XXI HS 10ANS - Les chasseurs de carbone

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La forêt africaine est aujourd’hui un enjeu. À la bourse mondiale du carbone, ses millions d’hectares d’arbres valent de l’or. États et entreprises l’ont bien compris, qui se sont mis en chasse pour alimenter à marche forcée ce nouveau marché. Au détriment des populations expulsées, qui préfèrent parfois mettre le feu au précieux or vert. Par Noémie Bisserbe

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À l’ouest du Kenya, un long et sinueux chemin de terre rouge sépare la forêt Mau, la plus grande du pays, des champs de maïs et de thé. D’un côté, les arbres dressés en une inquiétante muraille se balancent en grinçant ; de l’autre, les champs s’alignent à perte de vue. L’ombre des hauts feuillages balaye la piste. Par endroits, on sent sous le pied de petites bosses, comme des protubérances. « On ne peut enterrer nos enfants que sur ce chemin. » Yeux fixés au sol, Caroline Chelengat montre du doigt une branche de bruyère plantée à quelques pas. Elle a 21 ans, un visage enfantin et parle le

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­ ialecte de la tribu de la forêt. Son petit garçon de d trois ans est mort, probablement d’une pneumonie, il y a trois mois. Elle l’a enterré ici. Caroline vit depuis un an sur la piste, dans un camp de bâches en plastique et de petites huttes de terre, noyé pendant la saison des pluies sous un ruisseau de boue et d’eau pourpre. Comme 2 376 autres personnes, elle a été expulsée de la forêt Mau pour faire place à un projet carbone, qui promet de rapporter plusieurs milliards de dollars au gouvernement kenyan et à des banques d’affaires occidentales. Des hommes armés gardent la forêt, interdite d’accès aux expulsés qui tentent parfois de retourner dans leur ancien village. Ces trois derniers mois, dix personnes du camp ont été arrêtées et emprisonnées. Pasteur d’un village voisin, Abraham Mutai, 44 ans, tente depuis plusieurs semaines de collecter de l’argent pour payer les cautions. Il doit rassembler 50 000 shillings kenyans (400 euros) pour chaque arrestation. Le pasteur est encore loin du compte. Il se rend tous les jours au camp des expulsés, en costume de ville gris, pour distribuer de la nourriture, des médicaments et parfois des vêtements. Les femmes du camp ont drôle d’allure. Elles vont nus pieds et portent, au-dessus de leurs robes traditionnelles, des vestes de ville pour homme trop grandes et usées. Comme elle ne reçoit pas assez à manger, Caroline travaille dans les champs de thé voisins pour quelques shillings par jour. La plupart des plantations appartiennent à Daniel Arap Moi, président du Kenya de 1978 à 2002. « Le gouvernement nous ment » Assis à une table en plastique blanc rougie par la poussière, dans une petite échoppe du village de Keringet, le pasteur fait part de son inquiétude. Il a entendu une rumeur, la pense fondée : « La démarcation de la forêt va être repoussée à nouveau. » Aux aguets, il survole du regard la petite pièce, lance un geste agacé vers un serveur un peu trop curieux. « Il va y avoir de nouvelles expulsions. » Il risque d’en être. Sa petite propriété est située entre la lisière de la forêt et le village. Si elle venait à être incluse dans le nouveau périmètre forestier, sa maison serait démolie et ses champs brûlés pour laisser place aux arbres. Sa femme, ses trois enfants et les six réfugiés qu’il héberge n’auraient alors plus le choix. « Nous devrons rejoindre le camp des e­ xpulsés », dit-il d’un ton lugubre. Le pasteur laisse percer sa colère : « Les gros calibres et leurs plantations de 118

thé, eux, sont tranquilles. » De sa poche retentit la voix de Phil Collins : « One more night, give me one more night… » Il sort un petit appareil portable : « Mon téléphone », s’excuse-t-il d’un sourire gêné. Les nouvelles du camp ne sont pas bonnes : un autre enfant est souffrant. Seize personnes sont mortes de la malaria, d’une pneumonie ou de la typhoïde au cours des six derniers mois. « ­Surtout à cause de la pluie, et la saison de la mousson approche », dit-il en levant les yeux aux cieux. Le gouvernement a promis de nouvelles terres aux expulsés. Abraham Mutai n’a pas confiance : « Voilà plus d’un an qu’ils attendent. Les autorités disent que nous sommes des squatteurs, mais nous sommes originaires de la forêt. Je suis né ici. » Comme Caroline Chelengat et la plupart des réfugiés, le pasteur est du clan Ogiek, la tribu de la forêt Mau. « Le gouvernement nous ment », ­murmure-t-il, amer. Le menteur, selon lui, s’appelle Erastus Wahome. Le bureau de cet homme, à des centaines de kilomètres, domine Nairobi, la capitale du Kenya. Imposant, mâchoire carrée et visage entaillé d’une longue cicatrice sur la joue droite, Erastus Wahome est le Monsieur carbone du gouvernement kenyan. Premier conseiller économique du ministère des Finances, il est celui qui a élaboré le projet de la forêt Mau. « Pourquoi céder la forêt à des étrangers ? » L’enjeu est conséquent : Erastus Wahome espère vendre des milliers de crédits carbones pour plusieurs milliards de dollars à des entreprises européennes et américaines. Le Monsieur carbone du Kenya est entré en négociations avec des banques d’affaires occidentales, qui veulent se poser en « écolo traders » sur ce nouveau marché. Ses projets avancent. Dans la forêt Mau désormais déserte, une équipe de scientifiques s’affaire, mètre en main, à mesurer un par un le tronc des arbres pour évaluer leur stock en carbone. Erastus Wahome a de l’aplomb, et n’est pas habitué à ce que l’on lui oppose un refus. En mars, il a inauguré la première bourse carbone du continent africain. Le conseiller venait de rompre un mémorandum signé entre le gouvernement kenyan et la banque française BNP-Paribas pour l’exploitation de la forêt Mau. « Ça n’allait pas, l’accord n’était pas équilibré », dit-il, avant de faire mine de ­s’interroger : « Pourquoi vendre la forêt à des étrangers ? » Et de répondre à sa propre question : « L’État reste le meilleur investisseur. » Erastus Wahome éclate d’un XXI – OCTOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2011

Dans la forêt Mau déserte, une équipe de scientifiques s’affaire, mètre en main, à mesurer un par un le tronc des arbres pour évaluer leur stock en carbone. rire franc et fort : « Si BNP-Paribas veut toujours les crédits carbones de la forêt Mau, la banque pourra nous les acheter sur la bourse de Nairobi. » Les autorités kenyanes n’entendent pas se ­laisser déposséder du nouveau marché. Des ­sociétés étrangères veulent racheter les forêts du pays pour placer en bourse les droits carbone ? Pourquoi ne pas y trouver son compte en devenant l’intermédiaire obligé : « Des entreprises venues d’Europe ou des États-Unis rachètent des forêts ­partout dans le pays et nous n’en savons rien. Ils exploitent nos villageois qui vendent leurs terres pour une bouchée de pain parce qu’ils n’en connaissent pas la valeur », dit Erastus Wahome, qui g­ esticule des bras en l’air. Et la forêt Mau ? « C’est une autre histoire », rétorque le Monsieur carbone, visiblement piqué. « Tout a été exagéré. Aucun natif de la forêt n’a été expulsé. Quant à ceux qui ne sont pas nés dans la forêt, ils ont racheté illégalement les terres. Ils ­reviennent d’eux-mêmes nous rendre leurs titres de ­propriété. Le problème est résolu. » Des torches et des fusils Au sud de la forêt Mau, un village est baptisé Sierra Leone. Le bruit court qu’il devrait son nom au caractère féroce de ses habitants. Il n’en est rien, insiste Andrew Langat, un élu local : « C’est parce que la plupart des terres appartiennent aux anciens combattants kenyans envoyés en Sierra Leone pour restaurer la paix. » Les gens de Sierra Leone n’ont pas le caractère impitoyable qu’on leur attribue, mais ils sont combatifs. Expulsés à coup de torches et de fusils, ils ne sont pas allés gentiment rendre leurs titres de propriété aux autorités locales. Ils se sont cotisés pour engager un avocat. Plusieurs familles intentent un procès à Erastus Wahome et ses amis du gouvernement kenyan. Certains sont aussi revenus au village pour reprendre possession de leurs terres. « Ils disent que mon titre de propriété est faux, mais l’argent que j’ai payé était bien réel », lance Joseph Chepkwony, 71 ans, père de dix enfants. En 1999, il a acheté son hectare pour 30 000 shillings kenyans (230 euros). « Nous étions trop pauvres pour aller ailleurs. À ­Sierra Leone, c’était moins cher. » Pour la première OC TOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2011 – XXI

fois de sa vie, Joseph devenait ­propriétaire terrien. Avec sa femme Grace, il cultivait du maïs, des pommes de terre et quelques légumes pour nourrir leur famille. Ils étaient heureux. Mais il y a deux ans, Joseph reçoit une lettre du gouvernement. « On nous disait que nous devions partir. » Quatre jours après, la police arrive en force. Il s’enfuit avec sa famille et plusieurs centaines de personnes. « Nous les avons entendus arriver de loin. Tout le monde a eu peur et a commencé à courir vers les collines », raconte Grace d’une voix tremblante. À leur retour, il ne reste du village qu’un tas de cendres, les champs et les maisons ont été b ­ rûlés. « Est-ce qu’on avait le choix ? Je ne possède rien d’autre », s’exclame Joseph. Le vieil homme en costume de ville beige, col roulé blanc et lunettes noires, a gardé fière allure. Seules ses chaussures sales et usées trahissent sa fatigue. Une de ses anciennes voisines, Judith Maritim, n’ose pas revenir s’installer dans les ruines. Elle avait acheté avec son mari trois hectares de terre. « J’ai peur pour les petites », dit la jeune femme de 28 ans, ses deux filles de 6 et 8 ans accrochées à ses jupes. Chaque jour, Judith marche trois heures pour aller cultiver ses champs qu’elle ne veut pas abandonner. À en croire l’élu local, Andrew Langat, la situation est précaire. Plusieurs délégués régionaux lui ont rendu visite après avoir posé des pierres à travers les champs : « Ils m’ont dit que bientôt de nouveaux arbres seraient plantés. » « Ils détruisent tout » Le village de Sierra Leone est en territoire maasaï. Des éleveurs et leur bétail traversent la savane, au loin. La tête parée de bijoux traditionnels, ils lancent un regard méfiant. Les collines verdoyantes où nous sommes leur sont interdites, explique S ­ olomon Tikani. Jusqu’à récemment, Solomon ­gardait les troupeaux de chèvres et de vaches de l’aube au coucher du soleil. Il a abandonné son bâton de berger maasaï il y a deux ans pour changer de camp. Aujourd’hui, Solomon, père de trois enfants, plante des arbres et s’assure que le bétail des ­Maasaï ne vient pas détruire les jeunes pousses. Il est employé par le Green Belt Movement, une organisation écologique non gouvernementale basée à Nairobi qui, avec le soutien des Nations unies, veut restaurer la forêt et préparer le terrain pour le projet carbone. Chaque nuit, au camp de Naisoya qu’il p ­ artage avec les rangers de la forêt, Solomon monte la garde. « L’autre nuit, deux garçons sont venus avec 119


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un troupeau de vaches. Ils détruisent tout », dit-il en soupirant, et en montrant du doigt un petit cyprès rabougri et abîmé. Du million d’arbres plantés sur 50 hectares dans le district de Narok, seuls 700 000 verdissent encore. Solomon voudrait une arme pour se défendre. « Ces enfants ont des lances », s’exclame-t-il, en pointant un regard jaloux vers le fusil du ranger Wilson Soimo qui écoute, d’un air amusé, les complaintes de son ami. Son travail est loin d’être terminé. Il désigne les collines de Sierra Leone : « Nous allons commencer à planter des arbres par là-bas. » Que vont devenir les habitants des lieux ? Solomon hausse les épaules. Sur le marché carbone, les acheteurs se bousculent Le siège des Nations unies est installé au cœur de Nairobi, sur plusieurs hectares de jardin. C’est là que travaille le chercheur d’origine indienne Ravi Prabhu. Responsable pour le Kenya de la mise en œuvre des politiques de l’environnement de l’ONU, l’homme est pragmatique et ne se fait guère d’illusions : « Les communautés se plaignent de voir leurs droits bafoués mais, de toute façon, leurs droits étaient déjà bafoués par les producteurs d’huile de palme ou de soja, ou les ranchers. » Ravi Prabhu est chargé de mettre en place un nouveau programme qui devrait intégrer les forêts dans le protocole de Kyoto. Le programme s’appelle Redd, un acronyme compliqué qui signifie « Réduire les émissions de CO2 provenant de la d ­ éforestation et de la dégradation des forêts ». Il s’agit d’inciter des entreprises à promettre de préserver les forêts dans lesquelles elles investissent. Ces mêmes entreprises obtiennent alors le droit de vendre leur promesse de crédits carbones forestiers sur les bourses de New York, Londres ou Paris à des banques d’affaires ou à des firmes qui souhaitent compenser leurs émissions. Pour les Nations unies, l’enjeu est de taille. ­Préserver les forêts mondiales, affirme l’organisation, pourrait permettre de compenser environ 15 % des émissions carbone des combustibles ­fossiles au cours des cinquante prochaines années. Ravi Prabhu est enthousiaste : « Le programme Redd sera un agent catalyseur qui permettra d ­ ’inscrire tout un paysage sur une trajectoire verte. Il va créer une économie verte alternative. C’est la meilleure chance que nous avons de sauver les forêts. » La mécanique imaginée n’est, toutefois, pas sans poser problème, admet le responsable du programme au Kenya : « La question des droits est vraiment compliquée. Avec la colonisation, la notion 120

« Ils vont mettre de l’oxygène dans des caisses et les envoyer en ­Amérique ? », demande Luvuno avec un sursaut. de propriété en Afrique est régie par plusieurs lois, et les droits coutumiers sont souvent violés. » Ce n’est pas la seule faille : « Vous vendez quelque chose qui n’est pas tangible : de l’air chaud ou de l’air froid, appelez ça comme vous voulez. Les risques sont considérables. » Les crédits forestiers ne sont pas encore acceptés sur la bourse carbone de l’ONU. Mais d’ores et déjà, des entreprises peuvent obtenir des crédits pour des projets de préservation de forêts sur le modèle Redd. Le marché volontaire du carbone comporte peu de règles et de nombreux acteurs, les acheteurs se bousculent. En 2009, les échanges de crédits carbones forestiers s’élevaient à plus de 100 millions de dollars, selon un récent rapport de l’agence financière Bloomberg. « Tout cela ressemble beaucoup au boom de l’immobilier aux États-Unis. On ne sait plus très bien ce que l’on s’échange, déplore Ravi Prabhu. Les banques d’affaires achètent des crédits pour les revendre. Tant qu’il y a de l’argent à faire, la qualité du projet n’a aucune importance. » « Une affaire en or » Au sud du Kenya, l’entreprise américaine de textile Wildlife Works est une pionnière du Redd. Première du continent africain à obtenir des crédits carbone pour la forêt qu’elle gère, elle a reçu tous les honneurs. Elle en est fière : ses t-shirts sont vendus sous le slogan « Des produits aussi bons pour la planète que pour ta conscience ». Le projet forestier de Wildlife Works a été validé par la firme d’audit norvégienne Det Norske ­Veritas Climate Change Services (DNV). Il a également été salué, pour les bénéfices « considérables » apportés aux communautés, par l­ ’organisation Alliance climat, communauté et bio­d iversité (CCBA), considérée comme l’étalon-or en la matière. L’entreprise américaine de textile a repris en 2001, et pour moins de 15 euros l’hectare, le bail du sanctuaire de Rukinga : 32 000 hectares dans la région de Tsavo, des kilomètres et des kilomètres de savane aride et de collines rondes. C’était « une affaire en or », lance Robert Dodson, le directeur général de Wildlife Works, installé sur sa terrasse à l’ombre d’un baobab. XXI – OCTOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2011

Le sanctuaire de Rukinga abrite des millions d’arbres, aujourd’hui protégés par les rangers de l’entreprise américaine. Leur invisible et précieux carbone vaut de l’« or ». En septembre 2010, Wildlife Works a signé un contrat de 30 millions d’euros avec la banque BNP-Paribas, qui s’est réservée une option d’achat sur 1,25 million de crédits carbones : sur ce nouveau marché où l’on brasse « de l’air chaud ou de l’air froid » sont déjà apparus des produits dérivés. Luvuno Kitelle vit avec ses huit enfants et sa belle-mère sur un petit lopin de terre qu’un fermier du village de Marungu lui a prêté pour quelques mois. Elle a été chassée du sanctuaire de Rukinga, comme toute sa tribu, les Duruma, par Wildlife Works. Luvuno ne sait pas ce qu’est le marché du carbone, elle ne sait pas plus lire, écrire ou c­ ompter. « On nous a dit qu’on devait ­partir à cause d’un homme blanc, Rob », se rappelle-t-elle. Sa belle-mère frappe de sa canne en bois le sol avec colère : « Ils ont tout brûlé, juste avant la récolte. » Attentive, les yeux plissés, Luvuno écoute l’explication que l’on tente de lui donner. Elle lève la tête lentement, tourne son visage ridé par le soleil vers la forêt, fait volte-face : « Ils vont mettre de l’oxygène dans des caisses et les envoyer en A ­ mérique ? », demande-t-elle avec un sursaut. Pas exactement. Selon la firme d’audit DNV, le projet de Wildlife Works vise à « empêcher la déforestation causée par l’agriculture de subsistance ». L’entreprise américaine de textile affirme avoir mis au point un modèle « plusieurs fois médaillé » qui offre aux fermiers une source alternative de revenus. Mais personne n’a offert de travail à Luvuno. La petite usine textile ouverte par Wildlife Works au cœur de Rukinga, un district de plus de 30 000 habitants, emploie 18 personnes qui ­fabriquent des t-shirts et des vestes, avec du coton importé d’Inde. Les vêtements sont ­exportés, ­exonérés d’impôts, vers l’Europe et les États-Unis. Mike, chasseur de carbone et milliardaire californien Wildlife Works souhaite maintenant étendre son projet aux terres voisines. L’entreprise a déjà convaincu treize ranchs voisins, des sortes de ­coopératives qui comptent plus de 4 000 petits actionnaires, de s’associer avec elle. Wildlife Works ne deviendra pas propriétaire des terres. La société paiera des rangers pour patrouiller les OC TOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2011 – XXI

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forêts et s’occupera de l’aspect réglementaire et administratif du projet. Pour prix de ses services, elle touchera un tiers des bénéfices. Les petits actionnaires kenyans comprennentils vraiment ce qu’ils signent ? Qu’ils ne pourront plus collecter de bois dans la forêt pour se chauffer et cuisiner ? Qu’il ne sera plus possible de laisser les bêtes paître librement ? « Vous leur dites b­ lablabla argent, blablabla argent. Tout ce qu’ils entendent, c’est le mot argent », dit Michael Korchinsky, le ­fondateur et président de Wildlife Works. Mike, 49 ans, yeux bleus perçants, vit aux ÉtatsUnis, à San Francisco. Nous sommes installés dans un petit café du quartier de la Marina, pas loin des bateaux et des yachts qui dodelinent sur les vagues du Pacifique. Il porte un t-shirt imprimé « Nairobi », un imperméable bleu, une barbe de trois jours. Le président de Wildlife Works a découvert l’Afrique en 1996 : « J’étais en vacances au Kenya avec ma famille pour un safari. » C’est son guide qui l’a « mis sur le coup ». Il avait entendu dire que le bail pour le sanctuaire de Rukinga était à vendre et Mike pouvait l’avoir pour pas cher. À l’époque, le sanctuaire était utilisé pour élever du bétail, les affaires ne marchaient pas fort. Quand il reprend le bail en 2001, il décide d’abord de faire des lieux une réserve animalière. Des petits groupes de touristes ou d’étudiants débarquent des États-Unis ou d’Europe pour se promener dans le parc au milieu des éléphants, lions, hyènes et zèbres. Ils logent dans l’hôtel chic de la réserve. Quelques années plus tard, l’idée des crédits carbones lui vient : « Cette région n’était pas faite pour la culture du maïs. Elle attire les éléphants qui détruisent régulièrement les récoltes. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il y avait quelque chose qui ­s’appelait la bourse du carbone. » Mike affirme qu’il ne pourrait pas continuer à maintenir la réserve sans l’argent des crédits carbones. Il reste vague sur ses ­revenus. La deuxième phase du projet de Wildlife Works, approuvée en mai, couvre plus de 200 000 hectares supplémentaires. La société de Mike a déjà signé un nouveau contrat avec le groupe de distribution français Pinault-Printemps-Redoute (PPR), qui veut compenser 98 729 tonnes d’émissions de CO2. Mike cherche aujourd’hui de nouvelles forêts au Kenya, mais aussi en Zambie, au C ­ ameroun, en République démocratique du Congo et en ­Tanzanie. « L’idée est de permettre aux hommes de vivre avec les animaux en harmonie, sans détruire la forêt », affirme-t-il. 122

Des centaines de personnes qui vivaient dans l’est de la réserve animalière ont, pourtant, été expulsées. « J’ai proposé de leur vendre un autre lopin de terre, ils ont refusé de payer », assène le ­milliardaire californien. Qui tente de se reprendre : « Si j’avais su que c’était une question d’argent… » « Tout ça, c’est une belle escroquerie » Justement, ce n’est pas qu’une « question d’argent ». Le droit de la propriété intervient aussi. Et, dans la région, ce n’est pas simple. Pour le comprendre, il faut aller dans la vallée de Sasenyi, où se trouve l’une des coopératives qui a négocié avec Wildlife Works, la société de Mike, et rencontrer Mwatela Mwachiramba. Le vieil homme habite depuis plus de trente ans dans un petit village de la vallée. Quand on lui demande son âge, il répond simplement avec un sourire : « J’ai donné le bain à des enfants qui eux-mêmes ont donné le bain à d’autres enfants. » En 1985, Mwatela est devenu actionnaire de la coopérative de Sasenyi. Celle-ci est alors créée à l’instigation des autorités qui décident de rendre aux Kenyans les anciennes terres des colons blancs. Les responsables du sanctuaire de Rukinga ont instruction de distribuer 2 000 hectares aux habitants de la vallée. Ils demandent aux villageois de former une coopérative, à laquelle ils transféreront le titre de propriété. Ils décident également de ne pas ­donner la terre, mais de la vendre pour 4 millions de shillings kenyans (31 560 euros). Si les villageois ne payent pas, ils doivent partir. Pour acheter sa maison et une part de la nouvelle coopérative, Mwatela rassemble ses économies, « 4 500 shillings kenyans ». Il a encore le reçu vieux d’un quart de siècle, explique-t-il en redressant son petit chapeau blanc musulman avant de se courber avec peine pour entrer dans sa hutte de chaume. Il en ressort quelques minutes plus tard, en sueur, un bout de papier jauni à la main : sa part dans la coopérative de Sasenyi. Mais un peu moins d’un an après l’arrivée de Wildlife Works, qui gère désormais la coopérative et ses terres, Mwatela découvre qu’il n’est plus inscrit au registre des actionnaires. Il n’a pas pu participer aux dernières réunions : elles n’étaient pas organisées dans le village comme d’habitude, mais à l’autre bout du district. « Je me suis bien fait rouler. Tout ça, c’était une belle escroquerie », dit-il, en colère. Comme mille familles de Sasenyi, le vieil homme est maintenant menacé d’expulsion. La coopérative a lancé des poursuites en justice, XXI – OCTOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2011

La plantation est développée à marche forcée. Des contrats de plusieurs milliards de dollars sont négociés. elle soutient que Mwatela et les siens ont envahi les terres. Dans l’attente d’un jugement, elle a expressément demandé à la Cour d’interdire aux fermiers de couper de nouveaux arbres. Mwatela est furieux. Ravi Prabhu, le responsable à Nairobi du programme forêts et changements climatiques de l’ONU, est sceptique sur l’ensemble du projet mis en œuvre par le milliardaire californien : « De toute façon, Wildlife Works allait conserver la forêt pour son tourisme écologique. Quels sont donc les ­bénéfices pour le climat qui justifient les crédits attribués ? » Il s’inquiète aussi de la réaction des populations : « C’est facile de mettre le feu à une forêt. Si les gens ne sont pas contents, c’est ce qu’ils vont faire », prédit-il. En Tanzanie, le retour de bâton C’est exactement ce qui s’est passé à la plantation d’Uchindile, dans le sud rural de la Tanzanie. « Le feu a pris à l’est », raconte Emmanuel Munesi, le gérant de cette propriété perdue au milieu de collines dénudées et jaunies par le soleil. Sur une carte accrochée au mur de son bureau, il indique le départ du feu. « Le vent a poussé l’incendie vers l’ouest. » Sa moustache retroussée et sa barbe drue et bouclée lui donnent des airs de Barberousse. « Tout a brûlé dans la nuit. » Emmanuel Munesi travaille pour une entreprise forestière norvégienne, Green Resources. Il a quitté il y a deux ans les terres fertiles de son village natal, au pied du Kilimandjaro, côté ­tanzanien, pour s’installer à Uchindile avec sa femme et ses quatre enfants. « Il y avait trop de monde là-bas. » Il vit dans une petite cabane en bois clair, plantée au cœur de la plantation. Dans l’air, les arômes d’eucalyptus se mêlent aux effluves de cendre. Ses journées sont longues : Emmanuel n’a plus grand-chose à faire. Il était chargé de planter et ­d’entretenir les arbres de la forêt, en grande partie disparue. Des branches carbonisées jonchent le sol brûlé des collines. En 1997, Green Resources « achète » 12 000 hectares de terres à trois villages de cultivateurs et d’éleveurs. L’entreprise norvégienne promet de construire des dispensaires, des écoles et des routes, d’offrir des emplois dans la plantation OC TOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2011 – XXI

qu’elle compte développer. Très rapidement, des arbres sont plantés sur près de 5 000 hectares. « Surtout des eucalyptus et des pins », précise Emmanuel Munesi. Green Resources compte 50 employés et 200 intérimaires, embauchés à la journée ou pour des contrats de trois mois. Peu de villageois trouvent un emploi et ceux qui ont du travail sont payés une misère, 1,20 euros par jour. Les charges sociales sont déduites directement des salaires, mais personne ne reçoit de carte de sécurité sociale. Les engagements ne sont pas tenus. En décembre 2008, une petite équipe de la firme d’audit TÜV SÜD débarque sur la plantation. Elle inspecte la forêt, interroge une dizaine d’employés et rencontre des élus locaux. Les inspecteurs ne se préoccupent pas des conditions d’exploitations locales. Ils sont venus auditer le nouveau projet de la société forestière : Green Resources veut obtenir des crédits carbones dans le cadre du « mécanisme de développement propre ». Mis en place au titre du Protocole de Kyoto, ce « mécanisme » permet aux pays développés de compenser leurs émissions en finançant des ­projets « verts ». Green Resources développe à marche forcée la plantation : les arbres sont abattus, le bois vendu, dix litres d’herbicide sont déversés sur chaque hectare pour favoriser la repousse. L’entreprise norvégienne se met à négocier des contrats de plusieurs milliards de dollars avec des sociétés occidentales. En septembre 2010, un accord est conclu avec Avis, la multinationale américaine de location de voitures : Green Resources lui cède ses crédits carbones. Les villageois l’apprennent. Tenus à l’écart, ils sont furieux et se sentent floués. Plusieurs employés décident de s’introduire une nuit dans la plantation pour mettre le feu à la forêt. Les crédits carbones d’Avis partent en flammes. Une épaisse fumée recouvre les collines, elle met des jours à se dissiper. « Moi aussi, je plante des arbres. Pourquoi on ne me donne pas d’argent ? » Dans les mois qui suivent, l’entreprise norvégienne change d’attitude. Green Resources promet de partager une partie des revenus du projet carbone, des salles de classes sont aménagées dans la petite école du village, des employés de la sécurité sociale viennent distribuer des cartes ­d’affiliation. « Les travailleurs sont contents maintenant », affirme Emmanuel, le gérant. 123


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L’entreprise forestière a recommencé à ­planter des arbres sur 620 hectares. Moins de la moitié ont survécu. « Il faut rebrûler les terres, l’eucalyptus a besoin d’un sol propre pour pousser », explique Emmanuel qui, lentement, fait filer entre ses doigts une poignée de terre cendrée. L’eucalyptus met douze à quinze ans pour atteindre sa taille adulte, le pin près de vingt-cinq ans. Aujourd’hui, c’est jour de paie. Des dizaines d’hommes attendent patiemment en file indienne. Sospeter Msaga, 30 ans, père de trois jeunes enfants, travaille depuis 2001 à la plantation. Il n’a toujours pas de carte de sécurité sociale, comme tous ceux de la queue, où personne ne connaît quelqu’un qui en ait une. « Je me suis plaint au village, mais ça n’a rien changé », dit Sospeter en haussant les épaules. Une petite boîte aux lettres, ornée du logo vert et jaune de Green Resources, a été installée devant le bureau du chef du village. « Il paraît qu’ils viennent une fois par mois collecter les lettres déposées. » La sienne ne semble pas avoir atteint l’entreprise forestière. « Quel choix a-t-on ? », s’interroge-t-il. Sospeter cultivait du riz. Sur quelles terres maintenant que

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le village n’en a plus ? « On n’a pas d’autres options que travailler à la plantation. Il n’y a rien d’autre à faire. » Il a pourtant une idée. Depuis quelques mois, il plante des arbres derrière sa maison. « Je sais que Green Resources gagne beaucoup ­d’argent juste en plantant des arbres. Moi aussi, j’en plante. Pourquoi, on ne me donne pas d’argent ? » Cette question est une bonne question. Administrateur au bureau régional de l’environnement et des ressources naturelles, Bernard Kajembe s’est longuement penché dessus. « On m’a demandé de recenser le nom de toutes les personnes qui plantaient des arbres dans la région. » Bernard y a passé des mois et soulève avec peine le résultat de son travail : un classeur corné, posé en haut d’une grande pile bancale dans un coin de son bureau. « Au final, ça ne semble intéresser personne », dit-il, désemparé. Humphrey, ce chef de village qui biaise Ouvrant son dossier, l’administrateur parcourt les dizaines de pages patiemment manuscrites. Noms, lieux, surfaces : tout est précisé. Sauf l’essentiel : « Les habitants n’ont pour la plupart pas

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de titres de propriétés en règle. Et en obtenir un est de l’ordre de l’impossible. » Le problème est ­évident : « Le droit coutumier n’est pas reconnu dans les ­projets carbone. » Bernard remonte ses lunettes sur le nez, il n’y a rien à faire : « Un titre de propriété est indispensable. » Problème : les chefs de village s’affranchissent de la règle. Forts de leur autorité, ils n’hésitent pas à louer les terres de leurs administrés à des investisseurs locaux ou étrangers. « De nombreux villageois viennent me voir pour se plaindre, mais que faire ? Nous avons du mal à contrôler ce qui se passe », explique Bernard Kajembe. L’administrateur ignore même le montant de la plupart des transactions : « Les chefs de villages ont honte de vendre leur terre pour si peu, ils ne veulent pas nous dire le prix. » Quant aux villageois, ils sont pauvres : « Lorsqu’on leur offre de l’argent, ils le prennent, même très peu. » Bernard recommande parfois de ne pas signer : on dit alors de lui qu’il est un « traître ». C’est en jouant sur ces ressorts que Green Resources a pu signer des baux de 99 ans pour 30 000 hectares à travers la Tanzanie. Mais ­l’entreprise forestière norvégienne n’est pas à l’abri de surprises. Elle est poursuivie par le gouvernement tanzanien : 6 000 des 12 000 hectares loués aux trois villages de la plantation brûlée ­d’Uchindile seraient en réalité propriété de l’État. Le dossier a été confié à un juge. Dans l’attente de la décision, la moitié de la plantation est laissée à l’abandon. Pour quelle somme Humphrey Lukelo, le chef d’Uchindile, a-t-il loué les terres du village à Green Resources ? « Je ne sais plus. Mon travail n’est pas de garder les comptes », répond-il d’une voix brusque et cassante, trahissant une haleine de mauvais whisky. Humphrey Lukelo, 43 ans, est né au village où il vit avec sa femme et ses huit enfants. Sa tête est rasée, ses yeux rouges, il porte une chemise en coton jaune déchirée aux coudes. Il se souvient de la première visite de Green Resources : « Ils ont fait beaucoup de promesses, la vie était dure, ils nous ont dit que cela changerait pour de bon. » La vie est-elle meilleure aujourd’hui ? ­Humphrey hausse les épaules et grimace. Le chef évite de regarder de face et demande, à plusieurs reprises, pourquoi les hommes de Green Resources sont absents de la « réunion ». La pièce sent le tabac froid. Un jeune homme, étudiant en théologie, de retour au village pour les vacances, est assis en silence dans un coin. Un rayon de lumière perce par la porte restée entrouverte. Il n’y a pas d’électricité. OC TOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2011 – XXI

« Ils ont fait beaucoup de promesses, la vie était dure, ils nous ont dit que cela changerait pour de bon. » La vie est-elle meilleure aujourd’hui ? ­Humphrey hausse les épaules. Humphrey refuse toujours de répondre et s’efforce de biaiser. « Green Resources a construit quatre salles de classe dans l’école. Ils ont aussi construit un dortoir, un bureau et un dispensaire médical dans un autre village. Des fermiers ont reçu des compensations pour leur terre. » Combien ont reçu ces fermiers ? Il ne sait pas, il est agacé par toutes ces questions, il porte ses mains au visage. Fin de l’entretien. « nos plans pourraient être retardés » Directeur à Green Resources, Olav Bjella connaît la réponse : la société norvégienne verse tous les ans 18 millions de shillings tanzaniens (8 150 euros) pour la location des 12 000 hectares de terre, soit un loyer annuel de 0,68 euros à l’hectare. « La situation de la plantation est aujourd’hui plus stable, mais si le contentieux avec le gouvernement tanzanien n’est pas résolu d’ici un à deux ans, nos plans pourraient être retardés », admet-il. Quelles seraient alors les conséquences pour Avis, acheteur des crédits carbones tirés de la plantation ? Celles-ci seraient « négligeables », affirme Thomas Oberst, directeur de la communication de TÜV SÜD, l’entreprise qui a réalisé l’audit du ­projet. « La terre contestée n’est pas incluse dans notre étude », soutient-il. Et l’incendie qui a dévasté les arbres de la plantation, n’a-t-il également aucune importance ? « Il ne nous revient pas de superviser les projets validés. » Qui donc est responsable ? Avis, qui prétend compenser ses émissions de carbone avec une forêt rayée de la carte en Tanzanie ? Ou Green Resources, qui devrait rembourser Avis et retirer du marché ses crédits carbones « toxiques », car sans valeur ? Personne n’a de réponse. La chasse au carbone est ouverte, la course est lancée, elle ne peut plus s’arrêter. Green Resources a déjà les yeux rivés vers de nouveaux horizons en Ouganda et au Mozambique. Mike, le patron de Wildlife Works, explore les forêts vierges du sud du Cameroun et de la République démocratique du Congo. Les nouveaux chasseurs de carbone ne manquent pas de terrains de jeux. En Afrique, les forêts sont vastes. Ÿ 125


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