numéro spécial de la CST - le low-cost

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Troisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction Il n’y a pas de savoir-faire “low cost”

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Les rencontres de la CST du mois de novembre 2009 étaient consacrées à ce que certains professionnels appellent la production “Low Cost”. Ce nouveau mode de production ou, devrait-on dire, cette nouvelle mode de production, pose un certain nombre de problèmes parmi lesquels une inadéquation manifeste entre l’ambition des projets de films et leur financement. Industrie de prototype, économie d’investissement, la production de films peut-elle se marier avec des modes de réduction des coûts, inventés à l’origine par les compagnies aériennes ? La production “Low Cost” n’est-elle pas en fait une production “bas de gamme” autant dans l’artistique que dans l’économie ? Est-il possible de produire à petit budget tout en préservant l’ambition artistique d’un film ? Peut-il y avoir une cinématographie française “Low Cost”? Les rencontres de l’année dernière se sont emparées de ces questions et nos intervenants comme le public ont magnifiquement su faire émerger les vraies questions et ont commencé d’y répondre avec talent. Se sont dessinés les enjeux cruciaux de nos modes de production et de l’avenir du cinéma français. Du coup, il nous a semblé important d’offrir à tous la transcription écrite de ces débats et ce, avant nos rencontres du 19 novembre 2010, consacrées à la conservation et la restauration des films. Il serait bien dommage que si nous arrivions à préserver un cinéma français d’envergure, nous ne trouvions pas les moyens de le conserver et de le faire vivre pour l’avenir ! Laurent Hébert, délégué général


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SOMMAIRE page 3

Ouverture de la manifestation par Pierre-William Glenn (président de la CST) et Laurent Hébert (délégué général de la CST).

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Introduction : Le modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ? Est-il un choix pertinent pour les œuvres ? Intervenant : Michel Gomez (délégué de la Mission Cinéma de la Mairie de Paris).

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Table ronde : Aujourd’hui, la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ? Animée par Laurent Hébert (CST). Intervenants : Caroline Champetier (directrice de la Photographie - AFC), Didier Dekeyser (directeur des Productions et Postproductions - Eclair - CST), Marianne Dumoulin (productrice - JBA Production), Eric Lagesse (exportateur - DG de Pyramide), Jean-Louis Nieuwbourg (directeur de production - ADP - CST), Céline Sciamma (réalisatrice), Marjorie Vella (responsable des acquisitions - TV5 Monde).

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Table ronde : L’homme derrière la machine. Au-delà des moyens techniques choisis, c’est le savoir-faire des créateurs et des techniciens qui détermine la “valeur” d’un film. Animée par Christian Guillon, vice-président de la CST Intervenants : Thierry Beaumel, directeur de fabrication vidéo et numérique (Eclair, CST), Crystel Fournier (directrice de la Photographie - AFC), Charles Gassot (producteur - PDG de Produire à Paris), Gérard Krawczyk (réalisateur ARP), Christine Raspillère (directrice de production - ADP), Eric Vaucher (ingénieur du son - CST), Tommaso Vergallo (directeur Cinéma numérique - Digimage Cinéma - CST).


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ouverture de la manifestation Par Pierre-William Glenn, président de la CST Depuis la nuit des temps, nous entendons dire que le cinéma français est en crise. A mon sens, il est plus juste de dire que le cinéma français a traversé toutes les crises et qu’aujourd’hui, il en traverse une particulièrement difficile : celle du système financier. Les crises technologiques sont des phases délicates et pénibles mais elles n’en sont pas moins des phases d’évolution. Le passage d’une technologie analogique à une technologie numérique est la plus grande mutation que n’ait jamais vécue le cinéma. Elle a apporté de nombreuses innovations mais a malheureusement nourri le fantasme d’une technologie qui simplifierait le tournage jusqu’à le réduire à appuyer sur un bouton et à le priver de réflexion créative : la caméra filme, l’ordinateur monte et on prend la lumière qu’il y a. On sous-entend ici qu’avec le numérique, on pourrait se passer de tout. Force est de constater que certains ont rêvé d’une “caméra stylo” qui permette un film facile à financer puisque l’œuvre d’un seul homme. Malheureusement, n’est pas Alain Cavalier qui veut. De ce fantasme avoué ou inconscient, est sans doute née la tentation du film “low cost”. Celle de ne pas avoir à attendre des années les réponses des différents financiers du cinéma pour démarrer un tournage, ou encore le désir légitime de pouvoir rester maître de son projet en subissant le moins possible l’influence des financiers et des différents partenaires de production. C’est de cette manière que la production française est passée de 171 films en 2000 à 240 en 2008 soit une augmentation de plus de 40% en l’espace de 8 ans. Tout cela serait très bien si les films créés de cette façon réalisaient également l’ambition artistique et technique que l’on pourrait attendre ; si ces films permettaient aux créateurs, aux techniciens et aux industries techniques de vivre et de développer l’excellence de leur art. Tout cela serait très bien enfin, si ces films pouvaient convaincre un plus large public. Quand près de la moitié de la production française est faite de façon dite “low cost”, on a peut-être une obligation de résultats esthétiques et commerciaux. En réalité, de façon générale, les films “low cost” sont ceux qui ont le plus de mal à trouver leur public. Ce sont souvent des projets mal financés où les techniciens acceptent d’être peu ou pas payés et surtout des projets où les industries techniques négocient des tarifs en dessous de leur prix de revient. Devant ce

constat, il est urgent de se poser des questions quant à l’existence de ce type de productions et de s’attacher au respect du projet artistique et technique afin de voir quand et comment la pression économique sur un film peut en dénaturer le sujet. Alors que les capitaux investis n’ont jamais été aussi importants qu’en 2008, près de la moitié des films produits cette année a été financée dans un cadre “low cost”. Même si certains films à moins de 2 millions d’euros sont parfois de vraies réussites – et nous allons le voir durant la journée – de manière générale, cette évolution commence à mettre en péril les techniciens, nos industries et surtout nos savoir-faire. Nous sommes donc tous concernés par cette situation. Il est nécessaire d’y réagir collectivement car nous avons, sans doute, un peu oublié que le cinéma est, avant tout, une œuvre collective, un art mais aussi une industrie. Avons-nous oublié que la valeur d’un film, c’est avant tout la valeur artistique et technique des savoir-faire de ceux qui le conçoivent ? Avons-nous également oublié que l’économie du film n’est pas une économie de coût comme le transport aérien ou alimentaire mais une économie d’investissement – investissement dans les projets, dans les hommes, dans leur savoir-faire et dans les technologies de pointe qu’ils doivent maîtriser ? Nous espérons que cette journée permettra de replacer l’ambition du film au cœur du projet cinématographique et de répondre, pour une part, aux questions que nous nous posons comme créateurs techniciens, confrontés à la crise actuelle que nous n’avons pas du tout créée. J’espère que nous ramènerons toujours la discussion aux hommes derrière les machines. J’espère que nous reparlerons d’une manière de travailler, basée sur des références indépendantes d’un matériel qui est souvent obsolète après six mois. J’espère également que nous reparlerons d’une concertation entre nos partenaires des industries techniques et les techniciens, que nous aborderons des sujets essentiels comme celui de travailler sans être payé ou faire perdre de l’argent aux industries techniques qui me semble une idée dangereuse. Nous revenons là à la notion de concurrence libre et non faussée dans laquelle il n’y a plus de profit. C’est certainement un problème dont vous allez débattre aujourd’hui.

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introduction : le modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ? Est-il un choix pertinent pour les oeuvres ? Par Michel Gomez, délégué de la Mission Cinéma de la Mairie de Paris Laurent Hébert m’a demandé de faire une intervention très courte, d’environ 40 minutes afin d’avoir, ensuite, le temps d’en discuter ensemble. Avant tout, un mot sur mon parcours pour expliquer ma présence ici : je suis actuellement Délégué de la Mission Cinéma de la Mairie de Paris. Dans ce cadre, j’ai parfois l’occasion de constater que la réduction des temps de préparation est une mauvaise économie. En effet, des tournages mal préparés, dans des délais très courts, impliquent souvent des coûts supplémentaires et des complications sur le terrain. Mon quotidien fait donc que je mesure justement cette logique “courttermiste” de réduction apparente des coûts. Lorsque j’étais Délégué général de l’ARP, j’ai été amené à évoquer de nombreux sujets concernant les industries techniques : j’ai toujours considéré que la filière des industries et des métiers n’était pas distincte de la filière de création comme on a tendance souvent à le penser. Parallèlement à cela, et pour finir, je suis économiste de formation, spécialisé dans l’économie, l’innovation technologique et l’analyse stratégique. Que vient faire ce modèle dit “low cost” dans le cinéma ? Ma conclusion est simple : Avoir, dans certaines entreprises, des logiques de coûts bas n’est pas une nouveauté. De même qu’il n’y a rien de nouveau à dire qu’une entreprise est faite pour perdurer et que, pour cela, elle doit être rentable afin d’investir et se développer. Essayer d’élargir son marché et de maîtriser ses coûts est une logique normale pour une entreprise. L’idée de coûts bas et d’économie d’échelle existe depuis la naissance du management : la stratégie de proposer un produit standard, homogène et simple – prenons l’exemple de Ford – existe depuis 80 ans. Nous essayerons de comprendre ce qu’il y a de réelle-

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ment nouveau dans le modèle du “low cost”, pourquoi et comment il est apparu dans certains secteurs d’activité. Pour en revenir précisément au sujet de cette journée, je vous présenterai ensuite brièvement mon point de vue : je vais vous expliquer en quoi, selon moi, ce modèle est, économiquement parlant, incompatible avec l’économie du cinéma. Cette incompatibilité est due à la structure des coûts et à la nature même des biens cinématographiques. Pour autant, cela signifie-t-il qu’il ne doit pas y avoir ou qu’il n’y a pas de logique de coût dans le cinéma ? Bien évidemment, non ! Je vais essayer de vous en donner un certain nombre d’exemples. Laurent m’a demandé de parler essentiellement de la filière cinématographique mais j’évoquerai tout de même la filière audiovisuelle car elles ne sont pas complètement éloignées : il existe une certaine porosité entre cinéma et audiovisuel. On constate que certains développements récents dans la filière audiovisuelle sont déjà, en partie, transférés dans la filière cinématographique. Première question, qu’est ce qu’une stratégie “low cost” ? D’où cela vient-t-il ? Qui a inventé ce mot et qui a inventé ce modèle ? Vous le savez peut-être : le “low cost” est apparu dans les années 1970 aux Etats-Unis, dans le secteur du transport aérien. C’est la dérégulation économique de ce secteur qui a permis et ensuite favorisé son développement. Cela signifie implicitement qu’il y a forcément, derrière la logique du “low cost”, une dérégulation. Je pense que c’est là un point important. Il ne peut y avoir de stratégie “low cost” sans qu’à un moment donné, les outils de régulation ne soient touchés ou affectés. Dans un secteur comme le cinéma qui paraît extrêmement régulé avec, malgré tout, certains pans de son activité technique bien moins régulés que d’autres, c’est une question à se


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poser. Il faut se demander si le “low cost” signifie obligatoirement ou non une remise en cause partielle ou totale de la régulation. Voyons, pour commencer, en quoi a consisté cette stratégie “low cost” dans un pays grand comme les Etats-Unis, où l’infrastructure ferroviaire et notamment celle des trains à grande vitesse est assez importante. Cette stratégie “low cost” a consisté simplement à profiter de la dérégulation du secteur aérien et à offrir au consommateur des services homogènes, standardisés et à bas prix. On est dans ce qu’on appelle un modèle “b-to-c” (Business to Consumer), où l’on s’adresse directement au consommateur. Cela veut dire que pour chaque avion qui décolle, le coût est identique quel que soit le nombre de passagers transportés. La proposition de l’économie “low cost” est donc d’homogénéiser la prestation. Limités aux petites et moyennes distances, ces vols ont des horaires réguliers et se caractérisent par leur forte fréquence, et leur ponctualité rigoureuse. Tout ce qui est considéré comme annexe est supprimé. Les prestations offertes sont exclusivement concentrées sur le service de transport. Le nombre de fauteuils passagers par avion est augmenté en moyenne de 20%. La fréquence de rotation par appareil est également accrue. Les prix sont bas, les réservations s’effectuent en ligne, les intermédiaires (agence ou autres) sont supprimés. Pour résumer, on peut dire la logique “low cost” se concentre uniquement sur le cœur du service et élimine tous les accessoires tels que les boissons, les repas… Les classes différenciées de confort n’existent plus, le tarif est unique. Soulignons toutefois qu’il est possible d’obtenir des tarifs plus bas si la réservation est effectuée de façon anticipée. Les mots clef à retenir sont : standardisation, économie d’échelle et maximisation du taux de remplissage. Il faut bien comprendre qu’il est nécessaire de raisonner en termes relatifs : le modèle “low cost” se développe toujours par rapport à un autre modèle que l’on pourrait qualifier de “dominant”. Ce point est important car, petit à petit, on a l’impression d’avoir, dans chaque secteur concerné, deux modèles économiques : le modèle dominant et le modèle “low cost”. Il faut bien comprendre ce qui s’est passé aux Etats-Unis pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Europe d’autant plus vite qu’il y a, chez nous, encore plus de courts et moyens courriers. Il existait donc, aux EtatsUnis des compagnies aériennes dont le cœur de métier était le long courrier. C’est sur le long courrier que les compagnies définissaient leur activité principale. La logique du petit et du moyen courrier était de créer

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des points de fixation, de rencontre pour amener les gens au point de départ du long courrier. Second point important : il fallait avoir un éventail de prestations important pour toucher des publics différents : le haut de gamme pour les hommes d’affaires, une moyenne gamme ainsi qu’une classe dite économique. Tous les segments de marché et de clientèle étaient couverts grâce à un panel de niveau de prestations et de tarifications large. Elles pratiquaient aussi un management spécifique pour obtenir une maximisation (on y reviendra tout à l’heure). Cela ne signifie pas que ces compagnies n’étaient pas dans une logique de maîtrise des coûts. Mais la nature même de leur offre et leur vision du marché impliquaient, pour toucher un large panel de voyageurs potentiels, de proposer des prestations complexes, coûteuses en termes de personnel, de flotte aérienne, de gestion de réservation… On comprend bien que, dans ces cas-là, la logique des entreprises “low cost” a été double. D’une part, l’enjeu a été de prendre des parts de marché à ces compagnies appartenant au modèle dominant, en s’adressant simplement à une clientèle qui souhaitait payer moins cher pour une prestation simple. D’autre part, ces compagnies “low cost” ont cherché à élargir le marché – et c’est une question que vous serez amenés à vous poser – en ayant une stratégie de prix bas. On le voit bien aujourd’hui en Europe où on est dans une logique de substitualité entre le transport terrestre et le transport aérien. Il y a donc bien là les deux dimensions : une intensité concurrentielle (je prends des clients aux grosses compagnies) et parallèlement un élargissement du marché. La question sera sans doute pour nous ici de savoir si une stratégie “low cost” dans la filière cinématographique a la capacité d’élargir le marché. Cet exemple illustre bien la mécanique des stratégies “low cost”. La standardisation de l’offre “low cost”, la logique de baisse et de maîtrise des coûts font que le temps durant lequel un avion reste à l’aéroport avant une rotation est beaucoup plus court pour une entreprise “low cost” que pour une entreprise dominante. Au final, un avion d’une compagnie “low cost” vole 30% de plus qu’un avion normal. Pourquoi ? Simplement parce que, dans leur logique de standardisation, les compagnies “low cost” possèdent une flotte d’avions identiques : la maintenance est plus rapide et son coût plus bas. De plus, ces compagnies n’offrent pas de boissons ou de repas à bord : il n’y a ni temps de chargement ni temps de nettoyage à inclure. Le temps de rotation est donc plus court. Nous

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venons de définir en quelques traits ce qu’est une économie “low cost”. Voyons maintenant quelles ont été, depuis, les grandes extensions de ce modèle. Avant qu’il n’arrive dans notre filière, le “low cost” est apparu dans trois secteurs que vous connaissez bien. Le premier d’entre eux est la distribution avec, par exemple, des enseignes comme “Leader Price”. Il y a bien une logique de prestation standardisée, d’étroitesse de gamme (moins de références, moins de choix des emplacements). On oublie les services annexes pour se concentrer sur le service principal. Le deuxième domaine dans lequel cette offre s’est développée de manière spectaculaire contre un modèle dominant est celui des services et en particulier dans l’hôtellerie. Des chaînes“low cost” sont apparues : elles proposent une offre standardisée, sans aucun service annexe ce qui leur a permis une forte réduction de personnel. On en trouve un troisième exemple avec les salons de coiffure, comme la chaîne “Tchip Coiffure”. A première vue, la coiffure semble un secteur d’activité très atomisé, les règles de jeu concurrentiel ne permettent pas a priori d’y produire à coût bas. Elle exige une très forte intensité de main d’œuvre et ne comprend que peu de coûts fixes. Comment dans ces conditions proposer une production “low cost” ? Trois éléments d’explication. Tout d’abord, être une chaîne avec une logique de développement en franchise permet de négocier des coûts d’approvisionnement plus bas que le coiffeur individuel. C’est une logique traditionnelle des économies d’échelle. Le second élément est le plus surprenant. Cette franchise a travaillé sur la standardisation des gestes de coupe de cheveux en développant des techniques spécifiques plus rapides. Cela signifie plus de clients par jour par coiffeur. Le troisième point est la concentration sur le cœur de leur métier. Leur métier n’est pas la réservation : il n’y a donc pas de prise de rendez-vous possible, cela signifie la suppression du poste de la personne qui prenait les rendez-vous. Oubliés également les petits services annexes comme les cafés, les journaux... La gamme de prestations proposées est très réduite par rapport à un coiffeur traditionnel. On voit bien que la standardisation et la réduction de la gamme sont des éléments importants. A la lumière de cet exemple, on peut résumer la stratégie “low cost” par 3 termes, à savoir standardisation, économie d’échelle, réduction au cœur de métier. En relisant les manuels de management, j’en

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suis arrivé à la conclusion que, d’un point de vue de l’analyse stratégique, il n’y a là rien de nouveau si ce n’est que le “low cost” crée dans les secteurs des ruptures stratégiques. Ces acteurs “low cost” apparaissent à l’occasion de rupture de réglementation, d’une évolution des comportements, ou d’une crise économique pendant laquelle les préoccupations de pouvoir d’achat sont plus importantes. Ils s’appuient sur un de ces éléments pour introduire un changement des règles du jeu dans un secteur. Ils amènent non pas un nouveau modèle économique mais une nouvelle forme de management qui tend à élargir le marché et à accentuer la lutte concurrentielle par les prix. En matière de stratégie concurrentielle, il existe trois stratégies qu’on retrouve ici : une stratégie de volume – on produit plus pour vendre à bas prix –, une stratégie de différenciation et une stratégie de spécialisation. Le cœur de ce que l’on appelait le “low cost” est une stratégie de domination par les coûts ce qui exige, en général, de disposer de parts de marché très importantes pour développer des économies d’échelle et des effets d’expérience. Attention tout de même : ces modèles sont fondamentalement des modèles “b-to-c” destinés au consommateur. Après avoir exposé ces quelques idées, il semble d’ores et déjà qu’il y ait une incompatibilité paradigmatique entre stratégie “low cost” et filière cinématographique. Le modèle “low cost” peut-il être importé dans la filière cinématographique et plus largement dans la filière audiovisuelle ? Notons que je mets ici le terme “low cost” entre guillemets car, pour moi, il n’y a rien de nouveau si ce n’est l’importation du slogan “low cost”. Imaginons une entreprise intégrée (cela existe en France : production, distribution, exploitation) qui déciderait demain après la lecture d’un livre sur le “low cost” dans l’industrie aéronautique de développer la même stratégie dans la filière cinéma ou audiovisuelle. Qu’est-ce que cela donnerait ? Produire beaucoup de films mais sur le même modèle c’est-à-dire basés sur la même histoire, les mêmes comédiens, les mêmes décors avec, évidemment, peu de jours de tournage. En termes de distribution, cela veut dire un même titre sur une même affiche, la même bande annonce. Pour ce qui est de l’exploitation, il s’agirait de trouver les moyens de réduire au maximum le confort des salles et leur coût de fonctionnement pour pouvoir baisser le prix des billets. Cela peut prêter à sourire, pourtant, dans la réalité, aujourd’hui, un certain nombre d’éléments et de choix stratégiques conduisent non


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pas à la caricature que je viens d’exposer mais s’en rapprochent quelque peu. Il y a par exemple une certaine forme de standardisation à produire des films “série” pour lesquels on reprend un modèle de façon récurrente pour fidéliser le public. Les modalités de distribution du numérique ne permettent-elles pas de faire plus de volume à moindre coût ? La logique d’abonnement cinématographique ne participe-t-elle pas à une logique de meilleurs taux de remplissage des salles ? Je vais essayer de démontrer que l’économie du cinéma semble incompatible avec le modèle “low cost”, mais qu’en revanche, on retrouve aujourd’hui, à tous les stades de la filière, une logique de réduction des coûts. Nous allons maintenant tenter de cerner les spécificités de l’économie du cinéma qui la rendent totalement incompatible avec le modèle “low cost”. Tout d’abord, l’économie du cinéma est une économie de prototype, ce qui signifie donc que nous sommes au cœur de la stratégie de différenciation poussée à l’extrême. La caractéristique même du cinéma est la nécessité d’avoir des produits les plus différents possible les uns des autres. Chaque film doit apporter de la nouveauté, qu’elle soit technique ou esthétique. C’est exactement l’opposé d’une logique de standardisation : la nature même du cinéma est le prototype, l’unicité. Imaginons que tous les films soient identiques, je ne suis pas sûr que les spectateurs continueraient à aller au cinéma et ce, même si il leur arrive d’aller parfois voir plusieurs fois le même film. Cette première caractéristique, cette logique de prototype et de modèle unique est incompatible avec celle de la standardisation et de réduction de gamme. Paradoxalement même, il y aurait l’idée que l’élargissement de la gamme, (c’est-à-dire la création de nouveaux genres cinématographiques) serait plutôt une source de développement du marché qu’une source de rétrécissement du marché. La deuxième spécificité très intéressante du cinéma est d’être basé sur des situations de monopole. Il n’y aura jamais qu’un seul et unique producteur des Chti. D’un point de vue d’analyse de la concurrence, cela fausse la donne par rapport à l’économie standard où il y a toujours des concurrents multiples. Cela ne signifie pas que la concurrence n’existe pas dans le cinéma. Par exemple, au niveau de la salle de cinéma, il y a deux types de concurrence. Quand vous vous demandez ce que vous allez faire ce soir, une large variété de choix s’ouvre à vous : vous pouvez rester à la maison pour lire, pour dormir, pour regarder la télé, vous pouvez

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aller dîner chez des amis, allez au restaurant, au théâtre… Et vous pouvez aussi aller au cinéma. Mais ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres. La première préoccupation d’un exploitant est de trouver comment faire venir les spectateurs potentiels au cinéma. Une fois votre décision prise, une deuxième question se pose : « Que vais-je aller voir ? ». On voit ici clairement qu’il y a divers niveaux de concurrence. Le premier niveau est lié à la substitualité des biens en matière d’occupation du temps libre. Le deuxième niveau est extrêmement complexe et se joue en termes de consommation des loisirs. Depuis que je suis à la Mairie de Paris, j’en ai pris la juste mesure : il y a par semaine, à Paris, plus de 350 spectacles vivants et 500 films différents à l’affiche ! Le troisième niveau de concurrence est bien évidemment issu du choix entre les œuvres cinématographiques. Un troisième trait spécifique au cinéma est la structure de ses coûts de production. Si on considère la partie “film” au sens strict, on constate que le cinéma est dans une logique de coûts de production fixes. Il n’y a pas de coûts variables. Une fois le film fabriqué, le coût de tirage des copies est tout à fait indépendant du coût de production. Ajoutons, de plus, que ces coûts fixes sont très composites. Le cinéma est une activité à forte intensité de main d’œuvre : même si on l’oublie souvent, le cinéma est une activité de création qui s’appuie sur une filière industrielle. On a donc des coûts que je qualifierais “d’artistiques” et d’autres, liés au travail du personnel technique, que l’on pourrait rapprocher de l’artisanat. Cette double logique (artartisanat) implique une autre dimension très spécifique du cinéma : lors de la production d’un film, l’équipe s’adosse à des entreprises dont la stratégie temporelle est radicalement différente. En effet, pour produire un film, on crée une filière de création, une équipe, qui n’existe qu’à un moment donné de la vie économique et qui disparaitra une fois le film achevé. Or cette filière “ponctuelle” s’appuie sur une filière qui, elle, est dans une activité permanente avec un modèle économique basé sur les investissements, la rentabilité, le long terme et la pérennité. Mais ces coûts très composites du cinéma se caractérisent également par le fait qu’ils sont “irrécouvrables”. Prenons un exemple très simple : je suis un investisseur qui dispose de dix millions d’euros. J’hésite entre deux possibilités : soit je me lance dans la production cinématographique, soit je construis un garage “low

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cost”. Pour me lancer dans l’activité “garage”, j’achète un immeuble à 8 millions d’euros et je l’équipe pour 2 millions d’euros. Au bout de deux ans, ça ne marche pas. Qu’est ce qu’il me reste ? Un immeuble d’une valeur de 8 millions d’euros. Autre choix : je décide d’investir dans la production cinématographique. J’investis mes 10 millions d’euros dans un film. Il ne marche pas. Qu’est-ce qu’il me reste ? Rien ! Or, si on associe ce caractère irrécouvrable des coûts d’un film à la dimension “prototype” de l’économie du cinéma, à sa différenciation extrême, on constate clairement que nous nous trouvons en présence de ce que l’on peut appeler une économie d’incertitude totale dite par certains “Nobody knows”, ou “Double jackpot” ou encore une économie “Casino”. Nous sommes surtout aussi en présence d’une économie dans laquelle la valeur d’un bien peut ne pas du tout être corrélée à son coût de fabrication. Et ce d’autant que, si l’on se place au niveau de la salle, le paradoxe est extraordinaire : quel que soit le coût de fabrication d’un film, le prix, payé par le spectateur, reste le même. Vous savez très bien aujourd’hui qu’il peut y avoir des films qui ont été très chers à produire et qui, pourtant, parce qu’ils ont été ratés, auront une valeur de marché nulle. L’effet “Double casino” existe également à l’inverse : un film à petit budget peut très bien marcher. Il y a alors deux niveaux de rentabilité : le film n’a pas coûté cher, le bénéfice est important. Son succès est énorme : c’est le double jackpot. Nous voyons bien à travers de tous ces éléments que les logiques économiques du “low cost” et du cinéma sont très différentes. Pour finir, le cinéma se caractérise également par le fait qu’il se place dans une économie de coûts croissants. Et c’est pour cela que l’idée de “low cost” me semble très bizarre dans notre secteur. Pourquoi ? Pour trois raisons très différentes les unes des autres. La première est qu’on est dans une économie qui est “labor intensiv” c’est-à-dire en français très intensive en travail. Or, contrairement aux autres secteurs d’activité économique, les gains de productivité dans une économie intensive en travail font augmenter ses coûts relatifs. Le deuxième élément me semble être paradoxalement l’élargissement des outils techniques dont dispose aujourd’hui la filière. On pense souvent que la révolution numérique, l’élargissement de la palette d’outils est un facteur d’économie de coût. Or, on constate qu’en élargissant l’éventail des possibilités, on peut au final avoir une croissance des coûts.

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Pour finir, le troisième élément sur lequel je reviendrai ultérieurement est l’augmentation du coût des acteurs. C’est comme on le verra, pour certains, un moyen, dans cette économie d’incertitude, de réduire le risque. Quand on liste toutes ces différences, j’ai le sentiment qu’on voit bien que les caractéristiques objectives de l’économie du cinéma font qu’y appliquer le modèle “low cost”, n’a pas de sens. Pour autant, n’y a-t-il pas naturellement et depuis toujours, dans la filière cinématographique, une logique de maîtrise des coûts ou de réduction de l’incertitude ? Prenons l’exemple de Titanic. Des majors américaines décident de financer ce film très onéreux. Au milieu de la production, elles regardent les premiers montages et jugent que cela ne fonctionne pas. Comment décider alors, de ce qu’il faut faire quand vous êtes le patron de cette major et que vous avez investi 50 millions de dollars ? Si il arrête maintenant, selon le processus que je vous ai exposé tout à l’heure, cela signifie qu’il a perdu 50 millions de dollars ? Se pose alors la question du montant du coût marginal supplémentaire à investir s’il veut protéger ses 50 millions de dollars. On lui annonce qu’il faut en réinjecter 50 autres. Le niveau de risque est alors de 100 millions de dollars. Il fait ce pari et termine le film. Des pré-tests réalisés auprès du public ne sont pas concluants : les spectateurs trouvent que le film manque d’émotion. Comment maintenant protéger les 100 millions de dollars d’ores et déjà investis ? L’investisseur décide alors d’organiser un matraquage marketing, de multiplier le nombre de copies et de saturer le marché. Il doit réinvestir 100 millions de dollars supplémentaires pour tenter de protéger l’ensemble de son investissement. Cela montre bien que la réflexion sur les coûts en cinéma ne peut pas être une réflexion de réduction des coûts. Implicitement, il y a souvent, dans la profession cinématographique, une logique non pas uniquement de réduction des coûts mais aussi une logique de réduction du risque. Comment réduire le risque ou l’incertitude, inhérents au métier ? Augmenter les coûts pour réduire l’incertitude est une stratégie qui a toujours existé dans le cinéma. Je vais en donner quelques exemples. Le star système en est certainement le meilleur. Qu’est-ce que la logique du star système ? C’est l’art de créer des stars grâce à un système de fidélisation et d’adoration qui conditionne les spectateurs pour qu’ils se disent : « Je vais voir le film de X » et non pas « le film qui vient d’être produit »… Ils iront donc voir ce film avec X. Il est clair ici que paradoxale-


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ment une logique d’augmentation du coût des stars peut être perçue par les producteurs (je ne sais pas si c’est le cas en France aujourd’hui) comme un facteur de réduction d’incertitude. Mais, en matière de production, on se rapproche aussi parfois d’une logique de standardisation. Comment ? Par exemple par la création de ce qu’on appelle des licences. Il s’agit de ces films récurrents comme Rambo 1, Rambo 2, Rambo 3. Il s’agit de créer petit à petit une certaine standardisation de manière à fidéliser le spectateur et à réduire ainsi le risque pris. L’illustration la plus extrême en sont les séries de télévision. Parallèlement, la réduction des coûts est aussi une tendance naturelle de l’économie du cinéma. Premier exemple : la production. On assiste, depuis longtemps, à des phénomènes de délocalisation. Ces délocalisations correspondent à une recherche de coûts les plus bas possible. Le cinéma évolue dans un environnement concurrentiel. Il est vrai qu’en matière de production cinématographique, il y a des mots tabous. C’est le cas de “concurrence”, de “profit”, de “retour sur investissement”. Pourtant le cinéma est un secteur économique dans lequel ils existent : il ne faut pas avoir honte de les employer. La question est aujourd’hui de voir comment on parvient à produire des films dans un marché qui est au plus bas. Mais cette logique de réduction des coûts a toujours existé dans la production. Elle existe également dans la distribution : un des arguments cachés ou souterrains de la discussion actuelle sur la transition numérique est incontestablement pour nos amis distributeurs une logique de réduction des coûts de distribution. Le fait de dire « je vais réduire mes coûts » n’est absolument pas quelque chose de “honteux”. Je vous donne pour finir un exemple de réduction des coûts, lié à l’exploitation : la carte UGC illimitée. Et pourtant, il y a quelques années, j’ai moi-même, non pas combattu ce modèle, mais contribué à créer les conditions pour qu’il soit régulé. En effet, la carte UGC illimitée n’est que la traduction en matière d’exploitation cinématographique d’une logique de management qui consiste à dire : « J’ai un taux d’occupation de mes fauteuils très bas, comment faire aujourd’hui pour le faire progresser ? ». Les compagnies aériennes raisonnent en termes de kilomètre/passager, les exploitants se posent, eux, la question du taux de remplissage de leur salle. La réponse apportée par les exploitants a été de développer ce système d’abonnement. La régulation a consisté à faire qu’il n’y ait pas d’effet d’éviction sur les salles indépendantes, c’était l’objectif en tout cas

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de la réglementation. On voit donc bien que la logique de réduction des coûts est une préoccupation permanente dans notre secteur. Le paradoxe dans tous les exemples que je vous ai donnés – et je l’ai fait un peu exprès – est de ne pas toucher au cœur de métier. On se rend bien compte que la nature même de l’œuvre cinématographique – prototype et support de différenciation – fait que si on lui “enlève” sa dimension créatrice, sa dimension technique, son artisanat ou son savoir-faire, on tombe dans une standardisation, totalement contre-productive par rapport à l’objectif recherché. C’est la raison pour laquelle le “low cost” et le cinéma me semblent antinomiques. Pour finir, un mot au sujet de l’audiovisuel. Le système est très différent. Si on réfléchit en termes de règles du jeu de l’intensité concurrentielle, il y a un client unique avec, en général, un pouvoir de négociation extrêmement élevé. Or, l’expression du rapport de force aujourd’hui et du rapport unique est celui qui conduit à introduire – ici de manière extrêmement explicite – une logique non pas de “low cost” mais simplement de réduction des coûts et de standardisation. Il y a toujours eu, dans l’audiovisuel, des logiques de réduction des coûts mais se développe, aujourd’hui, avec notamment le concept même de la série télé, une logique de standardisation. Je ne dis pas que c’est bien ou mal. Je dis simplement que cette évolution est essentielle pour les chaînes de télévision. Les séries sont un outil de fidélisation qui permet une standardisation et donc une réduction des risques. Peut-on alors importer le modèle de l’audiovisuel dans le cinéma ? Je pense que non. Deuxième point : qu’est-ce que le vrai “low cost” dans le cinéma ? Le vrai “low cost” est un produit qui ne coûte rien. Cela existe déjà dans le cinéma : c’est la diffusion sur les télés en clair. On peut donc avoir une autre réflexion que j’ouvre ici seulement. Ne peut-on pas, dans l’avenir, envisager la VOD comme une fenêtre “low cost”, un mode de consommation du cinéma moins cher, plus pratique, plus standardisé ? Elle pourrait s’intégrer à la chronologie des médias comme une modalité d’accès aux œuvres cinématographiques à un coût plus bas avec une grande commodité. Ce n’est pas une critique car ce serait peut-être un élément intéressant dans une lutte contre le piratage. Voilà pour mon intervention, merci.

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Laurent Hébert : Merci ! Voilà une intervention qui n’était pas “low cost” ! Avant de passer aux questions, je voulais faire une remarque. En écoutant Michel, j’ai repensé à certaines années hollywoodiennes où il existait également une logique de standardisation via les studios. On demandait par exemple à certains réalisateurs d’écrire et de réaliser un film en réutilisant tel ou tel décor pour une rentabilité maximum. Je ne sais pas si cette logique va réapparaître en France mais on constate qu’il y a, à nouveau, des projets de formation de studios en réunissant en un même lieu l’ensemble des talents nécessaires à la production d’un film. Intervention du public : Avant tout, je tenais à dire que ce qui vient d’être développé est tout à fait passionnant. En ce qui concerne l’audiovisuel, il est important de remarquer que la nature de la télévision est d’être soit le rendezvous, soit l’événement – celui-ci étant l’exceptionnel. Il y a donc une standardisation possible. La France est très en retard dans ce domaine. Nous ne le remarquions pas tant que nous étions en situation d’oligopole. Il y a aujourd’hui une crise très nette de la fiction, due à l’entrée dans une économie normale de télévision c’est-à-dire qui intègre des formes de standardisation telles que les feuilletons ou les séries. C’est d’ailleurs la base de la télévision dans tous les pays du monde qui, soulignons-le, propose des programmes de grande qualité. Ces œuvres audiovisuelles standardisées permettent, certes, de réduire les coûts de façon globale mais ne réduisent pas les coûts à l’image. En effet, les coûts sont réduits car la méthode de travail est différente. Un épisode d’une série américaine qui coûte entre 2 et 4 millions d’euros est tourné là-bas en une semaine alors qu’en France, cela demanderait 2 ou 3 semaines de tournage. Il y a, aux Etats-Unis, un très gros travail de préparation, fait en amont. Mais cela concerne la télévision. Le cinéma, quant à lui, est effectivement une industrie de prototype et ne peut donc en aucune façon être industrialisé. Je me pose maintenant une autre question à laquelle peutêtre nous reviendrons tout à l’heure. Je me demande comment des industries techniques peuvent accepter de travailler à perte sur un certain nombre de films. Il est impossible de trouver dans un autre secteur un fournisseur qui accepte cela. Comment arrive-t-on à entrer dans un engrenage où le prestataire va plus loin que le “low cost” puisqu’il fabrique de la perte ?

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Michel Gomez : Ce n’était pas prévu dans mon contrat ! C’est un vaste sujet, terriblement d’actualité ces temps-ci. Il fait référence à ce qu’est un secteur d’activité et une bonne concurrence. Dans certains secteurs, l’ensemble des acteurs du système ont un objectif commun de rentabilité globale. Cela devrait d’ailleurs, je pense, faire partie des objectifs du CNC que de s’assurer d’une rentabilité normale des industries techniques. Pourquoi ? Parce que celles-ci sont confrontées actuellement à la pire des situations que l’on puisse imaginer. Il y a une augmentation des coûts d’investissement avec parallèlement une concurrence, basée exclusivement sur une lutte des prix et non pas sur la différenciation. Et ce, au moment où apparaît une révolution numérique qui va avoir des conséquences en termes de gestion du personnel, de gestion des équipes, de formation, de mutation. Ces trois éléments confondus font qu’on a un secteur d’activité qui risque de, non pas disparaître – n’exagérons pas – mais d’être fragilisé pour l’ensemble de la filière cinématographique. Pourquoi ? Simplement parce qu’on s’est rarement attaché – à part exception – à se demander comment on parvient à faire entrer cette filière industrielle dans le cœur de la filière de la création. On a le sentiment qu’à force – et je n’ai pas été le dernier dans ce combat – de parler d’exception culturelle et artistique, on a “oublié” les règles du jeu de l’économie standard de la filière cinématographique et audiovisuelle. On a oublié qu’il y avait derrière des entreprises avec du personnel permanent, avec des structures de compte d’exploitation et des structures de coûts qui ne sont pas celles de la production cinématographique ou d’une entreprise de production. Comme c’est souvent le cas en France, on ne pose le problème qu’au moment où l’on est dos au mur. Il faut aujourd’hui créer les conditions de la rentabilité de l’ensemble du secteur avec une concurrence réelle mais qui ne repose pas exclusivement sur les prix. Comme souvent également chez nous, malheureusement, l’ajustement se fait au pire moment. Les exemples sont nombreux : il aurait été plus simple de gérer la transition de la fin de la sidérurgie ou de la construction navale quand elles étaient au maximum de leur activité. Je lis la presse professionnelle et je n’ai pas l’impression que les industries techniques du cinéma se portent bien aujourd’hui. Il est très dangereux, dans cette situation, de voir se développer des réflexions sur le “low cost” qui l’envisagent comme une solution. Le “low cost” passe – on l’a vu – par une logique d’élargissement de marché. Ce n’est pas le cas actuel-


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lement : on est plutôt dans une logique de substitution. Je suis tout à fait d’accord sur ce qui vient d’être dit sur les différences de l’économie de l’audiovisuel et celle du cinéma. On aura demain dans les séries une très grande variété de productions à côté de la série internationale haut de gamme à gros budget. Je pense à ce qu’est en train d’engager Canal Plus. On est, en revanche, également dans une logique de coûts maîtrisés. On travaille, très paradoxalement, avec une vision à court terme. On sait que le travail en amont est important pour réduire un certain nombre d’incertitudes. Et pourtant, on réduit le temps de pré-préparation ou de préparation des tournages pour éviter de payer du personnel ! Laurent Hébert : Nous reparlerons certainement beaucoup de la préparation des tournages un peu plus tard mais il est important de souligner que ceux qui pensent faire du “low cost” en réduisant leurs dépenses ne font pas d’économies réelles au final. Intervention du public : Juste une précision puisque nous parlions de programme audiovisuel. N’oublions pas qu’actuellement vouloir développer un modèle “low cost” de fabrication, c’est se tirer une balle dans le pied. Un exemple : il y a quinze ans, aux Etats-Unis, on pensait que les chaînes traditionnelles allaient mourir face à la concurrence de tous les médias nouveaux et notamment face à la concurrence des émissions de télé réalité qui faisaient exploser l’audience. Qu’ont fait les américains ? Ils ont surinvesti c’est-à-dire qu’ils ont fait l’inverse du “low cost”. Résultat : quinze ans après, ils sont les maîtres de toutes les grilles de télévision. Aujourd’hui, en France, on est en train de développer des programmes télévision moins chers qui auront de façon certaine beaucoup moins d’audience. Il y a, chez nous, une sorte de confusion mentale qui consiste à croire qu’on peut se sauver en dépensant moins. L’histoire du cinéma démontre pourtant le contraire : pour se sauver, il faut dépenser plus pour drainer plus de public. Je pense que cette espèce de schizophrénie nous entraine indubitablement vers le fond. Michel Gomez : Nous aurons, demain, selon moi, dans l’économie de l’audiovisuel et des séries, plusieurs modèles. Les clients existent. Je pense aux chaînes de la TNT par exemple qui, du fait de leur audience, ont besoin de

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programmes avec un budget à coût horaire bas. Ces clients-là achèteront du standard peu préparé à faible coût…etc. S’il s’agit là de la voie unique de l’audiovisuel, le rapport de force entre producteur audiovisuel et chaînes de télé ne va pas s’améliorer. Par contre, dans le même temps, se développe une logique de production de séries beaucoup plus haut de gamme. Ces séries sont très internationales puisqu’elles font appel à des coproductions étrangères. Elles ont l’avantage d’avoir un client français et des clients internationaux donc de modifier en partie le rapport de force. C’est là, je pense, la clef de la production audiovisuelle de demain. L’enjeu de l’audiovisuel est d’être capable de développer ces nouvelles productions, à l’intérieur des séries télé qui sont des lieux de rendezvous, des lieux de fidélisation de l’audience. Le modèle des chaînes de télévision a changé. Nous savons tous que le paysage audiovisuel futur sera constitué de chaînes généralistes comme TF1 à 20% de parts de marché avec, à côté, une économie fragmentée. Nous savons également que les autres dangers de la délinéarisation de la consommation individuelle sont plus des logiques d’amortissement que de préfinancement. Nous connaissons tous, ces éléments. La planète a bougé, il y aura une multiplicité de modèles. Faire d’une économie de standardisation et de réduction des coûts, la seule réponse est, à mon avis, antinomique et en audiovisuel et en cinéma. Intervention du public : Nous nous sommes inscrits à cette rencontre car le thème est intéressant et particulièrement en lien avec les problématiques sociales que nous défendons. Je rejoins l’analyse qui a été faite au départ par le premier intervenant. Cela va mal depuis plusieurs années, mais plus particulièrement depuis ces 8 dernières années. Nous participons à la fois à la Commission d’agrément ainsi qu’à de multiples rencontres avec le Centre National de la Cinématographie. On voit bien que le “low cost” n’est pas vraiment un modèle nouveau, qu’il s’agit surtout de réduire les coûts. Mais dans le cinéma, la question est souvent de s’émanciper de certains coûts, de ne plus payer les personnels par exemple. Un certain nombre de films en sont une illustration parfaite. Je vous rappelle que nous avons une convention collective de la production qui date des années 50, qui n’a jamais été étendue par le Ministère du Travail. On la respecte, on ne la respecte pas, on peut payer les gens à moins 30, 40 ou 50%. On a cependant sur la masse salariale des techniciens des

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coûts relativement fixes : la masse salariale des techniciens avoisine généralement les 25% et ce, indépendamment du budget du film. Je ne vais pas être très long parce que les enjeux sociaux dans la production cinématographique seraient un débat en soi. J’ai envie de dire simplement qu’il n’y a pas de la part des pouvoirs publics l’envie de réguler à nouveau le secteur. Cela a des conséquences extrêmement dommageables sur un certain nombre de laboratoires aujourd’hui. 86 emplois sont supprimés chez GTC et chez Centreimage. On voit bien qu’effectivement, une économie qui consiste à se demander comment ne pas payer les salaires, comment ne pas payer les industries techniques et comment s’émanciper d’un certain nombre de charges et d’investissements qui devraient être obligatoires peut nous conduire à une impasse. Je ne pense pas non plus que les spectateurs s’y retrouvent. Intervention du public: Puisqu’on en est aux paradoxes, je voulais en signaler un autre. Si effectivement on suit la définition du modèle “low cost”, on peut dire que la société de production Europacorp entre tout à fait dans ces critères. Si on parle de l’élargissement de marchés, on voit bien qu’Europacorp crée des licences qui ont pour vocation de se décliner sur le cinéma, les jeux vidéos, les poupées gonflables, etc… Si on regarde l’économie d’échelle réalisée, l’acquisition d’expérience se répartit sur plusieurs films. Il y a également une mutualisation des outils techniques intégrés en l’occurrence chez Europacorp. N’y a-t-il pas un paradoxe assez croustillant finalement dans cet exemple à constater que la logique “low cost” ne veut pas dire forcément peu d’argent ? Michel Gomez : Je ne suis pas sûr que vous ayez entendu tout ce que j’ai dit. Vous parlez de la stratégie d’Europacorp dont, je vous le rappelle, je ne suis ni actionnaire ni salarié. On est typiquement dans un modèle normal, un modèle d’amortissement de coûts fixes. L’économie de la production cinématographique est une économie de coûts fixes. Quand vous fabriquez un film qui coûte cher, vous cherchez à amortir vos coûts fixes sur le plus de marchés possible par la salle, la vidéo, les produits dérivés et les licences. C’est une démarche normale, consubstantielle à une économie de coût fixe. Ce n’est pas du “low cost”. Le modèle des majors qui sont les seules entreprises de production maîtrisant

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l’ensemble de leurs marchés et d’un point de vue géographique et d’un point de vue chronologie des médias, existe depuis longtemps. La question importante est de savoir si ce modèle d’amortissement conduit à des réductions systématiques et aveugles des coûts de fabrication. Si on investit beaucoup d’argent dans un film en temps de production, de postproduction, en comédiens ou en créativité, on cherche évidemment à amortir ces coûts-là. On est dans une logique d’une entreprise normale et non dans une stratégie “low cost”. La stratégie d’Europacorp est intéressante car, petit à petit, ils ont développé, comme le font les majors américaines, un volume de production qui permet de réduire le risque. C’est effectivement la stratégie des majors. Vous connaissez tous l’histoire de la reprise d’une major américaine par Sony. Les dirigeants de Sony ont demandé à cette major quel était son métier. On leur a répondu que par an, 10 films étaient produits dont 4 seulement étaient rentables. La décision de Sony a été de ne produire que 4 films rentables. On sait ce qui s’est passé ensuite ! Or, la nature même de l’économie du cinéma est l’incertitude : on ne sait jamais ce qui va marcher. Tous les jours, j’entends : « Ce film va marcher, celui-là, non ». On a toujours des surprises : des bonnes et des mauvaises. La logique d’Europacorp qui consiste à augmenter son volume de production dans des genres cinématographiques très différents est, en matière de production ou de distribution, une logique naturelle de réduction du risque. On espère que les films qui marcheront couvriront les autres. La logique de multiplication des marchés (licences et autres) est une logique d’amortissement de coûts fixes. Cela est normal et cela n’a rien de péjoratif. Critiquer cette stratégie signifie “couper les ailes” d’une certaine production cinématographique française. Je pense qu’il est nécessaire d’avoir des modèles économiques de production cinématographique très différents. On voit très bien se dessiner en France un nouveau paysage. On voit bien que se créent des points d’ancrage, un peu équivalents aux majors américaines : des satellites de producteurs indépendants qui, jusque là, n’étaient adossés qu’aux chaînes de télévision ont désormais des acteurs intermédiaires comme Europacorp avec lesquels ils travaillent au coup par coup. Le véritable enjeu est de réguler cette nouvelle configuration, de voir comment maintenir l’équilibre entre la production indépendante et cette production un peu intégrée. Mais encore une fois, ce n’est pas du “low cost”.


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Intervention du public : Les sources de financement, susceptibles de réinjecter de l’argent sont très éclatées en France. On le voit bien dans les génériques des films : ils témoignent de la multiplicité des sources de production. Aux EtatsUnis, le système des majors consiste à racheter des entreprises indépendantes qui deviennent alors leurs “sous-filiales”. En dehors de ce mode de fonctionnement, quelles sont, selon vous, les sources de financement – en dehors des chaînes de télévision – auxquelles on pourrait faire appel pour réinjecter de l’argent dans le circuit afin d’éviter de sombrer dans le “low cost” ?

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de rentabilité. Un secteur ne peut exister sans rentabilité et sans capacité d’investissement. Je l’évoquais tout à l’heure : la culture purement industrielle et économique n’a pas toujours été au cœur du métier du CNC. Aujourd’hui, c’est un véritable enjeu.

Michel Gomez : Je n’ai pas très bien compris la question. Quand je parlais des majors, je ne parlais pas des majors américaines. Je parlais de ce qui se passe en France dans ce nouveau tissu. Il me semble qu’aujourd’hui, à chaque fois que la filière cinématographique a un problème, on a tendance à dire que la solution passe par un nouveau financement. En fait, le cinéma français en volume n’a jamais été aussi bien préfinancé surtout si on prend en compte que la nature même du cinéma est le risque et l’incertitude. Le meilleur moyen de réduire ce risque et cette incertitude est bien de vendre un produit avant de l’avoir fabriqué. Le modèle français de soutien à l’industrie cinématographique est basé sur le préfinancement qui est naturellement réducteur de risque. Le niveau économique de financement du cinéma est extrêmement important. Les véritables enjeux sont sa régulation et sa répartition. Il faut poser les questions qui fâchent. Les industries techniques font-elles ou non partie de la filière cinématographique et audiovisuelle ? Dans les systèmes d’agrément, a-t-on une vraie perception de l’économie d’ensemble de ce secteur ? Considère-t-on aujourd’hui que ce secteur dispose de facteurs clef de compétitivité qu’il faut protéger ? Les annonces qui ont été faites hier dans le cadre du Grand Emprunt me semblent intéressantes et porteuses d’avenir. Je pense que cela donne à notre filière une magnifique opportunité de rebondir. Il existe une véritable porosité entre ce que j’appellerais la révolution numérique au sens large et la dimension “numérique” des industries techniques. Le problème est, à l’intérieur de la filière, d’accepter qu’il y a des droits et des devoirs, que toute activité mérite d’être rémunérée : celle des techniciens avec leur savoir-faire et celle des industries avec une logique

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Troisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction

table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ? Intervenants : Caroline Champetier directrice de la photographie - AFC Didier Dekeyser directeur des productions - Eclair - CST Marianne Dumoulin productrice - JBA Production Eric Lagesse exportateur et distributeur, directeur général Pyramide Jean-Louis Nieuwbourg directeur de production - ADP - CST Céline Sciamma réalisatrice Modérateur : Laurent Hébert délégué général de la CST Laurent Hébert : Merci beaucoup à Michel Gomez. Voilà donc un démarrage très économique mais qui était absolument nécessaire. Je vais maintenant appeler les intervenants de la table ronde pour démarrer directement : Caroline Champetier, Didier Dekeyzer, Marianne Dumoulin, Eric Lagesse, Jean-Louis Nieuwbourg, Céline Sciamma. Marjorie Vella (TV5 Monde) ne pourra pas venir. Elle sera avec nous peut-être cet après-midi. Ce matin, nous n’avons pas, du coup, de financiers “chaîne”. On a eu d’ailleurs beaucoup de problèmes pour avoir un intervenant qui représente les chaînes de télévision : ils hésitent, en général, à participer à ce genre de débats. La conférence de Michel Gomez sur le “low cost” et sur l’économie du cinéma a été très complète : nous avons vu ce qui était envisageable et ce qui semblait être un peu de l’ordre du fantasme. Nous reviendrons certainement sur de nombreux points qui viennent d’être débattus. Je me suis amusé à surfer sur le net pour tenter d’identifier et de définir cette notion de “low cost” appliquée à notre secteur. J’ai trouvé des termes comme “HD low cost”. Je vais vous lire un

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texte écrit par une association dont je ne citerai pas le nom ! « Nous sommes convaincus qu’avec la HD se prépare une révolution plus considérable encore que celle générée par le DV sous réserve d’une bonne gestion de la chaîne de production (on les remercie !) des images tournées avec des caméras peu coûteuses dans des codecs ne nécessitant pas de lourdes architectures de stockage et de calcul. HDV, DVC pro, HD, jpeg 2000 peuvent dès aujourd’hui satisfaire vos exigences d’un PAD HD SDI. Demain, des fictions et des documentaires créés avec des outils “HD low cost” seront exploités en salle par des projecteurs numériques 2K, des outils de reportage au service d’une nouvelle écriture cinématographique. (Cela ne vous rappelle rien ? A nous si !) C’est pourquoi depuis novembre 2005 l’association X organise chaque mois des déjeuners de la nouvelle vague HD “low cost” (Voilà ! Maintenant, c’est une nouvelle vague !). A ce rendez-vous se retrouvent scénaristes, réalisateurs, producteurs, monteurs, infographistes 3D, pour constituer des équipes et développer des projets ensemble en profitant notamment des moyens techniques et des compétences de l’association X dans un esprit coopératif de coproduction ». Voici une autre annonce publicitaire pour une société de production que je ne citerai pas non plus. « Une société spécialisée dans la production de film “low cost”. Notre expérience des tournages dans des conditions parfois extrêmes (climat, relations humaines, tournages internationaux, danger divers mais surtout budgets réduits) nous ont amenés à repenser le processus de fabrication d’un film en abordant toujours les projets dans une optique “low cost” et de haute qualité (Nous voilà rassurés !) ». J’ai trouvé également des écoles de cinéma, spécialisées dans le “low cost”. Dans ce dernier exemple, on a de la chance : on est quand même en 35mm. Toujours pareil, je ne citerai pas le nom de l’école concernée. X propose un stage “low cost” qui permet de réaliser rapidement et à peu de frais un film court en 35mm ». Il y a donc une véritable mode du “low cost”. Notre profession cinématographique s’en est emparée.


Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Avant de donner la parole à nos invités, quelques chiffres. Michel Gomez a dit tout à l’heure que, paradoxalement, la production du cinéma était très bien financée de manière globale. C’est effectivement le cas puisque pour l’année 2008, le financement des œuvres françaises n’a jamais été aussi important. 240 films ont été produits en 2008 (contre 171 en 2000). Parmi ces films, 46% presque 47% de films ont été produits en dessous de 2 millions d’euros c’est-àdire avec des budgets réduits voire pour certains très réduits (44 films ont eu un budget inférieur à un million d’euros). On remarque également qu’en 2008, la part des financements étrangers – qui déjà n’était pas très importante dans la production française – a baissé : elle est passée de 9,6% en 2007 à 6,8% en 2008. Quelles sont les questions principales que nous nous poserons à cette table ronde ? Le “low cost” permet-il de réussir les films qu’on souhaite faire ? Est-ce une stratégie qui permet de bien produire et de bien réaliser les films ? On va voir là aussi qu’il y a de grandes différences. Il ne s’agit pas du tout pour la CST de dire « à moins de tant, ce n’est pas la peine de tourner ». Il y a simplement peut-être, derrière ce concept de “low cost”, cet état d’esprit, quelques problèmes. La question débattue ici est de savoir comment peut-on garder des exigences artistiques et techniques lorsqu’on se situe dans un tout petit budget. On peut également se poser d’autres questions qui, elles aussi, sont sorties au cours des débats : tous les films, tous les projets de film peuvent-ils s’imaginer en petit budget, en budget “low cost” ? Si une majorité de films se font à petit budget en France, peut-on conserver le même encadrement de talents et d’industries techniques ? On est à 46 - 47% de films à budget réduit. Si cette tendance se confirme, pourrat-on conserver l’excellence de nos techniciens, leur variété ? Pourra-t-on conserver des industries techniques qui sont, jusqu’à présent en tout cas, importantes, vaillantes et qui fonctionnent ? Pour finir : tous ces films à petit budget peuvent-ils rencontrer tout à fait leur public en France mais aussi à l’international ? C’est quand même le but final de l’opération ! Nous allons commencer ce débat en donnant la parole à Céline Sciamma qui a réalisé La naissance des pieuvres. Son budget était, je crois, de 1,6 million d’euros. Elle a travaillé de façon exigeante : elle a choisi de tourner en 35mm. Le film a été sélectionné au Festival de Cannes et nous l’avons trouvé formidable.

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Nous en avions fait d’ailleurs une critique très élogieuse dans notre Lettre de la CST. Donc Céline, expliquez-nous comment s’est passée la production de votre premier long-métrage ? Comment avez-vous fait pour le réaliser avec un petit budget ? Céline Sciamma : Un petit budget, certes… Mais en même temps, je n’ai pas eu l’impression de faire un film sous-financé, au contraire. Le coût de fabrication a été de 1 250 000 euros. Le financement s’est monté très rapidement : nous avons obtenu l’avance sur recettes, Canal+, la région Ile de France, une SOFICA d’Arte. J’ai eu le sentiment d’avoir eu tous les moyens pour faire le film. Le film n’était pas cher. Il y a eu des éléments déterminants : le scénario était court, il n’y avait pas de casting. Les 3 comédiennes – il s’agissait d’adolescentes et donc de comédiennes non professionnelles – m’ont coûté 30 000 euros en tout. Cela m’a donné donc une véritable latitude. Je n’avais pas pensé le film comme cela au départ mais finalement, le projet s’est avéré être idéal pour un premier film : j’ai pu entrer dans une économie tout à fait viable qui m’a permis de faire des choix, comme celui du format de tournage par exemple. J’ai effectivement tourné en 35mm mais c’était un choix tardif dans la production. Nous avions les financements : le film était faisable à moins d’un million d’euros. Je ne sais pas si, à vrai dire, nous ne l’aurions fait à moins d’un million : nous n’avions pas la volonté de le faire à tout prix. Il y a eu des compromis, des renoncements mais qui n’ont pas été dus au fait qu’il s’agissait d’un film à petit budget. Par exemple, mon enveloppe pour les décors a représenté 10% du coût global de fabrication. C’est un poste vraiment très important, en particulier pour un premier film. 10% pour les décors est d’habitude plus caractéristique de ce qu’on appelle des “films du milieu”. Et donc le choix du 35, cette importance très forte des décors qui ont été quasiment tous construits dans des conditions de studio, tout cela a été réfléchi. L’idée était de mettre l’accent sur ces postes budgétaires. Nous avons pu le faire car nous avons dépensé peu sur d’autres postes comme le casting par exemple. J’ai le sentiment d’avoir eu les moyens de tourner. On peut donc faire un film avec un petit budget : ce n’est pas un sacrifice si l’économie est juste, si on est au bon endroit. Je pense d’ailleurs qu’avoir plus d’argent aurait été dangereux pour le film. Après, c’est vrai, il faut dire que les gens ont été payés à moins 30%.

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Laurent Hébert : Nous sommes réunis aujourd’hui pour, justement, essayer de tirer toutes ces choses au clair… J’ai demandé à tout le monde de pas faire de langue de bois. Céline Sciamma : Evidemment, c’est l’investissement de l’équipe qui a fait beaucoup pour la réussite du projet. J’ai l’impression que le modèle économique du film était bon. Cela a été dur : il a fallu beaucoup penser en amont, beaucoup préparer mais j’ai l’impression d’avoir été armée pour. Laurent Hébert : En ce qui concerne les techniciens, tu as eu tous les choix que tu voulais ? Céline Sciamma : L’idée était de travailler avec des gens qui avaient un ratio jeunesse / expérience, leur permettant justement de s’investir dans un projet dont ils pouvaient aussi tirer bénéfice. Par exemple, ce film a été le premier long-métrage de mon chef décorateur alors qu’il était dans le métier depuis très longtemps. L’équipe était plutôt jeune, très soudée autour du film. Cela a été très important. J’ai oublié de dire que tourner en 35 a eu des conséquences : le nombre de prises a été limité à trois maximum. Le film a été fait avec 38 000 mètres de pellicule, 37 jours de tournage. Rien de démesuré par rapport à ce qu’on peut voir par ailleurs. Pour éviter les frais de déplacement, nous avons très tôt, dès le scénario même, décidé de tourner dans un seul lieu. Ces choix parfois radicaux nous ont permis d’avoir du confort pour des choses essentielles pour moi, liées à l’artistique et à l’esthétique du film. Tous les choix de production ont été faits en pensant à ce qu’il y allait avoir à l’écran. Cet état d’esprit, pour moi, était le bon. Laurent Hébert : Donc, pour ce film, il y a eu beaucoup de préparation et des choix radicaux pour privilégier l’artistique du projet. Céline Sciamma : Oui, absolument ! Tourner peu de prises, miser sur le plan séquence a nécessité de travailler très en amont avec les comédiennes pendant un mois, avant le tournage. Tout cela bénévolement. Voilà quelques

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étapes qui peuvent se mettre en place dans ce genre de situation et qui nous ont permis, ensuite sur le plateau, d’aller plus vite. Il n’y a pratiquement pas eu d’heures supplémentaires. Il fallait penser à cela aussi. Tout a été préparé de façon à ce que le rendement soit plus efficace sur le moment. Le temps de montage a été de 12 semaines. Laurent Hébert : Votre film est un cas tout à fait inverse par rapport aux exemples donnés par Michel Gomez. Il a, en effet, expliqué que, sur la plupart des tournages “low cost”, la préparation est sacrifiée car elle est jugée chère et peu utile. Nous en avons beaucoup discuté avec les différents intervenants en préparant cette rencontre : finalement, il semblerait que pour tourner moins cher, il faut préparer plus. Et non pas l’inverse. Tous les intervenants vont prendre tour à tour la parole. Il y aura un échange avec la salle parce que je suppose qu’il va y avoir de nombreuses questions. Je voudrais donc passer la parole à Marianne Dumoulin qui est productrice à JBA Production. Elle produit donc beaucoup de films qui pourraient être définis comme des films “low cost” puisqu’à petit budget. On a intentionnellement choisi, pour participer à cette table ronde, des professionnels qui travaillent sur des productions à petit mais aussi à gros budget. Donc JBA, c’est beaucoup de films très choisis. Je pense par exemple au film Le sel de la mer ou à Visage de Tsaï Ming-Liang, sélectionné au dernier Festival de Cannes. Ils sont souvent très bien accueillis par la presse, par les festivals. Comment les tourne-t-on ? J’ai beaucoup discuté avec Marianne pour préparer cette table ronde et je voudrais qu’elle nous explique comment elle tourne avec un petit budget, comment elle conçoit le projet, avec les techniciens, les industries techniques ou les autres postes de dépenses. Marianne Dumoulin : Je voudrais tout d’abord qu’on bannisse le mot “low cost” autour de cette table parce que, comme Michel Gomez vient de le démontrer, le “low cost” est totalement antinomique avec notre domaine. JBA Production a produit en 22 ans près de 100 films dont 45 longs-métrages en intégrant les documentaires grand-format. Nous avons eu cette année notre 17ème film en sélection au Festival de Cannes. Sur ces 17 films, plus de 50% étaient des premiers longsmétrages. Nous faisons partie de cette génération de producteurs, née en même temps qu’Arte. Nous avons


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donc eu, au départ, cette chance incroyable d’avoir des financements conséquents, nous permettant un certain confort notamment pour les durées de tournage (plus d’une année pour certains documentaires !) et de montage. Nous venons de là, c’est notre histoire. Je le souligne car cela me semble important. Les nouveaux arrivants en production n’ont pas connu cette période dorée. Il y a quatre ans, nous avons vécu la “fin” brutale de Canal+ comme soutien au cinéma que nous défendons. Nous avons perdu là un support essentiel car Canal faisait partie de tous nos financements. Mais notre particularité à JBA est l’international, à la fois en ce qui concerne les choix de nos films mais aussi la recherche de financements. Pour le film de Tsai Ming- Liang, par exemple, nous avons remonté 65% de financements internationaux avec plus de 20 sources différentes. Sur le film palestinien, premier long-métrage d’Annemarie Jacir Le sel de la mer, – Eric Lagesse a sorti et vend le film – nous avons eu moins d’un million d’euros avec huit coproductions internationales pour plus de 17 sources de financement. Notre recherche de financement s’appuie principalement sur le national et va chercher à l’international les financements complémentaires, financements qui sont devenus absolument nécessaires pour mener à bien les films. Très honnêtement au-dessous d’un certain seuil financier, produire dans des conditions minimales et mettre en jeu l’artistique n’a pas de sens dans notre métier. On l’oublie bien souvent mais l’artistique est au centre de notre profession. Je pense que cela n’a pas été suffisamment au cœur de la discussion de tout à l’heure : notre métier est avant tout un sujet et un réalisateur. Notre travail de producteur est justement de protéger au mieux le réalisateur pour le conduire le plus loin possible. Le film d’Annemarie Jacir est allé à Cannes, il a été exposé, diffusé, remarqué par la presse, la cinéaste aura donc la possibilité de faire un autre film. Nous, producteurs, nous pouvons subir un échec économique sur un film et nous pourrons continuer à produire, si cela ne se reproduit pas trop fréquemment ! En revanche, nous avons une responsabilité très lourde vis-à-vis des auteurs. C’est d’autant plus vrai que nous produisons beaucoup de premiers longsmétrages. Ces dernières années, nous constatons qu’il est devenu difficile de remonter un million d’euros pour ce type de projets, alors qu’auparavant nous nous situions autour de 2 à 2,5 millions d’euros. Alors il faut se poser la question de comment réellement protéger

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l’artistique avec ces nouvelles donnes. Vous comprendrez l’importance du choix de production, choisir bien et peu pour avoir le temps et l’énergie de développer. Nous avons développé pendant 7 ans un film qui vient tout juste de se tourner. Nous pensions ne pas y arriver mais finalement si ! Je crois que nous n’avons jamais abandonné de projet chez JBA Production. C’est dire si le choix de la production et le rapport avec le réalisateur sont déterminants. Il y a souvent deux à trois ans de développement pour un scénario. On passe ensuite à la constitution de l’équipe. C’est une étape capitale car il s’agit de trouver les meilleurs collaborateurs techniques et artistiques pour entourer le projet. Cela fait partie de notre métier, de notre responsabilité même si il y a parfois des erreurs, et si ce n’est pas toujours simple. Comme le disait Céline, la préparation devient de plus en plus importante. J’ai connu une époque où nous mettions en préparation des scénarios encore trop longs dont nous étions tous persuadés que nous allions tourner pour le chutier. De nos jours, il n’y a plus cette possibilité. Aujourd’hui, il faut que les scénarios soient les meilleurs, les plus aboutis possible pour gagner toutes les batailles et en l’occurrence celle des financements. D’autant plus que ces sources de financement se raréfient d’année en année et sont de plus en plus encombrées. Sur le choix des collaborateurs, plus il est fait en amont, plus on est préparé, mieux c’est. Cependant, un cinéaste a le droit à l’erreur : il a le droit d’avoir des doutes, de chercher, d’hésiter. Il est très important de lui laisser ce temps-là. « Un auteur travaille avec son crayon, un peintre avec son pinceau mais le réalisateur avec une armée ». C’est un poids et une responsabilité énormes. Pour résumer : produire, c’est choisir, bien choisir, développer le plus loin possible, arriver avec un texte le meilleur qui soit, aller chercher l’argent sur le national, trouver nos partenaires à l’international, constituer une équipe cohérente autour du cinéaste, laisser au cinéaste le temps nécessaire pour la préparation, le tournage et le montage. Par ailleurs, face à la précarité grandissante du paysage audiovisuel, on connaît en simultané une transition numérique lourde et coûteuse. On est également dépassés par ces évolutions : nous manquons de temps pour nous former, on s’y perd un peu. Laurent Hébert : Mais je ne comprends pas : chez JBA, pour tourner moins cher, vous ne tournez pas en numérique ?

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Marianne Dumoulin : Nous n’avons pas eu, pour l’instant, de sujets qui s’y prêtent. Nous y avons songé pour le film palestinien et ce pour des raisons de sécurité puisque le tournage avait lieu en territoire occupé : nous pensions que ce serait plus simple pour faire sortir les rushes, faire des dubs etc. Mais pendant les repérages, le chef opérateur face à la lumière du pays nous a vite convaincus qu’il fallait tourner en super 16. Cela a été facile : nous aimons tellement l’argentique ! Nous avons décidé de négocier avec les industries techniques pour rester dans une économie similaire au numérique. Nous avons réfléchi ensemble à toutes les astuces qui pourraient nous le permettre et nous avons trouvé des solutions ! Laurent Hébert : Excusez-moi d’être un peu polémique mais il faut l’être parfois. Quand on tourne en 35mm avec, si j’ai bien compris, moins d’un million d’euros, cela signifiet-il que les techniciens sont moins payés, que les industries techniques sont pressurées au maximum ? Marianne Dumoulin : Tout le monde est pressuré ! La logique est de maintenir un équilibre général en réfléchissant poste par poste avec les chefs de postes, les industries techniques et d’affronter en priorité le poste “comédiens”. On peut obtenir beaucoup des acteurs. Le problème est plus souvent l’agent. C’est parfois compliqué mais il y a des surprises : certains acteurs sont capables d’efforts très conséquents. Cela a été le cas par exemple, sur Visage où les efforts faits par les acteurs ont été impressionnants. La situation du documentaire est certainement la pire : il arrive que les techniciens soient mieux payés que l’auteur réalisateur. Sur cette base, nous faisons en sorte d’être toujours dans le respect de cet équilibre, de payer tout le monde : les techniciens, les artistes, les industries techniques même si, il est vrai, qu’ils sont parfois pressurisés comme nous le disions. Mais il faut souligner que le producteur, en termes de rémunération, se situe à la fin de la chaîne. Sur le film palestinien par exemple, après quatre ans de travail, ses 8 coproducteurs internationaux et les 20 sources de financement nous avons remonté moins d’un million d’euros pour un film qui a coûté 1 300 000 euros. Résultat : le travail du producteur n’a pas été payé, ses frais généraux non plus, sans parler des dettes réellement contractées. C’est malheureusement un schéma qui

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se répète ces dernières années. Un autre exemple : le premier long-métrage du cinéaste argentin de Pablo Aguero, Salamandra, Cannes 2008. On a remonté 800 000 euros pour un film qui en vaut 990 000… Il y a toujours eu des films sur lesquels nous pouvons nous payer, d’autres sur lesquels nous ne le pouvons pas. Le film Lumumba de Raoul Peck par exemple n’était pas financé. Capitaines d’avril de Maria de Medeiros, non plus, suite à la défaillance des coproducteurs italien et espagnol qui ont détourné des fonds et à l’impossibilité de récupérer la TVA au Portugal. Cela fait partie de notre réalité. Il y a toujours cette part de risque dans le travail de producteur. Mais, contrairement à ce qui a été dit tout à l’heure, – et j’insiste sur cela – il est vrai que les films à petit budget n’ont pas forcément moins de succès. Le film de Tsaï Ming-Liang avec ses 3,5 millions de budget et une Compétition à Cannes est un échec salle. Il y aura certes sa diffusion sur les chaînes nationales et son exploitation dans les territoires des coproducteurs (exploitation salle, télé et vidéo). Tout cumulé, même si le résultat reste médiocre, cela est honorable… Honorable mais décevant. Caroline Champetier : A quoi avez-vous attribué l’échec du film de Tsaï Ming-Liang ? Marianne Dumoulin : Cet échec est douloureux pour nous et nous n’avons pas assez de recul : ce film représente 5 ans de notre vie, passés aux côtés d’un cinéaste culte ! Une production magique partagée par toute l’équipe. Cela a été pour nous un vrai cadeau, un cadeau inattendu, la ligne éditoriale de JBA étant plutôt de défendre des films plus “politiques”. Dans le cas de Visage, c’est le musée du Louvre qui a initié le projet et qui a décidé d’ouvrir ses portes au septième art. Ils nous ont contactés et, fans de la première heure, nous n’avons pas hésité. Le film est, à mon sens, très réussi. Comme le voulait le réalisateur, une œuvre d’art avec une forme narrative très complexe. Il voulait perdre les spectateurs et il les perd effectivement. C’est du Tsaï Ming-Liang : le film dure 2h21 avec moins de 100 plans et par conséquent des plans séquence de plus de huit minutes. Il y a, je crois, moins de 50 sous-titres dans tout le film. Visage est une œuvre complètement hors norme, un film ovni. Nous avons une très bonne couverture presse. Malheureusement, les spectateurs ne se sont pas déplacés, mêmes les


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inconditionnels de Tsaï Ming-Liang ne sont pas venus. Habituellement, un film de Tsaï Ming-Liang ne fait pas plus de 30 000 entrées France. Cela pose bien évidemment plusieurs questions sur l’exploitation : il y a eu, d’abord, peut-être une exposition timorée du film par le distributeur. Cela dit, chaque mercredi, 13 nouveaux films sont à l’affiche. Quand on a en salle Haneke et Tsaï Ming-Liang, on préfère sans doute aller voir la Palme d’Or. Il se peut que le public n’ait pas eu envie de voir 2h21 de film sans narration. Il se peut également que Laetitia Casta – qui est pourtant magnifique dans le film – ne soit pas une actrice qui attire le public en salle. Je n’ai pas encore toutes les réponses. Cela me trouble et me rend triste. Caroline Champetier : J’ai vu tous les films de Tsaï Ming-Liang. Il est, selon moi, l’un des cinq plus grands réalisateurs du monde. Il a un rapport à la narration et au temps incomparables. Mais déterritorialisé, exilé, délocalisé, ce cinéaste n’est plus lui-même. Sur Visage, il semble que se sont posées des questions artistiques et économiques qui se retrouvent, dans la réception que l’on a du film. Je veux bien que vous disiez que vous avez tous été heureux sur le plateau mais étant donné les plans que j’y ai vus, à votre place, je me serais interrogée. Mais quand un film commence, on ne peut plus aujourd’hui se poser de questions, les paradoxes sont partout, les difficultés aussi, et la fabrication est souvent tributaire d’un manque de pensée et de préparation. La chose que je peux comprendre c’est ce que Céline a expliqué tout à l’heure. Dans cette bulle que peut être parfois la production d’un premier film, il arrive que l’on parvienne à fédérer et à concrétiser quelque chose d’étonnant et d’unique, jusqu’au tournage et par la suite. Mais cela ne se reproduit pas forcément. En dehors de cela, nous sommes soumis à des paradoxes de production qui sont souvent improductifs. Laurent Hébert : Il est bien sûr très intéressant de discuter de Visage de Tsaï Ming-Liang mais essayons de revenir à notre question initiale. Si, encore une fois, nous parlons ici d’économie, c’est parce que l’économie aujourd’hui semble bloquer parfois les choses. Il y a un certain nombre de problèmes. Je ne peux pas, en tant que Délégué général de la CST, ignorer que ce qui remonte des tournages est une catastrophe. Ne nous voilons pas la face. Le terme de “low cost” existe : je n’ai pris que trois exemples mais j’aurais pu citer une kyrielle de

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phrases dithyrambiques sur le fait de produire encore moins cher. Derrière ce mot “low cost”, derrière cette mode, de vraies questions se posent : elles concernent au final aussi l’artistique. Caroline Champetier : Tant que nous ne travaillerons pas à ce que le rapport entre l’économique et l’artistique change et reflète une cohérence, nous n’arriverons plus à fabriquer intelligemment et de façon viable pour toutes les parties prenantes, ces films/prototypes qui sont les nôtres. A quoi se résume l’artistique aujourd’hui ? Au casting. Quand une actrice ou un acteur est payé à l’heure ce que nous gagnons à la semaine, c’est difficile de comprendre ce qu’on fait, d’autant que nous sommes responsables de leur image. Ce que vous avez dit sur la rémunération des acteurs est tout à fait remarquable, peu de personnes osent le dire. Marianne Dumoulin : On peut continuer à discuter de Visage, mais ce n’est pas le sens du débat. Nous avons été très heureux sur ce projet. On y a travaillé énormément en amont : on ne met pas un film en préparation, sans le connaître sur le bout des doigts, sans savoir précisément ce que veut le cinéaste. Encore une fois, notre métier est de protéger ces cinéastes, de leur permettre de dire ce qu’ils ont à dire en trouvant des collaborateurs qui correspondent à leurs exigences. Laurent Hébert : Nous n’avons pas encore parlé de la notion responsabilité dans le “low cost” : celle des chefs de poste, celle des industries techniques. Je passe la parole à Caroline Champetier qu’on ne présente plus comme directrice de la photographie mais aussi réalisatrice. Je crois que tu as commencé avec Chantal Akerman. Tu as travaillé un peu avec Jean-Luc Godard, beaucoup avec Jacques Doillon, Xavier Beauvois, Amos Gitaï, Philippe Garrel et bien d’autres. Tu as travaillé donc dans des configurations de tournage et avec des technologies très différentes. Tu es également présidente de l’AFC et tu as les retours directs de ce qui se passe sur les tournages. Pour moi, la question principale n’est pas de savoir si le film est bien ou mal financé mais plutôt de savoir à quel moment le manque de financement empêche le projet artistique et technique de se concrétiser. Nous parlions tout à l’heure de déséquilibre en termes de rémunération sur les tournages. C’est aussi une question

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qu’il sera intéressant de débattre ici car elle pose problème. Caroline Champetier : Pour préciser, j’ai travaillé et je travaille encore actuellement sur ce qu’on appelle des films du milieu. Ils sont rarement à un million d’euros mais plus souvent entre 3 et 5 millions d’euros. En dehors des films de Téchiné, je n’ai jamais travaillé sur des très gros films. Nos problèmes sont surtout liés à la répartition du budget. Je trouve normal de dire qu’il y a problème quand un seul acteur peut prendre entre 10 et 15% du budget global. Si c’est le cas, il faut trouver d’autres façons de faire le film sans demander que les techniciens et les prestataires techniques en deviennent en quelque sorte coproducteurs. C’est injuste de devoir se battre pour avoir une équipe électrique ou d’assistants cohérente, ou simplement la filière technique ou le matériel adéquat pour ce film-là. On entre alors dans des paradoxes insupportables qui ne sont productifs pour personne et surtout pas pour le film. Laurent Hébert : Ce déséquilibre pose un problème pour les films concernés. En tant que présidente de l’AFC, as-tu des retours qui attestent que ce déséquilibre nuit à la technique et à l’artistique de cette technique ? La part artistique est énorme dans le travail du directeur de la photographie. Ce n’est pas juste un technicien… Caroline Champetier : On se rend compte, en faisant des incursions sur les forums américains, le CML ou autre, qu’il y a, en France, une sorte de culte de l’omerta qui fait que les gens se taisent. Il se peut d’ailleurs que je sois à la présidence de l’AFC pour essayer de faire en sorte que les choses se disent un peu plus ou un peu mieux et que l’on parvienne à comprendre les paradoxes et les contradictions dont parlait Michel Gomez tout à l’heure. On fait des films avec nécessairement des contradictions. Elles peuvent être positives mais actuellement, elles sont de plus en plus négatives. Ce qui est très violent pour moi est la façon dont on traite les industries techniques. Depuis plusieurs années, je trouve que cette situation est intolérable surtout quand on sait que, dans le même temps, les acteurs sont “surpayés” sans que cela revienne au cinéma. Peu sont producteurs comme le sont les acteurs américains et je pense aussi qu’il y a un problème avec les

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agents ! Les choses doivent être dites, la tutelle doit s’en emparer, et cela doit se faire dans l’idée de défendre le cinéma dans sa diversité, ce qui est une caractéristique de notre cinématographie. Marianne Dumoulin : J’ai le sentiment que tout s’est inversé brusquement ! Les télévisions sont devenues le principal financeur du cinéma et se retrouvent au centre du processus de création, il n’y a plus l’auteur et le producteur mais l’acteur “bankable”. C’est pour cela également que nous voyons souvent les mêmes comédiens à l’affiche. Le diffuseur est commanditaire : il s’accapare une partie du pouvoir du réalisateur et du producteur et tente ainsi de faire en sorte que le film devienne un produit. Il faudrait tout repenser à la base : remettre absolument au centre, le projet, le réalisateur et le producteur. On peut dire tout ce que l’on veut mais les seules personnes de l’équipe du film qu’on ne peut pas renvoyer, sont l’auteur réalisateur et le producteur. Le problème est donc là et il y a des dérives dramatiques. Caroline Champetier : L’idée d’auteur/réalisateur est dangereuse, pourquoi l’auteur est-il nécessairement réalisateur ? Vous avez dit que j’ai travaillé un peu avec Godard. J’ai travaillé deux fois deux ans, donc quatre ans en tout. Ces années ont été pour moi une grande nostalgie digérée et en même temps, sans doute, un apprentissage incomparable du cinéma et pas simplement de l’image. Godard disait que l’auteur d’un film n’est pas nécessairement le réalisateur. L’auteur d’un film peut être le producteur, ou l’acteur. Il parlait de Autant en emporte le vent et de David O. Selznick. Cette notion d’auteur est aujourd’hui une maladie du cinéma français et s’est réduite à sa plus étroite expression. Marianne Dumoulin : Excusez-moi, mais le problème est de plus en plus de ne pas avoir de scénario. Caroline Champetier : Vous dites très justement que les télévisions imposent leur loi. Et cette loi, imposée par les chaînes, c’est la sacro-sainte continuité dialoguée, surtout parce que c’est la chose la plus facile à comprendre par tout le panel des financiers en attendant le découpage. Le rythme, le style visuel du film qui s’en préoccupe ? Scénario et continuité dialoguée sont


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deux choses différentes. Je me souviens que, lorsque j’étais assistante, nous avions des scénarios avec sur la page de gauche des annotations comme les travellings, les effets visuels… Je pense par exemple aux scénarios de Gérard Brach pour les films de Polanski. Lisez-les : ils contiennent une partition visuelle écrite. Lisez-vous aujourd’hui des scénarios avec des partitions visuelles ? Non, même moi, je ne les lis pas et pourtant parfois je les lis trois, quatre, cinq ans en amont de la réalisation du film. Avec Patricia Mazuy, cela fera trois ans que je lis des versions différentes de scénarios dont les modifications concernent les personnages et les dialogues, et le jour du tournage, nous serons en retard sur le visuel du film. Il faut qu’une équipe se mette au travail sur un outil réel qu’elle puisse investir, partager, imaginer, interroger, pas seulement sur une partition qui rassure des financiers. Eric Lagesse : Nous ne sommes déjà plus dans le “low cost”. Les chaînes entrent rarement dans le financement de films “low cost”. Les fantasmes des chaînes concernent plus les films du milieu ou des films plus importants. Les chaînes sont rarement sollicitées pour les films à petit budget. Laurent Hébert : Elles en ont quand même un petit pourcentage. Je vais maintenant passer la parole à Jean-Louis Nieuwbourg qui est directeur de production. Un directeur de production est au centre de tout. Il représente la production et est aussi en prise directe avec l’équipe, avec les choix à faire, avec la pré production. Je suis ravi de le mettre dans une situation si “confortable” ! Jean-Louis a fait surtout dernièrement beaucoup de gros films : Bellamy, L’auberge rouge, Les bronzés 3, Chouchou. Mais il a travaillé également sur des films à très petit budget. Nous avons vu qu’il existait un déséquilibre dans la répartition budgétaire. Nous avons vu qu’on construisait ces projets en disant en gros : « Tout pour les acteurs ! Après, on s’en fiche : on tournera en DV ! ». Qu’en est-il réellement ? Jean-Louis Nieuwbourg : Avant tout, pour revenir à la question du “low cost”, il est vrai que nous subissons une pression économique importante sur tous les types de film et ce, depuis toujours. Jusqu’à présent, les films les plus concernés étaient les premiers films. Je fais partie de l’Association

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des Directeurs de Production (ADP), et à ce titre, je peux constater que depuis quelques années, la plupart des films semble être touchée par cette pression économique tant d’un point de vue artistique que d’un point de vue technique. Je ne suis pas sûr que la faute incombe exclusivement aux cachets des comédiens. Comme l’ont dit précédemment les autres intervenants, la notion importante est celle de l’équilibre. Il faut, avant de parler budget, se demander de quel scénario et de quel réalisateur il s’agit, de quelle œuvre parle-t-on. La première question que nous avons donc à nous poser, en tant que directeur de production, est d’évaluer le coût du film. On sait qu’il y a un auteur, un réalisateur ou une réalisatrice, des comédiens. On sait également qu’il va y avoir des demandes artistiques par rapport à l’ensemble des collaborateurs de la création. Sur cette base, on calcule un devis estimatif qui va nous permettre de dire au producteur quel est le financement qu’il va devoir obtenir. Il y a donc toujours eu des problèmes à résoudre : le devis estimatif est, de fait, trop cher. On constate que nous ne disposons pas des financements nécessaires. On commence alors à chercher des solutions. C’est là que notre travail commence. On peut se dire qu’en faisant des économies sur le poste “Comédiens”, on pourra peut-être mettre à disposition de l’ensemble des collaborateurs de la création les moyens nécessaires à fabriquer le film. Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui, le directeur de production se retrouve un peu seul face au problème. L’auteur, le réalisateur, le producteur ou les collaborateurs de la création, tous attendent que quelqu’un pose ouvertement la question de savoir de quelle façon on va pouvoir faire baisser les coûts. Nous sommes confrontés à la nécessité de trouver un équilibre budgétaire pour le projet. Mais cet équilibre doit être trouvé avec le réalisateur ainsi qu’avec le producteur qui aura la charge de chercher des financements supplémentaires. Il y a alors deux cas de figure : ou on arrive à la conclusion que le film est faisable ou, au contraire, on fait le constat qu’il est trop cher et impossible à réaliser dans le cadre des financements dont on dispose. On parle alors de film à économie réduite. Cela exige un vrai travail d’équipe associant même les comédiens pour leur demander une baisse de leur rémunération. J’ai travaillé sur des films très “fauchés”. Il y a longtemps certes, mais cela m’est arrivé. Nous manquions de moyens et nous avons fait la démarche auprès des agents pour leur demander une baisse du cachet des acteurs. A l’époque – il y a environ une dizaine d’années – cela avait bien

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fonctionné. Il y a des solutions qu’il faut trouver dans une logique de travail d’équipe autour du réalisateur. Il y a toujours une possibilité de travailler sur la matière du projet pour faire baisser son coût et pallier ainsi le manque de financement. On peut aussi jeter la pierre aux uns ou aux autres mais cela ne me semble pas être une solution constructive. Laurent Hébert : Tu défends le fait que certaines questions financières doivent être posées dans le cadre d’une concertation incluant l’ensemble de l’équipe du film. Mais je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas de faire comme au Conseil des Ministres où chacun attend que l’autre fasse un effort tout en priant pour que la coupe financière ne touche pas son budget. Encore une chose : j’ai omis de dire que tu étais membre de la CST et de l’ADP, l’association des directeurs de production. Comment, sur le terrain, fait-on quand on constate qu’on n’a pas le budget suffisant pour réaliser son projet de film ? On renonce : on ne fait pas le film ? Ou au contraire, on décide de commencer en attendant la suite ? Jean-Louis Nieuwbourg : Concrètement, la première chose à faire est un pré-minutage du scénario pour vérifier qu’il n’y a pas de séquences qui iront directement sur le chutier. C’est un rappel de base qu’il est nécessaire de faire. On détermine ensuite les séquences qu’il faut accentuer. Il s’agit de mettre les moyens nécessaires à disposition pour que le film prenne toute sa valeur. On identifie alors les séquences qui nécessitent le moins de moyens, le moins d’énergie. Ce travail est fait sans l’adhésion des réalisateurs, de tous les collaborateurs de la création que ce soit le directeur photo, que ce soit l’ingénieur du son, le chef déco et ainsi de suite… Tous attendent que le script et la mise en scène donnent des indications sur les dépenses et les moyens à mettre en œuvre qu’ils soient humains ou techniques. Si, au départ, rien n’est fait autour des intentions du réalisateur, rien ne peut avancer. On pense parfois que la solution est de jouer sur les jours de tournage : si on retire une semaine et qu’au final, on se retrouve avec 39 heures supplémentaires non payées, ce n’est peut-être pas la bonne solution. Mais on entre, là, dans un autre débat. Il faut plutôt partir d’une analyse financière honnête, qui ne remette pas en question le salaire des uns et des autres. Chaque film est différent : certains sont du théâtre filmé avec une unité de temps, de lieu et d’action. D’autres, à

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l’opposé, sont des films d’époque qui impliquent de tourner dans des pays différents, avec un casting, parfois international. Il faut trouver un équilibre entre le script et la demande du réalisateur. Je suis persuadé que, sur chaque film, il est possible de se regrouper pour pouvoir, ensemble, trouver les solutions qui permettront de le réaliser. Tous les films ne sont pas réalisables mais, la plupart de temps, il est possible de trouver des solutions techniques et artistiques. Caroline Champetier : En écoutant l’introduction faite par Michel Gomez, j’ai eu le sentiment, en tant que citoyenne du monde, que nous étions de plus en plus contraints de devoir penser l’économie. Je ne me souviens pas, même lors de mes études ou quelques années en arrière, d’avoir été soumise à cette pression constante qui nous pousse à penser l’économie, celle de mon pays, celle du monde ou celle de mon métier. Aujourd’hui, nous y sommes ramenés en permanence. Je me pose une autre question : les économistes ont-ils fait leur métier, ont-ils anticipé, ont-ils fait des prévisions ? Cela ne signifie pas que je pense que chacun doit faire son métier, sans s’intéresser à l’autre. Au contraire ! Comme vous l’avez souligné justement, si, sur un film, on ne parle pas ; cette extraordinaire démocratie utopique que peut être un film, ne fonctionne pas. Si quelqu’un aime parler au directeur de production, au producteur et au réalisateur, au décorateur, je suis de ceux-là. Mais je pense qu’on est aujourd’hui contraint de penser l‘économie presque avant l’artistique. Jean-Louis Nieuwbourg : Je constate que, jusqu’à présent, même si il y a toujours eu une certaine communication, les gens sont un peu cantonnés à leur seule fonction. Le directeur de production a la responsabilité de gérer le budget. Mais il faut s’efforcer aujourd’hui, tous ensemble – les auteurs, les comédiens et tous les collaborateurs de création – de participer à la gestion globale du film. Je ne cherche pas à me dédouaner de mon travail mais je ne peux pas y arriver tout seul. De plus en plus souvent, j’entends : « Je suis réalisateur et j’ai besoin de ces moyens, de cette séquence, essentielle au film. » ou « Pour mon travail de chef opérateur, il me faut deux caméras : c’est la grammaire du film », ou encore « J’ai besoin d’un étalonnage numérique car cela va faire baisser nos coûts… ». Ces demandes sont toujours justifiées de façon pertinente. Je me retrouve acculé à un mur et je finis par dire : « J’ai bien compris


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les demandes et les justifications de tous, maintenant trouvons ensemble des solutions pour déshabiller un peu tout le monde et faire en sorte que ce film soit possible. ». Caroline Champetier : Nous sommes actuellement entre le marteau et l’enclume. Je pense que nous avons le devoir de rappeler à la tutelle, aux agents, aux acteurs qui l’oublient parfois, qu’ils dépendent d’une industrie. Cela n’enlève rien au respect que j’ai pour les grands artistes réalisateurs et les comédiens que nous filmons. Mais une industrie, des équipements extrêmement performants, des investissements constants qui doivent suivre les évolutions techniques, des inventeurs de haut niveau, c’est aussi cela le cinéma français. Jean-Louis Nieuwbourg : Sur les industries techniques, je suis en accord total avec vous. C’est peut-être utopique de ma part mais quand je parle d’équilibre, j’y intègre également les industries techniques. Il faut trouver avec les industries techniques, les collaborateurs de la création et les réalisateurs, toutes les solutions qui permettent de rester dans une économie compatible avec le budget. Cela concerne bien évidemment l’image mais aussi la postproduction puisque celle-ci commence au stade de la pré-préparation et ensuite de la préparation. Cela a été dit aussi : il faut mettre l’accent sur cette étape. Il faut associer les industries techniques à cette réflexion dès la préparation. Il ne s’agit pas de leur dire : « Je n’ai pas d’argent, il faut que tu me fasses 50 ou 60% de réduction ». Il s’agit de parler ensemble des différentes solutions. Il est indispensable pour le directeur de production de parler avec toutes les personnes concernées par le film dont il a la charge. Laurent Hébert : Vous parlez tous des industries techniques et cela tombe bien. Je vais donner la parole à Didier Dekeyser qui, chez Eclair, suit beaucoup de tournages et de films en postproduction. Je voudrais qu’il nous fasse un panorama de ce qu’il reçoit chez lui. Y-a-t-il des changements ? Rencontre-il des problèmes au niveau de la postproduction ? Nous parlerons avec lui, sans doute, de la notion de responsabilité. Didier Dekeyser : Pour ce qui est de ce que l’on reçoit, le moins que

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l’on puisse dire est que nous avons eu un été abominable. Nous sommes passés d’un seul coup à 55% de captation électronique. Tous les films étaient à moins de 2 millions d’euros. Nous étions dans les “low budget” mais aussi dans le “low cost”: les différentiels de prix qui nous étaient donnés étaient hallucinants. Sur 12 films en tournage, il nous est arrivé d’en avoir 7 en RED ou en D21 ou d’autres supports du même type. Nous avons commencé à nous demander s’il fallait faire “Easylab”, mettre des gilets orange et faire payer le café aux réalisateurs qui allaient au laboratoire. Nous nous sommes finalement aperçus qu’il s’agissait d’une conjonction de différents facteurs. Sans entrer dans le caractère technique ou artistique qui est un autre débat, sont arrivés cet été en production des films dont les budgets ont été bloqués à cause de la crise et qui devaient se faire coûte que coûte. Certains points sont devenus problématiques comme la captation électronique, la sécurisation et conformation en haute résolution ou en pleine résolution par les productions elles-mêmes dans certains cas de figure. Il y a eu également le saucissonnage de la postproduction et de la sécurisation des rushes entre différents sites notamment pour des raisons de coproduction avec le Luxembourg, la Belgique. Nous y reviendrons certainement après. Actuellement, la tendance est inverse : nous avons 17 films en tournage et plus de 300 000 mètres de négatif 35 mm en développement. Nous savons aujourd’hui que, pour une projection en écran de cinéma d’une fiction avec des critères “bordés” au départ – c’est-à-dire avec un générique de début, un générique de fin et éventuellement quelques fondus enchaînés, la filière de tournage et de postproduction économiquement viable est le 35mm, 1. 85, 4 perforations pour peu qu’on ait un métrage négatif inférieur à 100 000 mètres. Pour les films “low budget” – c’est pour moi différent du “low cost” – , on a un retour au 35mm. Je vais parler maintenant des tournages en captation électronique. Je préfère ce terme à “HD” car il existe différents types de modèles de traitement, différents types de fichiers. Pour ces tournages donc, on assiste à un phénomène “Google”, caractéristique de ce que vivent les laboratoires et en général les prestataires. Le public s’est habitué aux logiciels gratuits, libres de droit à télécharger. Il a pris l’habitude de ne pas avoir à payer. Quand quelqu’un tourne avec un petit budget, il vient avec une captation sur un fichier raw pour une prestation simple de conversion de fichier, un acte informatique pur et dur. Il a souvent à l’esprit que, en dehors de cela, il n’a rien d’autre à

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payer. Pourtant, quand on développe un mètre de film 35mm, on mobilise une équipe de développement qui fait les 3/8, une équipe de chimistes, de préparation des bains, d’essuyage. On a besoin, en cas de problème sur le 35mm, de pouvoir faire une projection. Cela signifie une salle de projection, une gestion de planning, un accueil. Vous devez également avoir un télécinéma et un étalonneur qui doit avoir la possibilité de faire un rapport. Un prestataire technique est donc contraint d’avoir des charges fixes dont le coût pèse lourd dans son équilibre budgétaire. Or, ces images en capture électronique, traitées dans un cadre “low cost” sont presque toujours “home made” : la sécurisation des rushes a été faite par les techniciens du film, il n’y a pas d’étalonnage… A ma connaissance, un fichier raw est un peu comme un négatif. Par exemple, quand on filme une actrice un peu vieillissante, l’exposition doit être différente de celle utilisée sur le plan large qui précède. Actuellement, nous nous confrontons à une minimisation des étapes à cause de laquelle nous n’avons pas de vision claire du résultat que l’on obtiendra. Mais, en bout de chaîne, on doit projeter sur du 35mm du jpeg et donc dans un espace qui est celui de la pellicule sur un écran de 10/15m de base. Il y a donc deux phénomènes. Avec la captation numérique, il y a d’abord une tendance à concevoir notre métier comme un acte de conversion de fichier, un service informatique et non plus comme une véritable prestation. Nous assistons d’autre part au report de la responsabilité de l’image et du son d’un film sur la production plutôt que sur des prestataires. En 35mm, nous avions un loueur de caméra, un fabricant de pellicule, un laboratoire, un auditorium. Après, la responsabilité appartenait aux techniciens du film, chacun dans leur domaine : pour l’image, il y avait le directeur de la photographie et pour le son, l’ingénieur de son et le mixeur. Ils revenaient ensuite vers le laboratoire ou les prestataires. Avec la captation numérique, le processus est tout à fait différent. Quand on est dans le “low cost”, on est donc obligé de réaliser soi-même les prestations et donc d’assumer à chaque étape pour la production la responsabilité du traitement des images. Nous savons tous que le type de matériel utilisé et le savoir-faire ont une influence, mais que ce n’est visible parfois qu’en bout de chaîne. Nous l’avons vécu plusieurs fois avec Caroline. Par exemple, les drops ne sont perceptibles que lorsque qu’on descend les images en 625 lignes au moment du montage. Il peut y avoir aussi des pollutions que l’on ne voit qu’à l’étalonnage, pour peu qu’il

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se fasse sur grand écran. D’autres ne se voient qu’au moment du shoot. Or, nous nous trouvons face à des gens qui ne veulent payer que ce qui est incompressible : le retour au film, au jpeg 2000. Ils ne peuvent pas le faire seul : c’est compliqué et cela coûte cher. Ils ont souvent eux-mêmes étalonné sur Color, avec un petit moniteur, fait leur propre auto conformation en utilisant leurs propres codecs. Quand on retourne au film, le résultat est parfois surprenant. Laurent Hébert : On va d’ailleurs le voir cet après-midi puisque l’équipe de la CST a fait des essais comparatifs entre un travail en laboratoire – d’ailleurs chez vous Eclair – et un travail fait à la maison avec un Color. Nous avons rendu l’exercice plus difficile encore en choisissant des scènes de nuit. Nous verrons donc ce que le retour sur film donnera en projection sur grand écran. Essayons d’avancer un peu car le temps passe et je pense qu’il y aura beaucoup de questions. Considérons maintenant que le film est fait et qu’on arrive à l’étape de la distribution et de la vente internationale par exemple chez Pyramide. Nous avons avec nous aujourd’hui Eric Lagesse. Pouvez-vous nous donner une idée de la façon dont ces films parfois sous financés trouvent leur place en distribution mais aussi sur le marché international. Evidemment, vous allez me dire que vous n’en savez rien puisque vous ne les prenez pas! Mais plaisanterie mise à part, ces films – d’une façon générale et pas seulement chez Pyramide - trouvent-ils leur public ? Car si c’est le cas, on pourrait faire, au fond, le raisonnement suivant : je fais un film “low cost” pour lequel je ne dépense pas beaucoup d’argent, il a un grand succès et cela me permet d’investir plus sur le prochain. Eric Lagesse : Chez Pyramide, nous distribuons 12 à 14 films par an. Nous vendons également à l’étranger entre 16 à 20 films. Il s’agit le plus souvent des mêmes. Vous avez dit, Laurent, qu’un distributeur exportateur arrive en bout de chaîne. C’est la chronologie logique mais en fait, ce n’est pas du tout le cas. Un distributeur, exportateur se positionne très en amont sur le film : je lis un script de production indépendante. J’utilise le terme de “production indépendante” et non pas celui de “low cost” car cela n’est pas toujours synonyme même si il est vrai que cela va souvent ensemble. Le fait est que les producteurs ont besoin d’un distributeur, d’un exportateur, d’argent, parfois d’un


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à-valoir pour pouvoir démarcher les chaînes. Il m’arrive très souvent de lire un script avant le chef opérateur, avant qu’une chaîne ne soit engagée dans le projet. Je lis un script une fois, deux fois, trois fois parfois cinq fois. C’est mon souhait, notre façon de travailler chez Pyramide. Tout le monde ne travaille pas non plus comme cela. Mais j’aime les films, j’aime les voir se fabriquer. Je ne m’engage que si j’aime le script. J’essaye ensuite de le faire évoluer avec le producteur et le réalisateur, je suis également le montage. Je ne me positionne pas en bout de chaîne en attendant, la bouche ouverte que cela tombe tout cuit pour me dire ensuite : « C’est à moi d’y aller maintenant !». Un vendeur, un exportateur - il se trouve c’est le même là chez nous – fait ce travail très en amont. Il travaille un an sur le film pendant que l’équipe est en train de le faire. Il parle avec les directeurs de festival comme Thierry Frémaux ou Dieter Kosslick des films à venir. Je tiens à le dire car on a vraiment trop tendance à considérer que le distributeur est en bout de chaîne. En ce qui concerne le “low cost”, je n’ai pas le budget du film en tête quand je lis un script. Cela n’entre en compte qu’a posteriori, lorsque, après avoir aimé un script, je commence à discuter avec le producteur. Il est clair que si, pour un budget de 1 500 000 euros, le producteur vient me demander 500 000 euros d’à-valoir c’est-à-dire de financer un tiers du film, je refuse. Il doit y avoir aussi une logique économique dans laquelle je dois pouvoir m’insérer. Pour moi, c’est d’abord le talent qui compte : celui du producteur et celui du metteur en scène ou inversement. Je dois être ému, bouleversé par le script que je lis. D’ailleurs je crains que si l’on me donnait des scripts tels que Caroline les décrivait tout à l’heure, je ne saurais pas m’en sortir. Il est bon d’avoir une idée des travellings, des gros plans mais il faut qu’à la lecture, on puisse s’imprégner de la sensibilité du metteur en scène. On doit pouvoir cerner, dans son écriture, ce qu’il peut apporter de cinématographique à un film. Le plus important pour nous est le talent et c’est certainement pour cela que près de la moitié de notre lineup sont des premiers films. Nous venons, par exemple, de nous engager pour trois premiers films français : Jimmy Rivière, Angèle et Tony, Belle épine qui vient de terminer son tournage. Je regarde ensuite les courts-métrages du réalisateur, histoire de voir ce qu’il a fait auparavant. Je discute aussi avec le producteur car il est pour moi l’assurance que le tournage et le film vont aller au bout. Je n’emploie pas ici l’expression « aller jusqu’au bout » dans le sens « livrer quelque

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chose » mais dans le sens d’« aller au bout d’une exigence artistique », avec les moyens dont on dispose. Je ne me suis jamais engagé sur un film où j’ai senti que le producteur n’était pas bon. Si je sens que quelque chose ne va pas, que le producteur est fragile, je n’y vais pas, même si le film me plaît. Nous avons beaucoup de films“low cost”. Je suis d’ailleurs, moi aussi, pour bannir cette expression. Je ne l’ai jamais utilisée, auparavant. Quand la CST m’a invité à ce débat sur le “low cost”, je me suis dis : « Tiens, je dois être un distributeur “low cost” : c’est tout à fait moi ! ». Nous avons donc des films “low cost” car nous nous engageons sur beaucoup de premiers films. Nous n’avons pas accès aux gros films. Il y a des exceptions : Pyramide Productions a fait Partir, (film, d’ailleurs, tout à fait sous-financé pour un montant défiant toute concurrence) avec Christine Scott Tomas, Sergi Lopez et Ivan Attal car j’ai payé le prix. Vraiment ! Mais j’y ai eu accès car il s’agissait d’une production d’une maison mère avec laquelle nous sommes liés capitalistiquement. Peindre ou faire l’amour d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu est une autre exception : j’aime beaucoup le script, mais je comprends pourquoi les groupes ne l’ont pas pris. C’est un film hybride, sur la brèche au sujet duquel on ne sait jamais de quel côté il va tomber. Je fais le pari et je mets l’argent nécessaire sur la table, convaincu que le film évoluera bien. C’est ainsi que j’ai obtenu un film avec Daniel Auteuil et Sabine Azema. Le plus souvent, nos films n’ont pas de casting. Le plus intéressant pour moi est de voir ce que le film va devenir. Nous avons fait des films de très grands metteurs en scène comme Benoît Jacquot, Olivier Assayas ou Claire Denis qui ont été ensuite reconnus comme tels. Je pense que nous avons fait parfois les plus grands films de nos réalisateurs. Quand Claire Denis fait Beau travail, elle fait un film“low cost”. Je n’ai plus le budget en tête mais je suis sûr qu’il est “low cost”. Claire Denis a parfois tourné des films avec beaucoup plus de casting et beaucoup plus d’argent mais sans pour autant atteindre la qualité de Beau travail. Idem pour Olivier Assayas avec Irma Vep. On s’accorde tous à dire qu’il s’agit d’un des films les plus libres et les plus beaux d’Olivier Assayas. Je ne l’ai pas eu en distribution mais je l’ai vendu à l’international. Il a très bien marché, aussi bien, je pense, que Les destinées sentimentales que nous avons aussi très bien vendu mais qui a coûté beaucoup plus cher et qui au, final, a été moins rentable. Même chose pour La fille seule de Benoît Jacquot…

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Laurent Hébert : Nous parlons là de grands cinéastes qui ont le plus souvent des spectateurs fidèles. Nous savons tous que leurs films marchent. Ce sont des exemples mais je suis un peu gêné car si je prends les chiffres du CNC, je constate que, de façon générale, les productions à petit budget sont celles qui font le moins d’entrées. Eric Lagesse : C’est vrai, le CNC publie des rapports catastrophiques qui ont montré, par exemple, que 50% des premiers films font moins de 20 000 entrées. On a tous des premiers films qui ne font pas d’entrées mais c’est le prix à payer. Je ne raisonne pas film par film, je raisonne, en société de distribution, sur la globalité. Si j’ai 12 à 14 films, il faut que j’en fasse marcher 3 ou 4. Si, comme cette année, j’ai la chance que 5 films marchent, c’est formidable. Il faut que j’arrive à sortir les films avec une économie dans laquelle je ne dois pas perdre d’argent, où je dois essayer d’en gagner car évidemment ma structure coûte cher. Vous n’êtes pas contents de travailler à moins 30% mais il nous arrive très souvent, à nous, distributeurs, de travailler bénévolement. Effectivement, ce bénévolat est aussi dans notre intérêt de distributeur puisque notre travail est de découvrir des talents et de les garder. S’ils partent ailleurs, j’en découvre d’autres : c’est mon métier et j’aime ça. Il y a des premiers films qui marchent très bien. Je pense ici au film Y aura-t-il de la neige à noël ? Il a été produit par le producteur “low cost”par excellence : Humbert Balsan. Sa disparition nous affecte encore beaucoup à Pyramide. Ce film a été un miracle puisque nous avons fait 800/900 000 entrées. C’est un exemple parmi d’autres : La naissance des pieuvres – nous ne l’avons pas distribué – a, je crois, relativement bien marché pour un premier film. Prenons Le Sel de la mer. Marianne sait combien nous nous sommes engagés sur le montage de ce film. Nous avons été solidaires face à Annemarie Jacir qui n’était pas facile à gérer. Au résultat, nous avons eu un film viable, avec 60, 70 000 entrées et une longévité extraordinaire en salle. Je suis très optimiste comme distributeur et exportateur. Heureusement ! Sinon, j’arrêterais. Nous avons de nombreux d’exemples qui montrent qu’il y a toujours des films qui sortent de la masse. Laurent Hébert : Il y a quand même de plus en plus de films à petit budget. Cela commence à poser un problème.

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Eric Lagesse : Il y a certainement trop de films sur le marché mais il n’est pas possible d’exclure une catégorie tout entière et dire qu’il faut refuser de produire les films à petit budget. Il faut refuser de produire et de distribuer les mauvais films. Je lis un script par jour. Dans le nombre, certains sont innommables. Heureusement ! Je ne pourrais pas sortir 200 films par an. D’ailleurs, parmi ces films innommables que je vois passer, certains parviennent à se faire. Je ne sais pas trop comment ! Laurent Hébert : Se pose également le problème de la capacité des industries techniques et du tissu des techniciens en France à assumer économiquement le fait qu’il y ait de plus en plus de films qui se font à faible coût. Nous sommes tous d’accord pour dire que l’intervention de Michel a été passionnante, mais je remarque que personne n’a repris « les questions qui fâchent ». Quand on lit la presse, il est clair que les industries techniques sont au bord du gouffre ! Didier Dekeyser : Ces difficultés ne sont pas seulement dues au nombre croissant de films à petit budget. Cela entre, bien sûr, en ligne de compte mais la situation des industries techniques est également liée à d’autres paramètres. Il y a, d’abord, une concurrence frénétique entre nous plutôt sur les gros que sur les petits films, d’ailleurs. Personne ne se bat sur un film à 500 000 euros. Il se peut que l’on ait un coup de cœur pour lequel on fait des efforts énormes mais cela reste excessivement rare. En revanche, la concurrence est rude sur les films des gros groupes : les laboratoires et les prestataires prenaient, sur ces films, des marges plus intéressantes. Ces marges ont aujourd’hui fondu comme neige au soleil car ces films ont été l’enjeu de toutes les convoitises. Il faut ajouter à cela, avec le numérique, la multiplication des formes de concurrence. A l’époque du 35mm, vous aviez trois pôles qui maîtrisaient toute la chaîne, du développement du négatif jusqu’au tirage de copie. Aujourd’hui, c’est fini : une multitude de prestataires font de l’étalonnage numérique ou de la masterisation. On voit tous les jours de nouvelles structures se monter. Tout expliquer par le fait qu’il n’y ait sur le marché que des films à moins d’un million d’euros, c’est un peu facile. D’autant que, finalement, ces films-là consomment relativement peu.


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Caroline Champetier : Et à juste titre : parfois 1,2 millions d’euros suffisent. Tu as dit, Céline, quelque chose d’intéressant. Tu as dit : « Si j’avais eu plus, je ne suis pas sure, que mon film aurait été mieux réussi. » Intervention du public : Vous dites que les distributeurs ne sont pas rémunérés à la hauteur des efforts fournis. Je sais que cela arrive et même sur les films qui marchent vraiment. Je suis directrice de production et je constate qu’on demande – et ce, depuis très longtemps – des efforts systématiques aux techniciens, aux fournisseurs techniques. Un exemple : récemment, j’ai travaillé sur film qu’on tournait en studio. Le producteur a voulu que j’insiste auprès des fournisseurs pour obtenir un effort additionnel. Je me suis rendu compte qu’ils nous avaient fait les mêmes tarifs que ceux qu’ils pratiquaient 7 ans auparavant. La production était ravie mais, moi, j’avais honte. Comment les gens peuventils gagner leur vie dans ces conditions ? Eric Lagesse : J’entends ce que vous dites mais j’insiste : sachez, qu’en tant que distributeur, je fais parfois des efforts considérables. On nous demande de donner de plus en plus d’argent en amont, de prendre plus de risques sur des films extrêmement fragiles. A l’époque, je regardais le film en projection et je disais oui ou non. Aujourd’hui, je suis obligé de prendre des premiers films sur script, en me projetant sur l’idée que j’ai du talent de celui qui écrit. Il ne me reste qu’à espérer que l’auteur filme bien et extrapoler sur les courtsmétrages que j’ai pu voir. On en est tous là. Sur Partir, par exemple, Pyramide Productions a pris un risque énorme. Si le film n’avait pas marché, cela aurait été pour nous une perte sèche. Malgré le casting, nous n’avions dessus aucune chaîne. Nous sommes parfois dans des situations absolument délirantes. Intervention du public (intervenant précédent) : Pour élargir mon propos, la question que je me pose est de savoir si tout se justifie au nom de l’artistique ? En ce qui concerne le “low cost”, l’expression très à la mode que j’entends beaucoup n’est pas “low cost” mais “films à économie fragile”. C’est beaucoup plus joli. Laurent Hébert : La position de la CST n’est pas d’être contre les

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films à petit budget. Nous constatons seulement que 46% de la production française se fait à petit budget, et que cela pose un certain nombre de problèmes. C’est pour cette raison que nous avons simplement décidé d’en parler ouvertement. Je ne remplirais pas mon rôle si je ne faisais pas écho ce que j’entends dire par les membres du Bureau de la CST qui ne sont pas toujours optimistes pour l’avenir. Vous avez également raison de dire que le succès d’un petit film ne va pas toujours à ceux qui l’ont fait. Intervention du public (intervenant précédent) : Il arrive un moment où le financement est si faible que la question est de savoir comment on protège l’artistique. A quel moment décide-t-on qu’on y va ou non ? A quel moment ce manque de financement met en danger le film ? Et c’est vrai pour chaque poste. Intervention du public : Bonjour. Je suis chef opérateur, assistant caméra, parfois réalisateur, parfois électro, parfois machino depuis 17 ans maintenant. Cela fait donc 17 ans que je fais des premiers films et quand j’arrive à moins 50%, je suis déjà heureux car je vais survivre encore quelques mois de plus qui me permettront peut être d’en faire un film de plus. J’ai l’impression que tous les intervenants ont une analyse très proche du problème. Mais comment trouver les solutions, où les trouver ? Je ne sais pas. La personne qui manque autour de cette table aurait peut-être pu donner des éléments de réponse. On parle de financements qui ne sont pas assez élevés. On se débat tous pour faire les meilleurs films possible jusqu’au moment où cela devient infaisable avec le budget imparti. Comment se fait-il que les enveloppes soient si basses ? Comment se fait-il qu’on n’arrive pas à financer les films ? Tout à l’heure on parlait de la responsabilité des comédiens qui prennent une proportion trop importante du budget. On sait pourtant très bien que si tel ou tel acteur joue dans le film, le financement est beaucoup plus important. Sans casting, certains films ne se font pas du tout. Je ne trouve pas que ce soit une bonne chose mais c’est un constat. Quand on a un film d’auteur, un film sans casting, un premier film – qui est aussi parfois un premier film pour les techniciens ou le producteur d’ailleurs – on ne trouve pas les financements parce qu’on ne trouve pas les diffuseurs. Je pense ici aux chaînes de télévision, bien sûr. Tous les problèmes convergent vers une question essentielle. Le “low cost” vient-il aussi du très “low financement” ?

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Comment se fait-il qu’on attache aussi peu de prix à ces objets qui nous fait vivre, nous, techniciens ?

dépasser 50% du financement; mais les sujets doivent s’y prêter.

Caroline Champetier: Quand La sentinelle a été sélectionné à Cannes, je me souviens que nous n’avions pas d’argent : nous sommes arrivés à pied au Palais pour montrer les marches, et non dans les grosses voitures noires. Les gens nous regardaient et ils disaient : « Qu’ils sont jeunes ! ». Cela m’avait frappée car nous n’étions pas si jeunes, nous avions la trentaine. Cela faisait plus d’une dizaine d’années qu’un premier film n’avait pas été en compétition officielle. J’ai l’impression que cette sélection a inauguré une sorte de vague, de mouvement sur les premiers films. Cela a peut-être été motivé par l’artistique mais aussi certainement par l’économique : il y a eu une multiplication de premiers films qu’on a considérés soudain comme des coups à faire. Je ne veux pas “euthanasier” les premiers films que, comme Eric, j’aime profondément. Mais pour moi, ce qui est intéressant, c’est la trajectoire des cinéastes, leur parcours. Un cinéaste fait un premier film, puis un deuxième, un troisième, un quatrième, un cinquième… Je fais partie de la Commission de l’avance sur recettes. Nous le voyons bien : réaliser un second film ou un troisième est extrêmement difficile. C’est à ce moment-là que le cinéaste se cherche, affine son style. Cette sorte de porte ouverte pose question. Je reviens à des choses très simples, à l’apprentissage d’un métier par exemple. Considérer qu’à la sortie de l’école, on est directeur de la photographie signifie que l’on nie la nécessité du compagnonnage, de l’apprentissage et du temps à prendre pour expérimenter les choses. C’est pourtant ainsi que cela se passe aujourd’hui : tous les ans se créent toujours plus d’écoles pour former les chefs opérateurs qui poussent à la vitesse des champignons. C’est une très bonne année, paraît-il, pour les champignons que sont les chefs opérateurs !

Laurent Hébert : Juste des chiffres quand même. Je ne parle pas de 2009 car, avec la crise, la comparaison n’est pas possible. En 2008 donc, il y a une augmentation très nette des capitaux investis dans la production française. Je suis désolé mais le financement des chaînes a augmenté de 14% … En moyenne, certes, mais cela signifie qu’il y a bien un problème de distribution de l’argent et non pas de quantité d’argent. C’est très différent.

Intervention du public (intervenant précédent) : Il faut arrêter de dire qu’il y a trop de premiers films. Le problème est de savoir où peut-on trouver les financements et quels sont, dans les chaînes de télévision, les décisionnaires, les donneurs d’ordre. Marianne Dumoulin : Il est vrai qu’il y a un manque de curiosité évident dans ce domaine et les guichets sont limités. Notre réponse chez JBA est d’aller chercher le complément de financement à l’étranger, complément qui peut

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Intervention du public : Il me semble qu’il y a un amalgame entre les films à petits budgets et les stratégies “low cost” qui, d’ailleurs, a été très bien expliqué par Michel Gomez. Il me semble que les stratégies “low cost” paradoxalement sont celles où, pour l’instant, on injecte le plus d’argent c’est-à-dire les très gros films qui sont standardisés. Ils doivent répondre à un taux de remplissage de salle maximal et présentent toutes les caractéristiques de la stratégie “low cost” y compris celle des donneurs d’ordre, des chaînes de télévision. On est dans une logique de commande et non plus dans une logique de prototype et d’offre à laquelle répondent parfaitement, en revanche, les films “low budget”, émanant, eux, du désir d’un réalisateur, d’un producteur, d’une équipe et d’un distributeur de faire exister une œuvre. Je pense que le paradoxe est vraiment là. On investit des financements toujours plus importants dans les gros films qui relèvent d’une logique “low cost” et donc parallèlement, on réduit de plus en plus les budgets des petits films. Nous sommes pris en étau dans cette double tendance. La pression économique vient de là. Si la tutelle ne nous aide pas… Laurent Hébert : Il est vrai qu’il y a de plus en plus de films à gros budget mais je ne comprends pas très bien comment vous pouvez dire qu’ils relèvent d’une stratégie “low cost”. Quand vous faites OSS 117… Michel Gomez l’a bien expliqué tout à l’heure : ces films ne relèvent pas de stratégies “low cost” ! Didier Dekeyser : Cela fait 50 ans que le cinéma français produit des blockbusters. Et heureusement ! Finalement il y a assez peu de séries comme Taxi. Contrairement au


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cinéma américain, le cinéma français tourne assez peu en rond! Regardez leurs bandes annonces au Congrès des Exploitants : le même schéma se répète de façon désolante. On oublie Le mariage des Bodins. C’est un petit film, une petite comédie, très maline, tournée en Mini DV, tournée en 4 jours par deux comiques de la Région Centre. Le film a eu le meilleur coefficient de rentabilité en distribution car il a été sorti sur 4 ou 5 copies France. Je l’ai vu. Je n’ai pas aimé mais j’avoue que l’on se laisse prendre par le film qui fonctionne. L’argent est au niveau des chaînes. On sait que les chaînes de télé ne financent que les projets sûrs, les projets qui feront un 20h30. On sait aussi que pour cela, il va falloir Jean Dujardin ou quelqu’un d’autre derrière. De toute façon, même sur ces films, la répartition ne se fera pas forcément sur les techniciens et sur les industries techniques. Intervention du public : Je voudrais poser une question à Céline Sciamma car son discours est très révélateur de l’ambiance actuelle. C’est là où on est tous coupables. Je voudrais qu’elle m’explique comment elle peut dire que son premier film a été bien produit, qu’elle est satisfaite alors qu’elle a payé les gens à moins 30%. Quand on dit « moins 30% », il faut savoir que cela signifie moins 30% du salaire minimum, fixé par la convention. Cette convention n’est signée et n’est respectée par personne. Cela signifie aussi que les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées. Au bout du compte, cela fait moins 50%. Je ne sais même pas comment font les gens pour vivre avec ça. On est satisfait de cela car la variable sociale est une variable d’ajustement. On généralise donc cette attitude et ce fonctionnement. Je parle en connaissance de cause : je vois tous les jours des techniciens arriver avec l’idée de travailler pas cher, à n’importe quel prix. Je ne suis pas d’accord pour laisser dire qu’on est tous d’accord sur le fait que cela fonctionne ainsi. Les techniciens ne vendent plus leur savoir-faire, les industries techniques vont droit dans le mur. Les films seront toujours réalisés mais le seront peut-être par d’autres. Céline Sciamma : Je n’ai pas dit que mon film était magnifiquement produit alors que les gens ont été payés à moins 30%. La question posée était de savoir si j’avais fait des compromis artistiques. C’est en y répondant que j’ai dit que le film avait été bien produit puisqu’il n’y a pas eu de compromis artistiques grâce sans doute – et je

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l’ai dit aussi – à l’effort de tous. Par ailleurs, le film a cet équilibre qui fait que tout le monde est peu payé, moi et les comédiens y compris. Je déplore que les gens soient payés à moins 30% évidemment mais je le répète : il n’y a pas eu de compromis artistique parce que les gens ont aussi accepté cette donnée. Ils ont tous travaillé malgré cela. Mais jamais, je n’ai dit être satisfaite de cela. Intervention du public (intervenant précédent) : C’est exactement ce que je voulais dire. Tout le monde a accepté ! Les prestataires techniques sont dans une situation catastrophique et les techniciens aussi parce que, justement, tout le monde accepte. Et donc, nous n’avons pas le choix. Eric Lagesse : C’est exactement ça, on n’a pas le choix ! Intervention du public : Bonjour. Je suis directeur de production. Je refuse, quant à moi, de faire certains films dans les conditions dont on vient de parler. Didier Dekeyser a dit quelque chose de très intéressant tout à l’heure. Il a fait la distinction entre les films “low cost” et les films “low budget”. Caroline disait aussi quelque chose de formidable : elle a parlé de bulles magiques, qui ont de la chance. Moi, j’ai eu la chance de faire le premier film de Martin Provost qui s’appelait Tortilla y cinéma avec Eric Guichard à la lumière. Je ne vous dis même pas les conditions dans lesquelles on l’a fait. C’était l’époque des films “Canal”. Il n’y avait que Canal pour le faire. On peut, on ne peut pas ? On se bat pour aller chercher l’argent supplémentaire. On ne l’a pas, on se met autour de la table, on décide de le faire. On y va, on ne regarde même pas : on y va car on accompagne un auteur. J’ai eu la chance de faire aussi le premier film de Karin Albou La petite Jérusalem. Mêmes conditions. On me demande un budget comme à tout directeur de production. On dit que le film se fait à “tant”. Le producteur se bat comme il peut, où il peut pour trouver des financements. Il en manque. Comment fait-on ? On discute avec tout le monde : les acteurs descendent au plus bas, les techniciens font l’effort qu’ils peuvent, les producteurs également. Aujourd’hui, on n’accompagne plus les auteurs, on ne les suit plus de film en film. Certains films ne peuvent plus se faire, à 3, 4 ou 5 millions d’euros. Et pourtant ils les méritent car ils utilisent des cascades et des effets spéciaux à n’en plus finir. On nous dit qu’il

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manque de l’argent. Dans la mesure où certains films se font à moins 50%, on va nous demander de travailler à moins 50%. Ma réponse est de dire : « Travaillons plutôt le scénario ou le film ne se fera pas dans ces conditions-là ». Finalement, le film se fait dans d’autres conditions. Avec Tortilla y Cinéma, en 1996, nous étions dans le “low budget”. Aujourd’hui, on est dans le “low cost”, dans une économie de petit film. Mais, il y a le mot “économie” avant tout. Prenons l’exemple du film Le projet Blair Witch. Le film marche. La question était de savoir comment il avait été fait pour décliner le modèle. Cela a été pareil avec le film de Sylvie Veyrheyde, Stella sur lequel j’ai travaillé. On vient encore aujourd’hui me voir pour me dire : « Tu as fait Stella ? C’était super. C’était combien ? 2 millions d’euros ? C’est donc possible !». Et moi de répondre : « Oui, mais le problème est que ton projet n’est pas Stella ou La petite Jérusalem ! Pour ton scénario, il faut 10 semaines de tournage ! ». Il faut bien distinguer le “low cost” qui devient une économie dans laquelle on veut s’inscrire, avec tout ce que cela entraîne derrière. On continue à se tirer des balles dans le pied parce qu’on perd sur les postes où normalement on doit gagner. Cela passe par des choix. Je ne suis pas un héros mais, à un moment donné, je dis non. Je dis non parce que je sais que ce qu’on va livrer ne sera pas bon. Il m’est arrivé de dire à des producteurs « Non, ce n’est pas possible, on ne peut pas y aller ! ». Que font-ils ? Ils cherchent un autre directeur de production. Je les retrouve deux ans après et ils me disent que j’avais raison. Cela m’est égal d’avoir raison. Le problème est qu’on n’est plus dans le cinéma, on est dans la notion “on fait des films”. Voilà, on va faire un film. Il y a 1 400 millions d’euros par an mis sur la table et 200 films réalisés. Si vous faites un ratio simple, chaque film devrait coûter 7 millions… Pardon, il y en a 240. Même à 6 millions, en tant que directeurs de production, nous savons où les mettre, on peut tous s’y retrouver. Laurent Hébert : La moyenne est à 6,4 millions donc vous êtes tranquilles ! Eric Lagesse : Je voulais répondre au spectateur qui s’est adressé à Céline Sciamma. Je l’ai trouvé un peu injuste avec elle. Vous avez une jeune réalisatrice qui fait un premier film, un premier film réussi, qui va certainement lui permettre de faire un deuxième peut-être dans de

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meilleures conditions. Elle est en effet heureuse d’avoir pu faire ce film avec ce budget très modeste. Je ne pense pas qu’elle a été payée, elle, à plus 50%. Je pense que son producteur ne s’est pas payé. En tant que distributeur, très souvent, je ne suis pas payé non plus. Il m’arrive également de perdre 100 000, 200 000 euros. On ne peut plus sortir un film à moins de 250 000 euros. Aujourd’hui, je perds parfois 300 000 euros sur certaines sorties. Bien évidemment, il y en a un ou deux qui vont marcher. Ce n’est peut-être pas comparable. Je refuse aussi des films, nous faisons tous des choix. Sur l’année, je prends parfois 10 films à risque. L’année dernière, par exemple, un seul de mes films a dépassé la barre des 100 000 entrées. La question est de voir comment je vis, moi, alors que je prends des risques perpétuellement. Je ne peux pas dire tout le temps : « Je travaille à moins 50%, je ne touche pas de salaire ». J’ai des charges fixes et si je ne fais pas entrer d’argent, je coule. Je ferme et je ne peux plus sortir de films d’auteur. Laurent Hébert : Je voulais remercier le directeur de production qui vient de prendre la parole. Merci d’avoir précisé que tous les films ne sont pas faisables aux mêmes tarifs et que chaque projet a une d’économie propre en dessous de laquelle il ne peut pas se faire. Un petit film intimiste dont l’action se déroule dans des décors simples n’a rien de comparable avec un film avec des lieux de tournage multiples, des effets spéciaux… On pourrait dire que chaque film présente son propre “danger économique”. On doit se parler et selon la théorie du décrochage, se dire que les conditions ne sont pas bonnes et que le manque de financement empêche tout simplement le film de se faire. Jean-Louis Nieuwbourg : Je voudrais que nous parlions des cicatrices que nous évoquions tout à l’heure. On en est à dire : « J’ai souffert », « Cela a été douloureux ». Cela montre où nous en sommes aujourd’hui. Dire qu’on a souffert, ne signifie pas qu’on justifie sa souffrance. Je n’attaque pas du tout Céline d’avoir fait son film dans ces conditions-là. C’est bien qu’elle ait pu le réaliser. Mon seul reproche est que, même si elle s’en défend, il ressort de son discours qu’elle a trouvé cela normal. Il lui semble qu’il a été bien budgété, il a été, en fait, sous-budgété.


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Marianne Dumoulin : La faute revient à la précarité des financements. Il ne s’agit pas d’en rejeter la responsabilité sur l’autre. Le discours de Céline était très intéressant, elle nous a démontré les conséquences artistiques face à cette rigueur budgétaire, l’importance de la préparation, du travail qu’elle a fait en amont avec ses comédiennes non professionnelles et avec tous ses chefs de poste. Elle avoue qu’avoir plus de moyens ne lui aurait peut être pas permis de faire mieux et que cette austérité économique l’a certainement amenée à ce résultat. Quand on produit Salamandra de Pablo Aguero, on est exactement dans la même problématique. On s’est posé la question de la HD ou de la photochimie. On a choisi la photochimie. Cela a signifié pour le réalisateur de tourner peu, environ 3 prises par plan. On a beaucoup réfléchi avec lui sur la façon de filmer et il a beaucoup travaillé sur le découpage avec la chef opératrice. Ce travail-là était déterminant pour que toute la chaîne soit pensée, réfléchie en amont. Quand le réalisateur est arrivé au montage, il avait tout et il maîtrisait son film. Notez que la HD pose un autre problème : la boulimie de tournage et au montage, on se retrouve croulant sous les rushes et le planning postproduction explose… Intervention du public : Je voudrais juste poser une question à Céline Sciamma qui nous a donc dit qu’elle avait pu travailler dans un relatif confort sur le plan artistique avec un budget très restreint. On vient de nous expliquer pourquoi et je comprends très bien. Ma question est de savoir à quels sacrifices elle a été contrainte sur les prestations de postproduction. Nous n’en avons parlé que peu ce matin. Vous avez dit avoir eu 12 semaines de montage, c’est raisonnable. Comment avez-vous fait ensuite pour le son, pour le mixage, le montage son. Comment avez-vous géré cette partie de la postproduction ? Avez-vous fait des sacrifices par rapport au budget son ? Céline Sciamma : Le montage son a été fait en 9 semaines. On a dû faire des économies sur le mixage, effectivement. On a pré-mixé sur une petite console pendant 15 jours et on a travaillé ensuite une semaine en audi. Il n’y a pas eu d’étalonnage numérique. Mais ces contraintes, nous les avons pensées depuis le début : elles ont été intégrées. En cela on peut dire qu’elles ont produit du sens.

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Intervention du public (intervenant précédent) : Vous reconnaissez donc que si vous aviez eu un petit peu plus d’argent, vous auriez eu des conditions de postproduction plus agréables, plus confortables. Cela aurait pu apporter au film autant en image qu’en son. Je trouve que ce matin, nous avons assez peu parlé des industries techniques qui, comme vous le savez, sont obligées d’investir des sommes énormes pour avoir le dernier matériel sorti à disposition des réalisateurs, des chefs opérateurs et des professionnels du son. Ces industries sont aussi de plus en plus confrontées à la baisse de leurs prix pour faire face à une concurrence qui se démultiplie. Il y a en face des grands groupes mais aussi, avec le numérique, de toutes petites structures. Au passage, ces petites structures font des pré-mixages sur des petites tables et le résultat est très aléatoire. Cela est préjudiciable tout d’abord éventuellement à la qualité du film. Certains prestataires savent faire, d’autres pas. Mais c’est aussi très dommageable pour les gros investisseurs que nous sommes. Nous avons investi énormément pour les producteurs, les réalisateurs dans des moyens techniques formidables. Nous n’arrivons plus du tout à les amortir. La preuve en est ce qui se passe en ce moment avec GTC qui vient de fermer. Je peux vous dire que certains groupes sont aussi en grande difficulté. C’est un vrai problème dont j’aurais aimé que l’on parle plus ce matin. Caroline Champetier : Je voudrais parler de quelque chose de plus général, que je ressens souvent. Je trouve que les premiers films et les films en général se font dans une sorte de consanguinité. Ils se font avec des équipes d’un niveau d’âge similaire. Ce sont des gens qui se sont connus à l’école, à la Fémis ou autre, qui viennent d’un milieu identique… Je me dis que Les 400 coups, par exemple, ne se sont pas du tout faits ainsi. Il y avait Decaë, un des plus grands opérateurs de l’époque, et la bande de la nouvelle vague, mélangée à des techniciens chevronnés. J’ai demandé à Eric Lagesse si le cinéma français se vendait bien. Sa réponse a été que son chiffre d’affaire avait baissé de 55% en 3 ans. Nous souffrons de consanguinité, du fait de faire de petits coups et de les reproduire : nous travaillons souvent de la même façon et toujours ensemble sans aller chercher ailleurs… Il faudrait réfléchir à une façon d’ouvrir nos savoir-faire. Je n’ai l’impression de vraiment respirer que lorsque je travaille à l’étranger et de voir autre

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chose, de comprendre autre chose de ma pratique lorsqu’elle se confronte à une façon différente de s’exercer. Je pense sincèrement que notre système se pervertit à force de tourner en rond, à force de se protéger et d’être protégé. Vous dites « l’artistique au centre ». Moi je dirais « le mouvement au centre » ou bien les choses n’évolueront jamais. Eric Lagesse : Ce n’est pas exactement ce que je ressens. Je ne pense pas que la consanguinité soit une mauvaise chose. A la base, pour moi, il y a avant tout le script. Je pense qu’il est nécessaire de donner du temps aux metteurs en scène, aux réalisateurs qui sont maintenant souvent scénaristes, de faire de beaux scripts, des scripts étonnants, surprenants, qui ne se répètent pas… Mon sentiment de distributeur est qu’il est indispensable de sortir de la consanguinité dans les sujets : les auteurs ne doivent plus brasser toujours les mêmes problèmes, toujours les mêmes désirs. Laurent Hébert : Je voudrais tous vous remercier de votre participation. Il est tout à fait normal d’avoir un débat un peu vif puisque nous avons abordé des thèmes mêlant économie et artistique. Désolé aussi d’avoir martelé certains chiffres mais ils étaient indispensables à une discussion honnête et ouverte. Je remercie également le public qui a été très réactif et qui a su apporter de nombreux exemples forts et pertinents. Ma crainte était d’avoir un débat “langue de bois”, je suis ravi que cela n’ait pas été du tout le cas. Tout le monde ici a joué le jeu. Merci à tous de cette matinée : elle n’a pas été du tout “low cost” !

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Troisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction

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table ronde : l’homme derrière la machine. Au-delà des moyens techniques choisis, c’est le savoir-faire des créateurs et des techniciens qui détermine la “valeur” d’un film Intervenants : Thierry Beaumel directeur de fabrication vidéo et numérique Eclair - CST Crystel Fournier directrice de la photographie - AFC Charles Gassot producteur, PDG - Produire à Paris Gérard Krawczyk Réalisateur ARP Christine Raspillère directrice de production - ADP Eric Vaucher ingénieur du son - CST Tommaso Vergallo directeur cinéma numérique Digimage Cinéma - CST Modérateur : Christian Guillon vice-président de la CST

Christian Guillon : Il n’y a pas de savoir-faire “low cost”. On suppose fréquemment que les stratégies “low cost” relèvent d’une démarche purement financière de production. La question est aujourd’hui de déterminer si, au final, le“low cost”, de plus en plus présent dans notre filière, remet ou non en cause les savoir-faire et les compétences de nos métiers. Depuis que je fais ce métier, deux expressions m’ont toujours amusé. La première d’entre elles est : « Il faut trouver des solutions ». Nous l’avons beaucoup entendue ce matin. Au début de ma carrière, les directeurs de production me disaient sans cesse : « Il faut trouver des solutions ». J’avais l’impression d’être un chien de chasse: je vais trouver des solutions,

je cherche, je cherche des solutions. Finalement, j’ai compris que les solutions étaient déjà trouvées avant que je ne me mette à les chercher : il fallait juste baisser ses prix, que l’on soit technicien ou prestataire technique. La seconde expression amusante est très souvent employée par les metteurs en scène ou les acteurs qui viennent à la télévision parler de leur film. Il n’est pas rare de les entendre dire : « On a fait un film sans argent, tout le monde a joué le jeu ». « On a joué le jeu », ou « il faut jouer le jeu ». De quel jeu parlet-on ? Des jeux de hasard à gratter qu’on achète au bureau de tabac ? A la différence près, qu’en ce qui nous concerne, il n’y a pas de billet “Gagnant”. Il n’y a que, au pire, des “Perdant” ou au mieux des “Remboursé”. Nous sommes aujourd’hui à la CST dans la maison des techniciens. Nous développerons ici notre point de vue évidemment mais je compte sur tous, intervenants ou public, pour faire apparaître un discours contradictoire et constructif. Ouvrons donc le débat. Existe-il véritablement des stratégies de production purement financières ? Si c’est le cas, au moins partiellement, ces stratégies génèrent-elles une diminution des savoir-faire et des compétences sur le plateau ? Je m’adresse à tous les intervenants présents ici : que constatez-vous, dans votre quotidien, chacun dans votre pratique ? Crystel Fournier : La première diminution de compétences que je constate sur un plateau est le remplacement de certains postes par l’emploi de stagiaires. Ces compressions dans les équipes ont pour conséquence de confier aux stagiaires des missions qui appartiennent habituellement à des professionnels et qui relèvent normalement d’un métier à part entière. C’est malheureusement de plus en plus souvent le profil normal des équipes de tournage.

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Gérard Krawczyk : Je voulais juste revenir sur ce que tu as dit tout à l’heure en préambule pour prendre un peu de champ avant d’entrer dans le détail. Tu as dit : « Quand les réalisateurs /…/ viennent parler de leur film… ». Personnellement, je ne vois plus beaucoup à la télé de réalisateurs qui parlent de leur film. Je ne les entends pas non plus à la radio. La promotion des films est faite de plus en plus par les acteurs. Ce sont eux qui parlent aujourd’hui de notre métier, de vos métiers. C’est un point important car, derrière cette représentation de l’expertise et du savoir-faire qu’ils ne connaissent pas forcément, il y a une déperdition de la faculté de juger et de l’exigence artistique de nos professions. Il ne s’agit pas de vanité de ma part, de vouloir être sur un plateau pour dire : « J’ai fait ci, j’ai fait ça ». Je pense seulement que cette substitution a des conséquences graves. Le spectateur a aujourd’hui l’impression que le cinéma se fait tout seul ou en tout cas juste avec des acteurs qui seraient les créateurs des films. Pour rependre l’image que tu as utilisée tout à l’heure, nous aussi, réalisateurs, avons perdu notre ticket gagnant. C’est aussi vrai pour la production. J’ai demandé un jour à un ami producteur ce qu’était pour lui un producteur indépendant. Il m’a répondu : « C’est un producteur qui ne produit rien ». Pour produire un film, il faut avoir des acteurs “bankable”. Cela signifiait auparavant que l’acteur faisait venir les spectateurs dans les salles. Cela veut dire aujourd’hui que l’acteur est “un bon client”, et qu’il va être invité à la télé pour venir faire la promo du film. Nous assistons donc à des mutations dans les stratégies de communication qui véhiculent une image dévalorisée des films et donc de nos métiers. La distribution presque gratuite de DVD (quand on fait un plein d’essence, quand on achète un journal…), la possibilité de pirater les œuvres contribuent également à cette dévalorisation. Parlons maintenant des “tickets gagnants”, et de la baisse des compétences. Sur mes tournages, les postes importants sont toujours tenus par des professionnels extrêmement compétents. Si des coupes budgétaires sont faites, il y a effectivement moins de monde derrière mais le département est dirigé par un technicien de grande expertise. Pour en revenir au “low cost”, il faut savoir que les nouvelles technologies ont été le plus souvent utilisées pour faire des économies. On n’a pratiquement jamais écrit pour ces technologies. Elles n’ont pas, pour l’instant, inspiré une nouvelle

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écriture cinématographique. Dans l’univers de la musique, quand de nouvelles machines sont apparues, les créateurs s’en sont immédiatement emparés pour créer de nouvelles musiques : hip hop, house, techno etc... Qu’on les aime ou non, il est indéniable que la révolution technologique telle que l’a vécue la création musicale a donné lieu à de nouveaux genres. Lorsque la DV est apparue dans le cinéma, certains ont fait des films magnifiques mais personne n’a initié une écriture nouvelle et spécifique à cette mutation technologique. Festen est un film magnifique mais il aurait pu être tourné en 35mm sans amoindrir sa qualité. C’est aujourd’hui ce qui se passe d’ailleurs avec la HD. Encore une fois : personne n’écrit pour la HD, on l’utilise pour faire des économies par rapport au 35mm. Christian Guillon : Il y a, là, deux thèmes importants. Le premier est la dévalorisation du travail et le second, celui de l’impact des nouvelles technologies dans nos problématiques financières. Nous reviendrons sur chacun d’eux mais avant, je vais poser la question de la diminution des compétences à Charles Gassot. Avez-vous senti une dégradation dans ce domaine depuis que vous faites du cinéma ? Charles Gassot : Pas une seconde ! J’ai de la chance, ou peut-être les moyens… Je ne sais pas mais je suis entouré de gens exceptionnels. Quand sur un plateau, je prends un stagiaire, il est tellement content d’être sur le tournage qu’il se donne à fond, il travaille comme une bête ! Je connais beaucoup d’entre vous ici et je pense que rares sont ceux qui m’ont vu quémander, négocier les salaires à moins 30 ou 40%. Je ne l’ai jamais fait, je ne le ferai pas. Cette idée de “low cost” est partout présente. Et je me dis qu’il y a un certain nombre de films “low cost” que j’aurais bien aimé produire. Je pense à Duel ou aux 400 coups qui étaient tous les deux des films que l’on pourrait qualifier de “low cost”. Je pense également à La vie est un long fleuve tranquille dont je suis certain qu’il était “low cost” puisque je l’ai produit ! Je suis, quant à moi, plus attentif à l’écriture. A la lecture d’un scénario, on voit immédiatement ce que l’on peut faire compte tenu du contexte actuel. Effectivement si Gérard me propose aujourd’hui de faire Lawrence d’Arabie II, je lui dirais qu’en ce moment, ce n’est pas sûr. Quand on lit un scénario, on sait exactement combien le film va coûter, comment on


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peut le monter. Hier, un banquier m’a donné un conseil : un bon film est un film avec au moins 3 coproducteurs. Voilà la définition d’un bon film pour nos financiers : je trouve que c’est un raisonnement pervers et dangereux. Comme je le disais, je suis du côté de l’écriture, de l’auteur. Quand un film est trop cher, il m’est arrivé, adroitement ou non, de dire à l’auteur du scénario qu’en l’état, nous ne pouvions pas faire le film et qu’il fallait reprendre l’écriture de certaines scènes. C’est ce que je viens de faire avec Fred Forestier, sur un film qui coûtait près de 20 millions d’euros car il était truffé d’effets spéciaux. On a retravaillé dessus pendant un an : aujourd’hui, le film ne vaut que 12 millions d’euros et il sera bon. Bien sûr, des sacrifices ont été faits : si vous en parlez à Fred Forestier, il est à peu près certain qu’il vous dira que son producteur l’a malmené, qu’à cause de lui, il a renoncé à une scène de rue sublime… C’est justement cela, le rôle du producteur. Sinon, il faut faire autre chose. Je trouve ce mot “low cost” terriblement fatigant. Je n’ai aucune envie de me lever le matin en me disant : « Je vais aller faire du “low cost” ». En revanche, il est vrai que certains films magnifiques peuvent se faire ainsi. Gérard parlait de Festen, je pense qu’effectivement il n’a pas dû coûter cher. C’est vrai qu’aujourd’hui, un bon comédien est celui qui est rendu célèbre par la télé. Mais il faut aussi penser aux salles de cinéma. Je me demande parfois si certains exploitants savent que nous faisons du cinéma. Depuis quelques années, les salles de cinéma ne cotisent plus pour le financement des films. On est donc programmé par des gens totalement indifférents à ce que l’on fait. On se sent quand même moins épaulé qu’à une certaine époque. Christian Guillon : On va essayer d’en parler. Je note que, pour vous, il y a une perte de compétences chez les financiers et chez les exploitants. Charles Gassot : Une génération sortant de HEC vient de prendre le pouvoir sur le cinéma. Cela me terrorise. Ils savent tout, ils savent comment produire un film. Simplement, eux, n‘ont jamais investi un centime dans un film. Ils dorment paisiblement la nuit. Je peux vous dire que j’ai passé bien des nuits à ne pas parvenir à dormir depuis que j’ai commencé dans le cinéma, il y a 35 ans. Il m’est arrivé de mettre mes bureaux ou ma maison en

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garantie sur un film. J’ai toujours fait ça et je continuerai à le faire mais voilà que ces jeunes gens me donnent des conseils ! Et quand ils ne m’expliquent pas ce que je dois faire, ils ont une réponse extraordinaire. Ils me disent : « Le projet doit être étudié en réunion, en comité ». Cette histoire de comité irréel me fait toujours peur. Avec ce comité dont je ne connais pas les membres et dont j’ai l’impression qu’ils se réunissent dans une chambre noire, je n’aurais jamais fait un film avant. Se défausser sur le “comité” est quelque chose d’extrêmement dangereux. Sur le reste : engager des stagiaires ou non, cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’importe, c’est le fond sur lequel je vais travailler avec un metteur en scène pendant deux ou trois ans. Il faut aussi que le réalisateur soit sympathique : il m’est arrivé d’arrêter un projet au cours de la préparation car j’ai senti une incompatibilité, j’ai senti que cela n’irait pas. On sait que cela va être compliqué, si on peut avoir du plaisir en plus, je suis partant ! Christian Guillon : Juste une question, Charles Gassot : vous sentezvous un producteur atypique, ou pensez-vous que la plupart de vos collègues fonctionnent comme vous venez de le décrire ? Charles Gassot : Je ne peux pas répondre pour eux. Je fais simplement ce que je sais faire. Il suffit de regarder mes films. J’aurais aimé ajouter certains films à ma filmographie. Mais, par exemple, je remercie tous les jours le ciel qu’on ne m’ait pas proposé Les Chtis ! Je ne pense pas que je l’aurais produit. Il n’y avait plus alors qu’à se pendre pour avoir été le crétin qui a laissé passer 20 millions d’euros ! Quand le projet ne me plaît pas, je dis non. Simplement. C’est aussi cela être producteur : se regarder en face et se dire qu’on aurait refusé Les Chtis. Christian Guillon : Je vais m’adresser maintenant à Christine Raspillère, qui est directrice de production. Elle a fait de nombreux films, de nature très différente : elle a travaillé sur des très gros films comme Marie-Antoinette mais également des films de budgets différents. Est-il courant d’avoir selon vous une philosophie de production, proche de celle de Charles Gassot qu’on admire tous ici ? Ou, au contraire, pensez-vous que le métier est plutôt en train d’évoluer dans l’autre sens ?

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Christine Raspillère : Je crois que Charles Gassot est quelqu’un d’assez rare et exceptionnel dans le métier. On a aujourd’hui de plus en plus de mal à rencontrer ou à travailler avec des producteurs qui savent que chaque film a un prix juste. Avoir un prix juste, cela veut dire que si on n’arrive pas à trouver le budget qui corresponde au film, le producteur doit soit chercher des financements ailleurs soit convaincre son auteur de chercher des solutions dans la réécriture. Il s’agit d’un travail d’équipe bien sûr, mais c’est avant tout au producteur de faire cette démarche. Cela dit, j’ai eu la chance de travailler, sur des films où il suffisait d’un coup de fil, pour qu’on me dise : « Bon, si c’est ce que tu penses, ce sera ça… ». Mais c’est très rare : le plus souvent, on demande de faire des efforts. J’ai également fait des très petits films, avec peu d’argent, avec donc une limite pour le producteur et moi-même de payer les gens relativement correctement. Dans ces cas-là, si nous sommes dans une économie difficile, il nous arrive aussi de demander aux acteurs, aux rôles principaux de gros efforts. Ce n’est pas systématique. Le montant des cachets des acteurs n’est pas non plus le seul problème. Nous parlons ici de films “low cost”. Mais, dans mon quotidien, j’entends plutôt parler de films à économie fragile. Je pense qu’aucun d’entre nous ici ne refusera de faire un film de ce type, dans des conditions extrêmement difficiles que ce soit en matière de salaires ou de financements, parce que, pour des raisons différentes, chacun y croit. Le problème est que ce qui faisait exception auparavant devient aujourd’hui la règle. Avant, nous étions dans ces économies fragiles principalement pour les premiers films ou pour des cas particuliers. Quand on manque de budget, la première solution à laquelle pensent le producteur et le réalisateur est de couper dans le plan de travail sans toucher au scénario. Or, nous savons, nous, que ce n’est pas tenable. Il est alors terriblement difficile de convaincre l’équipe de travailler dans ces conditions. Cela le devient encore plus quand, nous devons rogner aussi sur les salaires… des techniciens, évidemment ! J’ai rencontré, un jour, une productrice que je ne connaissais pas. Elle voulait m’engager sur un de ses projets. Elle m’a dit : « En ce qui concerne les prestataires, la fidélité, je ne connais pas : il faut les étrangler ». Il y a dix ans de cela et j’ai été très choquée. On peut, bien sûr, demander aux prestataires ou aux techniciens de faire un effort mais cela est difficile à partir du moment

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où cela devient la norme. Je crois que ce contre quoi nous nous battons tous actuellement, c’est justement cette normalisation, ce nivellement qui se fait par le bas. Christian Guillon : Nous sommes donc dans la problématique de l’adéquation entre le prix qu’un film devrait coûter et le prix que le producteur peut trouver pour le faire. Est-ce que tu veux dire qu’aujourd’hui le producteur écoute moins son directeur de production, et qu’un des critères de choix du directeur de production et des prestataires est plus souvent leur aptitude à ne rien dire, à ne rien exiger ? Christine Raspillère : C’est tout à fait vrai. Sans vouloir pleurer sur notre sort de directeurs de production ou de techniciens, j’ai assisté, en quelques années, à une dévalorisation et une non prise en compte de notre métier. Notre avis et nos compétences sont de moins en moins respectés. Il existe une ignorance absolue de ce que sont le métier de directeur de la photographie et de directeur de production ou d’ingénieur du son. On sait que nous sommes de la matière remplaçable. Même si le cinéma est une industrie, chaque film est un travail artisanal. Même si il y a des films sur lesquels travaillent 200, 300 ou 400 personnes, il y a derrière toujours un savoir-faire. Pour revenir à la question que tu me posais précédemment, quand on fait des films avec très peu d’argent, et qu’on en fait beaucoup – comme c’est le cas en France aujourd’hui – il y a toujours des gens pour accepter des conditions difficiles, pour accepter de travailler à moins 30, 40, 70% parfois. Certains, pourtant très expérimentés et compétents, n’ont pas le choix pour des raisons diverses, d’autres acceptent car ils sortent tout juste de l’école, et qu’ils doivent entrer dans le métier…Sur cette détérioration des compétences, il est vrai qu’on engage des petits stagiaires conventionnés pour remplacer un adjoint, un monteur adjoint… Se pose alors le problème de la transmission des savoirs et cela engendre également des prises de risque énormes par exemple en termes de sécurité. Ces personnes qui manquent de compétences sont aussi plus malléables que, par exemple, un directeur de production avec 20 ans de métier. Lui connaît les risques et les conséquences de certains actes. D’autres moins aguerris refuseront simplement d’y penser. ça passe ou non. En général oui, et c’est pour ça que ça continue.


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Charles Gassot : Je suis entièrement d’accord avec vous. Nous parlions de personnes incompétentes. J’en connais moi aussi. C’est le cas par exemple de l’Inspection du Travail, avec qui j’ai la chance d’échanger énormément du papier, d’avoir bon nombre de réunions et qui découvre le cinéma. On m’a clairement expliqué que nous allions être traités comme le secteur du bâtiment. Sont prévues la suppression des heures supplémentaires, des chefs machino, des services de régisseurs par film. A une époque où les budgets n’augmentent pas, c’est savoureux, surtout si l’on considère les efforts que l’Etat français fait pour les films étrangers. Je pense notamment au dernier tournage de Tarantino qui a été contrôlé par la même brigade de l’Inspection du Travail que moi. On arrive à une situation où, pour faire des heures supplémentaires, il faut envoyer un bristol au chef opérateur deux jours avant, pour lui demander si il est d’accord. Nous allons finir par avoir un cinéma très compliqué à réaliser sur le terrain et moi, je ne sais pas faire. Nous n’avons pas fini d’aller voir le Ministre de la Culture pour lui expliquer comment on travaille dans notre secteur. Cela fait partie de l’incompétence ambiante aussi. Certains disent : « Il n’y a aucune raison que les câbles soient au sol. Vous méprisez les techniciens ! Il faut les mettre à 80 cm de hauteur. ». C’est la prochaine étape. Nous le savons tous maintenant : pour avoir une cantine dans un film, il faut que le patron vous certifie sur l’honneur qu’il a payé son URSSAF, qu’il n’a pas de travailleurs au noir, sinon c’est à nous de le faire. Nous sommes responsables d’absolument tout ! Je pense que la mise en examen de certains producteurs n’est qu’une question de temps : on sent une certaine volonté d’être présent et de nous coacher, de nous expliquer comment faire notre travail. Cela risque d’être intéressant. Si on explique à ces fonctionnaires qu’ils nous condamnent à délocaliser à l’étranger, leur réponse est toujours la même : ce n’est pas leur problème ! Christian Guillon : J’aurais voulu également entendre les gens de plateau qui sont avec nous. Eric Vaucher, finalement j’ai peut-être mal posé la question au début : ce n’est peut-être pas tant la compétence qui a diminué. Comme le disait Christine Raspillère, il y a peut-être un phénomène de déni de compétence qui s’impose petit à petit.

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Eric Vaucher : Dire que le cinéma est un travail d’équipe est une évidence mais il est toujours bon de le rappeler. Je suis ingénieur du son mais, sur un plateau, je ne suis rien si je n’ai pas autour de moi des gens compétents. Le meilleur technicien ne peut rien s’il n’est pas entouré de compétences. Le choix des techniciens doit se concevoir dans sa globalité sur un film. Si les gens de la régie ne savent pas travailler, nous ne pouvons rien faire. Si on me met à disposition pour une prise de son direct un matériel qui n’est pas adapté – et il en existe sur le marché – j’aurais beau avoir le meilleur perchman qui soit, un très bon ingénieur du son, le résultat sera médiocre. Le choix des techniciens ne se résume pas à engager de très bons chefs d’équipe, des professionnels très expérimentés aux postes clés. Si derrière, on baisse les exigences qualitatives dans le recrutement, cela n’a pas de sens. J’ai commencé à travailler, il y a trente ans. J’ai l’impression d’avoir vécu une époque où un technicien, sur un plateau avait une responsabilité et une parole. Il avait une responsabilité d’abord parce qu’il avait un coût certain. Le respect du technicien tenait au fait qu’il était bien payé mais aussi au fait qu’il maniait et qu’il maîtrisait des outils et des supports, eux aussi très chers. Avec l’arrivée de nouvelles technologies numériques, nous sommes entrés dans une époque où les outils et les hommes qui les manipulent sont désacralisés sous le slogan « Tournons, allons-y, cela ne coûte rien ! ». La position du réalisateur a changé elle aussi. Si on lui demandait de refaire une prise parce qu’on pensait que techniquement, il y avait un souci, il ne mettait pas en doute votre parole. Nous discutions simplement de la possibilité matérielle de le faire ou non. Certaines évolutions technologiques ont été des apports intéressants dans les méthodes de travail. Je pense, par exemple, au fait de donner au réalisateur un casque et de le mettre derrière un combo. Mais elles doivent être utilisées avec discernement. Le plus souvent, confondant le fond et la forme, le réalisateur oublie que la vision de la scène est fausse. Emporté par son élan devant une prise qui est bonne, il dira que tout va bien. Vous, vos problèmes techniques et votre parole ne valent plus rien. D’autres cas de figure se présentent. On vous dit sur le plateau : « Tiens, il y a plus de lumière, tournons ». Le technicien répond que non, cela n’ira pas. On lui rétorque alors : « Ce n’est pas grave, tournons quand même, nous verrons bien ce que cela donne ! ». Quel poids peut avoir ici la parole

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du technicien ? Pourquoi donc tourner les répétitions et même les mises en place, comme cela m’est arrivé récemment ? L’argument était qu’il y aura « peut-être quelque chose de bien à en tirer ». Peut-être, mais alors que faire de ce qui n’est pas bien ? A quoi sert à ce moment-là une mise en place ? On peut effectivement réinventer des systèmes de tournage, comme vous le disiez. Mais il est inutile de réutiliser, avec les technologies nouvelles, les méthodologies correspondant au travail en 35mm. On pense aujourd’hui pouvoir faire un film en adaptant les modes de fonctionnement traditionnels du 35mm aux nouvelles technologies. Mais dans la réalité des tournages, les méthodes de travail ne sont pas adaptées, elles sont perverties. Perverties par le fait que la pellicule, le temps des techniciens ne coûtent plus rien, parce qu’on a la sensation que l’on peut tout faire et surtout rattraper tout ce qui a été raté en postproduction. Leurre total ! Au son par exemple, on voit bien la différence entre un mixage qu’on faisait en direct en mono dont on était totalement responsable, et une délégation à la postproduction. Certains directeurs de production disent même que les perchmen ne servent à rien ! Petit à petit, ce sont la valeur de la parole et la confiance qui disparaissent. Cela me gêne. Christian Guillon : C’est comme ça qu’on se retrouve en postproduction avec, pour un film, 200 ou 300 plans à recadrer. Simplement parce qu’on n’a pas le temps de regarder en détail l’ensemble des prises, trop nombreuses. Pour rebondir sur la postproduction maintenant, j’ai envie de me tourner vers Tommaso Vergallo et Thierry Beaumel. On a abordé deux thèmes : celui de la perte de compétences, son déni et celui de la non prise en compte de la parole des techniciens. Je voudrais en ajouter un troisième : il y a parfois des économies qui sont de fausses économies. Dans la filière de production et de postproduction, certains choix sont faits en l’absence d’une réelle expertise. Ces choix génèrent du gaspillage, ou en tout cas ne permettent pas la qualité recherchée. On peut avoir une chaîne de postproduction de haute qualité dans son ensemble sauf sur un de ses maillons sur lequel on a voulu faire des économies. C’est ce maillon qui, au final, met en cause la qualité du résultat. Cette mauvaise cohérence de la chaîne de production, de la filière qui génère une mauvaise économie – au sens large – du film aurait pu être évitée grâce à une bonne expertise en préparation. Mais justement de cette expertise, on en a fait égale-

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ment l’économie au départ ! Tommaso Vergallo : Je crois que cela fonctionne comme des vases communicants. Plus on parle de “low cost”, de savoir produire à moindre frais, plus on doit faire appel à des professionnels qui ont de l’expérience, une expertise, l’imagination et le savoir-faire nécessaires pour trouver des filières bien préparées et entamer une production avec rigueur. Tourner plus, tourner n’importe comment n’est ni une économie, ni une liberté : c’est un surcoût inévitable. Pour produire en dépensant moins, il faut mettre en place un savoir-faire plus élevé, avec forcément une valorisation. Nous parlons ici des hommes derrière les machines. Je pense que si on veut produire bon marché, il faut embaucher des gens qui ne le sont pas. Dans une autre vie, j’ai été professeur et j’enseignais que la quantité d’eau sur terre est toujours la même. Il y a de la glace, de la pluie, des nuages, de la vapeur, mais la quantité globale d’eau est fixe. Je pense fondamentalement que dans le domaine du cinéma, c’est pareil : certains ingrédients sont indispensables pour faire un film, et ce sont toujours les mêmes. Ras les pâquerettes partout, ça ne peut pas fonctionner ! J’en suis persuadé ! En postproduction, nous avons affaire à toutes sortes de projets, toutes sortes de producteurs. Certains ne nous voient pas comme un laboratoire à essorer, un étranger avec lequel on peut tout se permettre, mais comme de vrais partenaires. On se met alors d’accord autour d’un scénario existant, avec une intention, avec les chefs des équipes autour de l’image, du son, du décor et on décide comment on va réaliser/produire ce film. On a un budget en face, on sait tous que tel outil va coûter tant, et on choisira plutôt de prendre tel autre outil pour réduire les coûts. Cela incarne le cas de figure idéal : une réelle équipe en place en préproduction où on se met d’accord, on travaille et on réfléchit ensemble. Ce n’est pas le stagiaire qui sort d’une école de commerce qui va nous être utile, mais des gens du métier qui peuvent prendre des risques, se lancer avec des moyens de tournage moins onéreux. Qui dit bon marché, à mon sens, dit une très grande préparation, une très grande rigueur. Sans cela, c’est l’échec assuré. Quand le projet est bien préparé dès la pré-production, il peut bien sûr y avoir des problèmes. Mais dans un budget, il existe une colonne pour les imprévus : le pourcentage reste maîtrisable et peut s’intégrer dans le budget. Certains projets nous


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arrivent également à un stade très finalisé. Le film est existant et nous découvrons par exemple des cadences différentes. Nous jouons alors le rôle de pompiers appelés au secours pour éteindre le feu, pour mettre tout cela bout à bout et faire un spectacle de 100 minutes pour le grand écran. Je ne dirais pas que c’est du “low cost” mais cela témoigne de cette tendance qui consiste à nier la logique dans le processus de la fabrication d’un film. On brûle les étapes car tourner aujourd’hui est relativement simple. On pourrait imaginer que l’on tourne avec un caméscope peu cher tout en gardant à l’esprit les coûts que les images tournées induisent en postproduction. On peut se dire : « J’ai besoin de tel plan, je vais essayer de le tourner en réel plutôt que d’avoir à le faire en incrustation après. Je n’ai pas les moyens » . C’est un raisonnement intéressant. Mais généralement, c’est plutôt « J’ai un film en tête et donc je brûle les étapes ». Ce sont très souvent des films qui, au fur et à mesure, peuvent perdre une partie de leurs financements car ils ne sont pas bouclés en amont. Ces films mal financés ou partiellement financés sont une grande partie des projets qui arrivent chez nous. On nous demande alors de les faire, coûte que coûte. Christian Guillon : Ce type de films a toujours existé mais il était marginal dans la production jusqu’à présent. Nous avons tous accepté, un jour ou l’autre, de travailler sur ces films, par passion pour notre métier ou par désir pour un projet particulier. Mais aujourd’hui, ces films qui, encore une fois, étaient en marge auparavant, deviennent de plus en plus la règle. Quand on parle de “low cost”, on ne peut pas ne pas parler des mutations technologiques, qui génèrent des fantasmes sur la production à “bas coût”. Cette production “low cost” n’est-elle pas, justement, un pur fantasme, dans la mesure où le “bas coût” devrait plutôt s’appeller “transfert de coût” ? Les coûts restent. Ils ne sont peut-être pas tout à fait les mêmes, mais ils restent importants. Et surtout, ils ne sont plus à la charge des mêmes secteurs d’activité. Tommaso, tu viens de dire qu’un film à bas coût peut être bien produit s’il est bien préparé. Tu donnes l’exemple des préparations qui se font chez vous, chez Digimage avec une équipe incluant le prestataire de postproduction en pré-production. Tu nous as aussi parlé des films pour lesquels vous ne pouvez qu’éteindre le feu. Votre intervention est alors difficilement chiffrable, difficile à facturer à sa

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juste valeur. N’y a-t-il pas un transfert de charges ? Ne peut-on pas dire que le “low cost” n’est pas un vrai “bas coût”, mais un simple transfert de coût ? Un bas coût pour la production mais un coût supplémentaire pour les industries techniques. C’est la question que je pose. Tommaso Vergallo : Il y a plusieurs choses dans ce que tu viens de dire. Il nous arrive de nous lancer sur un projet que nous aimons bien, sans penser au coût. On est alors plutôt dans une logique qui vient du court-métrage. Ce n’est pas du “low cost”, c’est du “no cost” : c’est un coup de cœur, on y va. Appliquer cette méthode sur l’ensemble de la durée de fabrication d’un film qui est de 6 à 12 mois, devient problématique. On ne peut avoir des coups de cœur que si, à un moment ou à un autre, chacun peut gagner sa vie. Aujourd’hui 60% des demandes qui me sont faites le sont pour des projets dont les financements ne sont pas bouclés. On me demande alors de faire en sorte que la prestation fournie soit rémunérée autrement que par les voies habituelles. La logique voudrait qu’il y ait une grande variété de productions : nous pourrions vivre en margeant sur les très grosses pour aider les plus modestes. Mais ces productions très importantes nous demandent également de faire des efforts considérables. Notre travail consiste actuellement beaucoup à passer et repasser le devis du film au peigne fin, le retourner dans tous les sens pour faire en sorte de trouver une solution pour que ça passe. Il faut de l’imagination, du savoir-faire, des heures d’étude du dossier : il faut savoir réexaminer les choses autrement pour y apporter une autre solution. Tout ceci apparait dans une période de grande confusion entre l’argentique et le numérique, dans le numérique lui-même. Cela génère tous les mythes dont nous avons déjà parlé ici. Tout semble possible, à tout moment en confondant finitions avec caméra, et caméra avec temps de travail, banc de montage avec information et ainsi de suite…Nous étions auparavant dans une configuration simple de production à savoir une production qui délègue à un directeur de postproduction, chargé de faire le lien avec le tournage. L’interlocuteur de postproduction était donc unique. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des configurations plus complexes. Il arrive qu’il n’y ait simplement pas de postproducteur. Et même si il y en a un, il est très fréquent que celui-ci soit obligé de travailler sur la postproduction de plusieurs films en même temps.

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Cela devient plus compliqué d’assurer sur 3 ou 4 films en parallèle une prestation de postproduction de qualité constante. C’était faisable sur un film en 35mm : il s’agissait simplement de scanner, conformer, étalonner, tirer une copie. Avec 3 ou 4 films, le plus dur était de gérer les plannings. Aujourd’hui, nous avons des films hybrides, mélangeant les formats de tournage, les lieux de tournage, de coproduction, de montage. Quand nous avons affaire à un postproducteur débordé, c’est pour nous comme si il n’y en avait pas : nous prenons en charge le poste de direction de la postproduction, et cela n’apparaît nulle part au devis. Nous faisons actuellement un travail de pédagogie constant pour expliquer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et cela aussi prend du temps, également non comptabilisé en termes de rémunération. Charles Gassot : J’ai fait, il y a quelques années, un film très hasardeux. Il s’agissait d’Immortel de Bilal. 150 infographistes, venus du monde entier, se sont investis sur un projet sur lequel nous avions travaillé 3 ans et demi. Au final, nous sommes parvenus à équilibrer le budget. Le cas était tout à fait particulier car notre prestataire de services était en plein dépôt de bilan : il fallait non seulement gérer notre film 3D et lui tenir la tête hors de l’eau. Nous y sommes arrivés car il y avait du talent et de l’envie. J’ai vu de mes propres yeux des infographistes qui dormaient avec leur sac de couchage derrière l’ordinateur car ils ne voulaient pas quitter le plateau. C’était magnifique. Dans ce que Tommaso vient de dire, j’ai l’impression que les producteurs n’osent pas se retourner vers l’auteur pour dire : « C’est trop cher, il faut revoir le scénario. » J’ai le sentiment que cela ne se fait pas. Il y a un diktat de l’auteur. On ne remet pas ça en cause. Gérard Krawczyk : Tu as parfaitement raison : c’est effectivement le producteur qui détient l’équation économique du film. Et si, au départ, l’équation est mauvaise, les conséquences seront très lourdes. Pour les réalisateurs aussi.Je voulais juste revenir sur ce que disait Eric au sujet du déni de la parole. Je crois que nous en sommes tous victimes. J’interviens souvent dans les lycées, dans les universités. Les lycéens et même les étudiants me demandent : « Mais qu’est-ce qu’il fait, le réalisateur ? C’est celui qui est derrière la caméra ? Celui qui écrit le film ? Celui qui le produit ? Celui qui en est la vedette ? ». Aujourd’hui, les gens font des

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films parce qu’ils ont présenté la météo, qu’ils sont connus ou qu’ils ont une plume. C’est très bien qu’il y ait cette ouverture mais il ne faut pas s’étonner qu’il y ait parfois quelques problèmes quand on confie les commandes d’un Boeing à des gens qui ne se débrouillaient pas trop mal sur une Playstation. En ce qui concerne la salle de cinéma – et je suis d’accord avec toi – ,elle est devenue le lieu où l’on vend de la confiserie, où les distributeurs payent pour le passage de leur bande annonce… La salle reste incontournable mais elle ne finance plus le cinéma : elle gère l’abondance, la sortie de 15 films par semaine quand le public n’entend parler que de deux ou trois. La durée de vie d’un film, c’est trois semaines. La petite exploitation va mal. Il est urgent de réunir les acteurs du secteur autour d’une table pour éviter que des pans entiers du cinéma français disparaissent. Christian Guillon : Même si nous nous disons qu’au final, il n’y a pas tant de perte de confiance que l’on croit, nous avons tous à un moment ou à un autre identifié ce phénomène. Charles Gassot : Il se peut que le producteur soit mauvais, qu’il choisisse un directeur de production un peu trop junior sur certains films à effets spéciaux. Mais je suis sidéré par ce que je viens d’entendre, je ne savais pas que c’était à ce point-là. Christian Guillon : Je voudrais que Thierry Beaumel, qui travaille chez Eclair, nous confirme ou infirme ce qui vient d’être dit pour finir ce tour de table. Thierry Beaumel : La confirmation est totale. Je vais juste ajouter peut-être une ou deux anecdotes, histoire de frapper un peu plus les esprits. Il nous arrive de récupérer des films où les 3-4 effets du film, ont été faits chez un copain sur son After Effects. Le graphiste nous appelle pour savoir comment il doit afficher l’image qu’il a reçue, à combien il doit mettre les blancs sur le générique parce qu’il n’a jamais travaillé en “Log” avant, et ainsi de suite. On va devoir refaire le générique deux fois, parce qu’au final les couleurs qui sont affichées à l’écran ne sont pas les bonnes. Les pseudo économies du “low cost” n’en sont pas vraiment : il y a toujours quelqu’un qui paye le fait que le travail doit être refait deux fois.


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Christian Guillon : Tu confirmes donc cette logique de transfert de coût. Charles Gassot : Pour revenir à la mise en scène, je me suis battu pour donner 7 semaines à un premier film, pour lequel une autre production aurait donné seulement 5 semaines. Et c’est là qu’on défend les techniciens, les metteurs en scène, le sujet, le film, et à terme, le public qui, lui, ne va pas payer “low cost”. J’ai actuellement 9 films en écriture, dont 7 premiers films. Je vais leur donner les moyens de tourner correctement sans dire « Ce film-là, on le fait en 6 semaines », alors qu’on sait qu’il en faut 9. Le producteur doit engager sa responsabilité avant de vous envoyer tous au casse pipe. En ce moment, on va droit dans le mur et je trouve cela aberrant. Thierry Beaumel : Deuxième exemple : la semaine dernière, j’ai passé 3 heures en réunion avec un producteur et un directeur de postproduction. Ils avaient déjà terminé un film ensemble et allaient en tourner un deuxième. Et pourtant même pour le film déjà terminé, j’ai passé la matinée à leur expliquer qu’ils avaient tourné avec une “Red”, et ce que cela signifiait en termes de postproduction. C’est quand même assez impressionnant. Gérard Krawczyk : J’ai l’impression que cela a toujours existé. Je me souviens de mon premier film. J’avais convaincu le producteur de le faire en noir et blanc. Nous n’aurions pas eu les moyens de le faire en couleurs, non pas à cause du coût de la pellicule mais à cause des décors, des costumes. Il m’a dit « Tu sais qu’avec les vieilles caméras noir et blanc, tu ne pourras pas faire ce que tu veux ». Cela illustre bien que la méconnaissance a toujours existé dans nos métiers. C’est peut-être plus flagrant aujourd’hui : bien que l’accès aux outils soit plus facile, ils sont plus difficiles à maîtriser. Christian Guillon : Il est normal que les outils nouveaux demandent un peu de temps de formation. Je reviens au transfert de coût que l’on évoquait tout à l’heure. Il est évident qu’un loueur de caméras qui loue une Red sur un film ne peut pas la louer au tarif pratiqué pour une Panavision qui coûte 7 à 8 fois plus cher. A la différence près qu’une caméra Panavision continuait à se louer

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pendant 30 ans alors que la Red, elle, s’amortit vraiment en 3 ans, et est même obsolète avant. Il faut de plus faire la formation nécessaire sur chaque nouvelle caméra. L’économie faite sur la location de la Red One par le producteur est transférée en coût supplémentaire sur le loueur. La réputation de bas coût ou “low cost” de la nouvelle caméra numérique du moment est en partie un fantasme. La simple mécanique de l’obsolescence rapide des matériels, de la formation nécessaire qu’ils induisent chez les loueurs et en postproduction (en interne et des clients), plus le ballet des effets de mode et de marketing, font que telle caméra réputée bon marché n’est pas, dans l’absolu, aussi économique que le prix d’achat annoncé le fait penser. Les coûts existent bel et bien, mais pas au même endroit. Tommaso Vergallo : Tu parles du choix réel d’un outil. Il faut éviter la langue de bois. Le choix de tourner avec une Red plutôt qu’une caméra 2 perf 35mm est quand même motivé à 90% par des choix économiques, et non pas artistiques. Même si ce choix est souvent justifié par de fausses raisons. Christian Guillon : Je voudrais passer la parole à Christine Raspillère d’abord puis à Crystel Fournier pour qu’elles nous parlent des choix des outils du chef opérateur (caméra, pellicule ou numérique, laboratoire…). Beaucoup de chefs opérateurs, aujourd’hui, nous disent ne plus avoir la parole sur ces choix. Christine Raspillère : Je voulais revenir sur le sujet des compétences. Pour acquérir de l’expérience et une compétence dans le métier, il faut du temps. Il faut du temps pour apprendre aux côtés d’un chef opérateur. Il faut aussi pouvoir vivre de son métier et que celui-ci soit respecté. J’ai assisté il y a quelques mois à une table ronde, réunissant des monteuses. Elles témoignaient du désastre actuel, de la disparition des assistants. Comment apprend-on ce métier si ce n’est en travaillant à côté d’un monteur confirmé ? On peut faire des films avec des stagiaires mais si on se projette sur du moyen ou du long terme, il ne s’agit pas seulement de la création d’une œuvre cinématographique. Il s’agit aussi du renouvellement des équipes des techniciens et des industries techniques dont les compétences sont reconnues partout ailleurs. Si nous en sommes là

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aujourd’hui, c’est qu’on a tous ici, un jour ou l’autre, appris notre métier en travaillant sur des films, gravissant un à un les échelons. Il y a quelques années, je pensais que nous aurions, dans un proche avenir, quelques studios de cinéma regroupant de très nombreuses spécialités, de très nombreux métiers. Je me souviens d’une période, où de très gros films américains se tournaient en France en même temps. Nous avions été contraints de faire appel à des personnes expérimentées, à la retraite car il manquait de professionnels qualifiés dans certains domaines. Dans ce contexte actuel de “low cost”, d’économie fragile, nous allons très vite nous retrouver avec des professionnels aux compétences abstraites, sans expérience, sans ce savoir-faire que l’on n’acquière que sur le terrain et qui est la base de tous nos métiers. Christian Guillon : Je m’adresse maintenant à Crystel Fournier, directrice de la photographie du film La naissance des pieuvres de Céline Sciamma. Peux-tu nous dire ce qui se passe aujourd’hui sur un film en préparation quand on a décidé quelle sera la filière de production et de postproduction ? Crystel Fournier : Il est certain que le budget du film a une incidence assez déterminante. C’est particulièrement vrai pour les films à petit budget pour lesquels le choix du format ne relève absolument pas de l’artistique mais seulement de l’économique. Il n’y a pas encore si longtemps – si on excluait le 35mm qui est de toute façon dans une gamme de prix supérieure – , nous avions encore le choix entre le 16mm avec une chaîne traditionnelle ou la HD. Il y a encore deux ou trois ans, les coûts étaient encore à peu près équivalents. On pouvait avoir de nouveau une petite discussion artistique sur numérique ou argentique. Aujourd’hui, le gonflage direct du 16 mm ne se fait pratiquement plus, on passe par le numérique et les coûts sont, de fait, bien plus élevés que de la HD. Il y a donc une catégorie de films pour laquelle on choisit dans tous les cas du numérique. Mais dire qu’on fait le choix du numérique n’est pas suffisant car il existe un panel très large. Généralement, ces films à petit budget ne prennent pas la voie du haut de gamme. Il se peut que certains réalisateurs aient un réel parti pris sur un type de petite caméra, une volonté de tourner “léger”. Mais il faut dire que ces choix, de façon générale, sont souvent faits par défaut, et sont la seule possibilité

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pour le film d’exister. On trouve ensuite toutes les raisons artistiques du monde pour justifier ces choix qui, au départ, sont d’ordre économique. Une intervention du public : Je voulais revenir sur ce que disait Tommaso Vergallo au sujet de la postproduction. Il est pertinent effectivement de commencer par la postproduction avant même de coordonner le tournage avec le réalisateur et la production. Il est utile de faire que le postproducteur soit une sorte de mémoire de l’histoire de la création du film, en commençant par la préparation, le tournage et ce, jusqu’à la sortie du film en salle. C’est certainement la meilleure façon de faire des économies de façon globale. Christian Guillon : Je pense que nous avons maintenant fait un état des lieux relativement précis de la situation actuelle. Je voulais aborder un sujet qui risque de fâcher un peu ici mais je crois qu’il est important d’en parler ici. Je me demandais si, nous aussi, techniciens et industries techniques, n’avons pas également une certaine responsabilité, dans la mesure où nous avons contribué depuis quelque temps, me semble-t-il, à une certaine forme de dévalorisation de notre propre travail en affaiblissant sa valeur marchande. Elle est en tout cas plus difficile à cerner. Charles Gassot : J’ai eu, il y a quelques années, une conversation avec Jean-Marie Colombani, directeur du Monde alors qu’il cherchait des fonds supplémentaires pour son journal. Je lui ai expliqué qu’il était difficile pour nous, producteurs, d’acheter des espaces publicitaires dans sa rubrique cinéma alors que sur la page voisine, JeanMichel Frodon signait une critique assassine pour le même film. Je lui ai expliqué qu’il serait peut être utile d’imaginer un supplément, tiré à part pour dissocier critiques et publicité cinéma. Le Monde a un supplément “week-end” pour la télévision mais pas pour le cinéma. J’avais donc proposé de travailler ensemble sur ce projet dans le but de nous offrir la possibilité d’achat d’espaces publicitaires efficaces et de communiquer également sur les métiers du cinéma. Aussi étrange que cela puisse paraître, cela n’a intéressé personne, tout s’est arrêté.


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Eric Vaucher : Nous faisons ce métier par passion et nous prenons sur nous pour résoudre les problèmes qui se présentent. En écoutant mes collègues parler des tournages, j’ai la nette impression qu’on est aujourd’hui dans un climat de réelle souffrance. Je ne vois pas l’intérêt de continuer à travailler dans de telles conditions. La pression est de plus en plus forte : nous sommes dans une situation limite. On peut, un certain temps, accepter de travailler avec des outils inadaptés au projet, de tourner en 6 semaines alors qu’il en faudrait 8, d’être mal payés car on aime le film et qu’on fait tout pour qu’il aboutisse. Mais, à un moment donné, cela n’est plus tenable et ça casse. On en voit très clairement le résultat dans certains films aujourd’hui. Christine Raspillère : Je ne pense pas que nous soyons si responsables que cela de la situation actuelle. J’ai commencé, il y a 30 ans et j’ai pu voir l’évolution. Quand j’ai fait mon premier film en tant que directrice de production, j’ai découvert avec stupeur que les équipes nous disaient combien elles voulaient être payées. Nous étions sur des niveaux de salaires à +20 sans compter les heures supplémentaires. Je me souviens que chaque heure de dépassement était objet de polémique. Quinze ans après, arriver à obtenir que les équipes soient payées au tarif syndical était déjà très difficile. L’exception est devenue peu à peu la norme : les tarifs pratiqués pour les courts-métrages à l’époque sont ceux pratiqués pour les premiers films. Aujourd’hui, le producteur a un budget, il faut faire en sorte que le pied rentre dans la chaussure, coûte que coûte. Les producteurs ne sont pas les seuls responsables : les financiers ou les chaînes ont une exigence constante, ils placent la barre très haut en ce qui concerne l’artistique et le casting. Cela demande un niveau certain de financement alors que parallèlement, ils donnent de moins en moins d’argent. Charles Gassot : Les chaînes demandent de plus en plus d’éléments qui coûtent une fortune et qui n’existaient pas il y a encore 5 ans. Tommaso Vergallo : Il est vrai que l’arrivée du numérique et la mutation technologique qui s’impose ont rendu tout à coup nos métiers extrêmement complexes. Nous devons nous

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tenir au courant, aller à la recherche des informations et nous former en permanence. Cette évolution technique a également eu pour conséquence de reporter la fabrication de l’image et du son au stade de la postproduction qui prend un rôle de plus en plus important. Bien sûr, il est essentiel pour nous d’expliquer l’importance de notre implication dès le tournage. Nous devrions pouvoir refuser de travailler à prix déraisonnable, pouvoir dire à un producteur qu’à ce prix-là, on ne fait pas. Mais nous savons tous qu’il trouvera quelqu’un ailleurs qui acceptera. Il ne s’agit pas de polémiquer, c’est une réalité. Nous devrions avoir une déontologie commune pour définir une marche à suivre en termes de prix de façon à ce que la concurrence n’intervienne qu’au niveau de la qualité. Mais de là, à être tenu pour responsable de la situation actuelle où tout se fait à n’importe quel prix, rien n’est moins sûr… Charles Gassot : Il y a un vrai problème sur l’image des techniciens en France. Il y a un manque terrible de communication. Vous le voyez très clairement dans le générique des films. Ils défilent beaucoup plus vite quand il s’agit des équipes techniques, cela ennuie tout le monde. Autrefois, les noms des techniciens apparaissaient sur une puis deux colonnes : ils sont présentés aujourd’hui sur trois colonnes ! Cela devrait nous faire réfléchir. Je regrette qu’il n’y ait pas, à Paris, une véritable école européenne de cinéma où les techniciens pourraient présenter régulièrement leur travail. Cela permettrait de les faire exister dans la presse aux yeux de tous. On m’objectera certainement qu’il en existe déjà deux : d’une part, c’est trop peu et d’autre part, elles ne sont réservées qu’à quelques-uns. Je pense plutôt à un modèle comme le campus californien UCLA où j’ai envoyé des techniciens en stage. Ils en sont revenus tout à fait différents. Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas une école équivalente chez nous qui pourrait justement être prise en main par les techniciens du cinéma français. Christian Guillon : Nous sommes très conscients à la CST du problème de l’image des techniciens en France. Un de nos chevaux de bataille consiste à tenter de la revaloriser, et je reste convaincu que nous sommes, en grande partie, responsables de sa dégradation. Il est vrai que la culture française ne fait pas grande place à la technique et à la technologie, contrairement par

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exemple à la culture anglo-saxonne. Quant à notre responsabilité, tu disais tout à l’heure qu’un producteur trouvera toujours à Paris un prestataire qui acceptera de travailler à n’importe quel prix. Nous portons donc, selon moi, une certaine responsabilité collective. Il est nécessaire de faire un travail sur nous-mêmes, autant collectivement qu’individuellement. La CST est un lieu où nous avons entamé ce travail depuis quelques années. Nous remettrons ce soir par exemple le Prix Vulcain de l’Artiste Technicien. Ce nom n’a pas été choisi par hasard : nous l’avons appelé le Prix de l’Artiste Technicien pour justement tenter de faire passer l’idée que les techniciens contribuent à la valeur artistique des œuvres sur lesquelles ils travaillent. Pour en revenir maintenant sur le sujet des écoles. Effectivement, nous avons en France, deux excellentes écoles : l’ENS Louis-Lumière et La Fémis. Et chacune d’elles font un très grand effort pour progresser d’année en année sur le sujet de l’image du technicien. LouisLumière a depuis deux ans entrepris d’organiser une cérémonie de la remise des prix durant laquelle les travaux des élèves sont présentés à la Cinémathèque Française, dans la grande salle, sur grand écran. L’école invite les professionnels à découvrir les travaux réalisés. Il serait bien que nous venions plus nombreux à cet événement. Symboliquement, cela est important pour les élèves mais cela permettrait aussi aux professionnels de faire connaissance avec les techniciens de demain et de juger de la qualité des compétences acquises pour envisager éventuellement de les embaucher. Cela existe dans d’autres écoles plus spécialisées dans l’animation ou les effets spéciaux. Je pense qu’il faut encourager l’organisation de cérémonies de ce type qui sont utiles à tous. Gérard Krawczyk : Si on nous invite, on y va. En ce qui me concerne, j’ai fait La Fémis. Je me suis rendu à ce genre de cérémonie dans le cadre d’une délégation de l’ARP, très récemment. J’ai été effaré du manque de motivation, de désir des étudiants. Intervention du public : Jean-Jacques Bouhon, directeur du Département Image de la Fémis. Ce que tu dis là n’est pas vrai pour tout le monde. Comme Louis-Lumière, nous faisons une remise des diplômes chaque année à la Cinémathèque. Nous regrettons beaucoup qu’il n’y ait pas plus de professionnels qui viennent à cette cérémonie.

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Charles Gassot : J’apprécie énormément le côté pragmatique de l’organisation américaine. A UCLA, les producteurs abordent les choses très concrètement. Ils disent par exemple : « Je travaille sur le montage d’un film dont je vais vous montrer les essais », ou, « il y a des problèmes, j’attends la réponse de tel financeur », ou, « Je viens de changer le metteur en scène ». Pendant un an, les étudiants ont sous les yeux des cas réels, concrets qui, au final, donnent plus envie que de longs discours abstraits. Pierre-William Glenn : Il faut dire les choses de façon plus précise sans non plus exagérer. Dans les faits, plus de 500 professionnels du cinéma interviennent à la Fémis, chaque année. Même si le lien que nous essayons de tisser entre les professionnels et les étudiants est en devenir, nous avons actuellement, à la Cinémathèque Française, lors de la présentation des travaux de fin d’études, plus de 600 personnes. Nous refusons du monde. En ce qui concerne la production, les étudiants ont eu quatre interventions de retours d’expérience, cette année. Effectivement, il y a des différences entre les départements. Cette école est trop liée à l’intellectualisme et à la notion d’auteur. Mais une majorité sérieuse de directeurs de départements travaille sur l’idée de la nécessité de lier les étudiants et la profession en exercice. La tâche est ardue car nous nous heurtons à un esprit de chapelle qu’il faut combattre pied à pied. Mais les choses sont en bonne voie. Christian Guillon intervient, par exemple, de façon très intéressante dans les deux établissements. L’autre difficulté est de mettre en contact des professionnels reconnus face à des étudiants, pas toujours très polis, un peu prétentieux qui doivent apprendre. Il n’en reste pas moins que le niveau de l’école est très élevé et nous est envié dans le monde entier. C’est important car c’est justement à l’école que l’on apprend l’importance de la déontologie. Gérard Krawczyk : La question n’est pas d’être gentil ou pas. Nous sommes allés à la Fémis, à leur demande. Je n’y ai senti aucun désir de cinéma. Je suis resté quand même et ils ont été ravis, charmants. Le réel problème est, comme le dit Charles, le désir de cinéma qui n’y est pas toujours.


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Christian Guillon : Nous avons un peu dérivé de notre sujet initial mais cela prouve bien à quel point la formation est d’une importance cruciale pour nos métiers. Intervention du public : Des films réalisés par des élèves de Terminale en option cinéma ont été aussi projetés à la Cinémathèque. Leur haut niveau de qualité témoigne du fait qu’il faut rester optimiste au sujet de la formation. Les choses bougent… Je voulais aborder le sujet du crédit fournisseur que les laboratoires consentent. Ils font un apport en industrie vis-à-vis d’un producteur qui n’a pas bouclé son budget et prennent donc de gros risques. Ceci n’est pas possible aux Etats-Unis par exemple. Il faudrait envisager une réorganisation générale qui tende à un assainissement de constructions financières du cinéma français. La carte professionnelle, vous le savez, a disparu au CNC. Nous comptons aujourd’hui sur toutes les associations de techniciens qui, soit dit en passant, sont de plus en plus nombreuses pour, à nouveau, valoriser la formation technique. La carte était un signe connu de tous, il faudrait aujourd’hui que tous, y compris la CST, travaillent sur cette problématique. Christian Guillon : C’est une excellente transition vers le dernier sujet que je voulais évoquer. Intervention du public : Nous parlions de la responsabilité des techniciens : effectivement, chacun d’entre nous doit prendre ses responsabilités. Il n’y a encore pas très longtemps, nous avions l’habitude avec une “boîte à coucou”, d’utiliser des outils plutôt artisanaux. Nous subissons aujourd’hui dans nos métiers les effets de mode comme d’ailleurs la société toute entière. La Red One en est un excellent exemple. Elle a été extrêmement bien vendue grâce à un formidable travail de marketing. Si Soderbergh fait El Che avec une Red one, on dira : « Regardez l’image n’est pas très bonne mais c’est accessoire », quand Darius Khondji prend un appareil photo Canon pour faire une pub l’Oréal avec des objectif 35 dessus, on dira : « Khondji l’a fait donc cela doit être formidable ». Quand Michael Mann a fait Public enemies, nous avons été nombreux à dire que l’image était médiocre, mais c’est quand même Michael Mann ! Le choix de ces personnes est très judicieux car ils ont une tribune, et un impact très fort sur

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l’opinion. C’est particulièrement vrai aux Etats-Unis. Il est très important de défendre les savoir-faire – et la CST le fait très bien –, de ne pas chercher à vendre des technologies pures mais de dire la vérité qui est que, mis entre les mains de quelqu’un sans expérience, ces outils, aussi performants soient-ils, ne peuvent pas donner de bons résultats. Charles Gassot : Je pense qu’il n’y a pas “une année Red” et “une année Panavision”. Je pense que cela dépend des projets que l’on essaie de monter. Je regrette parfois pour certains projets comme par exemple un film de reportage, que l’on choisisse la Red plutôt que le 16mm. Mais c’est peut-être aussi une question d’âge… Christian Guillon : Il est très juste de souligner qu’il existe aujourd’hui des phénomènes de mode et des phénomènes d’aubaine. Cela a pour conséquence de tourner dans des formats qui sont inappropriés au projet concerné, tant sur le plan artistique qu’économique. A la CST, nous luttons de façon permanente contre ces deux tendances en remettant régulièrement les choses à plat à coup d’essais et de comparatifs réguliers permettant d’être en adéquation avec les évolutions techniques constantes. C’est un travail sans fin puisque le cinéma évoluera toujours mais il est de notre rôle de le faire. Et nous poursuivrons dans cette voie. Intervention du public : Je travaille depuis 6 ans en postproduction, plus spécifiquement en montage. J’ai fait une quinzaine de films et je n’ai été payée qu’une seule fois au tarif syndical : il s’agissait d’un téléfilm, régi par la convention de l’audiovisuel. Jamais sur les longs-métrages, le tarif n’a été appliqué. Qu’en est-il de la convention cinématographique à ce jour ? J’assiste à de nombreuses réunions semblables à celle d’aujourd’hui, puisque je fais partie de l’association des monteurs. A cause des nouvelles technologies, je me confronte dans mon métier à de véritables aberrations. Pour n’en citer que quelques unes : on me demande, par exemple, en tant que monteuse adjointe, de rentrer les pistes Cantar pour éviter de payer une conformation du son qui doit coûter environ 800 euros. J’essaie d’expliquer que cela va prendre 10 jours de plus de travail. Il faut rester dans une pratique logique par

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rapport à la postproduction, brûler les étapes ne sert à rien si ce n’est à créer des problèmes techniques supplémentaires et une grande confusion pour le réalisateur qui, au final, perd le sens de son film. Je pense qu’il faut communiquer sur nos métiers et dire ce que l’on fait. Il faut s’y mettre rapidement. Christian Guillon : Merci de votre témoignage qui illustre parfaitement la méconnaissance générale ambiante et ce que l’on a appelé ici les mauvaises économies. Intervention du public : Je travaille comme technicien et je suis aussi jeune réalisateur de documentaires. Je me demande si on ne pourrait pas décider de terminer le générique de nos films par un label, un label éthique. Un label qui certifie non pas que dans ce film aucun animal n’a été tué mais que, dans ce film, aucun des techniciens, aucun prestataire, aucun producteur, aucun comédien n’a été maltraité. C’est une proposition basée sur le constat que l’Inspection du Travail ne comprend rien à nos métiers. Il s’agit de sortir du face à face “techniciens contre producteurs”. Nous souhaitons tous travailler ensemble sur des projets qui se déroulent dans de bonnes conditions. Ce serait une façon de mettre en lumière ces œuvres réalisées en respectant notre savoir-faire et nos compétences. Christian Guillon : Voilà une excellente intervention qui me permet de faire la transition avec le dernier point que je voulais évoquer très brièvement mais qui est peut-être un sujet délicat. Nous sommes tous d’accord sur le système de financement du cinéma français qui est basé sur le fonds de soutien que vous connaissez tous. Les subventions sont évidemment attribuées souvent à des films à économie fragile puisque un des buts même du système est de semer pour récolter ensuite : il faut permettre à de nombreux premiers films de voir le jour, pour que, parmi eux, émergent quelques nouveaux talents. Dans la pratique, ces films à économie fragile ne fonctionnent souvent que parce qu’ils sont quasi entièrement financés sur des fonds publics. Le montage classique est l’addition de différentes aides telles que l’avance sur recettes, les aides régionales complétées par un apport en industries techniques et un apport des techniciens qui travaillent à des tarifs préférentiels. Nous sommes tous d’accord pour

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dire qu’il est nécessaire de financer ces films. Mais parallèlement, nous savons tous que ces films ne permettent de soutenir financièrement ni le tissu industriel ni le réseau des techniciens du cinéma. Ne pourrait-on pas explorer une nouvelle piste en imposant à ces productions qui n’existent majoritairement que par le financement public de respecter les minimums sociaux et d’appliquer un minimum d’éthique dans le rapport aux prestataires ? Christine Raspillère : Le monde entier nous envie notre exception culturelle et toutes les subventions dont bénéficie la production française. Je pense qu’il est nécessaire d’imposer que ces aides soient liées au fait que cette production est composée d’industries techniques, de techniciens qui doivent vivre correctement. Le CNC devrait pouvoir le faire. Intervention du public : Cela existe déjà pour le fonds de soutien qui est assujetti à un nombre de points, comptabilisé en fonction du degré de liaison de la production avec la France (lieu de tournage, de postproduction, nationalité des techniciens…). Il est peut être possible d’envisager un renforcement de cela avec un remboursement éventuel des aides au cas où les prestataires ne seraient pas payés... Juste une petite précision justement sur les films fortement subventionnés puisque, comme tu le sais Gérard, nous avons le plaisir de siéger à la Commission d’agrément ensemble. La loi prévoit que normalement un film qui aurait plus de 50 % de financement public ne pourrait pas être fabriqué. Il se trouve qu’à chaque fois les films obtiennent une dérogation. On en est à deux tiers de films qui ont moins de deux millions d’euros de budget et on peut estimer que la moitié au moins de ces deux tiers de films ont un financement de 30% inférieur au prix d’un petit téléfilm de France 3. Ce n’est plus du “low cost”, c’est aller directement à l’abattoir. Nous sommes dans un processus de déclassification d’un certain nombre de techniciens et de producteurs en produisant en masse des films qui n’auront pas d’avenir, qui ne seront pas vus et sur lesquels il n’y aura pas de jugement. Je vous rappelle que tous ces financements sont des fonds publics et qu’ils proviennent de nos impôts ou des cotisations d’entreprises. Voici une anecdote très parlante. Il existe un mécanisme de crédit d’impôts, destiné également à favoriser la relocali-


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sation des films en France et à donc soutenir nos industries techniques. Il semblerait que ce système ait été capté par de hauts décisionnaires dans les comités dont nous parlait tout à l’heure Charles Gassot. Ce crédit d’impôts a été intégré directement dans la commande du cinéma. Lors d’une Commission d’agrément, j’ai fait remarquer que un producteur demandait le crédit d’impôt tout en présentant la liste des règlements non honorés aux industries techniques. Le président remplaçant de notre commission (je ne citerai pas son nom) m’a répondu que nous n’avions pas pour mission de permettre aux industries techniques d’être payées mais que parallèlement, il défendrait les charges sociales des autres techniciens. J’ai donc supposé que nous allions bénéficier d’un dégrèvement de charges sociales. Vraisemblablement les techniciens des industries techniques ne sont pas considérés comme des techniciens équivalents à ceux de tournage puisqu’il n’en a pas été question.

Charles Gassot : Juste un mot qui ne porte pas sur la technique. Vous me parlez de ces films à petit budget, faits avec les aides, et qui ne rencontrent pas le public. Je trouve cela terrible ! Quand je développe un projet, je suis toujours dans la perspective de faire des entrées. Je n’y vais pas quand je juge que je n’ai pas la possibilité de sortir le film normalement. On peut faire du cinéma pour soi, avec par exemple 1,5 millions d’euros de budget. On se débrouille avec cela pour le monter. Et c’est très bien. Après si on est retenu par le CNC, en commission, je crois que l’aide pour la sortie des films de ce genre est à peu près de 15 000 euros. Ce n’est rien : il faut savoir alors qu’on envoie les films au casse-pipe car cela ne donne pas au film la possibilité d’avoir une image, une visibilité. Il faut donc réfléchir : travailler et faire des films, c’est très bien mais il ne faut pas oublier que ceux-ci n’existent que, s’ils sont exposés et vus par le public.

Intervention du public : De nombreux points abordés aujourd’hui tournent autour de la question de savoir quand serons nous capables d’obtenir une convention collective étendue au cinéma. Cela réglerait bien des problèmes évoqués ici par Eric Vaucher par exemple. Cela favoriserait également le contrôle par les organismes de tutelle sur la façon dont sont dépensés les fonds publics. Nous parlions ici du “low cost” dans le cadre de la technique. C’est bien normal car cette journée a été organisée par la Commission Supérieure Technique de l’Image et du Son. Pour autant, concrètement, le poste le plus important des devis de fabrication d’un film reste les salaires. Et c’est bien sur cela, qu’il convient aujourd’hui de travailler pour trouver un accord reconnu par tous et qui ne pourrait être remis en question.

Christian Guillon : Avant de conclure et de remercier tout le monde, je voulais vous faire part d’un souvenir. Le premier très gros film sur lequel j’ai travaillé était Jean de Florette. Claude Berri, son réalisateur et producteur, disait la chose suivante : « Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on dépense, ce n’est pas combien ça coûte, c’est ce que cela rapporte ! ». Merci à tous, aux intervenants et au public.

Intervention du public : Cela fait quatre ans maintenant que se réunissent pour discuter de cette convention les syndicats de producteurs, de techniciens, les représentants de l’Etat et l’Inspection du Travail. Il apparaît de plus en plus clairement que ces discussions n’aboutissement pas. Christian Guillon : Ce n’est pas par hasard : nous sommes dans un système qui ne parvient pas à trouver le consensus nécessaire à la signature d’une convention étendue. C’est bien là tout le problème que l’on a exposé aujourd’hui.

Pierre-William Glenn : Comme nous l’avons vu, il est nécessaire d’aboutir à une convention collective unique et étendue. Nous avons, pour cela, besoin de vous tous. Cette journée d’information a été extrêmement intéressante et j’ai beaucoup appris. Il reste encore beaucoup de choses que je ne comprends pas ce soir. Nous ne sommes pas obligés de faire des films sans être payés. Cela fait au moins dix films que je refuse et je n’en suis pas mort : je suis toujours là. J’ai compris que le but de ce genre de journée doit être de revaloriser nos professions en communiquant par rapport aux écoles publiques, de travailler à favoriser l’accès à nos métiers, de transmettre une déontologie et le respect des autres. Quand j’ai commencé ma carrière, il y a fort longtemps, les rapports entre nous étaient certainement beaucoup plus sains. Il était impossible de descendre sous un certain seuil de rémunération. Cette notion manque aujourd’hui cruellement à nos industries techniques. Il devrait y avoir un prix plancher qui devrait évidemment

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correspondre au moins au prix de revient. Je ne comprends pas très bien comment des industries peuvent se développer avec des balances si négatives en fin d’année. A force de faire n’importe quoi, à n’importe quel prix, au nom de cette concurrence idiote, il est certain que nous allons droit dans le mur. Je crois qu’il faut travailler sur cela et là aussi, je compte sur vous. Les termes de déontologie et d’éthique sont revenus souvent au cours de cette journée. J’espère qu’il est clair qu’il y a des hommes derrière les machines, que toutes ces histoires de rentabilité à court terme ne signifient rien. Je pense que, ce matin, Michel Gomez a été particulièrement clair. La CST s’inscrit dans une démarche d’information, mais pas seulement technique. Il s’agit aussi pour nous d’informer sur les conditions de travail, sur la façon dont on souhaite que les techniciens du cinéma et de l’audiovisuel soient traités. Pour parvenir à ce que leur statut soit respecté, nous avons aussi besoin de leur implication : il faut qu’eux-mêmes n’acceptent pas de travailler dans n’importe quelles conditions. Certaines choses m’échappent quand j’entends dire que les conditions sont ce qu’elles sont et que les minima salariaux deviennent des références hautes de rémunération. Par l’AFC, je connais un certain nombre de chefs opérateurs qui sont payés normalement, à un tarif qui n’a rien à voir avec le minimum syndical. C’est pour moi la marche à suivre. La défense du cinéma passe d’abord par la défense des professionnels qui le font. Nous avons clairement besoin d’une régulation pour contrer les tentatives de dérégulation dont parlait Michel Gomez ce matin. Je souhaiterais que la CST ne soit pas seulement là pour donner des recommandations. Je souhaiterais que notre association ait un pouvoir non seulement législatif mais aussi exécutif dans ce domaine. Je souhaiterais que nous puissions intervenir quand les conditions de projection ne sont pas respectées, quand les films 2D sont par exemple projetés sur les écrans métallisés. On nous dit partout que les spectateurs ne voient pas la différence, c’est totalement faux et il est important de le répéter. Nous sommes là pour tenter de faire quelque chose des

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idées qui ont émergé aujourd’hui. Nous étions aujourd’hui environ 400 à participer à ces débats. C’est très bien mais il faut continuer pour travailler à une prise de conscience globale de la profession. Nous avions parmi nous Charles Gassot qui nous a fait comprendre que le problème n’était pas seulement du côté des producteurs. Je trouve important que l’on ait entendu ici que : « L’important dans le cinéma n’est pas ce que ça coûte, c’est ce que cela peut rapporter ». La grande majorité de producteurs avec qui j’ai eu la chance de travailler pensaient de la même manière. L’idée de réduire les coûts est absurde. Je vous le redis : nous avons intérêt à trouver très vite un accord qui permette une convention collective étendue. Nous avons également intérêt à communiquer et à faire passer les informations. J’ai appris aujourd’hui que certains professionnels travaillaient à moins 50%. Je ne le savais pas et je crois que si on me l’avait dit en une autre occasion, je n’y aurais pas cru ! Nous avons également abordé ici la question du super 16. A ce sujet, le département Image de la CST a travaillé sur une étude comparative sur la qualité et les coûts du tournage en super 16 et en HD. Les chiffres existent, et la présentation des résultats a réuni à peu près autant de monde qu’aujourd’hui. Le fait que la CST ait cette capacité de mobilisation des professionnels de notre secteur est un point très positif. Mais nous avons besoin de vous, pour nous faire remonter les pratiques de terrain. Sachez que rien n’est perdu : il y a toujours des gens qui font des choses formidables avec un matériel qu’ils choisissent. Il reste des possibilités de refuser un film si le matériel nous est imposé et ne nous convient pas qu’il s’agisse du matériel électrique, de la pellicule ou de la caméra. Cela existe encore. Je suis là devant vous, j’ai toujours fonctionné comme cela et je n’ai pas l’intention de changer. Les « on ne peut pas faire autrement » ne tiennent pas sur le long terme. Pour conclure, je tenais à mon tour à vous remercier tous d’avoir pris part à cette journée, d’avoir fait en sorte que nous puissions réfléchir et avancer ensemble sur les toutes problématiques abordées aujourd’hui.

Cette transcription a été faite par Christelle Hermet et Lucile Tronchet. Nous tenons également à remercier tous les intervenants pour leur précieuse collaboration à la réalisation de ce document.

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