les données. Après avoir évoqué les différentes thèses philosophiques du Monde du plein et du Monde du rien1, menant au paradoxe de l’oeil de Dieu, Paul-Antoine Miquel souhaite néanmoins montrer qu’une pensée du désordre est possible. Ce serait selon lui ‘une philosophie pour laquelle le monde a tout simplement une chair, qui n’est ni la peau, ni le verbe’.2 Ordre Nous serions donc au centre de différentes manifestations d’un monde de la vie, plongé dans un chaos en tout genre. Mais paradoxalement nous sommes également à la recherche d’un ordre. Nous sommes en effet intuitivement tenté de traiter de l’ordre pour mieux mettre en lumière le chaos, tenter de d’entrevoir des règles dans notre monde, afin d’en comprendre la réalité. L’ordre ne serait ainsi pas une chose mais ‘ce qui donne sa source ou son origine à un ensemble de choses’ 3. Il serait la ‘différence hiérarchique entre le monde et l’évènement’ 4. Ainsi, l’ordre ‘se fait’ et n’est pas planifié, il est inachevé car ordonné par ce qui l’ordonne, et change 59


sans cesse de forme. Cette description de l’ordre est assez surprenante, car elle entre en conflit avec l’image figée, rigide que nous avons habituellement. Ce terme qualifierait donc la relation interne que le monde engage avec lui-même1, celle ci émerge à travers l’évènement. Pour cette raison nous pouvons dire que le monde s’organise2. A travers cette déclaration, l’auteur vient préciser ce caractère vivant du monde, notamment permise par l’idée d’ordre. Ce concept est en effet présent, depuis toujours, dans toutes réflexions humaines. L’ordre cosmique3 est également une notion avec laquelle les artistes ont toujours voulu discuter. Superstudio est convaincu à ce propos, que l’architecture est un des seuls moyens pour rendre visible cet ordre, ceci afin de mettre de l’ordre sur terre parmis les choses. Les architectes prônent pourtant ici, des architectures sensibles, spontanées, vernaculaires, biologiques et même fantastiques. Là encore, il ne s’agit en aucun cas de venir figer les choses, l’ordre participe au monde de la vie et l’architecture peut s’en saisir afin de rester mouvante. Matière Si nous venions simplement faire marche arrière en déclarant ‘est réel ce que je peux toucher’, la notion de forme physique donc de matière viendrait être discutée. En effet pour ‘prendre corps’, pour se ‘former’dans l’espace physique réel, pour être objet, ces ‘choses’ ont besoin de matière. Platon emploie le terme de chôra4 (signifiant l’espace ou le lieu), qui serait la matière première du monde, un élément primordial présent dans la constitution des hommes autant que de la nature. En effet, ‘les noms feu, terre, eau et air indiquent en fait des différences de propriétés et non de nature’.5 Merleau-Ponty parle également de cet élément primordial comme chair du monde . La constante mutation des choses et l’instabilité des quatre substances les plus élé60

1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Ibid 3. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019 4. Platon cité par Alberto Pérez-Gomez dans L’espace de l’architecture: la signification en tant que ‘présence’ et ‘représentation, Le sens du lieu, Ousia, 1996 5. Ibid

1. Merleau-Ponty cité par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Victor Hugo, Les travailleurs de la Mer, Tome 1, Hachette, 2012, (Ed. 1866) 3. Antoine Lavoisier (17431794) 4. Alain Fleischer, le Rêves des formes, Arts, sciences et Cie, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.10 5. Alain Petit, Le vide et le lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996

mentaires nous pousserait à appréhender ces derniers comme qualité plutôt que comme choses1. Ainsi, seule la matière est éternelle, non l’aspect 2. Si nous nous risquions à remplacer aspect par forme, la matière aurait donc cette valeur de vérité. Il serait également tentant de mettre cette citation en résonance avec une autre, non moins célèbre, précisant que ‘Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme3.’ La forme semble donc superficielle, pouvant changer à tout moment, contrairement à la matière qui en permet l’existence et qui se conserverait au fil du temps. L’artiste Jonathan Pêpe nous montre toute la superficialité de la forme et son existence en quête de sens à travers une animation de dispositifs pneumatiques programmés. Ses formes molles prennent vie, sans identité. Elles viennent constituer un univers absurde, simulant le fonctionnel mais en étant tout juste fictionnelles. Son installation se gonfle et se dégonfle sans aucun but et ne raconte aucune histoire, elle nous transmet simplement un semblant d’écho provenant de ‘l’agitation dérisoire de la matière que la vie vient visiter4.‘ La matière pourrait donc être un support pour la vie, venant l’agiter, la mettre en mouvement. Nous pouvons nous demander si la vie a besoin de la matière pour se manifester. Du moins en a-t-elle besoin pour se manifester à nos yeux ? En attendant, l’art peut en être un medium, comme le fait Jonathan Pêpe, venant ‘artificiellement’ faire parler la vie. Vide De la même façon dont nous avons été guidé vers la notion d’ordre peu après avoir évoqué le chaos, la question du vide semble nécessaire après avoir abordé la question de la matière. Alain Petit nous enseigne quelque notions relatives à ce propos, en distinguant deux conceptions, celle des Abdéritains, et celle des Pythagoriciens5. Les premiers considèrent qu’un corps n’a pas plus de raison d’être ici ou là dans le vide, ce dernier ne comporte aucune différence. Pour eux, le vide est le lieu par excellence. Les Pythagoriciens au contraire, conçoivent plutôt le vide 61


comme servant à délimiter des lieux, à les distinguer. A défaut d’être solide, l’espace subaquatique pourrait-il être considéré comme vide? La physique nous l’interdit. Mais y songer pourrait s’avérer intéressant. Si comme le pensent les Pythagoriciens, il était dans un entre-deux lieux, quels seraient ces derniers? Le ciel et la terre ? La surface et le sol océanique ? La description des Abdéritains est également interpellante, du fait qu’un corps peut être ici comme là, sans aucune raison, l’eau ne comportant aucune différence considérée comme homogène depuis notre oeil humain. Les Pythagoriciens concevraient également un monde unique qui vient se placer au centre du vide. Ainsi, le vide reçoit le monde et le borde1. De la même manière, pourquoi ne pas imaginer que les océans recevraient notre monde ‘terrestre’ et le borderaient de toute part ? N’est-ce pas l’opposé ? Nous pourrions alors lier ceci en imaginant deux conceptions du monde, l’une défendrait ‘la terre entourée de mer’ et l’autre ‘la mer entourée de terre’.

1. Alain Petit, Le vide et le lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

Paul-Antoine Miquel décrit finalement de façon intéressante le vide comme expression. Il s’agit là, presque d’une émotion; ‘le cri déchirant de l’homme exprimant la finitude du monde, ce cri géant, ce cri de singe, tel qu’on le voit apparaître dans les tableaux de Francis Bacon, ou sur les visages déformés de tous ceux qu’on torture. Ce vide.’ 2 Nous pourrions alors nous demander, le vide pourrait-il se former, sur un visage par exemple ? Pourrait-il avoir une forme? © Ernst Haeckel, Narcomedusae Tafel 16, Kunstformen der Natur, 1904

62

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1. Marielle Macé , Formes de vie, une discussion entre Marielle Macé et Claure Moulène, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.98 2. Alain Fleischer, le Rêves des formes, Arts, sciences et Cie, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.10 3. Merleau-Ponty cité par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

B. Formes

4. Ibid 5. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996

Formes

La

Forme pourrait être ‘l’ensemble des traits caractéristiques (visuel, sonores, tactiles) permettant à une réalité physique d’être conçue, perçue, identifiée’.1 La notion de forme s’adresse donc directement aux sens. Elle est ensuite constitué dans l’esprit. De plus, la dimension selon laquelle la forme se crée serait le rythme2. Nous retiendrons de ce terme, l’idée de mouvement et de répétition. Ceci s’avèrera parlant au moment d’explorer le degré de complexité d’une formeDe ces dernières, notre monde en continent une infinité. Il y a les plus simples et concevables, issues de la géométrie euclidienne. Mais il existe également les formes dont les contours sont plus instables, irréguliers ou qui ne sont pas explicitement définis. Ces formes évoluent parfois à chaque instant, affichent un dynamisme qui ne nous permet pas de les saisir, d’en avoir une image claire à l’esprit. C’est le cas des nuages, de la fumée et des vagues. Ces ‘objets’, si nous pouvions les nommer ainsi, entravent la tentation de les identifier par la matière qui les constitue. Les fluides, donc l’eau, évoluent et se meuvent de façon chaotique, insaisissable. Quelle forme la matière fluide peut-elle prendre ? Qu’est ce qui forme l’eau? Prêter attention à l’imagination intime des forces végétantes et matérielles3 de ce fluide nous permettrait-il d’en comprendre les formes ?

Cette idée de forme serait également une manifestation de la vie, rendant toute volonté d’anticipation vaine. En 64

1. Alain Fleischer, le Rêves des formes, Arts, sciences et Cie, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.10 2. Henri Maldiney, Topos-Logos-Aisthesis, Le sens du lieu, Ousia, 1996 3. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Le livre de poche, 1993

6. Ibid 7. Christian Norberg-Schulz cité par Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996

effet toute vie s’engage dans des formes de toute sorte1, il nous est impossible de préjuger de leur sens. De ce fait, il est indispensable de s’y rendre attentif, sans chercher pour autant à comprendre par anticipation ce qu’elles voudront dire. Visages La contemplation des formes serait une particularité de l’homme qui ‘fait de lui un créateur à la recherche de sa propre histoire’ 2, mais que nous dit la contemplation de ces formes ? Comment se laisse-t’elles contempler ? Pour Merleau-Ponty, ‘chacune des choses qui constitue le monde se caractériserait par une sorte d’a priori qu’elle observe dans toutes ses rencontres avec le dehors’.3 Le philosophe aborde là un aspect des formes qui seraient en contact, en intéraction avec leur environnement. De plus, le sens habiterait ces choses, ce serait un intérieur qui se révèle au dehors4. Chaque chose porterait donc en elle son idée qui se caractériserait dans sa forme, son visage. Etant acteur de ce dehors, de ce monde, comment pourrions nous capter ce sens? L’auto-référence, le paradoxe de l’oeil de Dieu semble à nouveau poser problème. La forme aurait également quelque chose à voir avec la notion de reconnaissance5, les formes étant reconnaissables et mémorables. Nous reconnaissons toujours les traits singulier d’une personne propre, où le paysage caractéristique d’une ville. Mais qu’en est-il de la reconnaissance d’une chose en tant que telle chose6 (reconnaître un pont comme pont), c’est à dire en tant qu’objet que nous sommes capables de catégoriser. Cette reconnaissance se lie ainsi au langage , nous sommes également en mesure de les nommer. Ainsi se ferait la rencontre avec un caractère typique ou archétypique7. Toute chose est pourtant singulière, toujours différente, mais nous sommes en mesure de reconnaitre un même, un type. Ceci ne serait pas dicté par l’extérieur selon Jacques Dewitte, mais représente le visage des choses. La reconnaissance d’une chose comme telle n’est néanmoins pas toujours garantie, il serait possible de viser au65


trement1. Ceci s’appliquerait également aux lieux. Nous pouvons distinguer les lieux-dits, possédant un nom propre et marquant leur singularité, mais également des typologies de lieu. Certains sont typiques, ainsi nous ne pouvons pas détacher l’image d’une ville de son site d’implantation, cette singularité s’oppose à ‘la spatialité d’un espace homogène et isotrope, où tous les emplacements se valent et son interchangeables’.2 A travers l’exemple du bourgeon, Paul-Antoine Miquel nous parle de ‘quelque chose présent qui commande à l’actualisation de la fleur’ 3, mais ceci est invisible. Aristote donne le nom de forme à ce quelque chose. Il ne s’agirait pas simplement du visage de la fleur, mais également du principe qui préside à l’avènement de son visage4. Ainsi le mot nature aurait deux sens. Elle est d’abord manifestation, cheminement. Mais la nature serait aussi ‘l’ensemble des trois principes qui commande à ce qui chemine: matière, forme et privation’. 5 De ce fait, toutes les choses naturelles seraient en mouvement ‘elles sont toutes des formes dans des matières qui ne sont données à être que dans la distance entre leur présence et l’actualisation de cette présence’ 6. La matière contiendrait donc à la fois la forme et la non-forme, autrement dit, le même en tant qu’autre. Uniformisation Le même en tant qu’autre, ceci peut facilement nous faire songer à l’uniformisation de nos villes contemporaines, dans le contexte de mondialisation. En réaction à cela, Christian Norberg-Schulz plaide en 1985, pour la redécouverte d’une architecture figurale. En effet nous assisterions aujourd’hui à une perte de des singularités. Les lieux et villes tendent à s’uniformiser et à devenir interchangeables. A l’intérieur même de la ville, le même phénomène se produirait, la destination, la finalité n’est plus reconnaissable7. Tout ceci s’oppose à ce que pouvait être la ville médiévale allemande, où les édifices étaient facilement reconnaissables, impossibles à confondre. 66

1. Christian Norberg-Schulz cité par Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996

1. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996

2. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

3. cité par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

3. Ibid

4. Hicham Berrada et Annick Lesne, des formes mouvantes, des formes éternelles, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.146

4. Ibid 5. Ibid 6. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 7. décrit par Karl Gruber dans ’Forme et caractère de la ville allemande’ (1952)

2. Ibid

L’espace sous-marin, s’apparenterait-il à nos villes contemporaines ? Uniformes, interchangeables, sans destination ni finalité ? La post-modernité préfèrerait coller des étiquettes comme signes distinctifs, dans une portée purement pratique, fonctionnelle (tel que le décrivait la figure du hangar décoré dans Learning from Las Vegas de Denise Scott Brown et Robert Venturi). Ce syndrome serait, en effet, causé en grande partie par la rébellion moderne de toute identité préétablie1, contre la tradition et la convention. Cette tendance semble très ironique car c’est la logique de l’individualisme radical qui débouche sur le conformisme de masse2. Jacques Dewitte parle alors de frénésie individualiste menant à la grisaille de l’uniformité. Philippe Ariès illustre d’ailleurs très bien cette dynamique dans Le temps de l’histoire (1983) ‘Quand le tempo s’accélère (…), quand, sous l’effet des économies de marché, tout à l’air de bouger à la fois et très vite, rien ne ressemble plus à rien, cependant, ô paradoxe! tout se ressemble. La bigarrure disparaît, et la modernité recouvre de son manteau gris d’uniforme les cultures dont elle a effacé les couleurs…’ Dégradation Comme nous l’avons dit, les formes sont en relation avec un extérieur, un milieu. Selon le peintre britannique Francis Bacon ‘La seule possibilité du renouveau est dans l’acte d’ouvrir les yeux et de voir la désagrégation actuelle: une désagrégation que l’on ne peut comprendre, mais qu’il faut laisser venir parce qu’elle est la vérité’.3 Il y aurait donc une sorte ‘d’honnêteté’ de la forme lors de sa dégradation, elle serait une forme vraie. En effet, une fois passé l’instant où elles sont façonnées par l’influence extérieure, elles se dé-forment, se dégradent progressivement jusqu’à retourner à l’informe, d’où elles viennent4. En effet, ‘Pour un temps donné, la configuration d’une île est une construction de l’océan. La matière est éternelle, non l’aspect. Tout sur la terre est perpétuellement pétri par la mort, même les monuments extra-humains, même 67


le granit. Tout se déforme, même l’informe. Les édifices de la mer s’écroulent comme les autres. La mer qui les a élevés, les renverse’.1 A nouveau, la vision radicale de Superstudio peut venir compléter le propos. Les architectes italiens défendaient la destruction de l’objet et la disparition de l’architecture comme ‘le seul moyen pour l’homme moderne d’obtenir le salut’.2 Ilya Prigogine3, a néanmoins définie des formes durablement et indéfiniment renouvelées qu’il a nommé les structures dissipatives. Ces formes sont alimentées en continu par un flux de matière et d’énergie. Nous pourrions également parler de la notion d’auto-organisation (apparition de façon spontanée d’un ordre dans un sytème ouvert alimenté en continu). Nous retiendrons de cela l’idée d’un évènement spontané introduisant de l’ordre dans un système ‘nourrit’ et en intéraction avec son milieu. La vie semble à nouveau répondre à certaines de ces caractéristiques. Il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre que telle espèce est en voie d’extinction. Chaque forme de vie serait pourtant un mode d’existence, lorsque celle-ci disparaît, s’efface une idée de ce que la vie pouvait être4. Nous pourrions donc distinguer deux sens au terme de forme de la vie, celle physique et matérielle et celle que l’on pourrait rapprocher de mode de vie. Ainsi nous nous demanderions, si la forme physique est une traduction du mode de vie, de la fonction de vie. La forme suit-elle la fonction dans le monde vivant ? L’action du milieu, organise t’elle la matière d’une forme, en lien avec la fonction assignée à cette dernière? Comment alors la fonction vivre ou survivre peut-elle alors créer une telle diversité de formes, toutes plus surprenantes les unes que les autres?

1. Victor Hugo, Les travailleurs de la Mer, Tome 1, Hachette, 2012, (Ed. 1866) 2. FRAC Centre, Superstudio La vie après l’architecture, FRAC centre, 2019 3. prix Nobel de chimie en 1977 4. Marielle Macé , Formes de vie, une discussion entre Marielle Macé et Claure Moulène, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.98

© Christian Ziegler- Deutschland Helmkasuar Vogel frisst die Früchte des blauen Quandong Baums, Australien

Surprise Il n’est pas absurde de dire que la plus grande source d’émerveillement réside dans le moment présent. Cet instant qui se déroule sans cesse et se renouvelle, est la seule chose qui présente quelque chose d’inédit en 68

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continu. Alan R. Salomon disait par exemple au sujet du Pop Art qu’il se différenciait ‘par la définition d’un nouveau sens de la beauté, fondé non pas sur la nostalgie, mais sur l’acceptation des choses telles qu’elles sont, sur la recherche des valeurs dans la vitalité de la situation présente, prise telle quelle’. Le désordre, que nous avons déjà abordé plus haut, est surprenant de par son caractère inattendu. Il l’est d’autant plus lorsqu’il est dynamique, changeant ainsi de forme à chaque seconde. Ainsi, un beau désordre serait un effet de l’art1. Il serait donc bien sujet de surprise, en art, créateur d’émotion. De ce fait, l’oeuvre d’art comblerait, en la créant, l’attente de l’inattendu2. L’étonnement serait également le propre de la véritable rencontre avec le réel, débordant toute prise ou toute maitrise3. De plus, l’animal humain serait facilement envahi par l’ennui4, la ville peut alors présenter un attrait de par son caractère inattendue. Nous serions capable de vivre socialement parlant qu’en groupe limités d’individus, le groupe critique, ‘mais nous sommes attirés par l’aventure que nous promettent les foules’.5 Or le monde contemporain, dont l’attitude uniformisante tend à se répandre et à se généraliser réduit d’avance le réel à un ensemble de formes identifiables6. Le projet technique par exemple (ou de rationalité économique), ‘n’aborderait et ne connaitrait qu’un monde qu’il a déjà préalablement traité et préparé. Il ne serait plus un monde véritable, et se réduirait à l’auto-référence d’un système clos. L’homme n’aurait ainsi affaire qu’à lui même, il ne rencontre plus que sa propre image et ses propres traces. C’est le règne de l’identique’ 7. Encore une fois. Comment pourrions nous alors venir perturber cette uniformité ? Le désordre et la pensée associé sont-ils bien créateurs? Désordre

L’inattendu, le surprenant serait donc une qualité du désordre. Qualité qui a, comme nous l’avons vu, une résonance sensible en art. Il existerait deux seuils1 à ce désordre, qui seraient deux 70

1. Boileau, Art poétique, Gallimard, 1985 2. Henri Maldiney, Topos-Logo-Aisthèsis, Le sens du lieu, Ousia, 1996 3. Ibid 4. (désigne l’homme par le terme ‘d’animal humain’ afin de renforcer son aspect primitif, guidé par son instinct) Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 5. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 6. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 7. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996

1. distinction faite par Michel Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Editions de Minuit, 1977 2. Michel Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Editions de Minuit, 1977

chaos. Tout viendrait de ces derniers. L’un présenterait la monotonie du champ uniforme, que l’on peut appeler bruit blanc. C’est un désordre répétitif où seules seraient les redondances, un chaos à plat. Au contraire le désordre éclaté dans toutes les directions serait toujours du bruit, mais par saturation, par maximum d’improbabilité, par minimum de redondance.2 Le niveau de désordre peut être mesuré dans un système via la notion d’entropie. Ce terme désigne la mesure mathématique du désordre, donc censément intelligible. Bergson va d’ailleurs considérer l’entropie comme la tendance propre de la matière. Mais notre appréciation vis-à-vis de l’ordre ou du désordre présent sous nos yeux peut perdre de son objectivité. Hicham Berrada et Annick Lesne nous proposent de nous interroger sur la différence d’ordre entre un château, un champs de pierre et un jardin japonais. Nous sommes en effet habitué à penser en terme de classe d’objets. Nous considèrerons naturellement comme moins ordonné, un système qui possède beaucoup d’éléments. De la même manière les auteurs citent l’exemple d’une date telle que 11/11/11. Il est vrai qu’elle nous semble singulière, rangée. Elle ne l’est pourtant pas plus que les autres, notre esprit est simplement poussé à la comparaison lorsque trois éléments se trouvent identiques. Les formes complexes, nous intéressent de par leur caractère innattendu, gagnant ainsi en vie. Mais comment décide-t-on qu’une forme est plus complexe qu’un cube par exemple? Il existe bien des critères d’ordre pour une forme. Les régularités géométriques telles que les symétries vont la doter d’une invariance sous l’action d’une certaine transformation géométrique. Plus la forme va perdre en ordre, plus elle deviendra complexe. Au contraire, la forme isotrope reste identique quand on opère une rotation sur elle-même. Une forme de symétrie 5 (l’étoile), reste identique si elle tourne sur elle-même avec un angle de 2PI/5 (72°). Ce serait donc, selon nos auteurs, plutôt les brisures de symétrie qui caractériseraient une forme1. Celle qui se71


rait invariante pour toute transformation, donc parfaitement symétrique, homogène et isotrope serait donc sans forme.2 L’élément liquide serait-il donc sans forme? Ou bien les contiendrait-il toutes ? De la même manière l’étoile nous semblerait plus remarquable que le disque car elle reste identique seulement à travers certaines transformations. Ainsi se déterminerait la complexité d’une forme. Nous pourrions à nouveau faire le lien avec la notion de rythme, cette dimension à l’origine de la forme (comme le précisait Henri Maldiney), duquel nous avions retenu deux termes. La transformation s’opère en effet à travers un mouvement, et l’identique se retrouve grâce à une répétition dans la géométrie, dans la forme. Aujourd’hui, la simulation numérique permettrait d’intégrer la puissance de calcul couplée à la connaissance des équations hydrodynamiques, pouvant ainsi modéliser les mouvements des fluides et leur caractère insaisissable par l’esprit humain, encore moins reproductible. Il paraît en effet intéressant de s’intéresser aux modes de représentation. Les formes complexes échappent à notre visualisation mentale, de par leur sophistication. Ces moyens de représentation sont le seul médium disponible, afin de sortir ces formes de l’abstraction. Il est ainsi aujourd’hui possible avec les moyens actuels de mettre en équation l’océan3, de la même manière le procédé peut être appliqué aux nuages, dont le mouvement obéit à la même dynamique. Le tourbillon est une des formes typiques faites d’eau. Sa naissance se produit lorsque la différence de température obtenue entre le haut et le bas est assez importante dans un liquide. C’est donc en augmentant le contraste de température, en consommant de l’énergie, que le tourbillon s‘est créé. Une certaine structure est naît dans le matériau fluide, un ordre s’est installé. ‘Il faut faire agir le désordre pour obtenir l’ordre’ 4, nous précise alors Paul-Antoine Miquel. Le tourbillon serait donc une forme typique d’ordre. Nous pourrions en citer une autre associée à l’idée d’ordre et de chaos, le labyrinthe. 72

1. Hicham Berrada et Annick Lesne, des formes mouvantes, des formes éternelles, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.146 2. Ibid 3. Ibid 4. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

1. Jean-Louis Déotte, Le cadre architectural de l’histoire, à propos de « L’architecture et la crise de la science moderne » par A. Pérez-Gòmez, Le sens du lieu, Ousia, 1996

Dans la mythologie, Dédale est celui qui personnifie le premier architecte occidental. Il se voit commandé un labyrinthe afin d’enfermer le Minotaure. Cet archétype est le symbole condensé de la vie humaine, présentant une entrée, un centre, une sortie. On y trouve également la co-présence mythique du chemin (représenté par Hermès) et d’espace (représenté par Hestia). Il est surtout la figure d’un ordre dans l’apparence du désordre. En relation avec la figure du labyrinthe, nous pourrions citer le projet de Musée à croissance illimitée de Le Corbusier (1929). Ce projet conçu sans lieu, conserve pourtant la forme en spirale du musée mondiale du projet pour le Mondaneum à Genève (à l’origine du projet). Le Corbusier abandonne la forme achevée mais limitée de la pyramide, en conservant sa base. Il y installe un module de 7 m2. L’architecte dit de ce projet qu’ ‘il naît un jour par son milieu, puis il se développe en enroulant ses spirales au fur et à mesure de ses possibilités’. La promenade architecturale prendrait alors des airs de labyrinthe, conduisant à un dessaisissement du monde1, à l’origine du chaos. Yona Friedman évoque, quant à lui, cet archétype comme une solution pour habiter la nature. Dans son concept de maison labyrinthe, le plan dessine l’espace de circulation en le faisant tourner dans tous les sens, délimitant ainsi de nombreux recoins. Ces derniers feraient office d’enclos à usage privé, préservant une certaine intimité. Le couloir quant à lui, joue le rôle de rue, public de ce fait. Le tourbillon, la spirale, le labyrinthe… Ces types discutant de l’idée d’ordre et de chaos présenteraient donc des qualités spatiales, spirituelles. De plus, nous ne pouvons pas penser à ces images sans y voir du mouvement. C’est bien ce qu’elles ont de communs, et ce qui nous intéresse, vous l’aurez compris.

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© Fractale de Mandelbrot, Jean-Baptiste Hardy

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© Maurits Cornelis Escher, Drawing Hands, 1948

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1. Alberto Pérez-Gomez , L’espace de l’architecture: la signification en tant que présence et représentation, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Arnoldo Rivkin, Figures de la dislocation, Le sens du lieu, Ousia, 1996 3. Michel Mangematin et Chris Younès, Feu et lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996 (quatre dominantes de l’espace ont été citées par les auteurs)

C. Sens Mouvement

C

omme nous l’avons déjà dit, le monde entier est en perpétuel mouvement, ainsi il serait une dépense, dépense en espace, en temps etc…1 De ce fait nous parlerions d’un monde qui se déplie.

Pour reprendre l’exemple d’un phénomène océanique décrivant une forme, nous pourrions évoquer le grand courant du Gulf Stream, un mouvement d’eau sur des milliers de kilomètres. Lorsqu’il entre en contact avec la ‘queue’ du Grand Blanc (un relèvement du fond appelé ainsi), ‘il s’infléchit à l’est et commence à se déployer en plusieurs branches aux courbes complexes’ 2. Les conséquences responsables de ce changement de forme seraient la force de l’eau arctique et aussi sans doute l’influence de la rotation terrestre. Si le mouvement de la terre autour du soleil met en mouvement tout le reste, comment pourrions nous espérer figer les choses ? A propos du Gulf Stream toujours, les océanographes parleraient maintenant de ‘système Gulf Stream’. Ce courant est maintenant vu comme ‘une série de courants se chevauchants comme les tuiles d’un toit’3, étroits et rapides. Colombus Iselin qui en est un spécialiste se permet même une analogie, ’le même phénomène semble se produire dans les grandes ceintures de vents dominants d’ouest aux latitudes moyennes, bien que chaque courant atmosphérique soit plus grand qu’une subdivision du système du Gulf Stream.’ 76

1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Rachel Carson, La mer autour de nous, Wildproject, New-york, 2012 (v.o en 1950 3. Ibid

Rachel Carson quant à elle, laisse entendre que lorsque nous serons en mesure d’étendre le champ d’étude des courants marins jusqu’au fond, le tout ‘formera sans doute un tableau bien plus complexe’. Eau et Air, Mer et Vent serait ainsi unis dans le mouvement. Plus encore, ils décriraient les mêmes formes, faites de branches, de courbes complexes, se chevauchant… Nous avons bien affaire à des formes complexes dynamiques. Ainsi le Gulf Stream est une rivière à travers l’océan, de l’eau dans de l’eau, de l’eau en mouvement dans un espace liquide qui l’est également. Dans la mythologie grecque à nouveau, le couple Hestia-Hermès représentait à l’époque antique, l’articulation religieuse de l’espace et du mouvement1. Dans le contexte culturel de cette période, lieu et mouvement (espace et temps) n’étaient donc pas considérées comme deux notions abstraites autonomes. Hestia représentait en effet l’espace intérieur, le foyer, et Hermès représentait la mobilité, la transformation, l’espace d’action extérieur et public. A ce sujet, l’horizon de l’architecture paladienne, serait une quête des formes dont la substance résiderait dans le flux d’une variation continuelle2 Nous voyons ici bien ce lien fort, de tout temps, entre mouvement et espace. Notre monde contemporain l’est de plus en plus, du moins c’est la sensation que nous en avons. Mais le mouvement a toujours été présent, depuis les fondements de l’architecture, depuis l’émergence de la vie. Tentons alors d’en discuter en lien avec l’idée d’espace, par le sensible. Espace sensible Afin d’appréhender l’espace marin et sous-marin, nous devons revenir à des notions fondamentales d’espace. Il existerait en effet ‘quatre dominantes dimensionnelles dont nous éprouvons le sens en nous comme nos propres dimensions d’existence’.3 - l’Horizontalité tout d’abord, serait liée au repos. Elle est l’abandon à la force de gravité, à la terre dans l’oubli de notre ipséité séparée d’elle. Il s’agit d’un sentiment d’im77


mersion dans le milieu, d’immanence, de calme. -la Verticalité est la dimension dans laquelle l’homme se dresse pour surmonter la gravité, les pieds sur terre, tendu dans l’effort vers l’autre pôle d’existence, le monde. Elle est la dimension de la transcendance de l’homme vertical sur sa terre horizontale. - la Profondeur est celle de l’ouverture, de notre regard en avant et de notre marche. Elle est la dimension de la quête qui nous met en chemin, du départ, du risque. Elle représente le devenir et l’advenir. Elle est également la dimension de la migration des mortels de la naissance à la mort, vers leur accomplissement. -Enfin, la Frontalité est vécue comme la dimension dans laquelle se déploient les épaules et s’écartent les jambes. Elle est celle de l’immobilité et de l’affirmation de soi dans laquelle l’homme fait face aux autres et au monde. La frontalité représente l’opposition, la confrontation, la domination. Dans un foyer, chacune des quatre devrait s’opposer aux trois autres pour produire un équilibre dynamique des complémentaires1. Des questions peuvent alors émerger. Ces quatre dimensions sont-elles présentes dans le milieu marin? Si oui, comment établir cet équilibre dynamique des complémentaires? La sculpture de Jean-Luc Moulène présentée au palais de Tokyo2, pourrait imager ce que nous rencontrons en évoquant la notion d’espace en lien avec celle de formes complexes. Elle pourrait également nourrir notre représentation mentale de l’espace liquide. Bien que définie par le terme de ‘noeud’, l’artiste voit la forme de sa sculpture comme étant ‘à l’encontre de toutes nos habitudes de pensée binaire, car il n’y a ni dedans ni dehors. Il n’y a pas de territoire, il y a plusieurs faces mais pas de territoire’.3 Ne présentant clairement ni dedans, ni dehors, ni haut ni bas, nous pourrions alors nous demander si l’espace sous-marin pourrait être un territoire. Pour cela, évoquer la notion d’apesanteur, semble nous 78

1. Michel Mangematin et Chris Younès, Feu et lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. dans le cadre de l’exposition Le rêve des formes en 2017 3. Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.146

1. Jean-François Clervoy, astronaute de l’agence spatiale européenne dans Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 2. Ibid 3. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 4. Ibid

orienter. En effet, ce phénomène autoriserait des jeux d’illusions sensorielles1, dans un espace sans réelle polarité. Ainsi, la sensation de distance ne serait pas modifiée tandis que ce serait le cas pour la sensation de volume. L’apesanteur augmenterait ainsi par un facteur entre deux et trois2, la sensation d’espace disponible pour évoluer. Cette remarque nous intéresse tout particulièrement dans notre milieu aquatique. Nous savons que les mouvements se font de façon plus lente, ceci couplée à une sensation d’augmentation de l’espace disponible pour évoluer, le sujet verrait en quelque sorte se ’dilater l’espace’. Le sentiment d’immensité disponible pour le déplacement mis en parallèle avec son amplitude de mouvement maximale à un instant T, devrait participer à ce sentiment de liberté. Le corps se voit ainsi réduit à une particule perdue dans un paysage infini. De la même façon, si nous concevions des espaces restreints par certaines contraintes, nous pourrions émettre l’hypothèse que le sentiment claustrophobique de certains d’entre nous pourrait se voir réduit. Les caractéristiques de l’espace changent donc considérablement, et ceci n’est pas sans influencer notre perception de ce dernier. L’espace liquide aurait, en tout cas, le pouvoir d’éveiller les sens en les tournant vers l’intérieur de l’être, de son propre corps. Dans notre société actuelle, sans cesse pressée par le mouvement et la vitesse ambiante, l’individu n’a plus le temps de simplement prendre conscience de sa présence physique, de son corps. Le simple fait de s’immerger, serait un instant méditatif qui présenterait ses bienfaits en chaque individu, et cela bien après être sorti de l’espace liquide. Sous les eaux, chaque geste et mouvement ‘se doterait ainsi d’une précision, une harmonie, une adresse que l’on pourrait presque appeler perfection’.3 Nous l’avons déjà dit, les lois de la physique distinguent directement l’espace aquatique de celui terrestre. Sous l’eau, la troisième dimension4, la poussée d’Archimède, les pressions, serait à prendre en compte.

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Profondeur Nous pourrions discuter de l’apparition de cette troisième dimension en la liant à nouveau à l’espace aquatique, où les pressions agissent sur les objets en fonction de leur profondeur dans la masse aquatique. Cette troisième dimension possède une particularité remarquable dans notre cas. En effet, sur ce troisième axe de cordonnées, la gravité agit de la surface vers le fond, entrainant l’objet a couler. Pourtant, la poussé d’Archimède, agit dans le sens inverse, du fond vers la surface. L’équilibre entre les deux peut alors pousser un objet à couler, ou à flotter. Le milieu aquatique possèderait donc une dimension que nous pourrions lier à l’idée de profondeur, venant compléter les deux dimensions de sa surface. Cette notion de profondeur, a notamment été largement pensée et représentée en peinture. Sur une toile en deux dimensions, les procédés techniques peuvent en effet permettre à l’artiste de donner une illusion de fuite de l’image, de la naissance d’une troisième dimension. Pourtant, la véritable profondeur ne serait pas une troisième dimension comme nous pourrions intuitivement l’appréhender et comme je l’ai fait précédemment. La profondeur serait une dimension selon laquelle l’espace s’ouvre1. A travers cette dimension, un mouvement agirait donc, une ouverture se produirait L’architecture baroque, agitée par le mouvement, voit ses formes courbes s’opposer au linéaire, elle serait ainsi picturale. En effet, dans une architecture linéaire, ‘chaque ligne est une arête, chaque volume, un corps solide. Une architecture picturale, sans que disparaisse l’impression de corporéité, donne l’illusion d’un mouvement qui se propage partout. Quelque chose toutefois n’est pas illusoire, la profondeur’.2 Comment pourrions-nous alors lire cette profondeur ? Comment, en tant que caractéristique déterminante de l’espace liquide, pourrait-elle nourrir notre recherche sensible de l’espace ? Doit-elle être révélée, ou traduite ? 80

1. Henri Maldiney, Topos-Logo-Aisthèsis, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Heinrich Wölfflin cité par Henri Maldiney, Topos-Logo-Aisthèsis, Le sens du lieu, Ousia, 1996

© Trevor Paglen NSA-Tapped Fiber Optic Cable Landing Site, Marseille, France 2015 © Trevor Paglen Courtesy of the artist

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Langage Nous pourrions donc commencer à saisir certaines caractéristiques propres à l’espace liquide, son mouvement permanent, sa profondeur et son influence sur notre perception. Dans ce cadre quelque peu abstrait où nous sommes à présent, nous serions tenté d’apercevoir une syntaxe, un langage. Toujours à travers le prisme de la perception, comment pourrions nous alors capter ce langage? Selon Philippe Nys, la langue nous dit que les signes du corps ‘précèdent’ les autres formes de langage1. Ainsi la sémiologie serait à la base de la médecine. Dans notre démarche, les corps parleraient, il serait ainsi envisageable de discuter de ‘corps à corps’, de forme vivante à forme vivante. Un de nos moyens de communication avec ce milieu pourrait prendre la forme d’un dialogue interespèces2. Il serait ainsi possible d’explorer d’autres vies grâce à des modes de perception spécifiques. Frank Cusimano préconise en effet de séparer Perception des cinq sens et Perception tirée de ce que l’on perçoit. Nous pourrions catégoriser les sens, chercher par exemple à lier un goût avec un son. Il suppose que certaines transitions et connexions neuronales pourraient être considérées comme synonymes entre les individus. Le scientifique ne considère cependant pas cela possible quand la perception est basée sur le comportement émotionnel et sur les choses observées auparavant. Il serait donc primordial d’intervenir sur les sens au moment même où ces derniers captent l’information. La perception tirée de ce que l’on perçoit, déjà influencée par la pensée, ne permettrait plus d’établir une base commune objective. Cette dernière serait en effet nécessaire à l’établissement d’un langage, d’une communication entre individus. Cette information semble intéresser notre recherche, mais la difficulté ne se limite pas à cela. En effet, ‘les limites même de mon langage fixeraient les limites de mon propre monde’ 3. Ce dernier ne serait 82

1.Philippe Nys, Des airs, des eaux, des lieux’ au sujet du traité d’Hippocrate, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. comme l’envisage le biologiste Ross McBee dans une conversation entre Anicka Yi, Frank Cusimano et Ross McBee, Seance de spiritisme et Science,Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.57 3. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

1. exemple cité par Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 2. Claire Moulène, La plasticité du vivant, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.23 3. opposition réalisée par Saussure, cité par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 4. opposition réalisée par Saussure, cité par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 5. Ibid

donc rien au delà du langage. Les choses auraient ainsi du sens seulement dans mes énoncés. Si tel était le cas, il nous faudrait voir apparaître ces énoncés pour connaître le réel sens de ce milieu marin, pour en connaître la culture. Nous pourrions ainsi tenter de capter ces énoncés, de venir s’y connecter, dans un dialogue inter-espèces. Il s’agirait de l’une des positions s’inscrivant dans une démarche sensible. L’autre approche serait de re-créer, comme c’est par exemple le cas dans un contexte d’autoplanification1, entre l’architecte et l’habitant. Le résidant ne partageant pas la même culture architecturale et de ce fait, le même vocabulaire, il y a nécessité de fonder un langage. Une fois ceci enseigné, appris par l’habitant, l’architecte ne devient alors qu’un interprète. ‘La gravité du moment historique que nous vivons pourrait se comparer, sur le plan évolutif, à la période durant laquelle, étant encore seulement des animaux, nous inventions le langage comme technologie sociale 2.’ L’auteure verrait ainsi la redéfinition d’un langage comme une phase de notre l’évolution. Ce serait ainsi presque naturel. Il serait également important de différencier la langue de la parole2. L’un serait un système de signes socialement déterminés, tandis que l’autre serait plutôt une utilisation individuelle et orale de ce système. De plus, l’idée de synchronie4, exprime le fait que ‘le plan n’est pas modifié par accidents de l’histoire’. Ceci s’opposerait à la diachronie qui serait la ‘série historique et linéaire des modifications qui surviennent dans la langue, comme si son histoire était récit d’un appareil perfectionné qui s’abîme’. Le temps pourrait donc agir sur la structure de la langue. Ainsi, petit à petit, c’est la parole qui fabriquerait des noeuds à travers desquels, ‘le grand algorithme changerait de sens, reprenant ainsi un calcul qualitativement différencié de sa forme précédente, et cela à l’infini’ 5. Le langage, pourrait donc lui aussi, posséder ce caractère propre à la vie, qui s’altère et se modifie au fil du temps en interagissant avec son contexte. Cette interaction pourrait notamment se faire à travers la parole, agissant de 83


façon orale. Dans notre approche sensible toujours, il serait donc nécessaire de mobiliser l’ouïe, qui peut potentiellement capter un langage, et l’influencer. De façon plus évidente, le milieu marin émet des sons, que nous pourrions tenter d’appréhender comme des énoncés. Certains artistes ont tenté de retranscrire ces énoncés, de communiquer par le son où l’image ce que pourrait être la ‘voix’, ou le visage du milieu mer. La bande originale du Grand Bleu1 par Eric Serra pourrait, par exemple,illustrer cette intention. Le compositeur tente en effet de retranscrire ce que serait une atmosphère subaquatique, faite de souffles et d’échos mystérieux. De la même manière, et peut-être de façon plus explicite, l’image a également été utilisée pour communiquer un visage de cet univers quasi-inconnu sur la terre ferme. Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau ont été les premiers à le faire, avec Le monde du silence qui reçut une Palme d’or à Cannes en 1956. Certains réalisateurs ont ensuite utilisé le monde marin comme cadre iconique de leur fictions, Luc Besson comme nous l’avons dit, mais aussi James Cameron avec Abyss (1989) ou même Titanic (1997). Ils ont ainsi participé à l’intégration de l’univers aquatique, de ces mystères et de ses dangers, dans la culture populaire mondiale. Il est bien clair qu’il ne s’agit pas d’utiliser ces fictions comme inspirations architecturales. Néanmoins, il est indéniable que ces oeuvres ont, en partie, formé le visage que notre société contemporaine, terrestre, possède envers le milieu marin. Il est de ce fait, nécessaire de les citer. De plus, nous pourrions nous questionner sur la part de réalité de ces oeuvres. Elle peuvent en effet choisir de recréer ou bien de simplement capturer le réel via un outil (la caméra, l’enregistreur…) sans le modifier. Le cinéma et les arts en général, entretiendraient selon moi le caractère hybride du visage que nous recevons du milieu mer. Entre fiction et réalité, ces différents langages participent à un récit morcelé de l’espace aquatique. Ce 84

1. Luc Besson, Le Grand Bleu, 1988

1. Alain Fleischer, le Rêves des formes, Arts, sciences et Cie, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.10 2. Bernard Salignon, Le seuil, un chiasme intime-dehors, Le sens du lieu, Ousia, 1996 3. Ibid 4. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 5. Ibid 6. Ibid

récit est une mosaïque de d’image et de mots. Mais quelle relation ces deux termes entretiennent-ils visà-vis des formes du réel ? Que cela induit-il au niveau du sens? Mots Alain Fleischer se questionne au sujet de cette relation (mot/forme), il pose la double question: ‘existe-t-il des formes qui n’ont pas de nom ou qu’on ne peut pas nommer, et à l’inverse, la langue est-elle capable d’émettre des énoncés qui ne produisent aucune forme?’1 Lorsque nous venons au monde en effet, ‘le bleu du ciel n’est ni bleu, et ce n’est pas le ciel’2, nous sommes alors ‘frappé par la couleur, par des excitations, par l’Aisthèsis, frappé par rien de nommable, ni de palpable, ni de quantifiable’3 . Wittgenstein défendait également une thèse où seuls les évènements sont contingents, on ne pourrait ainsi rien dire du monde ou de l’homme qui s’y trouve, le monde pourrait être montré, mais ne pourrait pas être commenté. Ainsi, nous pourrions potentiellement sentir le milieu aquatique, via l’aithèsis, le sensible. Mais c’est bien tout ce que nous pourrions faire, tenter de le traduire dans un langage (forcément autre) serait impossible. Ceci n’arrange pas réellement notre démarche. De plus, nous serions incapable de donner la signification d’un mot sans paraphrase, sans énoncer d’autres mots. Dire un objet logique c’est formuler une phrase qui le décrit, et qui n’est de ce fait plus celui-ci. Il y aurait un dépliement dans un discours, à propos d’un discours.4 Selon Paul-Antoine Miquel il n’y a donc pas de forme substantielle logique qui résiste et qui permette de résoudre le problème de la signification.5 Mallarmé est d’ailleurs régulièrement cité par les auteurs discutant de ce courant de pensée, appliquée à la littérature. Le poète ‘donnait à la structure syntaxique de ses poèmes un bougé qu’il obtenait par de «savantes distorsions» ou de «vertigineuses arabesques». La transposition esthétique chez lui prend une forme où le «rien», l’absence du sens était aussi importante que sa présence.’ 6 85


Appliquée à l’architecture cette question à notamment été abordée chez les détracteurs du post-modernisme. Les recherches de Léon Krier intéresseront, de ce fait, notre propos. Dans une planche intitulée ’Nameable objects/so-called objects’ 4, il y présente des objets nommables qui ont, à la fois une forme, et un nom qui leur correspond. L’environnement urbain, pour être un monde viable et commun doit présenter des significations partagées. Or les objets innommables qu’il présente en parallèle, ne ressemble plus à rien5, il y a une séparation entre la forme et le nom. Ceci serait le résultat de l’adoption d’une même forme interchangeable pour différentes choses, que le régime subjectiviste réalise en ‘imposant une forme arbitraire, sans rapport avec leur nature spécifique’ 6. Cette dynamique fait d’ailleurs écho au terme de lobotomie qui se serait opérée sur le gratte-ciel manhattanien7. Comment se comporteraient alors nos formes projetées sur la surface liquide ? Pourrait-on les nommer ? Néanmoins, le langage pourrait trouver une revanche inattendue8, et c’est à travers les sobriquets qu’il le ferait. La ‘vox populi’ s’exprimerait alors en rétablissant la relation de vérité entre l’objet et le nom, la tour Part dieu9 est ainsi, par exemple, devenue ‘le crayon’. Nom et forme semblent donc, de plus en plus disjoints, au détriment du sens, de la signification. Certains penseurs et artistes ont songé à cette question, poussant parfois cette rupture à l’extrême. Ceci étant dit, il ne semble aujourd’hui plus nécessaire de venir soutenir ce discours du non-sens. Nous pourrions alors tenter d’utiliser cette vision, où les formes, ainsi libérées de leur référent connu (associé au mot), seraient des signes dépourvues de sens mais permettraient de susciter le rêve. En effet, sans finalité, sans vision arrêtée, ces formes pourraient laisser libre cours à l’imagination. Ainsi, nos formes complexes souvent affranchies de toute dénomination de par leur singularité, pourraient prendre le relais de ce discours du non-sens, le rendre fertile. 86

4. issue de son ouvrage « Houses, Palaces, Cities » 1984, cité par Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 5. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 6. Ibid 7. Rem Koohlaas, Delirious New-York, Parenthèses, 2002 (v.o.1978) 8. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 9. conçue en 1977 par Christian de Portzamparc et Araldo Cossutta

© Léon Krier, Nameable objects/so-called objects, Houses, Palaces, Cities, 1984

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1. Heidegger cité par Daniel Payot, L’espace, partage du sens, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Ibid 3. Erwin Straus cité par Henri Maldiney, Topos-Logo-Aisthèsis, Le sens du lieu, Ousia, 1996

D. Règne Espace philosophique

N

ous venons d’évoquer les différents outils sensibles à notre disposition afin d’appréhender le milieu marin. Bien que le cognitif soulève certaines questions quant à l’interprétation, cette approche semble être la seule qui puisse nous apprendre quelque chose sur la réalité du monde. Le véritable problème semble résider dans l’acte d’interprétation, puis de traduction, soumis aux règles du langage et à la déconnection qu’il opère de façon intrinsèque avec le réel. Nous allons maintenant tenter de faire un bref retour vers certaines notions fondamentales en terme d’espace, nous menant vers l’évocation du génie du lieu. Ceci aura pour but de consolider notre approche sensible du milieu mer, en ne cessant de songer à la forme que prendra notre architecture.

Le terme d’espace, vient du latin latin spatium et tire sa racine de sfe ou spe. ‘L’espace se présente comme ouvert, il est quelque chose qui naît, constitué par une tension’1, nous précise Henri Maldiney. Selon Heidegger, qui est sûrement le philosophe ayant le plus réfléchi à cette notion, écrit que l’espace se déploie à partir du règne des lieux. Daniel Payot qui cite l’auteur allemand dans son essai2, ne considère pas ‘l’espace comme du topos découpé, comme un prélèvement spatial sur le tissu infini et indifférent de l’espace’.3 Comment pourrions-nous alors prétendre faire espace sur la surface aquatique? Il paraît en effet arbitraire de 88

1. Henri Maldiney, Topos-Logo-Aisthèsis, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Daniel Payot, L’espace, partage du sens, Le sens du lieu, Ousia, 1996 3. Ibid

choisir des centralités qui rayonnent sur un espace homogène. En effet, si nous considérons la surface liquide comme infinie et isotrope, où est-ce que règnera le lieu? L’homme pourtant, comme être au monde serait un être spatial qui est fondateur de lieux. A la formation de tout lieu, un lointain serait nécessaire, il ne s’agit alors pas simplement d’un simple voisinage mais il y a une nécessité de transcendance. Le lieu doit disposer d’une possibilité de dépassement, d’ailleurs. Ceci constitue son ouverture et donc son essence. De cette manière, l’espace marin semble être une opportunité radicale où le lointain, l’ailleurs, règne en maître. Il est l’espace ouvert pas excellence. Pourrait-il l’être trop ? Bien que se déployant autour des lieux, l’acte de faire espace, l’espacement, induirait également l’instauration de limites. L’espacement serait un dégagement de l’ouvert et du libre, mais ‘n’est libre que ce qui se trouve assemblé dans des limites’ 1. L’ancienne signification de Raum (espace en allemand) désigne en effet quelque chose qui est ménagé, qui est rendu libre, par la présence de limites justement. Ainsi, les grecs déjà, savaient que la limite n’est pas ce où quelque chose cesse mais bien ‘ce à partir de quoi quelque chose commence à être’ 2. Il semblerait donc y avoir un double mouvement de la définition de l’espace, entre le déploiement et l’instauration de limites, et sembleraient tous deux créateurs indissociables. Un autre problème se pose alors à nous après celui du choix de la centralité: où s’arrête son déploiement, où sont disposées ses limites ? Dans le choix du point fondateur comme dans celui de l’ampleur de sa zone d’influence, la décision semble arbitraire pour l’homme qui observe la surface aquatique et qui ne voit qu’une étendue sans fin ni spécificité. Pourtant, être dans un espace du paysage, c’est également être perdu dans une épaisseur, ça n’est plus un lieu, car tout se ressemble3. Comment nos formes architecturales pourraient-elles alors se perdre dans l’épaisseur du paysage subaquatique? Devrions nous simplement amorcer le processus architectural, en laissant l’objet se 89


transformer dans cette épaisseur? A devenir paysage luimême sous l’influence d’un génie inconnu ?

1. exemple cité par François Julien, Le pont des singes De la diversité à venir, Galilée, 2010.

1. Alain Roger, Genius Loci, essai sur l’artialisation de la nature, Le sens du lieu, Ousia, 1996

Genius Loci

2. Ibid

1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

Prenons l’exemple des populations vivant aux deltas des fleuves. Leur rythme de vie tout entier se voit dicté par le site. Cette vie au ras de l’eau impose la mise en place de moyen de navigation, comme nous le ferions en prenant notre voiture. Ceci procurerait à cette vie proche de l’eau, un rythme ni lent ni pressé.1 L’automobile et ses routes, au contraire, traversent le paysage en reconduisant au maximum nos tracés à la géométrie euclidienne. Poussés par la vitesse, nous sommes ainsi contraints d’user de la ligne droite, la plus efficiente. Ainsi, cela conduirait à ‘nous extraitre, ou plutôt nous abstraitre du paysage’.2 Tenter d’entreprendre une discussion avec ce génie du lieu, lui imposer le moins de contraintes possibles, nous permettrait peut-être de trouver une certaine sérénité. Une vie au rythme de l’eau pourrait peut-être nous la procurer. Alain Roger croit plus précisément en une artialisation de la nature3. En effet, la provenance et l’identité de ces génies du paysage, ne seraient pas surnaturels mais plutôt culturels. L’art ferait ainsi naître ces esprits qui hantent ensuite les lieux que nous visitons. L’esprit de l’art inspire ces sites et transforme le pays en paysage4. L’auteur cite alors l’exemple de la Sainte-Victoire, montagne provençale devenue iconique à travers la peinture de Cézanne. De la même manière, le Mont Fuji a lui aussi reçu une ‘immense dévotion artistique à travers de nombreuses représentations codifiées’ 5. De ce fait, le Mont Fuji aurait perdu son statut d’être naturel pour devenir ‘la création millénaire des ces milles génies de la culture japonaise’.6 (poèmes Haiku, estampes…). L’art permettrait donc de rendre la nature belle à nos yeux. L’artiste peut alors y intervenir in situ, comme le font les paysagistes, ou bien in visu, indirectement. Un relais individuel ou collectif serait nécessaire, à travers le re90

3. terme emprunté à Montaigne par Alain Roger, Genius Loci, essai sur l’artialisation de la nature, Le sens du lieu, Ousia, 1996 4. Alain Roger, Genius Loci, essai sur l’artialisation de la nature, Le sens du lieu, Ousia, 1996 5. Ibid 6. Ibid

2. Ibid 3. Ibid 4. Ibid

gard notamment. Ainsi, la mer ne suscitaient pas grand intérêt auparavant et serait devenue un véritable paysage au siècle des Lumières grâce aux artistes 1 (poètes, romanciers, peintres, graveurs…).L’absence de génie conduirait, à l’inverse, forcément au dépaysement. Ainsi, nous pourrions dire que la mer est déjà paysage. Déjà cultivée, artialisée. Notre ‘art terrestre’ a en effet créé un visage au milieu marin, une multitude d’images. Toutes ces images se reflètent sur la surface liquide, une peau. Est-ce suffisant ? Peau, chair Si nous voulions réellement comprendre ce génie du lieu, convaincu qu’il est sûrement bien plus que cette ‘surface culturelle’ que nous en avons, il s’agirait de faire sortir à l’extérieur ce qui est à l’intérieur2, à la manière de la figure monstrueuse qui émerge lorsqu’on plaque son visage contre la vitre d’une voiture. Il ne s’agit plus de l’objet tel qu’on le perçoit, nous pourrions comprendre ce qu’était l’objet et ce qu’il sera. Ce phénomène créerait ainsi un morceau d’espace temps3. Ceci n’est pas mystique, il s’agit simplement d’en explorer la vie. Il serait alors intéressant de tenter de faire émerger à la surface tout ce qui manque à ce génie, tenter d’atteindre une chair. C’est à travers la notion d’évènements que nous pourrons l’atteindre. Il y aurait en effet des évènements dans le monde, des images, mais les représentations que j’ai de ces derniers sont elles-mêmes des évènements. Ces derniers se reflèteraient dans la chair du monde4, et aurait ainsi le pouvoir de faire référence à eux-mêmes. L’évènement est en effet dans le bateau dont il donne une représentation5. Le monde se reflèterait dans son élément et gagne ainsi une chair. Cette dernière serait ‘l’incomplétude structurelle du monde, telle qu’elle se réfléchit à l’intérieur de ma représentation’ 6. Cette incomplétude constitutive de notre monde ne pourrait-elle pas fonder nos architectures? Nous pourrions compléter en disant que le monde s’ex91


pliquerait par lui-même, mais l’évènement s’expliquerait forcément à partir du monde. Ainsi la relation entre monde et évènement psychique ne fonctionne pas dans les deux sens, il y a bien une relation d’ordre. Mais il n’est pas exclu, selon Paul-Antoine Miquel, que l’évènement nie cet ordre, car l’ordre n’est pas transcendantal mais il émerge de l’évènement. Nous rencontrons ici à nouveau l’idée d’ordre, un ordre présent, tissé à la multiplicité des évènements. Ceci nous conduit, en suivant toujours notre trame liée à la notion de désordre, à tenter d’unir durablement une architecture et la masse liquide, le milieu mer.

© Francis Bacon Portrait of George Dyer in a Mirror 1968

92

93


III. Unir


1. Claire Moulène, La plasticité du vivant, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.23 2. Charles Darwin, L’origine des espèces, Flammarion, 2008 (v.o 1859) 3. terme donné par Sewal Wright biologiste américain 4. distinction faite par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

A. Mécanismes Processus

N

ous allons premièrement continuer d’enrichir notre étude du monde naturel, de ses formes, notamment à travers l’étude des processus qui en sont responsables. Ceci nous permettra ainsi d’entrevoir de nouvelles notions propre au monde de la vie. La forme, introduite dans un contexte, un site, est le résultat d’un processus, étant ainsi identifiée au programme ou aux forces qui l’ont généré. C’est bien le cas des formes issues de la nature, obéissant à des règles simples et pourtant capables de créer une infinité de variantes. Le résultat du processus est imprévisible, mais pourtant généré par des lois connues.

Cette idée de processus préétabli par des règles simples, peut être illustré par le Jeu de la vie imaginé par John Horton Conway en 1970. Il s’agit d’un automate cellulaire, qui ne nécessite aucun joueur et évolue seul à partir de son lancement. L’expérience se déroule sur une grille à deux dimensions, où chaque case représente par analogie, une cellule vivante. Cette dernière peut être soit vivante soit morte. Ces deux états sont dictés par les deux règles suivantes: - une cellule morte qui possède exactement trois voisines vivantes devient vivante (elle naît). - une cellule vivante possédant deux ou trois voisines vivantes le reste, sinon elle meurt. Les états se succèdent alors mécaniquement à partir de ces simples règles, et donne des formes surprenantes au fil des répétitions. 96

5. Ibid

Claire Moulène décrit avec clarté le processus naturel, à travers l’évocation de Francis Ponge, pour qui la végétation est un processus buté et inlassable, bien plus qu’un règne. Elle parle alors de l’entêtement de l’arbre à produire sa feuille, celle-ci et pas une autre.1 Pourtant, il serait dangereux de personnifier la Nature selon Paul-Antoine Miquel. A cette occasion, il ajoute une image afin d’éviter cette erreur. Nous pourrions en effet imaginer un précipice, où la force des éléments fait tomber des pierres du haut de ce dernier. Sculptées par le choc au sol, ces dernières prennent des formes particulières. Parfois même, elles s’emboitent accidentellement les unes dans les autres. Les éléments symbolisent les lois de l’hérédité qui font surgir de temps en temps ces variations, ces mutations génétiques. La forme des cailloux sculptés sur le sol symbolise quant à elle, l’action presque mécanique, du milieu sur les organismes. Ces mutations surgissent et l’action du milieu en élimine parfois, pour en préserver d’autres.Nous ne pourrions traiter de ce sujet sans laisser la parole à Charles Darwin qui dit que ‘…ce qui doit être préservé, c’est le pouvoir de constituer ordre actif, dynamique, un ordre par fluctuations. Elle ne garde pas les meilleurs, mais plutôt meilleurs atouts qui permettent de continuer à diverger.’ 2 Le milieu agirait ainsi dans une population d’organisme en cassant l’unité, les séparant ainsi en plusieurs dèmes3 conduisant à des évolutions locales diverses, liées à la question géographique. La différence entre Aptitude relative et Adaptabilité4 peut quant à elle nous aiguiller. Un animal plus fort à la course ou avec une mâchoire plus puissante survivra mieux, il est vrai, c’est ce que l’on appèle aptitude relative et différentielle. Mais le milieu sélectionnerait par dessus tout l’aptitude à changer d’aptitude5. L’auteur précise que dans le cas contraire, nous aurions des arbre aux lignes droites et non comme des lignes brisées et foisonnantes comme l’évolution nous le montre. La Nature encouragerait donc volontairement le désordre et la turbulence car ils sont la raison de sa créativité. Ainsi le milieu ne serait plus celui qui sélectionne mais 97


simplement l’agent perturbateur1. De façon plus précise, nous pourrions comparer la main de l’homme avec la nageoire de la baleine et l’aile de la chauve souris. Ceci nous montre bien une forte similarité formelle, l’organe ayant été modifié ‘avec les moyens du bord’, ainsi la nature bricolerait.2 De ce fait, elle ne réaliserait pas de sélection comme un éleveur, mais serait en souci. L’ADN va en effet stocker une grande quantité d’information, un patrimoine, dont une grande partie ne fabrique aucune protéine. Pourquoi le langage de la nature comporte t’il alors tant de vides, d’espaces inutiles? Ce patrimoine génétique stocké est la réponse à ce souci, ce stock est une mémoire, une mémoire créatrice selon P-A Miquel. La nature crée, nous le savions mais il s’agit bien ici de comprendre comment le fait-elle. Après s’être intéressé aux formes, à leur création, il serait intéressant de partir du global pour se rapprocher du local, de la partie dans un ensemble, afin de poursuivre notre recherche. Partie Si le plan de la vie se situe ‘entre la dispersion des singularités (personnes, objets, évènements) (le récit) et les généralités des concepts (philosophie)’ 3. Nous serions inévitablement poussé à nous intéresser à la partie et au tout dans un même temps, utilisant le récit et la philosophie comme médiums afin de faire venir sans cesse discuter subjectivité et objectivité. La nature présente une complexité dans ses formes et ses processus au point que notre esprit humain les considère comme insaisissables, comment pourrions nous les analyser? L’artiste Anicka Yi préconiserait d’utiliser ‘le modèle en le décortiquant en composants que l’on segmente pour les traiter de manières systématiques’ 4. Nous aurions donc recours à une simplification. La méthode d’étude de la nature devrait donc correspondre à la structure même de cette dernière, à son fonctionnement. C’est également ce à quoi répondrait la ville de survie, perçue comme un 98

1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Ibid 3. Marielle Macé , Formes de vie, une discussion entre Marielle Macé et Claure Moulène, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.98 4. dans une conversation entre Anicka Yi, Frank Cusimano et Ross McBee, Seance de spiritisme et Science,Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.57

1. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 2. Gottfried Wilhelm Leibniz, savant allemand (16461716) 3. Ludwig Wittgenstein,Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 2011 4. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 5. Ibid

navire, où ‘tous les compartiments sont détachables et peuvent servir de bateau de sauvetage’.1 En effet Leibniz2 décrit dans ‘Système nouveau de la nature’: ‘Il faut donc savoir que les machines de la nature ont un nombre d’organes véritablement infini et sont si bien munies et à l’épreuve de tous les accidents qu’il n’est pas possible de les détruire. Une machine naturelle demeure encore une machine dans ses moindres parties, et, qui plus est, elle demeure cette même machine qu’elle a été, n’étant que transformée par de différents plis qu’elle reçoit…’ Nous pourrions ainsi retrouver un principe d’autosimilarité. Ceci désigne le fait de retrouver dans chaque élément de l’ensemble, la structure de l’ensemble elle-même. Les objets fractals, mis au point par Benoit Mandelbrot en sont une représentation. Ceci semble être une caractéristique fondamentale des structures naturelles, qui ne fonde pas seulement l’aspect formel. En effet ‘au coeur du tout, il y a la partie. Au coeur de l’infini, il y a la limite’. 3 De plus, l’homme et ses interactions sociales, notre société humaine finalement, fonctionnerait exactement de la même manière, étant une partie des créations de la nature. Yona Friedman introduit à ce sujet la notion de groupe critique. Ce terme désignerait en effet une ‘grandeur numérique maximale qui limite le nombre d’éléments (hommes et objets) pouvant appartenir à une société sans gêner son bon fonctionnement, ainsi que le nombre de liens (influences) reliant ces éléments’ 4. L’ensemble macro aurait donc besoin de sous-structures micro afin de fonctionner correctement. Il cite notamment l’exemple des digues-enclos qui sont surveillées, entretenues et habitées par un groupe dont la grandeur est soumis à la loi du groupe critique5. Ces entités créerait une compartimentation, procurant ainsi un sentiment de protection au groupe, isolé des autres groupes. Ceci empêcherait en effet toute sorte de comparaison possible, donc pas de compétition étant source de conflit. 99


Fonctionner de cette manière semble être aux antipodes de l’organisation actuelle du monde. En effet, la diffusion de l’information nous permet d’apercevoir aisément ce que semble être la vie de chaque individu, via les réseaux sociaux notamment. Ceci pousse intrinsèquement à la comparaison, créant ainsi de nouveaux désirs. Ces derniers encourageant l’humanité à poursuivre des idéaux frivoles, où consommer est très souvent le maître mot. Pour revenir de façon plus générale à l’idée de partie, nous pourrions préciser nos précédents propos. Il y aurait bien une différence entre le monde et l’évènement psychique, entre ‘la partie et le tout dans lequel la partie se reflète’.1 Si nous nous demandions s’il existe un nombre déterminé d’images, la réponse serait clairement négative. L’ensemble d’image n’est en effet jamais complet car les images sont inachevées par essence et dépendent de ce que l’image d’image fait de ces images. Cette image d’image n’est donc pas simplement une parmi d’autre dans l’ensemble, mais elle fait partie de sa structure. Il n’y aurait donc aucun autre mode d’être que l’émergence selon P-A Miquel. Nous voyons ici revenir ces énoncés conceptuels confus, propres à la pensée du désordre ainsi qu’au monde de la vie. Accident Une des raisons permettant la création d’une infinité de variantes à partir de règles simples et inchangées réside donc dans l’influence du milieu. Ce dernier peut en effet venir influencer le processus, produisant des points de rupture, accidents et métamorphoses. Ces singularités agissant aux cours de la transformation de la forme ‘nous en apprend autant voire plus que le régime de fonctionnement et l’évolution normale. Ces anomalies, sont des contre-programme, permettant la création du monstre’.2 A ce sujet, Gilles Deleuze et Félix Guattari3 ont notamment fait l’éloge des virus comme vecteurs déterminants d’une évolution aparallèle, acteur de la diversité de la vie, pouvant créer des communications transversales entre 100

1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Alain Fleischer, le Rêves des formes, Arts, sciences et Cie, Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.10 3. dans Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, les éditions de minuit, 1980

1. Ross McBee dans une conversation entre Anicka Yi, Frank Cusimano et Ross McBee, Seance de spiritisme et Science,Palais, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.57 2. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 3. Ibid 4. Pierre-Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814 5. Ludwig Boltzmann, physicien et philosophe autricihien (1844-1906)

lignées différenciées qui brouillent les arbres généalogiques. Ainsi, ces accidents, produits par les interactions entre les systèmes pourraient nous conduire à des résultats beaux et surprenants et ceci contribue à la poésie en science.1 Nous serions intuitivement tenté de se questionner sur la provenance de ces évènements. Nous en avons déjà en partie abordé l’origine, mais ceci ne nous empêchera pas de se questionner quant à la notion de hasard. Hasard En observant l’encodage et le décodage de l’ADN qui s’opèrent dans nos programmes génétiques, nous pourrions être tenté de faire l’analogie entre le monde de la vie et la machine informatique. Mais Hofstatder et Atlan relèveraient une problématique. En effet, le programme informatique est conçu par un programmateur. Qui est le programmateur de la machine héréditaire, qui a écrit le livre de la vie? 2 se demande alors P-A Miquel. Tenir le hasard comme seul responsable ne semble pas suffisant. Cette notion pourrait être définie comme ‘la connexion entre l’évènement et l’allure que la répartition des évènements dans le temps peut prendre’ 3. D’une autre façon, elle pourrait simplement être l’ignorance des causes4. Afin d’imager de façon plus précise cette idée de hasard , liée bien évidemment à l’idée de désordre nous pourrions citer Boltzmann5. Ce dernier nous rappelle en effet que l’augmentation de la température d’un gaz se traduit a plus petite échelle par l’augmentation d’énergie de vitesse de ses molécules, c’est le cas d’un gaz sous pression. Dans le corpuscule de ces molécules, chacune d’elle va sans cesse changer vitesse car elle sera frappée depuis toutes les directions (haut, bas, droite, gauche…). En constatant l’histoire de la molécule, nous remarquerons qu’elle va connaître toutes les vitesses possibles sur un temps long. La même chose se produira si l’on considère un seul instant T avec un nombre de molécules infini. 101


En probabilités la loi des grands nombres dit en effet que la distribution de probabilités va se vérifier pour un nombre infini de lancer. Dans le cas d’un dé à six faces non truqué, nous aurons donc 1/6 pour ‘obtenir un 1’. Mais le mouvement en lui-même de la molécule est bien considéré comme aléatoire, le haut le bas, chaque lieu de l’espace en vaut un autre5. Il s’agit d’un lieu isotrope et symétrique. Cette description des mouvements des molécules dans un gaz sous pression peut sembler déconnectée de notre propos. Pourtant l’étude de la thermodynamique (comme science des systèmes thermiques) est une approche fondamentale pour la pensée du désordre et pour aborder la notion de chaos. Nous pouvons notamment retrouver dans cet exemple, les caractéristiques spatiales du milieu aquatique. De plus, la présence d’entités dynamiques (ici molécules faisant partie d’un ensemble immatériel, le gaz) n’est pas sans faire écho à notre vocabulaire spatial. En faisant une analogie qui nous rappelle la question cognitive, des sens, nous pourrions parler d’une musique du hasard. Il ne s’agirait surtout pas de mélodie selon P-A Miquel. Seul le bruit importerait. ‘S’il-vous-plaît faites que le bruit se répète! Qu’il n’y ait que du bruit!’ écrit alors vivement l’auteur. Nous venons maintenant de compléter cette approche des processus agissant au sein de la nature et de la vie en général. Dans notre démarche visant à investir de façon raisonnée le milieu vivant aquatique, nous pourrions nous questionner à nouveau sur la démarche à installer, la position à adopter.

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1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

© John Horton Conway, Jeu de la vie, 1970

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1. Jules Verne, Vingt milles lieues sous les mers, Klimane, 2019 (v.o entre 1869-70)

B. Démarche Position

L’

exposition Le rêve des formes révèle deux positions vis-à-vis du vivant au sein des oeuvres présentées. Ces deux ‘écoles’ sont également représentatives de la production artistique en général à ce sujet. Nous retrouvons, d’un côté, une exploration des formes dynamiques, mimétiques ou naturalistes. Cette position a pour but d’exposer la créativité de la nature, à l’imiter. De l’autre côté nous assistons à une exploration qui s’intéresse d’avantage aux formes mutantes ou algorithmiques, inspirées des mathématiques, et des nouvelles technologies. Cette dernière démarche déboucherait alors sur un ‘emballement de formes algorithmique qui finissent en roue libre’.1

La position d’Adrien Missika serait issue de la première ‘école’ et semble intéressante à évoquer, notamment pour son usage de la technologie. L’artiste travaille en effet sur la notion d’herbier non déraciné. En reprenant cette démarche, qui n’est pourtant pas nouvelle en botanique, il s’en saisit à l’aide des nouveaux outils aujourd’hui disponibles. Via un scanner portatif, il retranscrit ainsi l’image de la plante sans pour autant scellé sont sort en la déracinant. Cette position nous montre notamment comment la technologie peut servir une démarche naturaliste, l’image virtuelle étant alors considérée comme équivalente à sa potentielle présence physique au sein de l’herbier. Il s’agirait alors d’encoder le vivant 2 à la manière du mou104

1. Claire Moulène, La plasticité du vivant, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.23 2. Ibid

vement bio-art des années 80. Dans le contexte de crise écologique actuelle, l’attention et les projets conçus pour le milieu marin portent bien évidemment la volonté de protéger cet écosystème. Ceci peut-être une position présente en toile de fond au sein des deux ‘écoles’ évoquées précédemment, même si ceci n’est pas une obligation. Nous pourrions à ce propos revenir vers Jules Verne, dont les écrits étaient richement documentés au niveau scientifique. L’auteur mettait déjà en garde l’opinion (à la fin du XIXe siècle, il est important de le rappeler) au sujet de la traque des baleines et des phoques. Si ces espèces venaient à disparaître, naîtrait alors le risque de voir les océans infestés de méduses, calmars et poulpes, ‘leur flots ne posséderons plus ces vastes estomacs que Dieu avait chargés d’écumer la surface des mers’1. L’écriture fut un excellent moyen de sensibilisation et l’est toujours. Néanmoins, l’arme contemporaine serait d’avantage visuelle, certaines ONG s’en saisissent d’ailleurs pour des campagnes venant interpeler le spectateur afin de passer le message, clairement et sans détours. Nous pourrions alors tenter de généraliser notre propos, en déclarant que l’art, en tant que médium créateur d’imaginaire et d’image, aurait de ce fait un rôle à jouer dans la sensibilisation de l’opinion et la protection du milieu marin. L’art peut de ce fait, prendre position vis-à-vis du milieu naturel. L’architecture le peut donc également et se doit de le faire, car venant physiquement prendre place dans le paysage aquatique. Nous pourrions désormais discuter de la mise en place de nos architectures ’raisonnées’ sur les eaux. Avant toute construction, nous sommes habitué à faire des plans, l’homme a besoin de planification, comme c’est le cas pour la ville. Quelle valeur possède cette planification, qu’induit-elle ? Planification Daniel Payot nous interroge sur cette notion de planification et de contrôle en matière d’urbanisme, la maîtrise serait nécessaire, mais ‘elle doit aussi se laisser inquiéter, 105


sur sa limite, par ce qui n’est pas maîtrisable, par l’incalculable qui peut arriver’1. Cette déclaration fait écho à la théorie de l’italien Massimiliano Fuksas dans son ouvrage Chaos sublime, où la ville aurait à se doter d’une certaine flexibilité. La planification centrale aurait en effet du mal à s’imposer dans notre monde changeant. Pour cela, elle devrait en effet être ‘un cerveau électronique qui saurait où vous voulez traverser et qui «connaitrait» également toutes les voitures venant vers vous et les signalerait’2. Or, ce serait seulement possible dans le cas du chemin de fer. Ceci nous renvoie à nouveau à nos discussions au sujet du fonctionnalisme lié à la question infrastructurelle notamment. L’interminable conflit entre des solutions artificielles tirant des lignes droites et la sphère sur laquelle elles doivent venir s’installer, notre planète. Nous ne pouvons plus interpréter le monde de cette façon. L’idée de routine serait également omniprésente dans la planification, ceci serait d’ailleurs le grave défaut des planifications basées sur une hypothèse3. En effet, comme se le demande alors légitimement Yona Friedman, que se passe t’il si l’hypothèse est fausse? Cette routine serait en partie installée par l’école d’aujourd’hui, jugée de sécurisante, où l’on est entrainé à agir de façon automatique. Si nous sommes habitué à agir automatiquement, machinalement, pourquoi ne pas être alors des ‘machines de la vie’ ? Ceci nous permettrait ainsi de garder notre caractère le plus fondamental, celui d’être vivant et pensant. Il est bien clair que nous travaillons à un dialogue entre l’homme, ses architectures, et la nature. Poursuivant cet équilibre, l’idée d’hybridation ne cesserait alors d’être re-discutée, tout en restant prudent pour ne pas tomber dans un affadissement superficiel4. Hybridation Le site naturel est notre premier habitat. Depuis l’aube de l’humanité, les individus ont su utiliser les formes naturelles, comme les cavités, afin de s’abriter. Certaines de ces formes peuvent donc directement être liées et répondre à une fonction, combler un besoin de l’homme. 106

1. Daniel Payot, L’espace, partage du sens, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 3. Ibid 4. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

1. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 2. Ibid 3. Ibid 4. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 5. Claire Moulène, La plasticité du vivant, Le Rêve des formes, 2017, numéro 25, p.23

L’évocation de la forêt habitable1 comme solution d’une habitabilisation de la nature semblerait alors intéressante. Au sein de sein de ce concept, le toit, qui est le premier élément de l’habitat, est vu comme un ‘simple parasol’, comme le fait déjà l’arbre finalement. Nous pourrions également aller jusqu’à y pendre un toit. Le tronc devenant alors poteau, nous faisons ainsi de la nature une infrastructure vivante2. Ceci ambitionne alors de produire un écosystème amélioré3, amélioré pour l’homme. L’une des grandes tendances architecturales prétendant installer une discussion avec la Nature pourrait être celle du biomimétisme. Cette position se met à la recherche de formes bioniques, considérant qu’elles sont le mieux adaptées pour leur milieu respectif. L’architecture de Jacques Rougerie semble en grande partie y répondre. Son projet Pulmo(1974) est par exemple une véritable méduse bionique, parfaite traduction d’une forme vivante en forme construite. Ceci correspond tout à fait à nos propos, malgré tout, les traductions architecturales de cette vision résident souvent en grande partie dans l’aspect purement formel. L’architecte mérien ne semble, lui, pas s’en arrêter là lorsqu’il déclare que nous sommes en mesure de proposer une théorie de la forme spécifique au milieu marin.4 L’artiste plasticienne Mimosa Echard propose dans ses tableaux A/B10 et A/B8 (2016), une hybridation matérielle entre végétal et artificiel. Sont ainsi agglomérés sur une même surface le poison et son antidote5, venant flouter la frontière manichéenne pouvant séparer les deux mondes. De la même manière, Anicka Yi recrée artificiellement des environnements naturels à travers deux oeuvres; Fat On Fat On Sugar On Fat et Lifestyle Wars (2017). Le silicone devient support de fleurs elles aussi artificielles dans l’un. L’analogie avec le numérique devient un paysage presque naturel, dans l’autre. L’architecte/biologiste Pr. Wolf Hilbertz et le biologiste Pr. Thomas J. Goreau ont mis au point un mode de construction de récifs articifiels appelé Biorock, utilisé pour la restauration des récifs coralliens et des fonds marins en gé107


néral. David Enon utilise ce procédé au sein de son projet Mineral Accretion Factory1 afin de créer des objets et du mobilier. Il explique que l’immersion dans la mer d’une structure en acier (squelette de l’objet) qui est reliée à une source électrique basse tension (panneau solaire, éolienne) produit une réaction d’oxydoréduction: l’objet s’auto-génère alors dans un matériau issu des minéraux de l’océan. Ce projet est ici la ‘démonstration d’une production au sein d’un dispositif naturel (sans usine) dans un rapport direct au contexte avec un impact positif sur l’environnement (restauration des récifs)’ 2. Ce dispositif technique est simple et s’appuie sur des connaissances scientifiques de haut niveau (low tech3+high tech= wild tech4). Il est également en accord avec le rythme de production biologique (slow tech5), dans une économie de geste et de moyens. Ce mode constructif qu’est l’accrétion minérale utilise donc un courant de faible tension afin de naturellement créer un dépôt de calcium qui s’agglomère peu à peu. Pour avoir un ordre d’idée de la productivité de ce procédé, en trois ans, pour une base en fer à béton de 10mm de diamètre, on obtient un matériau composite 3 à 4 fois plus important. La structure est ensuite stabilisée, il n’est plus la peine de l’alimenter en courant, l’agglomération pouvant continuer naturellement. Le dépôt calcaire est au départ souple et fragile puis après plusieurs mois il durcit et devient plus résistant que le béton armé. Ce genre de technique suit pour moi parfaitement la philosophie constructive que nous pourrions imaginer pour le milieu marin permettant de jouer de la dimension organique et aléatoire du procédé, venant faire corps avec le milieu, grâce à l’ingéniosité de l’homme. A travers ce projet, David Enon nous démontre que la mer peut être considérée comme une usine nouvelle6. Néanmoins il est bien clair qu’un tel procédé nécessite du temps. N’est-on alors pas, déjà trop pressés, dans toutes nos entreprises pour laisser la nature faire les choses? Pour ce qui est précisément du cas des récifs coralliens, ils ont la faculté de former des lagons qui jouent le rôle de 108

1. David Enon, Mineral Accretion Factory, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019

1. David Enon, Mineral Accretion Factory, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019

2. Ibid

2. Bruno Queysanne, Muthos entre Logos et Topos, Le sens du lieu, Ousia, 1996

3. désigne un ensemble de technique, simples, économiques et pratiques, peut faire appel au recyclage. S’oppose au High-tech. 4. terme définis par les anthropologues français Emmanuel Grimaud, Yann-Philippe Tastevin et Denis Vidal. 5. prône pour un ralentissement, dans notre rapport à la technologie. 6. David Enon, Mineral Accretion Factory, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019

zone tampon entre le large et la côte, et protègent cette dernière de l’érosion des vagues ainsi que des ouragans. Nous pourrions y voir une analogie avec la typologie de la digue, dispositif technique, invention de l’homme indispensable en zone littorale. Relier ces deux exemples, l’un organique, l’autre technique est pertinent selon moi. Pour de nouveau confronter Nature et Culture tout d’abord, mais également pour ouvrir des perspectives de projet. Nous pourrions de nouveau venir lier ce procédé discutant de l’idée d’ossature avec la survie de Friedman. Ce dernier conseille de réutiliser l’ossature d’anciens bâtiments afin que les habitants remplissent la structure comme bon leur semble. L’architecte voit en effet l’ossature comme une simple couverture, permettant d’offrir une liberté dans son remplissage. Les espaces qui ne servent pas pouvant rester vides, disponibles en cas de besoins. Dans ce processus d’accrétion à nouveau, David Enon précise que le dessin devient minimum, primitif, ‘simple squelette d’objet dont la forme finale dépend plus de l’aléatoire du processus que du dessin initial’ 1. L’architecte a dans ce cas le devoir de s’effacer, il est simplement collaborateur, une fois le processus pensé. La machine est en route, il ne veille alors que d’un oeil sur la magie de sa participation au procédé naturel. L’ossature pourrait alors être la traduction architecturale de cette incomplétude que nous visons. Le monde, la vie, ne pourraient-ils pas justement prendre par la suite, le relais de l’ossature ? Continuer le travail de façon raisonnée ? « Domestiquer l’horizon 2» Toujours dans une démarche pouvant être affiliée au terme d’hybridation, il s’agirait de limiter l’espace marin. L’horizon apparaît donc comme une ligne fondatrice, mais qui ne suffirait pas complètement afin de domestiquer cette surface. 109


1. Bruno Queysanne, Muthos entre Logos et Topos, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Ibid 3. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 4. Arnoldo Rivkin, Figures de la dislocation, Le sens du lieu, Ousia, 1996

Phi Phi Ley, 2004 © FRANCESCO JODICE Courtesy Brancolini Grimaldi Arte Contemporanea

Bruno Queysanne met en parallèle deux exemples au sujet d’une domestication de l’horizon. Il explique premièrement la raison du charme de Los Angeles par le mythe, celui de la grille orthogonale sur la colline. Il discute ainsi de la rencontre d’Ouranos (le ciel) et de Gaïa (la terre). De cette manière, l’horizon urbain n’est plus une limite qui sépare mais réunit le là et l’au-dela1. Dans les voies de circulation en pente de Los Angeles, les constructions encadre le paysage. Il ne s’agit plus là d’une erreur mais d’un dispositif spatial permettant de domestiquer l’horizon. Ceci aurait pour conséquence de rendre familier ce paysage en lui laissant une puissance énigmatique2. L’auteur met alors le cas Los Angeles en parallèle avec le travail du peintre Mark Rothko, chez qui l’horizon n’est pas déployé ‘horizontalement’. Pour lui, son champ pictural c’est l’horizon encadré verticalement. Cette géométrie nous renvoie ainsi directement à la vue de la rue américaine, ouvrant sur le vide. Nous pourrions ainsi être amené à se demander si la domestication de la surface aquatique, qui n’est pas propice à notre installation, ne pourrait pas se faire de cette même manière. Ce paysage mouvant, ‘homogène et infini’ nous échappe totalement. N’aurait-on pas besoin d’installer un cadre à cet espace abstrait? Dans son amour pour la rationalité, l’homme n’a t’il pas besoin de la grille orthonormée pour installer son cadre de vie? Il pourrait ainsi être question d’améliorer et rendre habitable des écosystèmes existants3. Nous serions alors amené à nous poser la question suivante: Comment cadrer ce paysage qui nous dépasse ? Pour répondre à cela, nous pourrions nous intéresser à l’analyse de Choisy sur la succession des tableaux de l’Acropole comme un exemple d’une pondération de masses4. Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet pourtant très intéressant, nous résumerons simplement ses trois points de méthode qui sont le Cadrage, le Décadrage et l’Espace vectoriel. La notion de cadrage se présente donc à nouveau cette

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fois dans le cas du pittoresque. Arnoldo Rivkin traite ainsi du rapport entre l’oeuvre architecturale et le paysage. L’architecture pittoresque insérée dans un paysage voit ce dernier devenir tableau, cadre de l’édifice, l’auteur parle de contextualisme. L’autre cas de figure, serait le cas du pittoresque grec selon Choisy. Ce dernier opèrerait un renversement à partir du dedans: l’architecture parvient à encadrer un dehors qui ne cesse de fuir1. Le Corbusier parle ainsi de l’Acropole ‘Haute architecture: l’Acropole étend ses effets jusqu’à l’horizon.2’ Ces exemples nourriraient grandement notre propos. En effet, l’idée d’instauration de limites dans cet espace ouvert et infini marin, nous a semblé indispensable. Nous avons ici pu en apercevoir certaines solutions. Mais de quel type serait alors cet objet architectural ayant la force d’encadrer un tel paysage ? Typologie Réfléchir à la question de la typologie serait nécessaire. En effet, le type pourrait s’avérer indispensable mais devrait éviter d’être une reproduction mécanique. La typologie se devrait d’être ouverte et réinterprétée en s’adaptant sans cesse à son lieu d’implantation3. Norberg-Schulz ajoute qu’un type devient vivant seulement lorsqu’il a été adapté au temps et au lieu4, il critique par la même occasion la reproduction schématique d’Aldo Rossi.

1. Arnoldo Rivkin, Figures de la dislocation, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Le Corbusier, Vers une architecture, Flammarion, 2009 (v.o 1923) 3. après avoir discuté des travers liés à la déconnection post-moderne entre forme et nom, Jacques Dewitte aborde la question de la typologie plus en détail. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 4. Christian Norberg-Schulz, lors de sa conférence ‘Vers une architecture figurale’ de 1985 5. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996 6. Ibid 7. Ibid

1. Jacques Dewitte, Visage des choses, visage des lieux, Le sens du lieu, Ousia, 1996

Jacques Dewitte développe alors par le biais d’une paraphrase libre de Goethe extrait du Divan occidental-oriental qui me semble particulièrement parlante. ‘Puissance d’altération d’une part, capacité d’identification (de reconnaissance) de l’autre. Et tout cela, en un jeu aux figures infinies. Car la métamorphose est originaire: il n’est pas de «Même» qui ne soit pas déjà déguisé, déjà revêtu d’une guise singulière. Le Même tout nu n’existe pas, est introuvable. Cette joute est une joute amoureuse (…): Tu peux bien te cacher en des milliers de formes, te revêtir de guises diverse, mais ma bien-aimée, je te reconnais aussitôt!’ L’auteur parle alors de ‘deux libertés qui s’accordent l’une à l’autre, mais de manière toujours imprévisible, non programmable, voire capricieuse: celle, «objective», de l’Un ou du Même qui se métamorphose, s’altère en revêtant des guises diverses; l’autre, «subjective», d’un sujet capable de reconnaître le Même dans l’Autre, de reconnaître une chose «comme telle chose»’.1 Cette question typologique pourrait ainsi finir de nourrir notre propos, pour maintenant nous intéresser à d’autres notions fondamentales. Ces dernières nous permettrons de penser une application, sur site, en vue peut-être, d’habiter la surface liquide.

Pourtant lorsque nous réfléchissons à cette question typologique, dans notre époque, après avoir émis les critiques contre le post-modernisme, nous serions pris dans une antithèse insurmontable5. Ainsi nous nous situerions entre une ‘identité positive et close, réitération monotone et mécanique du ’même’; ou bien une altérité radicale, au prix d’un éclatement de toute forme distincte et reconnaissable’.6 De ce fait, une réévaluation de l’identique semblerait être une solution, pour que ‘la reconnaissance contienne un moment d’étonnement, de surprise’.7 112

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© Anicka Yi, Lifestyle Wars, 2017

© Mimosa Echard, A/B10 et A/B8 (2016)

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1. Bernard Salignon, Le seuil, un chiasme intime-dehors,Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Ibid 3. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 4. Ibid 5. Bernard Salignon, Le seuil, un chiasme intime-dehors,Le sens du lieu, Ousia, 1996

C. Application Interface

C

omme nous l’avons déjà dit, investir le milieu mer, peut premièrement se faire en surface. Ce plan est une interface. Si je passe ce seuil, si je m’immerge dans la masse liquide je suis dans un autre monde, une autre catégorie d’espace. L’action du passage du seuil, où un pied se lance quand l’autre touche encore le sol permettrait de déplier l’espace1. Ce seuil permettrait une ouverture ‘vers… et à…’Ainsi le seuil serait la différence, l’articulation. La ligne de côte serait donc un seuil, comme pourrait l’être la surface du sol, ou de l’eau.

Bernard Salignon discute alors ensuite de ce sol, fondement de notre pensée. Il utilise ensuite l’image du sillon comme signe terrestre qui ouvre et oeuvre le sol comme seuil2. Voilà à nouveau une idée intéressante pour notre investigation. Comment le sillon se creuse t’il à la surface de l’eau? Le travail et l’origine des forces qui le produiraient ne seraient pas les mêmes. Nous pourrions tenter de mettre ceci en lien avec différents phénomènes. La fosse océanique serait ce sillon sous-marin, mais resterait terrestre puisque creusée dans l’écorce. Le tourbillon s’associe également dans notre mythologie à cette action où l’eau ‘se creuse’, mais est-ce vraiment cela ?

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En mobilisant la métaphore du sillon et de la charrue, Bernard Salignon décrit un mouvement du sol très sym-

1. Bernard Salignon, Le seuil, un chiasme intime-dehors,Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Ibid

bolique. ‘En s’enfonçant, la charrue fait advenir à la surface ce qui sert de fond au sol, en même temps dans ce mouvement, le sol retourne d’où il vient’ 1, dans un retrait et retour inéluctable. Le sol et son fond s’inverserait donc par ce mouvement, l’un et l’autre ne seraient plus différenciés, ils ne font qu’un. Dans ce rejet à l’infini, le sol devient l’horizon comme seuil du visible tandis que le fond devient abîme2. L’analogie entre sol terrestre et sol liquide est ici très claire, les courants et les poussées peuvent tout à fait être décrit de cette manière. Reste à se questionner sur l’origine de ces mouvements. Quand ceux du sol semblent être produit par l’homme, ceux de l’océan pourraient résulter de forces naturelles. De façon plus concrète, nous pourrions alors évoquer l’idée de champ habitable3. Ceci pourrait également nourrir de potentiel projections en imaginant simplement si ce champ était liquide. Ce concept se traduit dans le projet de maison labyrinthe par Y.Friedman. Il suffirait ainsi de creuser une tranchée de 1,2m de profondeur en forme de serpent4. Cette tranchée serait ensuite bordée par un remblais d’un mètre. Une hauteur de 2,2m serait ainsi obtenue, tout juste suffisante afin que l’homme se tienne debout. En surface, la terre accumulée permettrait également de délimiter des surfaces cultivables. De façon plus philosophique à nouveau, nous pourrions évoquer la vue de profil du seuil, de la ligne. En effet cette dernière se résumerait à un point, un instant, le temps mis en rythme5. La ligne de côte nous fournirait cette même vision, et sa temporalité géologique viendrait soutenir cette dernière. En effet le dessin de la côte est le fait d’un instant à l’échelle de la Terre, subissant continuellement l’érosion, demain elle ne sera jamais plus identique à elle-même. Nous avons évoqué cette surface mouvante, propre au milieu mer, de nombreuses fois depuis le début de notre propos. Il serait à nouveau possible d’ajouter quelques remarques quant à une potentielle fondation afin peutêtre d’habiter ce sol liquide. 117


Fonder, Habiter L’une des principale préoccupation dans la conception d’habitat (sous-)marin, lorsqu’elle n’utilise pas le concept de flottabilité, est de fonder les structures. Si les bâtiments reposent sur le fond marin, n’a t-on pas exactement à faire, au même cas de figure que nos bâtiments terrestres de tous temps? De par sa singularité, comme nous l’avons précédemment décrit, l’espace aquatique nous permettrait de penser dans ses 3 dimensions (nous avons précédemment évoquée cette question, l’opposition entre poussée d’Archimède et gravité étant fondamentale). Une architecture spécifique reste donc à inventer1 selon Jacques Rougerie. Nous pourrions tout d’abord citer à nouveau le processus d’accrétion minérale2. Le production du matériau ainsi que la construction se monte dans un même temps, in situ, l’impact écologique de l’ouvrage devient alors positive pour son environnement. Ainsi, l’incomplétude de l’acte architectural permet à l’objet de se compléter directement sur site, de voir le génie du lieu oeuvrer. Nous pourrions également mettre ceci en lien de façon surprenante avec la construction préfabriquée, dont les concepts ne nous sont pas forcément étrangers. Mais devrait-on nécessairement se stabiliser dans l’espace liquide? Nous évoquons depuis le début, l’idée de mouvement, comme intrinsèque à la vie du monde. Estce possible de Rester mobile dans l’élément mobile tout en espérant l’habiter? Le sémiologue Roland Barthes semble apporter une réponse par l’évocation du Nautilus3, en disant qu’il serait ‘un fait d’habitat avant d’être un moyen de transport’4. Nous connaissons bien les cabines de bateaux, mais elles semblent demeurer des lieux d’habitat secondaire, au confort souvent spartiate. En effet les premières structures habitables sous-marines relèguent le confort et l’intégration de l’homme au second plan, les contraintes du milieu imposant déjà un travail de taille pour assurer une 118

1. Jacques Rougerie, De Vingt mille lieues sous les mers à Seaorbiter, Democratic books, Paris, 2010 2. au sein du projet Mineral Accretion Factory décrit par David Enon 3. navire légendaire du capitaine Nemo dans Jules Verne, Vingt milles lieues sous les mers, Klimane, 2019 (v.o entre 1869-70) 4. Roland Barthes, Nautilus et Bateau ivre, Mythologies, Editions du Seuil, 1957

1. Roland Barthes, Nautilus et Bateau ivre, Mythologies, Editions du Seuil, 1957 2.Ibid 3. Michel Mangematin et Chris Younès, Feu et lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996 4. Yona Friedman, L’architecture de survie, L’éclat, 2003 5. Ibid 6. Jean-Pierre Vernant cité par Michel Mangematin et Chris Younès, Feu et lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996

simple viabilité des espaces. Pourtant, Roland Barthes complète en disant que ‘tous les bâteaux de Jules Verne sont bien des «coins du feu» parfaits, et l’énormité de leur périple ajoute encore au bonheur de leur clôture, à la perfection de leur humanité intérieure’ 1. Le Nautilus serait donc la caverne adorable, l’écrivain propose de donner le navire comme habitat de l’homme, pour que ce dernier y organise aussitôt la jouissance d’un univers rond et lisse.2 Cette dénomination de coin du feu se lie à la symbolique du feu et à Hestia, déesse du foyer. ‘Fixé au sol , le foyer circulaire est comme le nombril qui enracine la maison dans la terre’ 3, selon les auteurs de l’essai Feu et lieu. Nous pouvons de ce fait penser aux formes d’habitats primitifs et à leur formes circulaires, la question de la fondation est également très forte, ce qui interroge à nouveau notre investigation. Peut-on déployer ce foyer sans le fixer, sans avoir la capacité de l’enraciner? L’idée de mobilité appliquée à celle d’habiter pourrait nous pousser à faire un aparté au sujet de la communication, qui est un terme central à discuter de nos jours. Cette dernière serait en effet fondamentale à l’habitat humain et à l’architecture de survie4. Les solutions quant à l’installation sur un site devraient en effet d’abord obéir aux lois de la communication5, juste avant celles de la nature. En effet, si un système est trop complexe pour une organisation sociale nécessaire à la maintenance d’un système, ce dernier va se détériorer et ainsi faire de même sur l’environnement. Nous voyons ici revenir le sujet de mise en réseau rationnelle lié à l’idée d’organisation sociale, qui nous renvoie à la compartimentation en groupe critique. Revenons maintenant à l’idée fondamentale de foyer, qui serait lié à ‘l’image du mât qui s’enracine profondément dans le pont pour se dresser droit vers le ciel’ 6. Cette métaphore maritime entre en résonance avec notre propos, mais montre surtout un intérêt pour sa relation au ciel. Peut-on avoir cette relation forte et pérenne avec 119


1. Henri Maldiney, Topos-Logo-Aisthèsis, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Michel Mangematin et Chris Younès, Feu et lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996

le ciel sans s’enraciner? Nous l’avons déjà peut-être d’emblée en se situant sur la mer, où l’horizon lie terre et mer en tous point. Néanmoins, ‘le foyer est feu, mais aussi vide et amers’ 1. Les amers polarisent et sont utilisés comme repères côtiers pour les navigateurs. Les auteurs de Feu et lieu finissent de nourrir notre questionnement en écrivant que ‘le marin assure sa sauvegarde sur l’océan par les amers de la côte et de l’étoile polaire, l’homme se garde du foyer existentiel par le foyer qui noue amers et vide accueillant’.2 Sur les flots, nous pourrions donc disposer de ce genre de repères (la côte et le ciel), terre et air, ceci afin d’obtenir le feu, le foyer. Il s’agirait de repères élémentaires à très grande échelle. Le quatrième élément, aquatique étant bien entendu omniprésent. Nous pourrions donc nous demander si habiter sur la mer ne nécessiterait pas la mise en place d’un deuxième système de repères, à l’échelle de l’homme. L’architecture n’est-elle pas censée détenir ce rôle ? Matériau Si nous devions songer à une réelle installation architecturale dans le milieu mer, il conviendrait alors de discuter brièvement de la question du matériau. De quoi serait composée la matériauthèque de la mer ? Le matériau plastique, translucide et maléable, revêt les airs d’un liquide figé dans le temps. Il est intéressant selon moi d’en voir une évocation aquatique. Il est en effet le matériau contemporain par excellence, pur produit de l’industrie. Il possède ainsi la capacité, comme le métal, de changer son état physique en fonction de la température qu’on lui impose. Une fois modelé et refroidit, il se fige, présentant des lignes que seul un fluide semble capable de créer. Sa composition chimique, lui permettant un aspect translucide fait de lui un matériau dont l’analogie avec l’eau est selon moi pertinente, mais elle est illusion, imitation.

© Daniel Berehulak- Australien, Getty Images Ein Jahr nach dem Tsunami am Strand von Rikuzentakata, Japan

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Au contraire, nous pourrions à nouveau, évoquer le processus d’accrétion minérale, qui conçoit la mer comme 121


une usine1 naturelle, permettant une production de matériau constructif in situ. La matière première utilisée est déjà présente dans le milieu aquatique, les minéraux, simplement influencés par l’action de l’homme de manière flexible et raisonnée.

1. David Enon, Mineral Accretion Factory, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions., T&P WorkUnit, 2019

Nous avons évoqué ci dessus le plastique, matériau industriel par excellence, pouvant donner l’illusion, évoquer l’élément aquatique. L’accrétion minéral, formant ce ‘corail artificiel’ est, quant à lui, un matériau de la mer, dont la production a été encouragée par l’homme. Ce processus tirerait parti, dans un sens, du matériau mer, puisque exploitant l’un de ses ressources. Finalement pourquoi pas, dans un troisième temps, imaginer ce que serait le matériau eau et non le matériau mer. Nous imaginons bien par là s’intéresser à l’élément aquatique en lui-même, tenter d’exploiter sa matérialité, fluide de ce fait. Il paraîtrait en effet osé, de vouloir s’en saisir pour la construction. Néanmoins, songer à cette matérialité pourrait réellement ouvrir vers de nouvelles possibilités. Si plonger un corps dans un liquide revient à déplacer de la matière aquatique, pourquoi ne pourrions pas sculpter la masse liquide ? Nous avons donc pu avoir l’occasion d’apercevoir, certaines modalités d’une application architecturale du sol liquide, dans le paysage aquatique. Avant de définitivement conclure notre propos, il semble réjouissant de songer à ce qui pourrait finalement rester de tout cela. De façon quelque peu évanescente, nous pourrions finalement parler de Mythe et de Texture.

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© Juliette Bonneviot, Pet woman

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© David Enon, Mineral Accretion Factory, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions

© David Enon, Mineral Accretion Factory, Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions

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1.Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Ibid 3. Ibid 4. Arnoldo Rivkin, Figures de la dislocation, Le sens du lieu, Ousia, 1996 5. Ibid 6. Ibid 7. Ibid

D. Evanescent

8. Bernard Honoré, En chemin avec Heidegger sur la pensée de l’espace-lieu, Le sens du lieu, Ousia, 1996

Mythe

P

our les grecs la notion de mythe est associé au logos, il qualifie le vraisemblable. Le mythe a en effet pour but de ‘traiter d’un monde changeant, énigmatique, corruptible’1. Nous ne pouvons en effet pas appliquer la connaissance de l’intelligible, de l’être stable, immuable à ce monde. Le mythe en serait une solution. Du point de vue du philosophe le mythe serait vu comme une allégorie des vérités philosophiques2. Pour ce qui est de l’historien, il s’agirait plutôt d’une légère déformation des vérités historiques3. Entre allégorie et déformation, le mythe aurait ce caractère de demi-vérité, comme nous le précise Bruno Queysanne. Chez Platon nous retrouvions ces deux aspects qui ‘correspondaient à la fois à la participation du sensible à la vérité des idées et, néanmoins, à l’impossibilité d’un science rigoureuse du sensible’.4

De plus, ce mythe serait avant tout un récit, et la fonction narrative, jumelant remémoration et projection serait le seul moyen ‘d’articuler une éthique de l’action et d’imaginer une chorégraphie appropriée au monde post-moderne’.5 Il serait ainsi utile de se raconter des histoires pour comprendre ce monde. Il nous faut des discours obliques, sans essayer de les redresser6 déclare ainsi Bruno Queysanne. Notre société contemporaine possède également ses mythes. Le développement des moyens de communication et l’accélération des échanges les propagent plus 126

1. Bruno Queysanne, Muthos entre Logos et Topos, Le sens du lieu, Ousia, 1996 2. Ibid 3. Ibid 4. Ibid 5. Alberto Pérez-Gomez, L’espace de l’architecture: la signification en tant que présence et représentation,Le sens du lieu, Ousia, 1996 6. Bruno Queysanne, Muthos entre Logos et Topos, Le sens du lieu, Ousia, 1996

9. Ibid 10. Jacques Derrida cité par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

largement, les amplifie au point de toucher à la réalité. P-A Miquel cite à ce sujet l’exemple de la princesse Lady Diana, comme ‘un personnage devenu tellement familier qu’il n’est plus que cette image idéalisée de la familiarité’ 1 . Jusqu’à cet accident, il n’était en effet jamais arrivé, que ‘l’image mythique d’un personnage réel finisse par dévorer celui-ci, au point de le tuer’ 2, et ceci en temps réel. Nous pourrions donc discuter de l’idée de rencontre entre le mythe/la fiction et le réel. ‘Nous sommes dans un monde où la fiction n’a plus valeur de fausseté mais constitue au contraire la texture imaginaire du réel. L’interprétation que les médias vont faire de l’évènement agit sur l’évènement lui même et en modifie la nature’.3 Texture Pour finir, Arnoldo Rivkin parle de la notion de texture4 comme d’une finalité à viser. Il serait ainsi question d’ouvrir sur des procédés de montage et de fabrication, permettant de penser des architectures où l’indéterminé, la fracture, les trous5 sont vus de façon positive, comme des qualités. Remplacer mécaniquement une forme par une autre ne serait donc pas la solution, il faudrait proposer des textures selon l’auteur. Ainsi, le principal ne serait pas l’achèvement d’une forme finie mais le processus selon laquelle ‘les choses se frayent un chemin, se tissent et se détissent’ 6. Plutôt que parler de formes, nous aurions donc tout intérêt à parler de texture. Rivkin définit ce terme comme ‘arrangement de la matière et des pores à l’intérieur d’un solide divisé et poreux’.7 De plus la texture apparaitrait, suivant les lieux que nous installons. Elle inscrirait ‘la connexité de ses formes à nos formes propres dans un texte du monde’ 8. Sa mise en forme serait également une modalité de notre existence en formation9. Ce terme de texture pourrait finalement venir se lier à celui de textualité évoquée par Jacques Derrida dans sa tâche de déconstruction du discours. En effet, l’écriture serait caractérisée par la textualité, à la fois clôture et non-clôture du texte10. Il ajoute au sujet de cette textua127


lité, que l’on ne peut pas ‘penser la clôture de ce qui n’a pas de fin. La clôture est la limite circulaire à l’intérieur de laquelle la répétition de la «différance» se répète indéfiniment. C’est-à-dire son espace de jeu. Ce mouvement est le mouvement du monde comme jeu’.1

1.Jacques Derrida cité par Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

L’installation de limites sur la surface aquatique pourrait donc également se faire à travers ce mouvement, ce jeu du moins elle se justifierait de cette manière étant donné les caractéristiques de l’espace marin. Sa chair y serait contenue, venant enrichir le tissage, elle serait de ce fait remontée, plaquée à la surface. A travers l’idée de mythe et de texture, nous avons tenté ci-dessus, d’explorer certains concepts de pensée, supports de communications. Ces outils nous permettraient en effet d’installer, dans notre contexte contemporain, ce potentiel langage du milieu aquatique et de ses architectures, qu’est la vie. Ces termes peuvent également finir par caractériser notre démarche et son ambition.

© Dédale

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© Jefferson Haymann Nothing, Nowhere / Our Forever Sea / Bound For Glory, 2013 Pigment print, antique mirror frame

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. Conclusion

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manifestation de la vie dans le réel.

T

out au long de ce précédent propos, nous avons abordé différentes notions, de façon transversale. Entre Art et Science, Sensible et Intelligible, Nature et Culture, Mythe et Réalité, nous avons tenté d’esquisser les traits d’une Culture du Milieu aquatique. Ceci s’est fait, avec le rêve de pouvoir placer, un jour, une architecture qui saurait discuter avec le Milieu marin. Ainsi, le monde serait fertile. En effet, tout ce qui est habité par la vie semble faire émerger des concepts particulièrement intéressants. Ces derniers deviendraient des outils, afin de repenser l’architecture pour qu’elle vienne faire corps avec le milieu naturel.

Toute vie effleurant la surface de la planète, voit sa réalité traduite en une forme. Nous nous sommes intéressé à cette notion car elle est la première représentation qui s’offre à nous, lorsque nous voulons parler du monde. La forme est ainsi la rencontre de la vie avec le dehors, elle est donc intrinsèquement en intéraction avec son environnement. Cette forme se créerait par le rythme, lié à l’idée de mouvement et de répétition, plus ces derniers agiront sur la forme, plus elle deviendra complexe. Cette dernière se détachera ainsi des formes usuelles que nous reconnaissons (cube, cylindre…), créant de ce fait, la surprise. Surprendre n’est-il pas un effet de l’art1? Ce moment d’étonnement, qui s’inscrit dans le moment présent, serait le propre de la rencontre avec le réel. Là est nait notre intérêt pour les formes complexes, comme 132

1. Boileau, Art poétique, Gallimard, 1985

Les critiques sur le post-modernisme et la déconnection forme-objet, nous ont, par la suite, montré que les formes pouvaient être désormais considérées comme dépourvues sens, sans finalité arrêtée. Mais nous avons également vu qu’elles pouvaient de ce fait, susciter le rêve, elle deviendrait ainsi fertiles. Elle gagneraient de ce fait en vie de par leur imprévisibilité. C’est bien ce que nous voudrions aujourd’hui pour l’Art, continuer de susciter de l’étonnement, gagnant ainsi en vitalité. Nous souhaitons la même chose pour l’Architecture, de la vie. En réfléchissant sur le rapport entre nos installations et le milieu naturel, nous voyons bien que nos interventions doivent nécessairement rester en mouvement, être vivantes. La surface et la masse aquatique sont là pour s’y contraindre. Ces formes seraient pourtant bien superficielles dans notre monde, à chaque instant elles peuvent changer, se dégrader par l’action du milieu. Ainsi, seule la matière serait éternelle. Les quatre éléments seraient ainsi des qualités plutôt que des choses, représentant simplement une différence de propriété physique. Cette matière éternelle serait le support de la vie qui vient sans cesse l’agiter. Pour ce qui est de la question du matériau, intégrer l’idée de processus semble primordial. Ainsi nous avons eu l’exemple d’une production in situ, d’un processus intégrant l’idée d’incomplétude. Le milieu pourrait ainsi venir participer à la production, au sein d’un dispositif pensé par l’homme technologique. Là se ferait peut-être ce dialogue avec le site, autour du ‘chantier naturel’ Cette vie s’engage donc dans des formes mais il nous serait impossible de préjuger de leur sens ou d’anticiper ce qu’elles voudront dire, elle sont imprévisibles. De façon plus précise, c’est le concept de chaos qui semble agir au sein du monde vivant. Il se définirait ainsi par sa non-linéarité (Imprévisibilité) ainsi que sa sensibilité aux conditions initiales (Mémoire). Ceci nous permet de faire le lien avec la situation de la ville contemporaine, qui semble également lancée vers un futur imprévisible tout en portant les traces de son 133


passé. De plus, dans un contexte d’uniformisation globale à l’intérieur de ces villes, tout tend à devenir interchangeable, sans destination ni finalité. Elles pourraient ainsi être des manifestations de vie, qu’il est impossible d’anticiper. L’homme vit sur la terre depuis des millions d’années et a développé un sens de l’espace afin de l’habiter. L’équilibre dynamique des complémentaires (entre horizon, vertical, profondeur et frontalité) est en effet fondateur du foyer de l’homme. Nous avons donc abordé les questions liées à une conservation de cet équilibre dynamique, sur une surface / dans une masse, elle aussi mouvante. Il semblerait alors nécessaire de venir faire discuter espace et temps, deux notions indissociables dans la Grèce antique. Notre démarche et l’usage de nos outils complexes ont poursuivi ce but, voir espace et temps comme un couple étroitement articulé. Le milieu aquatique nous l’a en effet imposé, en tant que site qu’il est impossible de figer dans le temps, sa ‘topographie’ changeant à chaque instant. Nous devons donc penser ces deux notions simultanément. Motivé par l’envie de faire espace dans le paysage marin, nous sommes alors revenu à certaines notions fondamentales. L’espace se déploierait en effet à partir du règne des lieux. Nous nous sommes alors questionné sur l’établissement de ces lieux, le choix de leur centralité. De plus, le lieu devrait fondamentalement posséder un lointain, un ailleurs, représentant son ouverture. De ce fait, l’espace marin s’est présenté comme l’espace ouvert par excellence, où l’horizon s’étend à l’infini, où ce lointain est omniprésent. Ceci a-t’il été suffisant pour parler de lieux? Nous avons en effet mis en lumière, que l’instauration de limites était primordiale afin d’installer un double mouvement fondateur de l’espace. En effet ce dernier aurait besoin de se déployer depuis une centralité tout en étant ménagé à l’intérieur de limites. Nous avons donc tenté de mettre en exergue la manière arbitraire avec laquelle nous choisirions une centralité et ses limites dans l’espace liquide, apparemment homogène. 134

A la manière du pittoresque grec décrit par Choisy, nous aurions donc tout intérêt à cadrer le paysage, notre architecture ayant le devoir d’encadrer ce dehors insaisissable, le paysage marin. En effet, perdu dans ce dernier, dans son épaisseur, nous serions sans repères à notre échelle. Les Eléments semblent alors se présenter comme nos seuls repères primordiaux, mer, terre, ciel. Seraient-ils suffisant pour installer le feu du foyer ? Il semblerait que nous ayons besoin d’un deuxième système de repères à l’échelle de l’homme, qui viendrait s’articuler avec le premier. Celui-ci se situerait dans les éléments de l’architecture. Pour ce qui est de la question de la centralité, à partir de laquelle l’espace se déploie, c’est le caractère mobile de l’architecture qui en marquerait l’origine. Nous refuserions ainsi de fonder l’espace de la même manière que sur le sol terrestre, l’espace architectural marin serait dynamique. Ainsi pourraient s’instaurer les conditions de l’espace architectural marin. En tant qu’être vivant, et depuis le début de son séjour sur Terre, l’homme s’est vu être créateur. Ces créations humaines semblent en effet posséder elles aussi, ce caractère vivant, être des manifestations de la vie de l’homme. La Culture est ainsi faites de multiples embranchements, les cultures peuvent entrer en intéraction, se modifier, sous l’influence de leur milieu respectifs. De ce fait, la culture ne serait plus perçue comme synonyme d’identité mais de fertilité, de par son caractère vivant. Notre recherche s’est alors intéressée à formuler une culture du milieu marin, l’énoncer, ceci venant inévitablement questionner l’idée de language. Saussure nous a, à ce sujet, parlé de la diachronie de la langue, en décrivant ainsi les modifications qui peuvent apparaître dans le language au cours du temps. Ainsi, le discours sur le monde aurait également ce caractère dynamique en relation avec l’espace et le temps, une langue est bien vivante. En entrant d’avantage au sein de ces structures propres au monde de la vie, nous avons découvert le concept d’autosimilarité. Ceci désignant le fait de retrouver la même structure, dans la partie comme dans l’ensemble. 135


1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000 2. Ibid 3. Ibid

Ainsi, la partie n’est pas simplement une parmi d’autre dans l’ensemble, elle fait partie de la structure de l’ensemble. Ceci s’explique notamment par le fait que les images que nous avons du monde sont inachevées par essence, car elles dépendent de ce que l’image d’image fait de ces images1. Il y aurait donc grossièrement, une ‘réduction à l’infini‘. A travers ces manifestations turbulentes propres à la vie, nous avons en effet pu observer l’apparition d’un ordre sous-jacent. Ce dernier participerait en effet à ce monde de la vie, en poussant le monde à s’organiser, il donnerait ainsi source et origine, à l’ensemble des manifestations de la vie sur terre. Contrairement à la vision rigide que nous avons de ce concept d’ordre, ce dernier changerait, en réalité, sans cesse de forme. Il serait donc lui aussi dynamique. De plus, il répondrait également aux caractéristiques citées précédemment, en n’étant pas planifié à l’avance, sans finalité donc, il est ainsi également, fondamentalement inachevé. Cet ordre serait en effet la relation interne que le monde engage avec lui-même2. Il serait cette ‘réduction à l’infini’ citée plus haut.

© Michael Elmgreen / Ingar Dragset Untitled (Prada Marfa), 2007 C-print, 160 x 204 cm © Michael Elmgreen & Ingar Dragset / Courtesy Galerie Perrotin, Paris

Pour ce qui est du désordre, nous avons bien vu que l’imprévu ou l’accident, conduiraient à la divergence, serait créateurs, fertiles donc. Contrairement à ce que nous pouvons croire, la nature ne sélectionnerait donc pas, mais serait plutôt soucieuse de conserver les atouts lui permettant de continuer de diverger. Le milieu joue un rôle fondamental dans tout cela en étant l’agent perturbateur. Son but est en effet de casser l’unité d’une population, pour que chaque partie diverge ainsi à sa manière. Le milieu sélectionnerait donc par dessus tout l’aptitude à changer d’aptitude. Nous voyons ainsi bien, que la turbulence, le désordre, sont la raison de la créativité de la nature, et que cette dernière travaille à cela. Elle conserve également une mémoire ‘au cas où’ (comme c’est le cas du patrimoine génétique dont seule une partie est réellement utile) et se place de ce fait en souci 3. Notre recherche a également fait le choix de présenter ce

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même souci, déployant un large inventaire de notions et d’informations, convaincu qu’une fois mises en relation, elles formeront un ensemble fertile. En tentant de comprendre le monde, et le milieu marin, nous avons ainsi fait sortir à l’extérieur ce qui est à l’intérieur1, afin d’atteindre la ‘chair’ du milieu. Nous avons appris que l’évènement serait l’outil qui nous le permettrait. Il se reflèterait en effet, dans la chair du monde en faisant référence à lui-même, comme nous l’apprend P-A Miquel. L’évènement serait donc cette entité abstraite, seule véritable manifestation du monde, qui justifie ainsi cette caractéristique d’incomplétude du monde par l’autoréférence (référence à lui-même) qu’il réalise. Que garderons-nous de ces différentes abstractions sur lesquelles nous sommes tombés en nous en intéressant au désordre et au monde de la vie? Ces différents concepts, pourraient être finalement, selon moi, les liens que nous pourrions établir entre Nature et Culture, entre le monde Naturel et les Oeuvres de l’Homme. Nous entendons par là, les créations humaines qui sont manifestations de sa ‘vie’. C’est le cas de la Culture, du Langage, et l’Architecture devrait également y répondre. Ce n’est pas la première fois que nous tentons de réunir Nature et Culture, Naturel et Artificiel. Néanmoins, je pense que la Technologie nous a aujourd’hui ouvert les portes d’une nouvelle approche du monde naturel, d’une nouvelle compréhension. Il s’est bien agit de comprendre le milieu naturel au cours de ce propos, l’approche du désordre nous a permis de mettre en exergue ses concepts, que nous ne saurions appréhender, représenter, ou reproduire, sans l’outil technologique. De ces différents propos, nous pourrions ainsi dresser les caractéristiques d’une architecture du milieu mer, d’une architecture sur la surface ou dans la masse liquide. Ces critères poursuivent donc également le but de voir une architecture fondamentalement vivante, venant faire corps avec le paysage aquatique.

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1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

1. Miquel Paul-Antoine, Comment penser le désordre?, Fayard, 2000

Ouverture - sur le milieu avec lequel elle entre en intéraction. - sur elle-même, elle serait ainsi un ensemble dont les parties seraient communicantes. Dynamique - sa mobilité serait sa raison d’être sur le sol liquide. - sa flexibilité l’affranchirait de toute finalité formelle ou fonctionnelle. Incomplétude - en discussion avec le milieu duquel elle fait partie, elle ne pourrait se suffire à elle-même. - cette discussion nourrirait à chaque instant, la structure de son ensemble ainsi que celle de ses parties. Eléments - eau, terre et air seraient les fondements de sa spatialité, ses repères macroscopiques. - elle se mettrait ainsi à la recherche du feu, fondateur du foyer de l’homme, nécessaire à l’habiter. Parties - la compartimentation rendrait ses parties indépendantes, ceci permettant d’assurer la pérennité de l’ensemble, et de ce dernier dans le milieu. - ses parties permettraient d’installer un second ensemble de repères spatiaux, s’instaurant à son échelle, dans les éléments de l’architecture. Texture - installer l’idée de processus comme sujet central, à l’opposé de la finalité. - s’intéresser à l’arrangement de la matière, à travers leurs différences de propriétés physiques. Mythe - en serait l’outil de discours, de communication. Entre remémoration et projection, sensible et absence de science du sensible. - comme moyen de rencontre avec le réel, comme moyen d’action éthique dans un monde post-moderne, où la fiction est texture imaginaire du réel1. 139


Pour finalement conclure, nous pouvons dire que ces différents outils complexes, nous ont permis d’extraire certains concepts. Ces derniers seraient propres au monde de la vie, nous permettant ainsi de porter un nouveau regard sur notre monde, et nos milieux naturels. Ces concepts pourraient faire lien entre la création humaine et celle de la Nature. Ils nous permettraient ainsi de faire entrer en discussion nos architectures avec leur site d’implantation. Nous avons en effet aperçu que nos cultures, nos langages semblent présenter certains de ces principes, qui pourraient faire d’eux des manifestations de vie. A la recherche de cette culture du milieu marin, à travers des questions de forme, d’espace et de language, nous avons tenté de venir faire remonter toute la chair de ce milieu à sa surface. Cette surface, interface, lieu d’échange avec notre ‘culture terrestre’, se voit ainsi dotée d’une texture dense, peau et chair confondues, qui racontent la culture du sol liquide. Finalement, cette surface pourrait être vue comme miroir, simple reflet venant re-questionner notre architecture terrestre dans sa contemporanéité, un Mythe entre Terre et Mer.

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© Le monde du silence, Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau, 1956 http-//shangols.canalblog.com/archives/2015/06/27/32277896.html © Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst (1928) https://publicdomainreview.org/collection/karl-blossfeldt-s-urformen-der-kunst-1928 © Ernst Haeckel, Narcomedusae Tafel 16, Kunstformen der Natur, 1904 https-//commons.wikimedia.org/wiki/File-Narcomedusae_Tafel_16_Kunstformen_der_Natur_Ernst_Haeckel. jpg © Maurits Cornelis Escher, Drawing Hands, 1948 http-//lafribune.ch/wp-content/uploads/2014/05/ Escher-Dessiner.jpg © Fractale de Mandelbrot, Jean-Baptiste Hardy https-//jeanbaptistehardy.info/fractals-architecture/ © Léon Krier, Nameable objects/so-called objects, Houses, Palaces, Cities, 1984 https://www.futuresymphony.org/tag/beauty/page/2/ © John Horton Conway, Jeu de la vie, 1970 http-//transat.stephanecabee.net/dessiner-avec-desdonnees/ © Mimosa Echard, A/B10 et A/B8 (2016) https-//ex-chamber-memo5.up.n.seesaa.net/ex-chamber-memo5/image/1mimosaechard.jpeg?d=a0 © Anicka Yi, Lifestyle Wars, 2017 http-//moussemagazine.it/hugo-boss-prize-2016-anicka-yi-life-cheap-solomon-r-guggenheim-museum-newyork-2017/ © Juliette Bonneviot, Pet woman https-//amandawilkinsongallery.com/artists/27-juliette-bonneviot/works/5531/ © Dédale https-//fr.123rf.com/photo_34676744_fractal-ligne-noire-intersection-abstraite-dédale-labyrinthe. html © Paolo Woods & Gabriele Galimberti, Marina Bay Sands Hotel, Singapore, from the series The Heavens, 2015

.Iconographie

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Je souhaiterais finalement remercier Monsieur JeanLouis Bouchard, pour son suivi avisé tout au long de cette année. Je remercie également mes parents pour leur soutien indéfectible, et mes amis pour leurs discussions intéressées.


Cultiver un sol liquide. Exploration d’une culture du milieu marin, à travers les outils d’une ‘pensée du désordre.’

L’

humain a appris depuis des millions d’années, à domestiquer le sol, à l’aménager, jusqu’à le construire. Il a fournit tout ce travail dans le but d’habiter cette planète, cette terre. Ainsi, nos architectures y fondent leur existence. Le global, opposé au local, peuvent aujourd’hui nous pousser à réfléchir à la spécificité des milieux que nous investissons. En effet, les cultures, les villes, tendraient à s’uniformiser, se détachant ainsi de leur site propre, jusqu’à le nier. Dans ce contexte, et afin de repenser notre rapport au sol, nous nous proposerions de le quitter. Opérer un renversement des sols planétaires, entre deux états physiques; solide et liquide. Ainsi nous tenterions d’imaginer notre chantier architectural dans le milieu aquatique, marin. Inévitablement contraints au mouvement par sa surface, nous serions ainsi lancés dans une exploration au coeur de l’épaisseur de la matière, afin de révéler une culture marine. Nous serons pour cela, convaincus qu’une valorisation esthétique du désordre pourrait être fertile. Sans réellement savoir où celà nous mènera, il s’agit avant tout, d’accepter le caractère imprévisible du moment présent, pour s’en saisir. Dans cet ensemble mouvant et incertain, nous tenterons ainsi de cultiver un sol liquide.


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