LA REVUE DES JURISTES
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Direction scientifique
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Louis Assier-Andrieu EM
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Rédacteurs en chef
Actualités Europe et droits fondamentaux Par Bernard Stirn
Le Plan d’action global commun, un an après la sortie des États-Unis Par Christophe Eck et Sina Eskini
Plaidoyer pour une approche fonctionnelle du droit des sûretés Par Reinhard Dammann et Vasile Rotaru
Politique de la concurrence et champions européens Par Antoine Winckler
Dossier thématique Les nouvelles frontières du droit
Par M. Vivant, J. Cattan, J. Klein, J.-S. Borghetti, A. Maréchal, L. DiMatteo, G. Koenig, F. Mattatia, N. Binctin et R. Achour, A. Lemaire, P. Saint-Amans et J. Jarrige, I. Defarge, L. Charret-Chahine et E. Maillot et K. Haeri.
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Hugo Pascal Eloy Genest
Les nouvelles frontières du droit
SciencesPo
LA REVUE DES JURISTES DE SCIENCES PO ISSN 2111-4293
La Revue des Juristes de Sciences Po, ses membres ainsi que son directeur scientifique n’entendent donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans chaque article. Les opinions doivent être considérées comme propres à chaque auteur et n’engagent aucunement la responsabilité de La Revue des Juristes de Sciences Po, d’un de ses membres ou de son directeur scientifique.
Revue éditée par l‘Association des Juristes de Sciences Po (AJSP), régie par les dispositions de la loi du 1er juillet 1901. 13, rue de l’université 75007 Paris www.ajsp.fr
revuedesjuristes@sciencespo.fr Direction scientifique Louis Assier-Andrieu Comité scientifique Reinhard DAMMANN, Kami HAERI, Emmanuelle MIGNON, Pierre-Louis PÉRIN, et Bernard STIRN. Rédacteurs en chef
RevueDesJuristesDeSciencesPo.com
Hugo PASCAL et Eloy GENEST Comité de rédaction
Pour citer un article de la Revue : [Nom de l’auteur / Titre], La Revue des Juristes de Sciences Po, juin 2019, n°17 ISSN 2111-4293
Gabin BEAUDOR, Héloise BERTIN, Clément CHERICI, Pierre-Benoit DRANCOURT, Sarah GLASER, Charlotte GUILLEMIN, Linus HOFFMANN, Charles-Hugo LEREBOUR, Tiphanie MAGLOIRE TRAORE, Sarada NATESHAN, Nicolas SIMON et Valeriya TSEKHANSKA. Graphisme Alessandro BANCHI
Le mot des Rédacteurs en chef
HUGO PASCAL & ELOY GENEST Rédacteurs en chef
Chères lectrices, Chers lecteurs, L’année de la Revue des Juristes de Sciences Po se termine par la publication de ce nouveau numéro consacré aux nouvelles frontières du droit. A l’heure d’en dresser le bilan, ce sont plus de 60 articles qui ont été publiés dans ses pages comme sur son nouveau site internet ces douze derniers mois. Ce sont aussi trois évènements de premier plan qui ont été organisés et qui ont permis de renforcer une fois encore les liens de la Revue avec les mondes académique et professionnel. Cette réussite est avant tout collective et nous souhaitons remercier tout particulièrement le Professeur Louis Assier-Andrieu pour ses précieux conseils ainsi que nos deux partenaires, les cabinets Kramer Levin et Quinn Emanuel, pour leur soutien qui nous a permis pour la première fois d’assurer une impression papier de manière continue et conséquente. L’année des dix ans de la Revue des Juristes est ainsi celle de la consolidation de ses fondations, mais aussi celle de la préparation des dix années à venir. Dans un contexte marqué par les récentes élections européennes, nous avons souhaité consacrer la partie actualités de ce numéro à plusieurs défis auxquels le vieux continent est confronté. Un premier défi est celui du respect des droits fondamentaux, sur lesquels repose l’édifice européen depuis la fin de la Seconde guerre mondiale (voir en ce sens la contribution de Bernard Stirn sur l’Europe et les droits fondamentaux). Un autre défi consiste à protéger les entreprises européennes dans un contexte marqué par « une nouvelle géopolitique de la norme » et à l’heure de l’extraterritorialité du droit américain, en matière de programmes de sanctions économiques en particulier (la contribution de Christophe Eck et Sina Eskini illustre cette question, un an après le retrait des États-Unis sur le nucléaire iranien). Un dernier défi est celui de l’attractivité du droit à l’heure de la réforme des procédures collectives mais aussi de la création contrariée d’un géant européen du ferroviaire (voir la contribution de Reinhard Dammann et Vasile Rotaru sur la réforme du droit des sûretés et celle d’Antoine Winckler prenant pour cadre la dernière affaire Alstom-Siemens). Sa partie thématique prend quant à elle pour sujet d’étude les nouvelles frontières du droit. « Manners of imagining the real » : la célèbre définition du droit de Clifford Geertz reste gravée dans les esprits. Il est vrai que le droit ne cesse, par le truchement de la qualification juridique, d’agencer, d’ordonner, de mettre en ordre le réel. Les grandes catégories au cœur de notre système juridique en sont directement issues. Pourtant, les frontières tracées par le droit apparaissent fragiles. Plus que jamais, les traits définis par les catégories juridiques sont mis à mal par les mutations de la réalité sociale, économique et technologique, en perpétuelle évolution. Evgueni Pasukanis évoquait déjà cette ambivalence propre à la norme juridique : produit d’un réel « contradictoire », cette dernière le reconduit également. Le contexte actuel donne plus que jamais tout son sens à cette reconfiguration continue de la norme juridique. En particulier, les avancées technologiques et scientifiques repoussent un peu plus les frontières du droit. Ce nouvel âge doit-il conduire à repenser les obligations ? Présente-t-il de nouveaux risques ou contraire de nouvelles opportunités pour la personne et enfin
ACTUALITÉS aboutit-il à transformer notre conception de la propriété ? Les professions du droit en ressortent-elles bouleversées ? Décomposition, recomposition des frontières créées par le droit et créant le droit : tel est le sujet de ce dossier dont ces quelques phrases ne constituent qu’un très court aperçu. Pour aborder ces problématiques, contemporaines et transversales par leur nature, la Revue des Juristes a souhaité donner la plume à l’ensemble des acteurs qui pensent le droit, l’enseignent et le mettent en œuvre. Les opinions des professeurs de droit, avocats et autres magistrats croisent celles d’une ancienne secrétaire d’Etat, d’un philosophe, d’un responsable d’une organisation internationale ou de régulateurs. Nous les remercions tous chaleureusement. La Revue des Juristes reviendra en janvier avec un prochain numéro consacré à la crise écologique, dirigé par Yann Aguila. Un appel à contributions sera publié dans les prochains jours sur notre site et nous attendons vos premiers abstracts avec impatience. Nous vous souhaitons une excellente lecture.
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SOMMAIRE Le mot des Rédacteurs en chef.............................................................................................. 1 Hugo Pascal et Eloy Genest
ACTUALITÉS Europe et droits fondamentaux ............................................................................................6 Bernard Stirn Le plan d'action global commun, un an après la sortie des États-Unis .............................. 12 Christophe Eck Sina Eskini Plaidoyer pour une approche fonctionnelle du droit des sûretés ...................................... 21 Reinhard Dammann Vasile Rotaru Politique de la concurrence et champions européens ........................................................ 35 Antoine Winckler
DOSSIER THÉMATIQUE L’Edito : Droit humain, trop humain ..................................................................................45 Louis Assier-Andrieu Nouvelles frontières, nouvelles technologies : nouveau droit ? ......................................... 47 Michel Vivant Trois choses à emmener sur une île déserte Ébauche de principes de cyberpolitique ....58 Jean Cattan Repenser le contrat à l’ère numérique............................................................................... 68 Julie Klein Civil Liability for Artificial Intelligence: What Should its Basis Be?................................... 76 Jean-Sébastien Borghetti L’encadrement innovant des ICO et des services sur actifs numériques de la loi PACTE ..85 Anne Maréchal Smart Contracts: Are they Contracts and are they Smart? .................................................92 Larry A. DiMatteo
ACTUALITÉS La propriété de soi ............................................................................................................100 Gaspard Koenig Réussir à protéger ses données personnelles ................................................................... 110 Fabrice Mattatia Appropriation du vivant par le droit des brevets.............................................................. 118 Nicolas Binctin Rim Achour
POINTS DE VUE La promesse de l'intelligence artificielle : l'action publique doit-elle être prédictive ? ......... 132 Axelle Lemaire Coopération fiscale internationale : dix ans d’évolutions ................................................ 138 Pascal Saint-Amans Julien Jarrige La justice prédictive : le point de vue d’un magistrat........................................................ 141 Isabelle Defarge La justice prédictive : le point de vue d’une plateforme.................................................... 147 Louis Larret-Chahine Elise Maillot Comment le numérique va transformer la profession d’avocat et nos cabinets ... 153 Kami Haeri
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Actualités
ACTUALITÉS
Europe et droits fondamentaux
BERNARD STIRN Président de section au Conseil d’État, Membre de l’Institut, Professeur associé à Sciences Po
Avoir assuré la paix et favorisé le développement économique sont habituellement regardés comme les principaux acquis de la construction européenne. La dimension juridique de l’Europe mérite tout autant d’être soulignée. Construite, à partir de traités, par le droit, l’Europe apporte une forte contribution à la garantie de l’Etat de droit et à la protection des droits fondamentaux. Inhérente au Conseil de l’Europe, cette mission s’est également au fil du temps de plus en plus affirmée au sein de l’Union européenne.
Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique, les Communautés européennes ont laissé la place, depuis le traité de Lisbonne, adopté le 13 décembre 2007 et entré en vigueur le 1er décembre 2009, à l’Union européenne. Les élargissements successifs ont conduit des six Etats fondateurs des Communautés aux vingt-huit membres de l’Union qui réunissent, tant que le Brexit n’est pas intervenu, 512 millions d’habitants.
Première institution européenne à être mise en place, le Conseil de l’Europe est créé par le traité de Londres du 5 mai 1949. Centrée sur la prééminence du droit et le respect des droits fondamentaux, son action débouche, dès le 4 novembre 1950, sur l’adoption à Rome de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, qui institue, pour veiller à sa mise en œuvre effective, la Cour européenne des droits de l’homme, dont le siège est, comme celui de l’ensemble de l’institution, à Strasbourg. De dix Etats membres à l’origine, le Conseil de l’Europe s’est progressivement élargi, pour couvrir l’ensemble de la Grande Europe, y compris la Russie et la Turquie. Il regroupe 47 Etats, qui comptent 820 millions d’habitants. Seule la Biélorussie, qui a posé sa candidature, n’a pu encore y adhérer, faute de satisfaire à l’ensemble des exigences démocratiques, notamment l’abolition de la peine de mort.
Les Communautés puis l’Union paraissaient tournées principalement vers l’union douanière, le commerce, la concurrence, l’agriculture, l’économie. Mais les traités ont confié de larges compétences à la Cour de justice de Luxembourg, qui a très tôt inclus dans son champ d’intervention la protection des droits fondamentaux. Cette dimension de l’Union s’est davantage affirmée avec l’adoption en 2000 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui a été incorporée au traité de Lisbonne.
Issues des traités de Paris du 18 avril 1951, instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, et de Rome, du 25 mars 1957, qui créent la
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Sous l’autorité vigilante des deux cours, de Luxembourg et de Strasbourg, l’édifice européen est ainsi fortement ancré, au travers de ses deux branches, du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, dans la protection des droits fondamentaux. Des inquiétudes naissent certes des évolutions que connaissent des pays membres de l’Union comme, au-delà de l’Union, certains Etats du Conseil de l’Europe. Ainsi les réformes de la justice en Hongrie et en Pologne, les dérives autoritaires de la Turquie après le coup d’Etat manqué de juillet 2016, les menaces sur les libertés
Les normes L’Europe est le cadre d’un système normatif original, à la frontière du droit international et du droit interne. Reposant sur des traités dont les caractéristiques dépassent celles du droit international classique, elle a conduit à une redéfinition de la hiérarchie des normes et à l’apparition de nouveaux ordres juridiques. Tant l’Union européenne que le Conseil de l’Europe sont issus de traités, signés et ratifiés par les Etats membres, qui peuvent seuls les faire évoluer. Pour l’Union européenne, les traités institutifs, de 1951 et 1957, ont été maintes fois modifiés, soit à l’occasion des élargissements, soit pour modifier l’organisation institutionnelle. A partir de l’Acte unique de 1986, se sont ainsi succédé les traités de Maastricht en 1992, d’Amsterdam en 1997, de Nice en 2000. Les référendums négatifs en France et aux Pays-Bas, en 2005, ont conduit à l’abandon du traité établissant une constitution pour l’Europe puis à l’adoption, en 2007, du traité de Lisbonne, composé du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. De son côté, la Convention européenne des droits de l’Homme a fait l’objet de seize protocoles additionnels tandis que de nombreuses autres conventions ont été conclues dans le cadre du Conseil de l’Europe, telles la charte sociale européenne, la Convention européenne d’extradition ou la Charte européenne de l’autonomie locale. S’ils prennent la forme d’instruments internationaux classiques, signés et ratifiés par les Etats, ces traités ont une portée qui va au-delà. Les institutions qu’ils mettent en place ressemblent à des institutions politiques, avec des assemblées (Parlement européen pour l’Union, Assemblée parlementaire pour le
Conseil de l’Europe), des exécutifs (Conseil et Commission d’un côté, Comité des ministres et secrétariat général du Conseil de l’Europe de l’autre), des juridictions (Cour de justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’homme). Ces particularités sont soulignées par la jurisprudence des cours européennes. La Cour de justice juge que la Communauté économique européenne « constitue un nouvel ordre juridique du droit international dont les sujets sont non seulement les Etats membres mais également leurs ressortissants » (5 février 1963, van Gend & Loos), qu’ « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité qui la crée a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des Etats membres » (15 juillet 1964, Costa c/ Enel) et que « bien que conclu sous la forme d’un traité international », il « n’en constitue pas moins la charte constitutionnelle d’une communauté de droit » (23 avril 1996, parti écologiste les Verts). Pour sa part, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que la Convention européenne des droits de l’Homme a le « caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales (7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni) et qu’elle est un « instrument constitutionnel de l’ordre juridique européen » (23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie). Le système juridique issu de ces traités a conduit à une redéfinition de la hiérarchie des normes. Avec des étapes, et parfois quelques nuances, la pleine supériorité des traités sur les lois a été partout reconnue. Dans l’ordre juridique interne, la primauté de la constitution a, en revanche, été consacrée. Des logiques conciliatrices ont permis de combiner la suprématie de la constitution dans l’ordre interne avec la primauté de l’ordre juridique européen. Leur inspiration se retrouve dans les différentes étapes de la jurisprudence « So lange » de la Cour de Karlsruhe, dans la réserve de l’identité constitutionnelle de la France affirmée par le Conseil constitutionnel à partir de sa décision du 27 juillet 2006, dans la décision société Arcelor rendue par le Conseil d’Etat le 8 février 2007. A partir d’échanges et d’influences réciproques entres les cours constitutionnelles et les
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en Russie et en Ukraine mettent en cause les valeurs communes et portent atteinte à la crédibilité de leur garantie collective. Mais, si elles invitent à s’interroger sur la manière de mieux concilier les libertés et la démocratie, elles n’effacent en rien le respect du droit, sur lequel repose largement l’édifice européen. Qu’il s’agisse des normes, des juges ou des libertés, l’espace européen est un modèle qui affermit les droits fondamentaux.
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ACTUALITÉS cours suprêmes nationales, une hiérarchie des normes partagée s’est ainsi dessinée. Un ordre juridique européen en découle, avec les deux branches, du droit de l’Union et du droit de la convention, qui entretiennent entre elles des liens d’interaction. Un droit public européen se constitue de la sorte. Les juridictions nationales en sont les interprètes de droit commun, dans un ensemble qui souligne le rôle des juges. Les juges Dans l’Europe de demain écrivait le professeur Sabino Cassese, ancien membre de la Cour constitutionnelle italienne, il n’y aura plus besoin de guerriers, plus besoin de diplomates, il y aura besoin de juges, « neither soldiers nor ambassadors but judges ». Nul doute en effet que plusieurs facteurs se combinent pour accroître la place des juges dans l’espace européen. Le droit européen garantit fortement le droit au recours effectif devant un juge indépendant et impartial. Il définit les standards du procès équitable. Un rôle dynamique est joué par les deux cours européennes. Un intense dialogue des juges est enfin une des marques de l’Europe du droit. Le droit français a de longue date consacré le droit au recours. Par son arrêt du 17 février 1950, ministre de l’agriculture c/ Mme Lamotte, le Conseil d’Etat érige en Principe général du droit le recours pour excès de pouvoir contre toute décision administrative. Il en va de même du recours en cassation contre toute décision juridictionnelle. Le Conseil constitutionnel voit dans le droit au recours une exigence constitutionnelle. Le cadre européen confère à ce droit une forte autorité. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme proclame que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial » et l’article 13 énonce le droit à un recours effectif. Ces exigences sont reprises par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Les deux cours, de Luxembourg et de Strasbourg, mettent en œuvre ces principes avec vigueur. Pour la Cour de justice, le droit au recours fait partie des principes généraux du droit de l’Union (15 mai 1986,
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Marguerite Johnston) et la Cour européenne des droits de l’homme affirme qu’il « consacre le principe fondamental de la prééminence du droit dans une société démocratique » (26 avril 1979, Sunday Times c/ Royaume-Uni). En retour, le droit national est de plus en plus attentif à donner au droit au recours toute sa portée : l’élargissement par la jurisprudence du Conseil d’Etat des possibilités de recours des détenus contre les sanctions qui leur sont infligées et contre les mesures prises par l’administration pénitentiaire qui affectent leurs droits ou leur situation en est une illustration marquante. Des standards du procès équitable sont précisés par le droit européen. Une attention particulière est portée sur l’indépendance et l’impartialité des juges. A côté de l’impartialité subjective apparaît, au nom de la théorie des apparences, l’impartialité objective. L’adage britannique selon lequel « justice must not only be done; it must also be seen to be done » trouve ainsi toute sa signification. Le respect du contradictoire, l’égalité des armes entre les parties, la publicité des audiences et des débats judiciaires, le délai raisonnable de jugement prennent une importance accrue. Adaptées pour y satisfaire pleinement, les procédures nationales convergent vers un modèle européen qui garantit l’équilibre et l’équité du procès. Dotées par les traités de prérogatives importantes, les deux cours européennes sont le pilier de l’affirmation du rôle des juges en Europe. La Cour de justice a le monopole de l’interprétation, en cas de difficulté sérieuse, du droit de l’Union et elle s’assure de la conformité du droit dérivé aux traités. Toute juridiction nationale peut la saisir en cas de doute sur l’un de ces points. Chaque année, près de 500 questions préjudicielles lui sont ainsi posées, qui contribuent à l’application uniforme du droit de l’Union. Elle est, en outre, juge de recours contre les décisions du Tribunal de l’Union européenne, qui statue en premier ressort sur les questions d’aides d’Etat, d’atteinte à la concurrence, de protection des marques et des brevets ou de fonction publique de l’Union. Après épuisement des voies de recours interne, la Cour européenne des droits de l’Homme peut être saisie par un recours individuel formé par tout citoyen alléguant une méconnaissance des droits
La Cour de cassation a posé la première question en application de cette nouvelle procédure, en interrogeant la Cour de Strasbourg sur la situation, au regard de la mère d’intention, des enfants nés à l’étranger d’un procédé de gestation pour autrui. Dans un avis du 10 avril 2019, la Cour a consacré l’obligation pour le droit interne d’offrir une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et la mère d’intention, tout en laissant aux Etats une large marge d’appréciation pour en déterminer les modalités d’exercice. « A l’échelle de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des juges ni guerre des juges ; Il doit y avoir place pour le dialogue des juges » déclarait le commissaire du gouvernement Bruno Genevois dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 décembre 1978, ministre de l’intérieur c/Cohn-Bendit. Plus de quarante ans après, la formule est devenue une réalité, au travers des échanges intenses et attentifs qui développent en Europe entre les différentes juridictions. Le dialogue des juges s’inscrit en vérité dans une triple dimension : il s’affirme entre les cours nationales et les cours européennes, entre les différentes cours suprêmes et cours constitutionnelles nationales, entre les deux cours européennes. Cours nationales et cours européennes s’écoutent et s’influencent mutuellement. Parce qu’elles appliquent les mêmes règles européennes et sont confrontées à des interrogations semblables, les cours suprêmes et les cours constitutionnelles nationales ont appris à mieux se connaître et à échanger davantage entre elles. Souvent saisies de questions voisines, les deux cours de Luxembourg et de Strasbourg combinent les deux branches du droit européen et entretiennent, au travers parfois d’une certaine émulation, une grande écoute réciproque. Nécessaire à l’unité du droit et à la sécurité juridique, le dialogue entre les différents juges est une marque
de l’Europe d’aujourd’hui. Il trouve une illustration dans l’association, organisée par l’article 255 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne pour la Cour de justice et par une décision du Comité des ministres du Conseil de l’Europe pour la Cour européenne des droits de l’homme, des membres des cours suprêmes nationales au choix des juges européens. Par des interactions constantes, il assure la construction d’un droit public européen, qui repose largement sur la garantie des libertés. Les libertés Adhérer aux institutions européennes suppose le respect des exigences démocratiques. Aussi l’Europe s’affirme-t-elle comme un espace de liberté, doté de mécanismes inédits de garantie collective. Même si les droits et libertés sont de longue date protégés et respectés dans des pays comme le Royaume-Uni ou la France, des lacunes y sont comblées sous l’influence européenne, qui produit des effets significatifs sur l’ensemble du droit. Le droit de l’Union rejoint à cet égard le droit de la convention pour construire un droit européen des droits de l’homme, dans lequel les droits, notamment des plus faibles, sont mieux assurés, les valeurs communes davantage partagées. Face aux nouveaux défis auxquels droits et libertés doivent faire face, l’espace européen est enfin le cadre de réponse adapté et pertinent. La Convention européenne des droits de l’Homme réaffirme l’attachement des Etats signataires aux « libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme ». Dans le cadre de l’Union européenne, le même idéal a été explicité en 1993 par le Conseil européen, lorsqu’il a arrêté les « critères de Copenhague », auxquels tout candidat à l’adhésion doit satisfaire. Les règles sont énoncées à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne, selon lequel : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que du respect des droits de l’homme, y compris des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs
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garantis par la convention. Depuis l’entrée en vigueur, en 2018, du protocole n°16, les cours suprêmes des Etats qui ont ratifié ce protocole peuvent en outre lui adresser des demandes d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation de la convention ou à l’application des droits et libertés qu’elle définit.
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ACTUALITÉS sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Appartenir au Conseil de l’Europe comme à l’Union européenne implique le respect de l’acquis démocratique. Avoir ratifié la Convention européenne des droits de l’Homme est au demeurant, une condition pour entrer dans l’Union. L’Europe apparaît ainsi comme un vaste espace de liberté, construit sur un socle commun, dont, dans tous les pays, les gouvernements, les parlements, les juridictions tiennent d’autant plus compte que le droit de l’Union comme le droit de la convention comportent, sous l’autorité des deux cours européennes, des voies de droit qui assurent la mise en œuvre effective d’une garantie collective. Pour les pays qui ont de longue date porté les valeurs de liberté, le Royaume-Uni avec la Grande Charte de 1215, l’Habeas corpus de 1679, le Bill of Rights de 1689, la France avec la Déclaration des droits de l’homme de 1789, pour les patries de Locke et de Montesquieu, l’apport européen pouvait paraître superfétatoire ou au moins de modeste conséquence. Toutefois quelques lacunes y apparaissent, qu’elles concernent, dans les deux pays, le contrôle des écoutes téléphoniques ou les droits des prisonniers, qu’elles portent sur les châtiments corporels dans les écoles britanniques ou sur les droits des enfants adultérins en France. Les exigences européennes ont appelé sur ces points d’utiles adaptations. Au quotidien, les principes européens guident les interventions du législateur et inspirent les juges. La ratification par la France de la Convention européenne des droits de l’Homme en 1974 puis l’ouverture en 1981 du droit de recours individuel ont ainsi eu des conséquences insoupçonnées sur l’ensemble du droit national. Au Royaume-Uni, il en a été de même de l’adoption en 1998 du Human Rights Act, qui permet aux Britanniques d’invoquer directement la convention. Pratiquant le « dialogue sans paroles » évoqué par Olivier Dutheillet de Lamothe, le Conseil constitutionnel est attentif, même s’il ne le dit pas expressément, à la cohérence entre le droit européen et les
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principes constitutionnels. Alors juridiction suprême du Royaume-Uni, la Chambre des Lords assurait la même veille : « no more but certainly no less » déclarait Lord Bingham. Les standards européens ne sont pas étrangers à la création en 2009 de la Cour suprême du Royaume-Uni, qui a succédé à la Chambre des Lords dans son rôle de cour suprême. Dans toute l’Europe, un droit européen des droits de l’homme se construit. Inhérent à la Convention européenne des droits de l’Homme, il est aussi présent dans le droit de l’Union. La Cour de justice affirme que « dans l’ordre juridique communautaire, les droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme sont protégés en tant que principes généraux du droit communautaire » (15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij). Réciproquement la Cour européenne des droits de l’homme juge que le droit dérivé est réputé respecter les droits protégés par la convention (30 juin 2005, Bosphorus Airways c/ Irlande). L’adoption en 2000 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne puis son incorporation au traité de Lisbonne ont resserré les liens, au point que le traité de Lisbonne envisage, même si les modalités sont difficiles à déterminer, que l’Union adhère à la convention. Le droit européen des droits de l’homme réaffirme l’ensemble des droits politiques et des grandes libertés publiques qui sont le fondement de la démocratie. Il impose le respect de la proportionnalité par toutes les mesures restrictives de liberté. Il proscrit toute discrimination, en fonction notamment des opinions, de la religion, des origines, du sexe, de l’orientation sexuelle, du handicap. Il exige, le cas échéant, des actions positives pour permettre l’accès effectif aux droits garantis à toute personne. Il accorde une attention particulière aux personnes vulnérables, malades, étrangers, migrants, détenus. Avec de larges marges nationales d’appréciation, en particulier lorsqu’il n’existe pas de consensus européen sur un sujet, il traite de questions personnelles, en matière notamment de procréation assistée, d’interruption de grossesse, de mariage, de fin de vie, comme de questions de société, religion et laïcité, asile et
terrorisme,
Sur ces questions, les jurisprudences des deux cours, de Luxembourg et de Strasbourg, se rejoignent, en particulier pour garantir la dignité de la personne humaine, condamner toute forme de discrimination, veiller à l’adaptation du droit en fonction de l’évolution des esprits et des mœurs. Elles se font souvent écho, qu’il s’agisse des conditions de mise en œuvre du mandat d’arrêt européen, des obligations en matière d’accueil des demandeurs d’asile, de la nécessaire extension des pouvoirs de police pour lutter contre le terrorisme, de l’application de la règle non bis in idem, qui interdit d’infliger deux sanctions pour les mêmes faits. * Alors que l’espace européen consolide la garantie des droits fondamentaux, de nouveaux défis majeurs apparaissent, qui viennent, en particulier, de trois sources, l’ampleur des phénomènes migratoires, les nécessités de la lutte contre le terrorisme, les dangers de l’internet et des réseaux sociaux. L’Europe est le seul cadre pertinent pour y répondre. Un juste équilibre entre la protection des frontières, l’ouverture aux autres et le respect du droit d’asile ne peut être trouvé qu’au travers d’une politique européenne. Renforcer et coordonner à l’échelle européenne les services de renseignement et mettre en commun les moyens de lutte contre le terrorisme est une condition de l’efficacité en la matière. L’Europe est de même nécessaire pour assurer la protection des données personnelles et le respect de la vie privée dans le monde des réseaux sociaux et des géants de l’internet. Dans l’Europe d’aujourd’hui, des appréhensions, des incertitudes, des inquiétudes devant les
changements du monde peuvent conduire à la tentation de privilégier l’espace national, inciter au retour vers un passé mythifié, laisser apparaître certaines formes d’intolérance. Des démocraties se revendiquent comme illibérales tandis que des politiques destinées à garantir les libertés souffrent d’un manque d’adhésion démocratique. Une dangereuse dissociation entre démocratie et liberté se manifeste bien au-delà de l’Europe. « La démocratie libérale est en train de se décomposer en ses différents éléments, donnant ainsi naissance à une démocratie antilibérale d’un côté et à un libéralisme antidémocratique de l’autre » écrit Yascha Mounk, professeur à Harvard, dans son livre Le peuple contre la démocratie, publié en 2018. Réconcilier au moins sur notre continent démocratie et liberté apparaît comme un impératif pour que, surmontant les dangers du repli sur soi et les illusions du souverainisme, le projet européen conserve sa vigueur. Parce qu’elle garantit les droits fondamentaux, l’Europe traduit, conformément à son histoire et à sa culture, une ambition démocratique qui est à l’échelle des préoccupations actuelles. Terre de liberté, l’Europe repose sur les principes de la philosophie des Lumières. Sa force et son avenir sont indissociables du respect des droits fondamentaux, dans un ensemble respectueux de chacun et ouvert aux autres, attaché aux principes et attentif aux évolutions, qui assure le droit de vivre librement sa vie et permette de vivre ensemble autour de valeurs partagées.
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immigration, lutte contre le environnement et développent durable.
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ACTUALITÉS
Le plan d'action global commun, un an après la sortie des États-Unis
CHRISTOPHE ECK Avocat associé, Gide Loyrette Nouel Solicitor auprès de la Cour Suprême d'Angleterre et du Pays de Galles
SINA ESKINI Consultant, Gide Loyrette Nouel Doctorant à l’Université Panthéon-Sorbonne
Le 8 mai 2018, le président américain, Donald Trump, annonçait le retrait officiel des États-Unis du plan d'action global commun, connu sous l'appellation du « JCPoA »1. Cet accord, dont la nature juridique est moins contraignante que celle d'un traité international2, fut signé le 14 Juillet 2015 entre l'Iran et E3/EU+3 (la Chine, la France, l'Allemagne, la Russie, le Royaume-Unis et les États-Unis), à Vienne. En contrepartie de l'allégement conditionnel des sanctions nucléaires à son encontre, l'Iran s'est engagé à limiter son activité nucléaire et à se soumettre au régime strict de surveillance mené par l'Agence internationale de l'énergie atomique. Cet accord a également été repris par le Conseil de sécurité des Nations-Unies au terme de la résolution 2231 du 20 juillet 20153. Le rétablissement des sanctions américaines, concomitant à la sortie des États-Unis de l'accord, s’est matérialisé en plusieurs étapes. Depuis le 5 novembre 1
Dénommé le Joint Comprehensive Plan of Action, en vigueur depuis le 16 janvier 2016. 2 Contrairement à un traité international, un accord international n'est pas destiné à créer des effets de droit. V. en ce sens : « Le retrait des États-Unis de l'accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien : une situation juridique contrastée », rapport rendu par le groupe de travail présidé par D. Perben et L. de Gaulle, Le club des juristes, Juillet 2018, p.31 ; pour une distinction plus détaillée, v. P. Dailler, M. Forteau, A. Pellet, droit international public, L.G.D.J, 8ème édition, n°250 et suivants. Le non-respect d'un tel accord n'engage pas la responsabilité internationale de leur auteur et ne peut pas faire l'objet d'un recours juridictionnel. 3 Résolution 2231/2015 CSNU du 20 juillet 2015. 4 Pour une liste détaillée des secteurs visés, v. spé. 1.2 et 1.3 in « Frequently Asked Questions Regarding the Réimposition of
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2018, l'intégralité des sanctions américaines visant essentiellement le secteur de l’énergie et de la vente du pétrole iranien se trouve de nouveau établie4. Au-delà des sanctions dites « primaires » qui s'appliquent aux entités américaines, maintenues nonobstant l'accord de Vienne, ces dispositifs sont surtout susceptibles de pénaliser des entités non-américaines, à travers les sanctions dites « secondaires ». Suite à cette sortie unilatérale, dont la licéité demeure majoritairement contestée5, les autres pays signataires ont immédiatement exprimé leur volonté de maintenir l'accord. C'est dans ce cadre-là que l'Union européenne s'est engagée à mettre en œuvre les mesures nécessaires afin de préserver ce qu’elle voit comme un moyen d’assurer la sécurité et la stabilité dans la région du Moyen-Orient. En ce sens, l'Union européenne a procédé, en août dernier, à la mise à jour du règlement (CE) n°2271/96, dit règlement de blocage6, afin de neutraliser les effets Sanctions Pursuant to the May 8, 2018 National Security Presidential Memorandum Relating to the Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) », émis par le Trésor américain dans sa version mise à jour du 6 août 2018. 5 La sortie américaine ne respecte pas les différents mécanismes prévus à cet égard par l'accord. V. en ce sens le rapport rendu par le groupe de travail présidé par D. Perben et L. de Gaulle, op. cit., p.36. 6 Le règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l'application extraterritoriale d'une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant.
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En dépit du retour des sanctions, l'Iran a continué à respecter ses engagements au titre du plan d'action global et exige ainsi des autres parties à l'accord qu’elles compensent les effets négatifs de la sortie des États-Unis. Par ailleurs, l'Agence nucléaire internationale a pu confirmer, à 14 reprises, le respect par l'Iran de ses engagements concernant les restrictions imposées à son activité nucléaire7. Malheureusement, les conséquences économiques négatives de cette sortie sont d'ores et déjà avérées en Iran. Selon les sources étatiques, l'économie iranienne a vu son inflation atteindre la barre des 40 %8, alors que la valeur des devises étrangères a augmenté de plus de 300 % par rapport au rial iranien. En Iran, le gouvernement actuel est sous pression accrue : l’accord constituait la pierre angulaire de sa politique d'ouverture. Le 8 mai 2019, date anniversaire de la sortie des États-Unis, le gouvernement de Hassan Rohani a annoncé la suspension de certains des engagements de l'Iran dans le cadre de l'accord. Un an après le retrait américain, le bilan est évidemment inquiétant. L'Iran tente à grand-peine de contester la légalité des mesures américaines auprès des organisations internationales telles que la Cour internationale de Justice9. Le plan d'action global commun se trouve considérablement déséquilibré en raison des sanctions américaines qui privent l'Iran de
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Voir le dernier rapport émis : « La vérification et contrôle en République islamique d'Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l'ONU, Rapport du directeur général de l'IAEA, mis en distribution générale le 6 mars 2019 ». Depuis le 16 janvier 2016 (Date d’application du Plan d'Action Global Commun), l’Agence a assuré la vérification et le contrôle du respect par l’Iran de ses engagements en matière nucléaire, conformément aux modalités fixées dans le PAGC 8. 5 et aux pratiques standards de l’Agence en matière de garanties, et de manière impartiale et objective 6, 7. Elle fait rapport de ce qui suit pour la période commençant à la publication du précédent rapport trimestriel du Directeur général. 8 Selon l'agence nationale de statistique iranienne, l'indice des prix à la consommation au mois de mai 2019 a augmenté de 51.4 % par rapport à l'année précédente. https://www.amar.org.ir/english/SCI-NewsArchive/ID/10180/Consumer-Price-Index-in-the-Month-ofFarvardin-of-the-Year-1398 9 . Le 16 juillet 2018, l'Iran a introduit une instance devant la CIJ contre les États-Unis pour les violations alléguées du traité d'amitié. V. G. Poissonier, Les sanctions américaines contre l'Iran la Cour internationale de justice, D, 2018, p. 2352
tous les résultats escomptés (I). Par ailleurs, compte tenu de la montée des hostilités entre l'Iran et les États-Unis, l'Europe demeure à tous égards le seul espoir pour la survie de l'accord (II). I. Un accord déséquilibré par les sanctions américaines La sortie des États-Unis s’est soldée par le rétablissement des sanctions américaines (A) et la mise en place d'une politique fermement hostile (B) à l’encontre de l’Iran, qui induisent un déséquilibre de l’accord de Vienne. A. L'alourdissement du régime des sanctions américaines A l'instar de la majorité des décisions de l'administration Trump, c'est par un simple tweet du Président américain que le régime le plus lourd de sanctions qui n’ait jamais existé est annoncé contre l'Iran10. On avait pu observer les prémisses de cette tendance à l’occasion de l’entrée en vigueur de la loi « CAATSA »11, adoptée par le Congrès américain avant même la sortie des États-Unis de l'accord. Malgré son désaccord, le président américain avait signé la loi pour « contrer les adversaires américains par le biais de sanctions »12, notamment à l’encontre du programme balistique iranien13. Aux termes de l'article 105 de ladite loi14, les Gardiens de la Révolution Iranienne se trouvaient désormais sanctionnés sur le fondement du décret présidentiel 13224 portant gel des biens et interdiction de 10
Tweet du 7 août 2018, “The Iran sanctions have officially been cast. These are the most biting sanctions ever imposed, and in November they ratchet up to yet another level”. 11 Countering America's Adversaries Through Sanctions Act (Public law 115-4). 12 Ibid p.2 13 CATSAA Section 104 (b) : "The President shall impose the sanctions described in subsection (c) with respect to any person that the President determines, on or after the date of the enactment of this Act— (1) knowingly engages in any activity that materially contributes to the activities of the Government of Iran with respect to its ballistic missile program, or any other program in Iran for developing, deploying, or maintaining systems capable of delivering weapons of mass destruction, including any efforts to manufacture, acquire, possess, develop, transport, transfer, or use such capabilities"; 14 CATSAA, Section 105 (a) (c): “The sanctions described in this sub-section are sanctions applicable with respect to a foreign person pursuant to Executive Order No. 13224”.
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extraterritoriaux des sanctions américaines l’encontre des entités européennes.
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ACTUALITÉS transiger avec des entités soutenant ou ayant soutenu des activités terroristes15. Bien que présentée comme un durcissement de la position américaine vis-à-vis de l'Iran, cette loi n'est pas allée jusqu'à la désignation des Gardiens de la Révolution en tant qu'organisation terroriste. Contre toute attente, le rétablissement des sanctions américaines fut absolu. Les sanctions secondaires désormais rétablies interdisent en effet toute transaction entre les entités non-américaines et les opérateurs clés de l'économie iranienne telles que la banque centrale (CBI), la compagnie nationale du pétrole (NIOC) ou encore la compagnie maritime nationale (IRISL)16. De plus, près de quatre cents entités sont ajoutées à la liste "SDN"17, y compris l'intégralité des banques privées iraniennes et ce, alors que certaines d'entre elles avaient fait la démarche de se mettre en conformité avec les recommandations du Groupe d’action financière (GAFI) contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Seules exceptions, quatre établissements bancaires privés sont exclus du régime des sanctions secondaires. D'autres secteurs majeurs de l'industrie iranienne sont par ailleurs ciblés par ces sanctions secondaires, notamment le secteur de l'automobile. Depuis le rétablissement des sanctions en novembre 2018, l'Office of Foreign Assets Control (OFAC) s'inscrit dans une démarche continue d'alourdissement du régime des sanctions contre le gouvernement iranien. Disposant de moyens étendus 18 d’investigation et de sanctions , cette émanation du trésor américain ajoute de manière régulière à sa 15 Executive Order No 13224 – “Blocking Property and Prohibiting Transactions With Persons Who Commit, Threaten To Commit, or Support Terrorism Notice of September 24, 2001 - Continuation of Emergency With Respect to UNITA". En effet jusqu'à cette date, les Gardiens de la révolution étaient sanctionnés sous d'autres régimes juridiques notamment celui pour la non-prolifération et des armes de destructions massives. 16 V. Frequently Asked Questions Regarding the Réimposition of Sanctions Pursuant to the May 8, 2018 National Security Presidential Memorandum Relating to the Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), émis par le Trésor américain dans sa version mise à jour du 6 août 2018. 17 "Specially Designated Person". La liste noire édictée et mise à jour par l'OFAC. 18 Sur le statut juridique et les compétences de l'OFAC voir P. Dehghani, L'efficacité des programmes de sanctions économiques américaines illustrée à travers l'accord international conclu avec l'Iran, Revue de droit bancaire et financier, sept.-oct. 2016.
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fameuse liste noire, de nouvelles entités, personnes physiques ou morales, prétextant la violation des sanctions contre l'Iran19. Le 15 mars 2019, allant au bout de cette logique, l'OFAC a désigné les Gardiens de la Révolution iranienne en tant qu'organisation terroriste. A ce titre, ce corps militaire de l'Etat iranien est désormais soumis au régime spécial des sanctions dit « FTO »20, prévu pour les organisations telles que Daesh et Al-Qaïda. Dans la continuité de cette stratégie, le gouvernement américain a annoncé, en avril 2019, sa décision de ne pas procéder au renouvellement des exonérations octroyées aux huit pays importateurs du pétrole iranien. Ces exemptions, connues sous l'appellation "SRE"21, étaient en effet accordées depuis le rétablissement des sanctions, pour une durée de 180 jours, sous réserve de leur engagement à réduire leurs importations durant cette période. Dorénavant, l'achat du pétrole iranien est purement et simplement sanctionné, ce qui constitue un cas de figure inédit dans l'histoire de l'Iran, depuis la Révolution islamique. Enfin, un nouveau décret présidentiel relatif à l'imposition des sanctions pour les secteurs du fer, de l'aluminium et de cuivre iranien22 vient d'être publié. De manière assez classique, ce régime de sanctions vise à pénaliser les individus non-iraniens ayant une activité dans lesdits secteurs ou contrôlant une entité y exerçant23. De même, est susceptible de sanction l'entité qui, après l’entrée en vigueur du décret, s'est
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Illustrée notamment à travers un communiqué du trésor américain du 26 mars 2019. 25 entités d'un réseau implanté entre l'Iran, les Émirats Arabes-Unis et la Turquie, sont ajoutées à la liste de SDN. Selon l'OFAC, ces personnes sont soupçonnées d'avoir facilité le transfert de près d'un milliard de dollar vers les forces armées iraniennes. 20
Foreign Terrorist Organization. Art 31 C.F.R 561. part 597. Significant Reduction Exception. Ces exceptions sont prévues par le "National Defense Authorization Act 2012". V. spé. Sec 1245(d)(4)(D) NDAA 2012. 22 Executive Order (E.O.) Imposing Sanctions with Respect to the Iron, Steel, Aluminum, and Copper Sectors of Iran, 8 May 2019. 23 Sec 1 (a)(i) : to be operating in the iron, steel, aluminum, or copper sector of Iran, or to be a person that owns, controls, or operates an entity that is part of the iron, steel, aluminum, or copper sector of Iran; 21
Cet arsenal juridique piloté avec la rigueur et le pragmatisme de l'OFAC s'est montré d'une efficacité redoutable. En une seule année, les sanctions américaines ont substantiellement déséquilibré un accord pourtant signé par les plus grandes puissances mondiales, de sorte que l'Iran n’a pu bénéficier d'aucun des effets initialement escomptés. Mais derrière ce lourd régime de sanctions, c'est surtout la fermeté de la mise en œuvre de la politique de sanctions par les États-Unis qui contribue à l'efficacité de ces mesures. B. La campagne "Maximum pressure" L'alourdissement du régime des sanctions s'inscrit dans le cadre d'une politique américaine plus générale de "pression maximale" contre l'Iran25. Depuis le remplacement de Rex Tillerson par Mike Pompeo à la tête de la diplomatie américaine, la ligne directrice d'une politique offensive contre la République Islamique d'Iran est clairement dessinée. La désignation de John Bolton, farouche opposant à l'accord de Vienne, en tant que conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, s'inscrit également dans cette logique26. A travers ces divers instruments politiques et diplomatiques, le message adressé par les États-Unis aux opérateurs économiques est très simple : ils doivent choisir entre commercer avec l’Iran, ou les États-Unis. Mais en aucun cas, les deux. La force de ce message ne réside pas seulement dans sa simplicité, il s’explique aussi par le poids du marché américain dans l’économie mondiale.
24 Sec 1 (a)(iii). Le terme « significative » doit être entendu au sens donné à celui-ci aux termes de l'article 31 C.F.R § 561.404. Rappelons d'ailleurs que ce terme est utilisé de manière identique pour tous les autres secteurs sanctionnés. Il demeure une source majeure d'ambiguïté résultant en une insécurité juridique délibérément souhaitée par l'OFAC. 25 Statement from President Donald J. Trump Regarding Imposing Sanctions with Respect to the Iron, Steel, Aluminum,
Cette campagne de dissuasion s’est ainsi révélée efficace. Elle a pu influencer considérablement le comportement des entreprises chinoises et russes, alliées traditionnelles du temps des sanctions, mais qui ont finalement cessé la majorité de leurs activités en Iran. Cette prudence s'explique notamment par les actions menées par le Trésor américain contre certaines entités chinoises. La société Zhongxing Télécommunication Equipment Corporation (ZTE Corp), société chinoise de fabrication d'équipements de télécommunication, a dû s’acquitter d'une amende record de 1.192 milliard de dollars, en raison de l'utilisation de composants d'origine américaine dans ses équipements exportés vers l'Iran et la Corée du Nord27. La récente arrestation du directeur financier de la société Huawei, à la demande des autorités américaines, au titre de la violation des sanctions contre l'Iran, est une autre illustration de cette campagne de pression. De toute évidence, l'efficacité des mesures américaines mises en œuvre à l'aide d'un régime juridique de sanctions élaborées mais surtout soutenues par une politique offensive, a grandement fragilisé l'accord de Vienne. Toutefois, si les ÉtatsUnis semblent mettre toute leur énergie dans cette stratégie d'isolement de l'Iran, l'Europe n'a pas encore mis en œuvre les moyens dont elle dispose et qui pourraient permettre de sauver l'accord. II. Un accord dont la survie dépend grandement de l'Europe Un an après le rétablissement des sanctions américaines, le constat de leur efficacité dissuasive est sans équivoque, comme en atteste la sortie de la quasi-totalité des entreprises européennes d'Iran. Au-delà des intérêts économiques en jeu, c'est l'avenir même de l'accord qui se trouve suspendu à la volonté européenne (B). La suspension de certains de ses engagements par l'Iran demeure avant tout un and Copper Sectors of Iran, 8 May 2019. “We are successfully imposing the most powerful maximum pressure campaign ever witnessed, which today’s action will further strengthen”. 26 J.R. Bolton, To Stop Iran's Bomb, Bomb Iran, New York Times, 26 Mars 2015 27 P. Dehghani, Les entreprises vecteurs de la portée extraterritoriale des programmes de sanctions américaines, Cahier de droit de l'entreprise n°4, juil. 2018, dossier 25.
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impliquée dans une transaction significative pour l'acquisition, la vente, le transfert, ou la commercialisation du fer, d'aluminium, et du cuivre iraniens ainsi que leurs produits dérivés24. Une période de grâce de quatre-vingt-dix jours est cependant octroyée aux opérateurs pour se mettre en conformité avec ces nouvelles sanctions.
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ACTUALITÉS message adressé aux européens, message de dépit au regard de l'insuffisance des mesures qui ont été prises en réaction au durcissement des sanctions américaines (A). A. L'insuffisance des mesures européennes Dès l'annonce du retrait américain, la position européenne fut clairement définie par Federica Mogherini, qui faisait état du regret des européens à l’égard de la décision américaine et de leur volonté de maintien de l'accord de Vienne. Une position intacte depuis, du moins politiquement. A cette fin, l'Union européenne a procédé à la mise à jour du règlement CE n° 2271/96 du Conseil, initialement adopté en réponse à la législation américaine en 199628, portant neutralisation, en théorie, de l'effet extraterritorial des sanctions américaines pour les entités européennes. La modification s'est matérialisée par le règlement délégué UE 2018/1100. Le champ d'application du règlement s’étend notamment à tout ressortissant de l'Union européenne ou toute personne morale constituée dans un des pays membres de l'Union29. Si l'esprit du règlement est majoritairement centré autour d'un régime de protection, il prévoit par ailleurs des sanctions pour les entités européennes qui se mettraient en conformité avec les réglementations américaines30. Le règlement met en place à la charge des opérateurs concernés, une obligation d'informer la Commission dès lors que leurs intérêts économiques et financiers sont affectés directement ou indirectement par les sanctions explicitement mentionnées dans l'annexe du règlement. Outre l'ambigüité de ce mécanisme d'information, notamment en ce qu'il ne définit pas ce qui doit être entendu dans la notion d’« intérêts affectés »31, il
28 Le règlement a été adopté pour contrer les effets des lois américaines Helms-Burton (Cuban Liberty and Democratic Solidarity, 12 mars 1996) et d’Amato-Kennedy (Iran and Lybia Sanctions Act, 5 août 1996). 29 Règlement CE n° 2271/96, Article 11 : « Est concernée également par le règlement aux termes dudit article, toute personne physique se trouvant dans l'Union agissant à titre professionnel, et ce même lorsqu'il se trouve dans les eaux territoriales ou l'espace aérien relevant de la juridiction d'un Etat membre ». 30 Règlement CE n° 2271/96, Article 5 : aucune personne visée à l'article 11 ne se conforme directement ou par filiale ou
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n'édicte aucune sanction en cas de non-respect d'une telle obligation. En tout état de cause, ce dispositif, n'ayant pas le soutien politique nécessaire, a fatalement une portée juridique très limitée. Les limites d'une telle mesure, pourtant largement plébiscitée par les observateurs comme réponse possible à la sortie américaine, étaient déjà soulignées par un rapport d'information (dit « Rapport Lellouche-Berger ») de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale française en 201632. Au-delà de l’inefficacité évidente de ce dispositif pour les grandes entreprises européennes, notamment en raison de leur forte présence sur le marché américain, ce règlement ne semble pas accorder un régime de protection suffisamment clair et efficace aux entreprises de petite et de moyenne tailles. A titre d'exemple, le droit ouvert à la réparation du préjudice subi en raison de l'application des mesures américaines demeure inefficace en ce qu'il prévoit un recouvrement qui « peut se faire sur la personne physique ou morale ou toute autre entité qui a causé le dommage ou toute personne agissant en son nom ou en qualité intermédiaire »33. Or, dans le cadre des sanctions à l’encontre de l'Iran, on voit mal quelle entité, mise à part l'administration américaine, pourrait être considérée comme débitrice au titre d’un tel préjudice. La difficulté serait alors de concilier l'immunité de juridiction dont bénéficie le gouvernement américain devant les juridictions européennes, avec un possible droit à la réparation du dommage, au titre du règlement34. De plus, le règlement ne parvient pas à concrétiser sa timide ambition de dissuasion. En effet, le texte prévoit que tout opérateur a la capacité de demander
intermédiaire interposé, activement ou pas omission délibérée, aux prescriptions ou interdictions. 31 En ce sens, v. E. Carpano, Une loi de blocage pour quoi faire ?, D. 2018, p. 2102. 32 Rapport d'information sur l'extraterritorialité de la législation américaine, déposé par la commission d'affaires étrangères et la commission des finances sous la présidence, enregistré le 5 Octobre 2016, page 104. 33 Règlement CE n° 2271/96, Article 6. 34 V. E. Carpano, Une loi de blocage pour quoi faire ?, D. 2018, p. 2102
De plus, aux termes de la note d'orientation publiée à l'occasion de l'actualisation du règlement37 par la Commission, les opérateurs de l'Union européenne demeurent libres de cesser leur activité commerciale avec l'Iran sur la base de leur propre évaluation de la situation économique. Ce choix discrétionnaire, logique dans son essence, vient en pratique neutraliser tout effet prétendument dissuasif au dispositif. En effet, cette libre évaluation économique est très vite devenue le premier argument des opérateurs pour justifier la rupture de leurs relations commerciales avec l'Iran, évidemment indiscutable au regard de la situation économique de l'Iran, et quand bien même la raison profonde de leur sortie serait fondée sur une volonté de se conformer aux règlementations américaines. Rappelons également que, conformément à l'article 9 du Règlement, « il incombe à chaque Etat membre de déterminer les sanctions en cas d'infraction à toute disposition pertinente du règlement ». Si certains 35
Règlement CE n° 2271/96, Article 5. Règlement d'exécution (CE) 2018/1101 de la commission établissant les critères pour l'application de l'article 5, deuxième alinéa, du règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil portant protection contre les effets de l'application extraterritoriale d'une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant. 37 Note d’orientation Questions/réponses : adoption de l’actualisation de la loi de blocage (2018/C 277 I/03), v. spé. n°5. 38 Loi n°68-678 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique commercial, industriel, 36
Etats membres, à l'instar de l’Irlande, des Pays-Bas ou de la Suède, ont procédé à l'instauration de sanctions pénales en cas de violation de ces dispositifs, une grande partie des Etats membres n’est pas dotée d'une législation adaptée en la matière, comme le montre le dispositif français de la loi de blocage de 1968, non modifié depuis38. A l'ambigüité du texte, s’ajoute par ailleurs l'absence de jurisprudence en la matière. Il serait aujourd'hui difficile, si ce n'est impossible, de prétendre que ce dispositif a obtenu un quelconque résultat pratique. Audelà des carences attribuées à ce régime de protection, le dispositif européen n'offre en aucun cas une solution à la plus grande problématique du commerce avec l'Iran, à savoir, celle des transferts bancaires. C'est un problème fondamental qui constitue l'entrave majeure à toute transaction avec l'Iran, y compris pour les activités exemptées au terme de la réglementation américaine, notamment concernant les secteurs agricole et médical39. Pour trouver une solution à cette problématique dans un contexte de renforcement des sanctions américaines et de l'arrêt de tout transfert bancaire, l'Union Européenne a décidé de créer un véhicule ad hoc, dit "SPV", afin de mettre en place un mécanisme alternatif de paiement pour faciliter les échanges commerciaux avec l'Iran. Censé être opérationnel avant le rétablissement intégral des sanctions américaines, ce véhicule sera finalement constitué en janvier 2019 en raison de la pression américaine. Aux termes de la déclaration conjointe des ministres des Affaires étrangères du groupe E3, INSTEXT SAS (Instrument for Supporting Trade Exchange – Instrument de soutien aux transactions commerciales), « soutiendra les transactions commerciales européennes légitimes avec l’Iran, en se concentrant, dans un financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères. 39 L'OFAC a maintenu l'autorisation générale GL (General License GL) qui est une exonération générale concernant le secteur médical et le secteur agricole. V. OFAC's Q&A, General Licenses (GL) for Agricultural Commodities, Medicine, and Medical Devices in the Iranian Transactions and Sanctions Regulations.
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l'autorisation, auprès de la Commission, de se mettre en conformité avec les mesures américaines, y compris les décisions de justice, dès lors qu'il existe des « éléments de preuve suffisants pour établir que le non-respect desdites prescriptions ou interdictions causerait un dommage grave à une personne physique ou morale »35. Les conditions d'obtention d'une telle exonération sont décrites par le règlement d'exécution 2018/1101 de la Commission du 3 aout 201836, dont l'article 4 prévoit quatorze critères non cumulatifs permettant d'évaluer la recevabilité d'une demande d'autorisation. In fine, ces critères paraissent aboutir à instaurer un régime d'exonération extensif au bénéfice des opérateurs, notamment le dernier, qui prévoit la possibilité pour la Commission de prendre en compte tout autre facteur pertinent, outre ceux qui ont été expressément mentionnés…
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ACTUALITÉS premier temps, sur les secteurs les plus essentiels pour la population iranienne, tels que les produits pharmaceutiques, les dispositifs médicaux et les produits agro-alimentaires »40. L'introduction du véhicule a fait naître quelques interrogations d’une importance variable. La plus centrale est celle de savoir comment pourrait être définie la notion d’« activité légitime ». Devrait-on se contenter d'une légitimité à l'égard du droit européen ? Le cas échéant, pourquoi cette référence n'aurait-elle pas été explicitement mentionnée par les pays fondateurs d’INSTEX ? En effet, l'indication faite aux secteurs les « plus essentiels pour la population » laisse à penser que sous la pression américaine, le véhicule concernera uniquement les secteurs d'activités exemptés au titre de la réglementation américaine tels que les secteurs médical et agricole, du moins dans un premier temps. Si bien que cette notion de « légitimité » devrait peut-être ne pas être évaluée uniquement sur la base du droit européen. L'autre grande question porte naturellement sur la nature juridique du véhicule et son fonctionnement. La première structure à laquelle on peut songer est celle d'une chambre de compensation. Un tel mécanisme permettrait d'éviter un paiement direct avec les opérateurs iraniens, l'idée étant que l'importateur et l'exportateur européens puissent procéder à une compensation entre leurs dettes et leurs créances. A cette fin, en tant que chambre de compensation, INSTEXT viendrait alors compenser la différence entre ces sommes en accordant une ligne de crédit à hauteur du solde. De manière symétrique, l'importateur et l'exportateur iraniens procèderaient à la même opération, ce qui implique l'existence d'une entité miroir en Iran. C’est dans cette logique que la banque centrale iranienne a constitué SATMA.
40 V. la déclaration conjointe sur la création d'INSTEX, véhicule spécial destiné à faciliter les transactions commerciales légitimes avec l'Iran dans le cadre des efforts visant à sauvegarder le plan d'action global commun (PAGC). https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossierspays/iran/evenements/article/declaration-conjointe-sur-lacreation-d-instex-vehicule-special-destine-a
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Compte tenu du régime étendu des sanctions américaines, la question se pose de savoir quelles ventes et quels produits permettraient aux Iraniens de générer des créances au titre des importations. Le pétrole demeurant la première source d'exportation de l’Iran vers l’Europe, on peine à imaginer la viabilité d'un tel schéma alors que les pays européens ne bénéficient plus des exemptions américaines et qu'aucune entreprise pétrolière n'est prête à s'exposer à de tels risques. Enfin, l'exigence des trois pays fondateurs d'INSTEX concernant la conformité aux "standards internationaux les plus stricts en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (AML/CFT)"41 permet de douter du fonctionnement à court terme de la SPV. Selon le Groupe d'action financière (GAFI), l'Iran est toujours considéré comme un pays à haut risque et une juridiction sous surveillance, ce qui lui vaut de figurer sur la liste noire des pays considérés comme ne luttant pas contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Sous la présidence de Rohani, et depuis la signature de l'accord de Vienne, l'Iran s'est politiquement engagé à suivre les recommandations du GAFI. Certains de ces engagements se sont concrétisés par l’adoption de nouvelles lois42. Cependant, depuis la sortie des États-Unis et sous la pression des conservateurs iraniens, les mesures nécessaires pour matérialiser ces réformes sont restées inachevées, voire momentanément suspendues. Il en résulte que l'entité miroir iranienne n'est pas légalement tenue par une partie des exigences des standards internationaux contre le blanchissement de capitaux et le financement du terrorisme. Toutefois, comme on a pu le voir avec certaines banques privées iraniennes, rien n'interdit aux opérateurs financiers iraniens d'appliquer de manière volontaire ces standards. Reste à savoir si l'Europe acceptera ce compromis et, surtout, comment elle procèdera à
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Anti-money Laundering and Combating the Financing of Terrorism. 42 Malgré le vote de l'assemblée iranienne en faveur de l'introduction de certains de ces dispositifs en droit iranien, le Conseil des Gardiens iranien a refusé de déclarer la constitutionalité de ces mesures. Désormais il revient au Conseil de discernement de l'intérêt supérieur du régime de trancher définitivement sur le sort de ces réformes.
Néanmoins, et malgré sa timide politique sur le sujet vis-à-vis des États-Unis, l'Europe demeure aujourd’hui la seule en mesure de sauver l’accord de Vienne. B. La nécessité impérieuse d’un véritable engagement européen La dernière annonce par l’Iran de la suspension de certains de ses engagements est intervenue dans un climat de crise. Au-delà de l’escalade des tensions entre l'Iran et les États-Unis, qui a pu être observée à travers les prises de position publiques de leurs dirigeants respectifs, c'est surtout les déploiements militaires américains vers le Golfe persique qui attestent d'un climat de plus en plus hostile43. L'idée d'une négociation avec les États-Unis étant fermement exclue par les dirigeants iraniens, l'Europe demeure de fait le seul interlocuteur occidental de l'Iran sur l'avenir de l'accord. Les autorités iraniennes ont clairement exprimé leurs attentes aux Européens en suspendant certains de leurs engagements44 dans le cadre de l'accord.
L'avenir et le maintien de l'accord de Vienne reposent sur l'Europe et sa capacité à atténuer pour l'Iran les conséquences économiques des sanctions américaines. L'Iran a besoin de résultats concrets pour pouvoir justifier la raison d'être du JCPoA et la poursuite d'une coopération avec l'Europe. La situation est juridiquement complexe et requiert pour sortir, même partiellement, de cette impasse, de la part de l'Europe une volonté politique qui fait défaut. L'espoir et l'attention aujourd’hui portés à l’égard d’INSTEX font de ce mécanisme l’avant-garde de la réponse européenne. Bien qu’inopérant jusqu'ici, sa mise en marche pourrait constituer un signal fort de la volonté européenne de préserver l'accord. En réponse aux difficultés déjà identifiées, INSTEX pourrait accorder des lignes de crédit à des exportateurs européens dans les secteurs prioritaires, et ce en attente de l'accumulation des crédits importateurs qui s'avère toujours plus difficile à concrétiser pour la partie iranienne, compte tenu des sanctions pétrolières. Rappelons également que l'Iran a déjà procédé à la constitution de l'entité miroir iranienne par sa banque centrale.
Le gouvernement iranien a demandé aux pays signataires d’assurer l’effectivité de leurs engagements, en particulier dans les secteurs pétroliers et bancaires dans un délai de 60 jours. Cet ultimatum a été immédiatement refusé par l'Union européenne45. Le président Rohani a par ailleurs adressé un courrier aux dirigeants des pays signataires de l'accord, dont le contenu n'a pas été révélé au public, dressant les demandes iraniennes afin de rester dans l'accord.
Enfin, l'Europe pourrait envisager de contester la légalité des mesures américaines auprès des instances internationales. L’extraterritorialité de ces mesures avait déjà été contestée devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à l'occasion des sanctions imposées à Cuba en 1996. Cette saisine avait ainsi permis à l'Europe de protéger ses intérêts et de réaffirmer son indépendance. Bien que n’ayant pas été portée jusqu’à sa fin, notamment en raison de la conciliation intervenue entre les États-Unis et l'Union européenne, cette démarche montre bien la recevabilité d’une telle action auprès de l'OMC46.
43 U.S deploying carrier, bombers to Middle East to deter Iran : Bolton, Matt Spetalnick, Reuters, 5 May 2019. 44 Ces engagements suspendus comprennent notamment les restrictions concernant l'enrichissement de l'uranium. 45 Joint statement by High Representative of the European Union and the Foreign Ministers of France, Germany and the United Kingdom on the JCPoA, 09/05/2019. “We reject any ultimatums and we will assess Iran’s compliance on the basis of Iran’s performance regarding its nuclear-related commitments under the JCPoA and the NPT (Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons)”. 46 Pour les fondements juridiques d'une action contre la licéité des sanctions extraterritoriales américaines V. en ce sens le
rapport rendu par le groupe de travail présidé par D. Perben et L. de Gaulle, op. cit., p.54; pour les limites d'une telle action v. Rapport Lellouche Berger, op. cit., p.121 : « (…) Il faut être conscient qu'une éventuelle invocation des règles de l'OMC risquerait de fragiliser tout autant les régimes européens du fait des sanctions internationales que les régimes américains (…) il y a une différence fondamentale entre la situation de 1996 et celle de 2016 : il y a vingt ans, l'Union européenne ignorait largement les politiques de sanctions économiques internationales, qu'elle ne pratiquait pas ou seulement en suivant le Conseil de sécurité des Nations-Unies ; mais aujourd'hui l'Union a fait des sanctions l'un des outils essentiels de son action diplomatique propre ».
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l'évaluation du respect de ces standards par l'entité iranienne.
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ACTUALITÉS Un an après le retrait américain, la seule certitude que l'on peut avoir sur le JCPoA, et c'est un euphémisme, c'est que son avenir demeure incertain. Pour l'Union européenne, ce retrait intervient dans un contexte géopolitique complexe. Mais, si la survie de l'accord est perçue comme très importante par les européens, elle ne figure pas en tête de liste de leur agenda politique. La personnalité et l'imprévisibilité de Donald Trump compliquent la mise en œuvre d'une stratégie efficace, et l'absence d'une position commune des Etats-membres vis-àvis des États-Unis affaiblit considérablement l'Europe dans ses tentatives de discussion. De plus, les éventuels recours de l'Union européenne devant les organisations internationales ne paraissent pas offrir une réelle perspective de succès. En effet, contrairement à la position américaine à l'occasion des sanctions imposées à l'encontre de Cuba, le gouvernement actuel, qui n'hésite pas à s'affranchir des conventions internationales, conteste toute légitimité à l'OMC. Le président américain a
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d'ailleurs maintes fois exprimé son souhait de quitter l'organisation. En raison de la complexité d'une solution au niveau international, l'Europe a adopté des mesures intracommunautaires, à l’instar de la mise à jour du règlement CE n°2271/96 et la protection offerte aux entités européennes, qui peinent toutefois à porter leurs fruits et se réduisent à des mesures symboliques. Si la constitution d'INSTEX ne permettra pas d'atteindre les objectifs attendus par les iraniens en termes de valeur, de nature, et de nombre de transactions, il convient néanmoins de saluer la mise en place de ce véhicule, qui concrétise la volonté politique européenne de sauver l'accord. Néanmoins, à long terme, un accord acceptable pour les iraniens, passe obligatoirement par un retour des américains. Cette hypothèse n'est pas envisageable à court terme. L'Europe doit par conséquent, à court et moyen terme, tout mettre en œuvre pour maintenir les iraniens dans l'accord. L'Europe doit prendre ses responsabilités.
Plaidoyer pour une approche fonctionnelle du droit des sûretés REINHARD DAMMANN Avocat associé, Clifford Chance, Professeur associé à Sciences Po
VASILE ROTARU Diplômé de l’Ecole de droit de Sciences Po
Ils sont aujourd’hui plus que sollicités par ces acteurs qui exigent un allégement de la charge réglementaire pour jouer sur le même terrain que leurs concurrents étrangers. A l’heure actuelle, cette concurrence normative dépasse l’État régulateur et concerne le système juridique dans sa globalité2. Les législateurs sont obligés d’innover, pour équiper leurs champions de règles économiquement efficientes3. S’engage alors une vertueuse race to the top4. Au sein de l’Union européenne, le Brexit joue, à cet égard, le rôle d’un formidable accélérateur.
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V. U. Mattei, Comparative Law and Economics (University of Michigan Press, 1997), chap. 4; Anthony Ogus, Competition between National Legal Systems: A Contribution of Economic Analysis to Comparative Law, The International and Comparative Law Quarterly 48, no 2 (1999): 406 et suiv. ; L. Usunier et R. Sefton-Green, La concurrence normative. Mythes et réalités, Société de législation comparée, 2014 ; pour une analyse de la concurrence au sein de l’UE, v. J.-M. Sun et J. Pelkmans, Regulatory Competition in the Single Market, JCMS: Journal of Common Market Studies 33, no 1 (1995): 67-89. 2 V. par exemple, Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations : « … dans une économie mondialisée où les droits eux-mêmes sont mis en concurrence, l'absence d'évolution du droit des contrats et des obligations pénalisait la France sur la scène internationale » ; v. aussi Conseil d’État, Étude l’action
Longtemps mis à l’abri de ces considérations, les droits nationaux des sûretés réelles et des procédures collectives se trouvent aujourd’hui au cœur d’une farouche concurrence. L’enjeu est fondamental, car le financement de l’économie en est directement tributaire. De plus, à l’aune du Brexit, la concurrence entre les législateurs européens aspirant chacun à devenir la prochaine référence en matière de restructurations transfrontalières s’est fortement accélérée. C’est à ces deux enjeux que doit répondre le législateur français de toute urgence. Or, pour assurer le rayonnement du droit français en la matière, une réforme profonde du régime des sûretés en cas d’ouverture d’une procédure collective est en ordre. La loi PACTE en offre l’opportunité parfaite.
économique des personnes publiques 2015, p. 123 : « une économie en concurrence dans un monde ouvert exige (…), pour rester compétitive et créer de la croissance, une adaptation permanente du droit ». 3 V. J.-A. Defromont et S. Menétrey, Concurrence normative en Europe : quelle attractivité pour les droits nationaux ?, Revue internationale de droit economique t. XXVIII, no 4 (2014): 499-515; Friedrich Hayek, New Studies in Philosophy, Politics, Economics, and the History of Ideas, Routledge, 1978, 179-90. 4 V. dans le contexte du droit des sociétés, A. M. Sachdeva, Regulatory Competition in European Company Law, European Journal of Law and Economics 30, no 2 (1 octobre 2010): 137‑70 ; V. aussi B. du Marais, Attractivité économique du droit : le droit français peut-il survivre dans la compétition internationale ?, Dr. et patrimoine, no 170 (2008): 38.
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La concurrence entre les ordres juridiques n’est pas un phénomène nouveau1. Face à l’intégration économique grandissante, les législateurs se doivent d'accompagner des acteurs économiques nationaux.
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ACTUALITÉS I. Une mise en concurrence des droits nationaux A. Le traditionnel repli sur soi législatif Traditionnellement, le droit des sûretés et le droit des procédures collectives étaient dominés par une approche territoriale1. Les procédures collectives n’envisageaient explicitement que le cas des débiteurs ayant leur siège et actifs sur le territoire français. Une décision d’ouverture d’une procédure collective étrangère ne produisait ses effets en France que si elle recevait un exequatur. Cela limitait les risques de voir un débiteur français soumis à une procédure étrangère. Corrélativement, les tribunaux français n’ouvraient des procédures à l’égard des sociétés étrangères que si elles exploitaient un établissement en France2. Or, une fois la compétence juridictionnelle établie, le juge ne devait qu’appliquer « naturellement » sa loi, en vertu de sa nature d’ordre public3. La procédure ayant un caractère universel, tous les actifs du débiteur étaient alors soumis à la lex fori concursus, y compris ceux affectés à titre de garantie et situés sur le territoire d’un État étranger4. Une mise en concurrence des droits des entreprises en difficulté n’était donc ni envisagée, ni envisageable. La même conclusion s’impose s’agissant des sûretés réelles mobilières. Les droits du créancier 1 R. Dammann et M. Sénéchal, Le droit de l’insolvabilité internationale (Joly, 2018), paras. 4 et suiv. 2 V. par ex. Cass. com. 11 avr. 1995, n° 92-20.032, affaire BCCI. 3 V. J.-L. Vallens, Insolvabilité, Répertoire de droit européen, Dalloz, 2018, n° 27 et suiv. ; H. Battifol et P. Lagarde, Droit international privé, t. 2, 7e éd., 1983, LGDJ, no 697. 4 V. Cass. 1 civ., 19 nov. 2002, n° 00-22.334. 5 V. M.-C. de Lambertye-Autrand, Sûretés mobilières, Répertoire de droit international, Dalloz, 2008, n° 9. 6 V. Req. 24 mai 1933, K. de Mas, S. 1935. 1. 253, note H. Batiffol, Rev. crit. DIP 1934. 142, note J.-P. N ; Civ. 1re, 8 juill. 1969, Sté DIAC, Rev. crit. DIP 1971. 75, note Ph. Fouchard, JDI 1970. 916, note J. Derruppé, JCP 1970. II. 16182, note H. Gaudemet-Tallon. V. aussi, Cass. 1 civ., 3 mai 1973, Rev. crit. DIP 1974, 100, note Mezger ; JDI 1975, 74, note Fouchard : « la loi française est seule applicable aux droits réels dont sont l’objet des biens mobiliers situés en France ». 7 V. H. Battifol et P. Lagarde, Droit international privé, t. 1, 7e éd., 1983, LGDJ, no 267; G. Diéna, « Les conflits de lois en matière de droits réels », rapport session de Madrid de 1911 de l’Institut de droit international, RDIP, 1911, p. 561 : « Un droit réel ne peut s’établir et subsister de manière à être opposable aux tiers qu’en remplissant les conditions de forme exigées par
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s’exercent directement sur les actifs du débiteur, de sorte à établir un lien étroit entre les sûretés et le droit des biens. On en déduit une très large compétence de la lex rei sitae s’agissant de l’opposabilité des sûretés réelles aux tiers5, consacrée de longue date par la jurisprudence6. Le fondement s’en trouve dans le fait que la pleine efficacité de telles sûretés dépend de leur effet erga omnes. Or, un tel effet exige en contrepartie une sécurité suffisante pour les tiers, qui doivent pouvoir se fier aux lois de situation du bien7. Plus encore, a-t-on soutenu, un tel rattachement serait le seul à assurer un traitement égal entre les créanciers locaux et les créanciers étrangers8. Il en résultait un parfait repli sur soi des législateurs nationaux, maîtres sans conteste dans leur propre demeure9. Aujourd’hui, il n’en est rien. B. La mise en concurrence normative au service du financement de l’économie Le principal responsable du changement de paradigme désormais entamé est l’accélération du développement des marchés internationaux des capitaux. Au sein de l’Union européenne, la Commission appelle depuis plusieurs années au développement de l’Union des marchés de capitaux, afin de stimuler le financement de l’économie européenne et le partage transfrontalier des risques la lex rei sitae, pour la sauvegarde des intérêts généraux et de l’ordre public ». V. aussi F. Danos, Propriété, possession, opposabilité (Economica, 2007) qui souligne l’importance capitale de l’opposabilité des droits réels aux tiers. 8 V. K. Kreuzer, La propriété mobilière en droit international privé, Rec. cours La Haye 1996, t. 259, spéc. p. 242, soutenant qu’une règle différente permettrait aux créanciers étrangers de se voir octroyer des sûretés inaccessibles aux créanciers locaux. V., contra, L. d'AVOUT, Sur les solutions du conflit de lois en droit des biens (Economica, 2006), n° 508. 9 Il est significatif, à cet égard, de souligner que beaucoup d’instruments internationaux qui auraient pu traiter le sujet de la constitution ou du transfert des droits réels mobilier ont soit échoué, soit fait le choix d’éviter de le trancher, v. par ex. Convention portant loi uniforme sur la vente internationale des objets mobiliers corporels, signée à La Haye le 1er juill. 1964, art. 8 ; Convention des Nations unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, signée à Vienne le 11 avr. 1980, JO 27 déc. 1987, art. 4 ; Convention de La Haye du 15 avr. 1958 sur la loi applicable au transfert de la propriété en cas de vente à caractère international d'objets mobiliers corporels, non entrée en vigueur.
Or, il ne fait guère de doute que l’un des éléments fondamentaux déterminant la facilité d’accès des entreprises au financement est le niveau de protection prévisible des créanciers. Si le créancier a la certitude ex ante que ses intérêts sont protégés efficacement, le risque de son investissement est réduit et le coût du financement pour l’entreprise abaissé12. Il en est de même s’agissant du traitement des créanciers dans le cadre des procédures collectives. Par exemple, l’essor des produits dérivés aux États-Unis semble largement tributaire des safe harbours prévus à leur profit en cas de procédure collective13. L’enjeu est encore plus important s’agissant des financements transfrontaliers des groupes internationaux14. En effet, l’hétérogénéité et l’ancrage territorial des deux régimes risquent de diminuer la prévisibilité du traitement hypothétique du créancier si le débiteur rencontre des difficultés financières. Le cas des sûretés portant sur des meubles facilement délocalisables, comme les instruments financiers, est particulièrement parlant. Il en résulte, dans l’incertitude, un plus grand risque 10 V. l’initiative lancée par la Commission, COM (2015) 468 final, 30 septembre 2015. 11 V. déclaration commune des Ministres des finances allemand, hollandais et français le 16 mai 2019 : https://ue.delegfrance.org/initiative-conjointe-de-l. V. aussi sur les conséquences du Brexit sur l’Union des marchés des capitaux, P. Ständer, Policy Paper 181, Institut Jacques Delors, 2 février 2017. 12 V. l’un des articles fondateurs du mouvement Law and Finance, R. La Porta et al., Legal Determinants of External Finance, The Journal of Finance 52, no 3 (1997): 1131-50; V. aussi R. K. Rasmussen, The Ex Ante Effects of Bankruptcy Reform on Investment Incentives, Washington University Law Review 72, no 3 (1 janvier 1994): 1159-1211; et A. Moro, D. Maresch, et A. Ferrando, Creditor protection, judicial enforcement and credit access, The European Journal of Finance 24, no 3 (11 février 2018): 250-81. 13 V. P. Paech, The Value of Financial Market Insolvency Safe Harbours, Oxford Journal of Legal Studies 36, no 4 (1 décembre 2016): 855‑84; N. Goralnik, Bankruptcy-Proof Finance and the Supply of Liquidity, Yale Law Journal 122, no 2 (1 janvier 2012). 14 V. M. Menjucq, L’efficacité des sûretés à l’épreuve des procédures transfrontalières, RPC, 2009, p. 19 ; R. Dammann, Le droit européen des faillites : sources d’incertitudes et d’opportunités pour les banques, Banque et Droit, 2005, p. 36.
et un coût de financement élevé, notamment pour les PME15. II. Des tentatives de convergence en matière de sûretés et de procédures collectives Ce frottement croissant entre les régimes nationaux a engendré plusieurs réponses législatives. Un vaste mouvement d’harmonisation a été engagé afin d’offrir une plus grande prévisibilité aux créanciers. Cette harmonisation étant plus aboutie s’agissant des règles de conflit que des règles matérielles, les régimes nationaux des sûretés en procédures collectives sont mis en concurrence directe. A. Une mise en concurrence par l’harmonisation inachevable des droits des sûretés 1. Des harmonisations matérielles difficiles Les développements récents du droit des sûretés visent clairement à favoriser les financements structurés transfrontaliers16. L’objectif est de garantir plus de certitude aux créanciers en simplifiant les régimes des sûretés et en réservant des traitements analogues aux sûretés fonctionnellement similaires17. Des efforts de réflexion importants ont été engagés sous l’égide de la CNUDCI dès ses premières En l’absence d’information précise et crédible sur les projets et l’état financier des PME, les créanciers reposent dans leur analyse des risques davantage sur la prévisibilité de leur traitement en cas de procédure collective. Sur les problèmes spécifiques des PME, v. L. Gullifer et I. Tirado, A Global Tug of War: A Topography of Micro-Business Financing, Law and Contemporary Problems 81, no 1 (4 mai 2018): 114‑15. 16 V. sur les potentielles divergences entre les ratio legis des règles prudentielles et des harmonisations des sûretés financières, M. Dubovec et G. G. Castellano, Global Regulatory Standards and Secured Transactions Law Reforms: At the Crossroad Between Access to Credit and Financial Stability, Fordham International Law Journal 41, no 3 (1 janvier 2018): 531. 17 V. N. Cohen, Harmonizing the Law Governing Secured Credit: The Next Frontier, Texas International Law Journal, 1 janvier 1998, 173‑88. V. aussi, European Bank for Reconstruction and Development, « Core Principes for a Secured Transaction Law », qui souligne l’importance de la création des sûretés sans dépossession, la clarification des priorités dont bénéficient les créanciers, la facilitation de l’exercice judiciaire des droits par les créanciers et l’information des tiers sur l’existence des sûretés affectant les actifs du débiteur. 15
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d’investissement10. A l’aune du Brexit encore, les dirigeants européens viennent de réaffirmer leur soutien pour ce projet11.
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ACTUALITÉS sessions18. Plusieurs conventions internationales en sont issues19, notamment la Convention du Cap relative aux garanties internationales portant sur des matériels d’équipement mobiles20. Plus récemment, la CNUDCI a proposé un modèle de loi type sur les sûretés mobilières21. Suivant une approche fonctionnelle, la loi type soumet au même régime toutes les sûretés conventionnellement établies, quelles qu’en soient les qualifications formelles22. La constitution et le régime en sont largement soumis à l’autonomie des parties23, à condition d’assurer une publicité suffisante24 au bénéfice des tiers25. En cela, le modèle proposé est conforme aux appels d’une partie de la doctrine française en faveur d’une plus large place laissée à la loi de la source conventionnelle de la sûreté, même en ce qui concerne de ses effets erga omnes26. 18 V. A/7216 - Rapport de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international sur les travaux de sa première session, par. 40-48. 19 V. CNUDCI, « Textes de la CNUDCI, de la Conférence de La Haye et d’UNIDROIT sur les sûretés. Comparaison et analyse des principaux éléments des instruments internationaux relatifs aux opérations garanties », 2012. 20 V. S. Kozuka, éd., Implementing the Cape Town Convention and the Domestic Laws on Secured Transactions, Ius Comparatum - Global Studies in Comparative Law (Springer International Publishing, 2017). 21 V. Loi type de la CNUDCI sur les sûretés mobilières (2016) ; V. aussi pour une analyse du modèle proposé, Catherine Walsh, A Transnational Consensus on Secured Transactions Law? The 2016 UNCITRAL Model Law, in Transnational Commercial and Consumer Law: Current Trends in International Business Law, éd. par T. Kono, M. Hiscock, et A. Reich, Perspectives in Law, Business and Innovation (Singapore: Springer Singapore, 2018), 63-89. 22 V. article 2 (ii) : « le terme « sûreté réelle mobilière » désigne (i) le droit réel sur un bien meuble constitué par convention en garantie du paiement ou d’une autre forme d’exécution d’une obligation, que les parties l’aient ou non désigné en tant que sûreté réelle mobilière, et quels que soient le type de bien, le statut du constituant ou du créancier garanti ou la nature de l’obligation garantie. » 23 V. par exemple les articles 8 et suivants, sur l’inscription de l’avis initial ; l’article 18 sur les modifications des informations relatives au créancier garanti ; l’article 26, sur l’opposabilité des transferts du bien grevé après inscription ; l’article 41 sur les conventions de subordination. 24 V. par exemple les articles 18 et 29. 25 V. M. Dubovec et G. Castellano, Global Regulatory Standards and Secured Transactions Law Reforms, 548: « Hence, the underlying rationale of the Model Law is that by establishing a simplified set of rules that clearly defines the rights and obligations of the parties entering into, or affected by, a secured transaction, private negotiations are facilitated. In this regard, parties are free to satisfy their idiosyncratic interests and risk appetites ».
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Dans cette approche, la lex rei sitae serait limitée à un rôle de loi de police27. Une voie différente a été suivie au sein de l’Union européenne28. Les efforts académiques se retrouvent dans le Livre IX du projet de Code civil européen29, mais le législateur européen procède plutôt par des harmonisations ponctuelles. Il s’agit notamment de la directive 2002/47/CE, qui vise à garantir la liquidité des garanties financières30 en établissant un level playing field entre les établissements de crédit européen. La directive ne crée pas une sûreté financière spéciale31, mais énonce seulement un régime applicable à certaines sûretés mobilières garantissant des obligations financières32. Une fois la sûreté constituée, selon des modalités allégées33, le créancier bénéficie d’un droit de réutilisation des actifs en couverture34, et est V. G. Khairallah, Les sûretés mobilières en droit international privé (Paris: Economica, 1984). 27 V. P. Mayer et V. Heuze, Droit international privé, 11ème édition (Paris: Lgdj, 2014), n° 673 à 681; V. cependant, mettant en garde contre des lois et des sûretés secrètes, dangereuses pour les tiers, C. Walsh, The Role of Party Autonomy in Determining the Third-Party Effects of Assignments: Of “Secret Laws” and “Secret Liens”, Law and Contemporary Problems 81, no 1 (4 mai 2018): 181‑202. 28 V. pour une critique des efforts d’harmonisation européens, A. Veneziano, European Secured Transactions Law at a Crossroad: The Pitfalls of a “piecemeal Approach” to Harmonisation, in English and European Perspectives on Contract and Commercial Law: Essays in Honour of Hugh Beale (OxfordHart Publishing, 2014), 405‑16. 29 V. C. Von Bar, Principles, Definitions and Model Rules of European Private Law: Draft Common Frame of Reference (DCFR) (Oxford, New York: Oxford University Press, 2010). 30 V. L. Gullifer, What Should We Do about Financial Collateral?, Current Legal Problems 65, no 1 (1 janvier 2012): 380: « It seems to me that the core attribute of financial collateral, which is not necessarily possessed by other forms of collateral, is (or should be) its liquidity ». 31 V. S. Praicheux, Sûretés financières, Répertoire des sociétés (Dalloz, 2010), n° 97 et suiv. 32 Sur cette notion, v. l’interprétation large donnée par la Cour de justice dans l’arrêt Swedbank, aff. C-156/15, ECLI :EU :C :2016 :851, n° 31 : « toute obligation donnant droit à un règlement en espèces et, partant, également aux dettes pécuniaires ordinaires d’un titulaire de compte vis-à-vis de sa banque ». 33 V. Article L. 211-38, II, 1° du Code monétaire et financier : « 1° La constitution de telles garanties et leur opposabilité ne sont subordonnées à aucune formalité. Elles résultent du transfert des biens et droits en cause, de la dépossession du constituant ou de leur contrôle par le bénéficiaire ou par une personne agissant pour son compte. » 34 V. Article 5 de la directive 2002/47/CE. 26
L’harmonisation espérée par le législateur européen est, toutefois, imparfaite. Les transpositions nationales ont en effet donné lieu à d’importantes discordances s’agissant du champ d’application des garanties financières36. A cet égard, la localisation des actifs en couverture demeure d’une grande importance. En effet, l’article 9 de la directive 2002/47/CE prévoit, en cas de conflit, la compétence de la loi du pays où le compte est situé. A l’évidence, une protection aussi forte ne pouvait se justifier qu’eu égard aux enjeux particuliers liés à la stabilité du système bancaire et financier. S’agissant d’autres sources de financement que les législateurs entendent stimuler37, ou d’autres types de sûretés que le débiteur pourrait accorder à ses créanciers bancaires38, la situation est beaucoup moins claire. En effet, aucune harmonisation plus large des régimes matériels des sûretés au niveau européen n’a été engagée39. 2. Des harmonisations incomplètes des règles de conflit Il s’ensuit que les règles de conflit occupent toujours une place primordiale en la matière. En effet, si les sûretés réelles sont généralement
35 V. Article 8 de la directive 2002/47/CE. La Cour de justice a eu l’occasion d’affirmer, dans l’arrêt Swedbank précité, qu’une telle immunisation ne viole pas le principe d’égalité de traitement des créanciers. 36 V. Gullifer, What Should We Do about Financial Collateral? 37 V. par exemple sur les développements du marché obligataire, « Economic Importance of the Corporate Bond Markets » (International Capital Markets Association, 2013); OCDE, « Corporate Bond Markets in a Time of Unconventional Monetary Policy - OCDE », OECD Capital Market Series, février 2019. 38 Notons que pour bénéficier du régime favorable de la directive 2002/47/CE, le créancier doit avoir le contrôle ou la possession de l’actif donné en garantie. V. arrêt Swedbank, prec., n° 41 : « (il) doit être effectivement en mesure d’en disposer en cas de survenance de l’événement entraînant l’exécution de cette garantie ». 39 V., pour une analyse des propositions doctrinales récentes, soutenant que la prévisibilité quant à la loi applicable à l’opposabilité et au rang des sûretés réelles doit être l’objectif principal de toute réforme, même s’il doit être considéré conjointement avec un objectif d’adaptabilité du régime juridique, les conflits potentiels entre les deux étant tranchés au vu de la répartition des coûts en cas de manque de prévisibilité,
soumises à la lex rei sitae, encore faut-il déterminer la localisation des actifs en question. Ce n’est pas chose aisée s’agissant des meubles corporels facilement délocalisables40, qui peuvent faire l’objet d’un conflit mobile41. Or, un droit international privé en matière de sûretés réelles peine à émerger42. La récente proposition de règlement COM (2018) 96 sur la loi applicable à l’opposabilité des cessions des créances fait un premier pas en ce sens43. La proposition de règlement entend offrir plus de prévisibilité au profit du créancier, afin de faciliter les opérations de titrisation transfrontalières complexes. L’article 4, paragraphe 1 de la proposition de règlement retient la loi du lieu de résidence habituelle du cédant comme loi applicable aux questions d’opposabilité d’une cession de créance. En cela, la proposition de règlement est conforme aux enseignements de la doctrine, qui voit dans cette règle un moyen de protection efficace des intérêts des tiers44, et s’inscrit en harmonie avec le Règlement Insolvabilité45. Par dérogation, l’article 4, paragraphe 2 de la proposition de règlement soumet à la loi applicable à la créance cédée l’opposabilité de la cession d’espèces portées au crédit d’un compte auprès d’un établissement de crédit ou de créances découlant d’un instrument financier46. Cette dérogation se Teemu Juutilainen, Secured Credit in Europe: From Conflicts to Compatibility (Oxford ; New York: Hart Publishing, 2018). 40 V. R. Dammann et M. Sénéchal, Le droit de l’insolvabilité internationale, n° 166 et suiv. 41 V. R. Dammann et M. Sénéchal, n° 174 et suiv. 42 V. N. Cohen, The Private International Law of Secured Transactions: Rules in Search of Harmonization, Law and Contemporary Problems 81, no 1 (4 mai 2018): 203‑25; R. Dammann et M. Sénéchal, Le droit de l’insolvabilité internationale, n° 197 et suiv. 43 V. R. Dammann et E. Lacroix, La proposition de règlement sur l’opposabilité des cessions de créances : conséquences pratiques et perspectives d’avenir, LPA, avril 2019, 6. 44 V. P. Lagarde, Retour sur la loi applicable à l’opposabilité des transferts conventionnels de créances, in Mélanges J. Béguin (LexisNexis, 2005), 415. 45 V. R. Dammann et E. Lacroix, La proposition de règlement sur l’opposabilité des cessions de créances : conséquences pratiques et perspectives d’avenir, 9. 46 V. considérant 27 de la proposition de règlement COM (2018) 96, qui précise : « la loi régissant l’instrument financier dont la créance découle est la loi choisie par les parties au contrat ou la
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mis à l’abri de toute interférence des éventuelles procédures collectives ouvertes à l’égard du débiteur35.
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ACTUALITÉS justifie dans la mesure où elle participe à préserver la stabilité des marchés financiers. Il est probable qu’elle aboutira, en pratique, à l’application de la loi du lieu où se trouve l’établissement bancaire teneur de compte47. En revanche, la dérogation prévue à l’article 4, paragraphe 3, n’est pas porteuse de bonnes nouvelles. A la demande du Royaume-Uni, qui est visiblement préoccupé à préserver sa prééminence sur les marchés financiers post-Brexit, cet article permet aux parties de choisir la loi applicable à la créance cédée comme loi applicable à l’opposabilité de la cession si celle-ci intervient en vue d’une titrisation. Cette alternative donnera lieu à une grande incertitude pour les autres créanciers, créant des sûretés « secrètes » soumises à des lois « secrètes », et ce dès lors qu’il s’agit d’une titrisation48. Pour notre propos actuel, cette place laissée à l’autonomie des parties renforce à l’évidence la concurrence à laquelle sont soumis les droits des sûretés nationaux. Désormais, les acteurs sophistiqués feront plus attention aux régimes des sûretés lors du choix des lois applicables à leurs relations contractuelles. Il résulte, aujourd’hui, que le traitement des créanciers munis de sûretés réelles demeure largement soumis aux droits nationaux, très hétérogènes. Or, à l’exception de la Belgique49, les États européens n’ont généralement pas réformé leurs droits pour assurer un traitement harmonisé des loi déterminée conformément aux règles non discrétionnaires applicables aux marchés financiers ». 47 V. R. Dammann et E. Lacroix, La proposition de règlement sur l’opposabilité des cessions de créances : conséquences pratiques et perspectives d’avenir, 10. 48 V. Walsh, The Role of Party Autonomy in Determining the Third-Party Effects of Assignments, 184 et 189. L’auteur note que seuls la Suisse et les Pays Bas prévoient actuellement une telle liberté. Selon une étude du British Institute of International and Comparative Law, 11% seulement des professionnels interrogés sont en faveur d’une telle règle. 49 V. sur la réforme entrée en vigueur le 1 janvier 2018, I. Peeters et M. de Muynck, Belgium moves to modernity but only half way: the introduction of new legislation on security interests in movable assets, JIBFL 29, no 1 (2014): 75. 50 V. J. Béguin, Un îlot de résistance à l’internationalisation : le droit international des procédures collectives, in
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sûretés fonctionnellement similaires. Cette disharmonie offre à la France une opportunité historique, qu’elle ne doit pas manquer. Nous y reviendrons. B. Une mise en concurrence normative par l’harmonisation internationale en matière de procédures collectives 1. La concurrence induite par un forum shopping « vertueux » Pendant longtemps, la concurrence entre des régimes de procédures collectives n’était pas envisageable et leur harmonisation ne semblait guère justifiée. On y voyait même un « ilot de résistance » à toute forme d’internationalisation50. Le traitement des difficultés financières des groupes internationaux soulève pourtant des problèmes spécifiques, que n’ont pas manqué de souligner très vite les commentateurs avisés51. L’harmonisation des règles de droit international privé a donc rapidement été envisagée, notamment au sein de l’Union européenne52. Après l’échec d’une convention relative aux procédures d’insolvabilité du 28 novembre 1995, le règlement n° 1346/2000 a apporté une première harmonisation des règles de conflit en la matière, avant d’être remplacé par le règlement 2015/848 (« Règlement Insolvabilité »)53. Ce dernier apporte des précisions bienvenues. Ainsi, son article 2 (9) définit utilement des règles relatives à la localisation des actifs, dont l’importance n’est plus à démontrer54. En outre, son L’internationalisation du droit. Mélanges Y. Loussouarn (Dalloz, 1994), 31‑56. 51 V. R. Albéric, Des conflits de lois en matière de faillite, vol. 14, Recueil des cours (Brill, 1926); J. A. Pastor Ridruejo, La faillite en droit international privé (Volume 133), vol. 133, Recueil des cours (Brill, 1971); P. Volken, L’harmonisation Du Droit International Privé de La Faillite (Volume 230), vol. 230, Recueil Des Cours (Brill, 1991). 52 V. par ex. J. Lemontey, Vers un droit européen de la faillite, Travaux du Comité français de droit international privé 32, no 1971 (1974): 11‑35. 53 Sur la longue genèse du Règlement Insolvabilité, v. Dammann et Sénéchal, Le droit de l’insolvabilité internationale, n° 16 et suiv. 54 V. R. Dammann et M. Sénéchal, n° 940 et suiv.
Surtout, le règlement permet d’assurer un traitement efficace des dossiers transfrontaliers. Ainsi, pour pallier les dangers de conflit de compétence positifs, le règlement harmonise les critères de compétence pour l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité. En vertu de son article 3, cette compétence appartient exclusivement aux juridictions de l’État membre sur le territoire duquel se trouve le « centre des intérêts principaux du débiteur » (COMI). Une fois la procédure principale ouverte, celle-ci couvre l’ensemble des actifs du débiteur, à quelques exceptions près56. Enfin, toutes les décisions relatives à l’ouverture, au déroulement et à la clôture de la procédure bénéficient d’une reconnaissance immédiate au sein de l’Union57. Au vu de ces règles, on pourrait se précipiter à conclure qu’aucune concurrence entre les droits matériels nationaux n’est possible en la matière. Ce serait un jugement erroné. En effet, dès les premières affaires qu’ils ont eu à connaître, les tribunaux des États membres, et particulièrement anglais, ont adopté des interprétations libérales de la notion de COMI58. Aujourd’hui encore, alors que la Cour de justice a tâché de fixer des critères précis pour la définition V. R. Dammann et M. Sénéchal, n° 1466 et suiv. V. R. Dammann et M. Sénéchal, n° 509 et suiv. Sur le modèle d’universalité atténuée en cas d’ouverture d’une procédure secondaire, v. n° 922 et suiv. 57 V. R. Dammann et M. Sénéchal, n° 500 et suiv. 58 V. R. Dammann et M. Sénéchal, n° 363 et suiv. 59 V. notamment, CJUE, grande chambre, 2 mai 2006, aff. C341/04, Eurofood, ECLI: EU: C: 2006: 281; CJUE, 20 oct. 2011, aff. C-396/09, Interedil, ECLI: EU: C: 2011: 671. 60 Ce qui transparaît parfois dans le Règlement Insolvabilité, v. par exemple le considérant 5: « Il est nécessaire, pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur, d’éviter que les parties ne soient incitées à déplacer des avoirs ou des procédures judiciaires d’un État à un autre en vue d’améliorer leur situation juridique au détriment de la masse des créanciers (forum shopping) » ; v. aussi le considérant 29 : « Le présent règlement devrait contenir un certain nombre de garanties visant à empêcher la recherche frauduleuse ou abusive de la juridiction la plus favorable ». 61 V. F. Ferrari, Forum shopping: pour une définition ample dénuée de jugements de valeurs, Rev. crit. DIP janv.-mars (2016): 85; H. Eidenmüller, Free Choice in International 55 56
du COMI59, la pratique du forum shopping « vertueux » n’est en rien empêchée. Certes, le forum shopping a historiquement mauvaise presse60, mais la doctrine contemporaine est plus nuancée61. Le transfert du COMI avant l’ouverture d’une procédure collective n’est pas problématique s’il s’opère ouvertement, de concert avec les créanciers et vise à faciliter la gestion des difficultés du débiteur et de maximiser la valeur de recouvrement de ses créanciers. Il s’agit, alors, d’un choix libre bénéfique pour la société62. Les tribunaux se sont montrés favorables à une telle approche. Il suffit de citer, à cet égard, les affaires PIN devant le tribunal de Cologne63 ou Eurotunnel devant le tribunal de Paris64. La London High Court, qui est à cet égard la plus explicite, note dans l’affaire Codere : « In a sense, of course… what is sought to be achieved in the present case is forum shopping… In cases such as the present, however, what is being attempted is to achieve a position where resort can be had to the law of a particular jurisdiction, not in order to evade debts, but rather with a view to achieving the best possible outcome for creditors. If in those circumstances it is appropriate to speak of forum shopping at all, it must be on the basis that there can sometimes be good forum shopping »65.
Company Insolvency Law in Europe, European Business Organization Law Review 6, no 3 (1 septembre 2005): 423‑47. 62 V. H. Eidenmüller, Free Choice in International Company Insolvency Law in Europe, 428‑29. 63 V. 73 IE 1/08, ZinsO 2008, p. 363, note F. Frind. Le juge allemand a accepté d’ouvrir une procedure d’insolvabilité à l’égard d’un groupe dont la holding de tête venait d’être transférée du Luxembourg à l’Allemagne prenant en compte que les créanciers en ont été dûment informés et qu’une concentration de la procédure en Allemagne devait faciliter la restructuration globale, sans aucune intention de frauder les créanciers. 64 V. Cass. com. 30 juin 2009, n° 08-11.902, n° 08-11.903, n° 08-11.905, n° 08-11.906, RPC 2009, comm. 147, Th. Mastrullo ; RPC 2009, étude 16, concl. R. Bonhomme ; R. Dammann et G. Podeur, D., 2006, 2329 ; le tribunal s’est notamment appuyé sur l’acceptation par les créanciers de négocier la dette à Paris et la nécessité de faciliter la restructuration de la dette. 65 V. Re Codere Finance (UK) Ltd. (2015) EWHC 3778 (Ch.)
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article 8 permet d’immuniser les sûretés réelles prises sur des actifs situés dans un État membre autre que celui d’ouverture d’une procédure collective55.
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ACTUALITÉS 2. La concurrence renforcée en matière de procédures préventives La concurrence normative est encore plus claire s’agissant des procédures préventives. La récente directive sur les cadres de restructuration préventifs, adoptée le 28 mars 2019 par le Parlement européen (« Directive Restructurations »), ne fait que l’amplifier. En effet, si le but de la directive était de créer un socle commun en matière de restructurations préventives, une grande flexibilité a été laissée aux législateurs nationaux quant au choix entre l’un des deux modèles implicitement proposés66. Or, la possibilité d’une transposition selon une procédure en deux étapes, inspirée du couple français conciliation / SFA, signifie que les débiteurs et leurs créanciers auront un « choix à la carte »67 entre les différents modèles proposés par les législateurs nationaux68. En effet, dans cette approche, la restructuration commence par le biais d’une procédure non citée dans l’Annexe A du Règlement Insolvabilité et, donc, non soumise aux critères du COMI69. Les juges seraient libres de suivre les critères de compétence libéraux posés par leurs régimes de droit international privé commun70. L’efficacité transfrontalière des décisions rendues serait ensuite assurée, si nécessaire, par la 66 En cela, le texte final de la directive semble répondre aux critiques d’une partie de la doctrine, qui insistait sur la nécessité de préserver la concurrence normative, les Etats jouant le rôle de laboratoires pour l’identification des meilleures procédures. V. pour une critique de la trop grande harmonisation du projet initial de la Commission, H. Eidenmüller, Contracting for a European Insolvency Regime, European Business Organization Law Review 18, no 2 (1 juin 2017): 273‑304. 67 V. en faveur d’une approche d’un « choix à la carte » aux Etats Unis, R. K. Rasmussen, Debtor’s Choice: A Menu Approach to Corporate Bankruptcy, Texas Law Review 71 (1993 1992): 51‑122. 68 V. sur les opportunités offertes par la directive en matière de restructurations des groupes internationaux, D. Zhang, Preventive Restructuring Frameworks: A Possible Solution for Financially Distressed Multinational Corporate Groups in the EU, European Business Organization Law Review, 7 janvier 2019. 69 Une telle possibilité est expressément admise par le considérant 13 et l’article 6(8) de la directive. 70 Sur les critères rétenus par la jurisprudence française, v. R. Dammann et J. Sénéchal, Le droit de l’insolvabilité internationale, notant qu’il suffit que le débiteur exerce une simple activité en France ou y possède des biens isolés pour qu’une procédure de conciliation puisse être ouverte.
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conversion en une procédure visée par le Règlement Insolvabilité dans la phase de clôture de la restructuration. Certains législateurs n’ont pas tardé à remarquer l’importance de la nouvelle donne concurrentielle. L’approche du « choix à la carte » signifie qu’ils ont une chance unique de créer des procédures économiquement efficaces, rapides et attractives pour toutes les parties prenantes71. L’enjeu est d’autant plus important que l’entrée en vigueur des nouvelles procédures coïncidera avec le Brexit. Ces dernières années, la gagnante incontestable du forum shopping vertueux a été la place juridique et financière de Londres72. Beaucoup de débiteurs européens ont choisi, en accord avec leurs créanciers, de soumettre leurs restructurations financières à des schemes of arrangement anglaises. La doctrine, comme les tribunaux, ont largement approuvé cette migration73. Or, la sortie imminente du Royaume-Uni de l’Union européenne engendre des grandes incertitudes sur l’efficacité future de telles pratiques dans le traitement des restructurations des débiteurs européens, dans la mesure où la reconnaissance des décisions anglaises ne serait plus automatique74. 71
V. R. Dammann et V. Rotaru, Premières réflexions sur la transposition de la future directive sur les restructurations préventives, D., 2018, 2195. 72 V. G. McCormack, Jurisdictional Competition and Forum Shopping in Insolvency Proceedings, The Cambridge Law Journal 68, no 1 (2009): 169‑97; G.McCormack, Bankruptcy Forum Shopping: The UK and US as Venues of Choice for Foreign Companies, International & Comparative Law Quarterly 63, no 4 (octobre 2014): 815‑42. 73 V. S. Block-Lieb, Reaching to Restructure Across Borders (Without Over-Reaching), Even after Brexit, American Bankruptcy L.J. 92, no 1 (2018); J. Payne, Cross-Border Schemes of Arrangement and Forum Shopping, European Business Organization Law Review 14, no 4 (2013). 74 V. S. Block-Lieb, Reaching to Restructure Across Borders (Without Over-Reaching), Even after Brexit; C. Umfreville et al., Recognition of UK Insolvency Proceedings Post-Brexit: The Impact of a ‘No Deal’ Scenario, International Insolvency Review 27, no 3 (2018): 422‑44; A. Walters, The Impact of Brexit on Judicial Cooperation in Cross-Border Insolvency and Restructuring in the European Union, Orizzonti Del Diritto Commerciale 2018 (décembre 2018); V. toutefois pour une analyse concluant que le Brexit n’aura pas un impact significatif sur la place financière de Londres, W.-G. Ringe,
Ici encore, la France a de grands atouts à faire valoir, à condition de faire évoluer certains aspects de son droit. III. La loi Pacte : une occasion historique à ne pas manquer Il est évident que les deux facteurs qui expliquent l’acerbe concurrence normative en cours convergent parfaitement et exigent la même solution. En effet, l’accès au financement ex ante, tout comme le choix ex post d’une juridiction pour traiter les restructurations transfrontalières, exigent à la fois des procédures efficaces et un strict respect des droits des créanciers76. A. Un régime français perfectible 1. Un régime de procédures préventives prometteur La capacité des procédures préventives françaises de parvenir efficacement à des restructurations financières n’est plus à démontrer. Au niveau international, le traitement du dossier Eurotunnel a assuré une formidable publicité pour The Irrelevance of Brexit for the European Financial Market, European Business Organization Law Review 19, no 1 (1 mars 2018): 1‑34. 75 V. Sujeet Indap, “Investors in debt-laden companies face messy workouts”, Financial Times, 22 janvier 2019. 76 V., démontrant que ces deux facteurs expliquent pourquoi beaucoup de débiteurs européens, en accord avec leurs créanciers, cherchent à soumettre leur restructuration au droit anglais, S. Block-Lieb, Reaching to Restructure Across Borders (Without Over-Reaching), Even after Brexit. 77 V. Cass. com. 30 juin 2009, n° 08-11.902, n° 08-11.903, n° 08-11.905, n° 08-11.906, RPC 2009, comm. 147, Th. Mastrullo ; RPC 2009, étude 16, concl. R. Bonhomme ; R. Dammann et G. Podeur, D., 2006, 2329 78 V. R. Dammann et G. Podeur, Sauvegarde financière expresse : vers une consécration du « prepack à la française », D., 2010, 2005 ; R. Dammann et G.Podeur, Affaire ThomsonTechnicolor : le clap de fin, Bull. Joly Entrep. diff., 2012, 78; V. toutefois, pour une critique du traitement du dossier, S. Vermeille, The “Technicolor Soap Opera”: And If Nothing Had Really Been Settled? - Over and Over Gain: Another Example of the Flaws of French Bankruptcy Law (Droit et Croissance, 4 octobre 2012).
la procédure de sauvegarde française77. Le traitement de l’affaire Thomson-Technicolor a démontré l’inventivité de la place parisienne et l’efficacité des sauvegardes « prepackées »78, consacrées ensuite par le législateur par la loi du 22 octobre 2010. De même, le récent traitement du dossier CGG a encore démontré la capacité des praticiens et du droit français à coordonner efficacement des procédures incluant beaucoup de créanciers étrangers79. La transposition imminente de la Directive Restructuration contribuera sans doute à rendre les procédures préventives françaises encore plus efficaces. Nous avons longuement abordé ce sujet dans d’autres publications80. Il suffit de noter ici que la transposition sera l’occasion de profondément modifier les conditions de négociation des accords de restructuration. Le remplacement des comités par des classes de créanciers permettra d’aligner les intérêts et d’éviter ainsi quelques problèmes identifiés lors de l’affaire CGG81. En même temps, la valeur de nuisance et d’extorsion indue de la part de créanciers ou associés récalcitrants, souvent out of the money, sera réduite à néant par l’introduction de la possibilité d’une cross-class cram-down.
V. le dossier « La restructuration financière d’un groupe en difficulté dans un contexte international : le droit en action », Bull. Joly Entrep. diff., no 4 (juill 2018): 285‑330. 80 V. R. Dammann et V. Rotaru, Premières réflexions sur la transposition de la future directive sur les restructurations préventives; v. aussi V. Rotaru et S. Vermeille, La directive restructuration: un texte sans socle intellectuel cohérent, mais une opportunité unique pour la France (à paraître, RTDF, n° 2, 2019). 81 V. R. Dammann, L’introduction des classes de créanciers dans l’optique d’une harmonisation franco-allemande des procédures d’insolvabilité », in Mélanges Claude Witz (LexisNexis, 2018), 226. Certains titulaires d’OCEANE ont contesté le traitement préférentiel prévu en faveur de porteurs d’obligations high yield américains. Les deux types d’obligataires avaient des intérêts différents d’un point de vue financier, mais ont été réunis, selon les règles françaises, dans une seule masse d’obligataires, où les porteurs d’OCEANE étaient minoritaires. Dans un arrêt du 17 mai 2018, la Cour d’appel de Paris a jugé que les porteurs d’OCEANE n’étaient pas recevables à contester la substance du plan adopté, sauf à démontrer l’existence d’un abus de majorité au sein de la masse d’obligataires. 79
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A l’évidence, dans ce contexte particulier et en anticipation de la prochaine crise de la dette privée75, la concurrence entre les législateurs européens pour établir la nouvelle capitale des restructurations financières est engagée.
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ACTUALITÉS Pour notre propos actuel, il faut souligner, néanmoins, que cette efficacité n’est point suffisante. Pour répondre au double défi concurrentiel auquel fait face le législateur français, encore faut-il que les créanciers soient rassurés quant aux protections dont ils bénéficieraient. 2. Une protection insuffisante des créanciers munis de sûretés Force est de constater que le droit des sûretés français ne répond pas encore à cette exigence. Tout d’abord, l’étude du traitement actuel des sûretés en cas de procédures collectives fait ressortir un régime à géométrie variable et particulièrement sensible au contexte économique et à l’issue envisagée de la procédure82. Le créancier muni de sûretés doit craindre la concurrence des créanciers super-privilégiés, notamment celle des salariés. De plus, son traitement n’est pas le même en cas de plan de cession et de vente isolée d’actifs par exemple83. En l’état du droit, il est impossible d’établir avec certitude quel serait le sort du créancier en cas de difficultés du débiteur. Or, cette incertitude augmente le coût du financement ex ante et rend trop difficile l’application du best interest of creditors test prévu par la Directive Restructuration pour protéger les créanciers. Ensuite, plusieurs dossiers à grande publicité ont mis en garde les marchés financiers internationaux contre le traitement de certaines sûretés réelles mobilières en droit français. C’est notamment le cas de la tristement célèbre affaire Cœur Défense. Des prêteurs ont financé
82 V. R. Dammann et V. Rotaru, Pour une réforme cohérente du droit des sûretés et de la loi de sauvegarde dans une approche d’harmonisation franco-allemande, Rev. proc. coll., 2018, dossier 23; Reinhard Dammann et Martin Guermonprez, « Pour une réforme du droit des sûretés en adéquation avec le droit des entreprises en difficulté », D., 2018, 1160. 83 Pour un panorama des régimes des sûretés efficaces, v. S. Piédelièvre, Quelle sûreté est la plus efficace en cas de procédure collective ?, Bull. RDA, no 4 (2019). 84 V. CA Paris, 25 févr. 2010 : R. Dammann et G. Podeur, D. 2010, 57 ; M. Menjucq, Affaire Heart of La Défense: incertitudes sur le critère d’ouverture de la procédure de sauvegarde, RPC, no 3 (2010): 13. 85 V. R. Dammann et M.Boché-Robinet, Le plan “imposé” : les leçons du dossier Coeur Défense, D., 2013, 2895.
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l’acquisition par la société française Hold d’un complexe immobilier à La Défense. Pour garantir leur financement, les prêteurs ont obtenu un nantissement des titres de la société Hold détenus par la société holding luxembourgeoise, assorti d’un pacte commissoire. A leur surprise générale, les prêteurs se sont ensuite retrouvés confrontés à une procédure de sauvegarde ouverte par le tribunal de Paris en faveur de la société holding elle-même84. Or, une telle procédure bloquait la réalisation du pacte commissoire portant sur les titres de la filiale française Hold, ce qui n’aurait pas été le cas si une procédure avait été ouverte au Luxembourg, en vertu de l’article 5 du règlement n° 1346/2000 (devenu article 8 du Règlement Insolvabilité). Empêchés d’exercer leurs sûretés pour prendre le contrôle du SPV, les créanciers se sont vus imposer le plan de restructuration proposé par le débiteur, pourtant rejeté par plus de 90% d’entre eux85. Ce feuilleton a eu des répercussions durables sur la perception de la procédure de sauvegarde par les créanciers financiers internationaux86. Leur réaction immédiate fût de chercher à se réfugier derrière des structures plus sécurisantes, telles les « doubles LuxCo »87. Le législateur, quant à lui, a réagi en introduisant, par une ordonnance du 12 mars 2014, à l’article L. 626-30-2 du Code de commerce la possibilité pour les créanciers de proposer des plans de sauvegarde alternatifs88. En matière de sûretés, l’introduction de la fiduciesûreté, qui peut porter sur des titres financiers, devait assurer une efficacité équivalente à celle des nantissements de droit luxembourgeois, mettant V. R. Dammann et M. Guermonprez, Pistes de réflexion pour une réforme des procédures collectives, D., 2018, 629. 87 V. R. Dammann et A. Levenant, Percer le mystère du montage “double LuxCo”, Bull. Joly Entrep. diff., no 5 (2013): 268; X. Couderc-Fani et P. Thomas, Incertaine efficacité et alternatives aux doubles LuxCo, RD bancaire et fin., no 4 (2015): 20. 88 Il faut noter, néanmoins, que, sans doute par une maladresse de rédaction, l’article L. 626-31 du Code de commerce ne prévoit pas expressément que le tribunal doive se prononcer exclusivement sur le plan proposé par les créanciers. V. R. Dammann et M. Guermonprez, Pistes de réflexion pour une réforme des procédures collectives. 86
Dans la mesure où les instruments financiers ne devraient pas faire l’objet d’un contrat de mise à disposition, la situation du créancier bénéficiaire de la fiducie sûreté semblait claire. Il ne devrait subir aucune suspension des poursuites et devrait pouvoir réaliser sa garantie sans être empêché par l’ouverture d’une procédure collective90. La difficulté vient, néanmoins, de la définition de ce que signifie exactement une « mise à disposition » des instruments financiers. En effet, afin de favoriser l’usage de la fiducie sûreté dans les opérations de LBO, le législateur a permis en 2014 l’application du régime d’intégration fiscale mère-fille en cas de constitution d’une fiducie-sûreté portant sur les titres de la filiale. La condition en est, néanmoins, que le constituant conserve les droits de vote attachés aux titres ou que le fiduciaire exerce ces droits dans le sens déterminé par le constituant91. Une convention de vote, ou un contrat de prêt des titres, doit donc être envisagé pour bénéficier du régime fiscal favorable. Or, cela pose inéluctablement la question de savoir si une mise à disposition des titres a eu lieu. Récemment, l’efficacité des fiducies-sûretés portant sur les titres financiers a failli être remise en cause dans le cadre du dossier Camaïeu92. La dégradation des résultats du groupe français a conduit à ce que les covenants des contrats de prêt consentis au bénéfice de Modacin, société mère de Camaïeu, soient brisés. Afin de contrer la probable mise en œuvre de la fiducie sûreté portant sur les titres de la société, constituée lors de la restructuration de la dette du groupe de 2016, les actionnaires de Modacin ont placé la société en sauvegarde le 15 octobre 2018. Le débat juridique portait, alors, sur la question de savoir si une mise à disposition des titres avait bien
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V. Fiducie sur titres, les nouvelles perspectives, Grands colloques (Lgdj, 2017). 90 V. R. Dammann, Avantages et inconvénients de la fiducie en cas de procédure collective, RDLC, 2009, 60.
eu lieu, de sorte à geler l’exercice de la fiducie pendant la période d’observation. En effet, il était contractuellement prévu que le fiduciaire devait suivre les instructions de vote données par le constituant aussi longtemps que le débiteur n’était pas en défaut. En cas de survenance d’un cas de défaut, en revanche, il était prévu que ce pouvoir de donner des instructions devait basculer vers les prêteurs-bénéficiaires. Se posait donc la question de savoir si cet exercice indirect des droits de vote par le constituant équivalait à la mise en place d’une convention de mise à disposition des titres. Si un premier jugement semble avoir donné une réponse positive, le débat n’a pas été définitivement tranché, car un accord de restructuration a fini par être signé entre FHL, la société holding luxembourgeoise, et les créanciers de Modacin, le 19 décembre 2018, mettant fin à la procédure de sauvegarde. Cette affaire crée une grande incertitude quant à la réponse qu’auraient apportée les tribunaux si le contentieux avait continué. Le régime de la fiducie sûreté portant sur des titres financiers en sort fragilisé. L’on ne peut qu’espérer une clarification très rapide de la part du législateur. B. Une nécessaire réforme du régime des sûretés en procédures collectives Il ne fait pas de doute, face à la double concurrence normative à laquelle est soumis le droit français, qu’une réforme du régime des sûretés s’impose, afin de garantir la protection des droits des créanciers en cas de procédure collective. C’est une condition sine qua non pour faciliter l’accès des entreprises françaises aux marchés de financement internationaux. C’est également nécessaire pour permettre à la place parisienne de devenir la capitale des restructurations transfrontalières européennes dans les années à venir. Heureusement, l’article 16 de la loi Pacte habilite le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance 91
V. article 145, 1-c du CGI ; v. BOI-IS-BASE-10-10-10-20, 7 juin 2016, par. 205. 92
V. https://www.agefi.fr/corporate/actualites/quotidien/20181221/creanciers -camaieu-prennent-pouvoir-264194
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ainsi fin à la nécessité de devoir recourir à ces montages byzantins89.
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ACTUALITÉS afin de « simplifier le droit des sûretés et renforcer son efficacité, tout en assurant un équilibre entre les intérêts des créanciers, titulaires ou non de sûretés, et ceux des débiteurs et des garants ». Notamment, l’article 16, I, 12° de la loi Pacte donne habilitation au gouvernement pour « Simplifier, clarifier et moderniser les règles relatives aux sûretés et aux créanciers titulaires de sûretés dans le livre VI du Code de commerce, en particulier dans les différentes procédures collectives et notamment en adaptant les règles relatives aux sûretés au regard de la nullité de certains actes prévue au chapitre II du titre III du livre VI du Code de commerce ». Voilà, donc, une occasion historique. Ne faudrait-il pas tirer profit de cet alignement des planètes ? 1. La nécessaire approche fonctionnelle Comme nous l’avons noté précédemment, un vaste mouvement international de réforme est en cours, visant à accroître l’efficience économique des droits nationaux des sûretés93. La réforme française de 2006, accomplie sous les auspices de la Commission Grimaldi, s’inscrit pleinement dans cette démarche94. Ses acquis multiples à cet égard ne sauraient être sousestimés95.
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internationaux96. En effet, depuis la révolution initiée par l’introduction du UCC Article 9 aux États Unis, cette approche est devenue une inspiration internationale97. L’idée de base est assez simple, et consiste à unifier les régimes des sûretés mobilières pour répondre aux demandes des acteurs économiques cherchant un droit rationnel, cohérent et efficient98. Les sûretés répondant aux mêmes finalités économiques doivent, ainsi, être soumises au même régime, sans que la technique juridique employée ait en ellemême une quelconque importance. Rien ne justifie, à cet égard, que les créanciers soient obligés de passer par la voie détournée d’une sûreté-propriété afin de protéger efficacement leurs droits99. Si le régime prévu pour ces dernières est considéré justifié par le législateur, il doit être généralisé à l’ensemble des sûretés réelles100. Une réforme dans ce sens, consacrant une approche fonctionnelle du droit des sûretés, permettrait d’accroitre la lisibilité du droit français et la prévisibilité du traitement des créanciers en cas de difficultés financières du débiteur. 2. La consécration souhaitable du critère de l’utilité des actifs en procédure collective
Ce que la réforme précédente n’a pas réussi à accomplir, en revanche, est la consécration véritable d’une approche fonctionnelle et unitaire du droit des sûretés, en ligne avec les standards
Il ne suffit pas que le système soit lisible. Encore faut-il que les droits des créanciers soient effectivement protégés.
93 V. M. Dubovec et G. Castellano, Global Regulatory Standards and Secured Transactions Law Reforms. V. aussi le Secured Transactions Law Reform Project en cours au Royaume Uni sous la direction du Prof. Louise Gulliferhttps://securedtransactionslawreformproject.org/. 94 V. Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance du 23 mars 2006 relative aux sûretés, JO du 24 mars 2006 : « Moderniser les sûretés afin de les rendre lisibles et efficaces tant pour les acteurs économiques que pour les citoyens tout en préservant l’équilibre des intérêts en présence, tels sont les objectifs de la présente ordonnance ». 95 Pour une étude complète, v. P. Dupichot, L’efficience économique du droit des sûretés réelles, LPA, no 76 (2010): 7; V. aussi, soulignant les importantes avancées apportées par la réforme, M. Renaudin, The modernisation of French secured credit law: law as a competitive tool in global markets, International Company and Commercial Law Review 24 (2013): 385‑92. 96 V. M. Renaudin, The modernisation of French secured credit law, 4.
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Sur ce sujet, v. la remarquable thèse du Prof. Riffard, J.-. Riffard, Le security interest ou L’approche fonctionnelle et unitaire des sûretés mobilières : contribution à une rationalisation du droit français (Lgdj, 1999). 98 V. J.-F. Riffard, L’harmonisation internationale des droits des sûretés mobilières : ne ratons pas le train, RD bancaire et fin., no 2 (2016): dossier 11. 99 V. R. Dammann et V. Rotaru, La fiducie et le trust : une concurrence inégale, D., 2018, 1763, notant que l’usage en tant que sûreté ne doit pas être le coeur de métier de la fiducie. 100 V. notant l’incohérence qui résulte d’un traitement différencié des sûretés propriété, M. Bourassin et V. Brémond, Droit des sûretés, 6e éd. (Dalloz, 2018), 942; V. R. Dammann et V. Rotaru, Pour une réforme cohérente du droit des sûretés et de la loi de sauvegarde dans une approche d’harmonisation franco-allemande, 93.
a. Les deux modèles de protection des droits Dans un article demeuré célèbre101, Calabresi et Malamed notent qu’il existe essentiellement deux manières de protéger un droit. La protection selon le modèle des règles de propriété signifie que tout tiers qui souhaite se voir attribuer ce droit doit nécessairement l’acquérir de son titulaire par une transaction consensuelle. Une fois le droit attribué, l’État n’intervient plus dans la détermination de sa valeur, qui est laissée aux deux parties intéressées, et se limite à protéger le droit de véto du titulaire du droit. Cette protection semble la plus appropriée pour s’assurer, en temps normal, que le créancier serait effectivement désintéressé en cas de défaut du débiteur102. La protection selon le modèle de responsabilité, en revanche, signifie qu’un tiers peut « ignorer » le droit protégé à condition de payer un prix objectivement déterminé par un tiers décideur. Ces règles sont préférables dans les cas où l’évaluation
V. G. Calabresi et A. D. Melamed, Property Rules, Liability Rules, and Inalienability: One View of the Cathedral, Harvard Law Review 85, no 6 (1972): 1089; V. pour une exposition plus récente, I. Ayres et E.Talley, Solomonic Bargaining : Dividing a Legal Entitlement to Facilitate Coasean Trade, Yale Law Journal 104 (1995): 1027; I. Segal et M. D Whinston, The Efficiency of Bargaining under Divided Entitlements, The University of Chicago Law Review 81 (2014): 273. 102 Notons que cela ne signifie nullement que la technique juridique utilisée doive être celle de la propriété. Le même effet est obtenu en rendant la sûreté réelle véritablement efficace. Sur cette question, v. H. E. Smith, Complexity and the Cathedral: Making Law and Economics More Calabresian, Eur J Law Econ (2018) : 1 : « In the C&M framework, an entitlement is a right to engage in some kind of activity… Despite the use of the term « property », the structure of entitlements here bears little resemblance to the familiar legal notion of property as (rough) the right to a thing protected by norms of exclusion and rules governing use. » 103 V. G. Calabresi et A. D. Melamed, Property Rules, Liability Rules, and Inalienability: One View of the Cathedral, 1106. 104 S. J. Buccola, Bankruptcy’s Cathedral: Property Rules, Liability Rules, and Distress, SSRN Scholarly Paper (Rochester, NY: Social Science Research Network, 16 mars 2019), 21, https://papers.ssrn.com/abstract=3353848, qui note 101
du droit par une transaction libre est impossible dans les circonstances103. Une fois ces bases acceptées, il est facile de concevoir des métarègles permettant de passer d’une forme de protection à l’autre selon ce qui est supposé être plus efficient104. Notamment, une telle modification est nécessaire lorsque les circonstances mettent les parties prenantes dans des situations de monopole réciproque. Tel serait le cas si le créancier pouvait réaliser immédiatement sa sûreté dans tous les cas, à l’image des bénéficiaires des safe harbours des garanties financières. L’absence de financement alternatif et la menace crédible de saisir les actifs en couverture inciteraient le créancier à essayer d’extorquer le plus de valeur possible. Dans cette hypothèse, un glissement vers le deuxième type de protection permet d’éviter des situations de blocage économiquement 105 inefficientes . Concrètement, cela signifie que le débiteur doit pouvoir utiliser le bien s’il lui est le plus utile, à condition que le créancier retrouve in fine sa valeur objective et soit ainsi pleinement « indemnisé ».
une analogie avec les cas d’état de nécessité dans la navigation marine: « When the weather is fine, a property rule governs access to private docks. The captain who wants to come ashore must secure the owner’s permission and is a trespasser without it. But when the weather turns foul, so that being on the water risks injury to person or property, a liability rules take over. The owner’s unilateral right to exclude gives way. The captain is entitled to dock, and the owner is liable for preventing access. Yet the owner’s economic interest in the dock persists even as her control of it fades, because the captain must pay for any objectively determinable damages the boat’s berth might cause. » 105 Buccola, 23: « If each lender stands on her contract, demanding 100 cents on the dollar, and there are only enough assets to pay, say, the equivalent of 75 cents in the future, then the net result can be to yield only 50 cents today. As in the maritime cases, a mutually beneficial deal may exist in principle; and yet it may not be struck and will consume resources even if it is. Under these circumstances, a liability rule, which allows the entrepreneur to retain use of the capital and pay the lender what a judge ultimately finds fair, may be the optimal rule. »
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Par essence, la valeur économique des actifs affectés en garantie doit toujours leur être réservée. La mise en œuvre de cette protection, néanmoins, doit prendre en compte les intérêts du débiteur et d’autres parties prenantes.
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ACTUALITÉS b. Le critère de l’utilité : un équilibre efficient des intérêts en présence Le lecteur attentif a certainement remarqué que cette analyse économique aboutit à suggérer une solution analogue à l’astucieux régime trouvé par le législateur français s’agissant de la fiducie-sûreté en décembre 2008. Le Yalta consiste précisément à distinguer entre les actifs du débiteur en fonction de leur utilité pour la poursuite de son activité106.
Les régimes nationaux des sûretés réelles mobilières en cas de procédure collective se trouvent, aujourd’hui, au cœur de farouches concurrences législatives. D’une part, un régime respectueux des droits des créanciers est une condition primordiale pour diminuer les coûts d’accès au financement par des entreprises. D’autre part, un traitement efficient ex post des sûretés réelles permet d’augmenter les chances de redressement des entreprises en difficulté.
Au cours de la période d’observation, la priorité est donnée à l’élaboration d’un plan de restructuration en accord avec les principaux créanciers. Pendant ce temps, le débiteur doit pouvoir conserver les biens qui sont utiles à la continuation de son entreprise.
A l’aune du Brexit et de la transposition imminente de la Directive Restructuration, un régime des sûretés efficace est aussi la condition sine qua non pour tout État qui entend s’affirmer comme champion des restructurations transfrontalières.
En revanche, si les biens ne lui sont pas utiles, rien ne s’oppose à ce que le titulaire de la sûreté les réalise immédiatement. Cela permet une redistribution efficiente de la valeur économique dans le marché, dans la mesure où le créancier pourra alors financer d’autres entreprises sans être tenu captif inutilement.
Dans ce contexte, la loi PACTE offre au législateur français une chance historique pour répondre à ces défis concurrentiels. Il doit la saisir pour créer une nouvelle marque de fabrique française en matière de sûretés réelles. Seule une telle réforme, ensemble avec celle des procédures de restructuration109, permettra au droit français de devenir un challenger crédible pour la place de référence législative dans l’Europe post-Brexit. Tout le monde s’en félicitera.
En l’absence de restructuration, c’est-à-dire en cas de cession ou de liquidation judiciaire, la sûreté portant sur les biens utiles retrouve son efficacité. Son bénéficiaire doit alors profiter d’un droit exclusif sur sa valeur de réalisation107, sans subir la concurrence de tout autre créancier, même privilégié108.
V. C. com., art. L. 622-23-1. V. pour un commentaire du régime, R. Dammann et M. Grimaldi, La fiducie sur ordonnances, D., 2009, 670. 107 V. abordant notamment le problème subséquent de financement de l’AGS, Dammann et Rotaru, Pour une réforme cohérente du droit des sûretés et de la loi de sauvegarde dans une approche d’harmonisation franco-allemande. 108 L’aléa moral des créanciers ne devrait pas être augmenté en conséquence, dans la mesure où la valeur des actifs ainsi vendus est généralement décotée. Les créanciers auraient donc tout intérêt à faire des analyses de crédit minutieuses avant de 106
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Conclusion
conclure des contrats de prêt. Si cela s’avère nécessaire, des règles de rétention d’une partie du risque, suivant le modèle de la règlementation bancaire post-crise (skin in the game), pourraient aussi être envisagées. 109 V. R. Dammann et V. Rotaru, Premières réflexions sur la transposition de la future directive sur les restructurations préventives ; v. aussi V. Rotaru et S. Vermeille, La directive restructuration: un texte sans socle intellectuel cohérent, mais une opportunité unique pour la France.
Politique de la concurrence et champions européens ANTOINE WINCKLER* Avocat associé, Cleary Gottlieb Steen & Hamilton LLP
Les gouvernements français et allemand ont également publié un manifeste « Pour une politique industrielle adaptée au XXIe siècle »2, quelques semaines seulement après la décision de la Commission européenne (« Commission »). Cette décision et les réactions à son encontre révèlent très clairement une dissonance entre l’activisme industriel de certains Etats membres importants de l’Union européenne et le contrôle strict opéré par la Direction générale de la concurrence de la Commission (« DG Concurrence »). I. La politique européenne de la concurrence estelle adaptée aux enjeux actuels ? Longtemps incontestée3, la politique européenne de la concurrence a récemment été mise en cause en raison (A) de son apparente opposition avec une stratégie industrielle européenne et (B) de sa difficile conciliation avec les réalités du commerce international.
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Cet article reflète exclusivement les vues personnelles de l’auteur. Commission européenne, décision du 6 février 2019, COMP/M.8677, Siemens/Alstom. 2 Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle adaptée au XXIe siècle, publié le 19 février 2019 à la suite de la 1
A. L’opposition apparente entre politique de la concurrence et politique industrielle Politique de la concurrence et politique industrielle sont souvent présentées comme contradictoires. Pourtant, elles peuvent le plus souvent être conciliées dans la mesure où leur objectif commun est celui de promouvoir une plus grande efficience économique. La nécessité d’une politique de concurrence. L’objectif premier de la politique de la concurrence est de lutter contre les rentes d’oligopoles et de monopoles. Ces formes de taxation privée se font au profit des propriétaires des entreprises bénéficiaires et génèrent des pertes d’efficience économique (ce que les économistes appellent « deadweight loss »). Lutter contre les rentes privées, permet en principe de rendre l’économie dans son ensemble plus efficace en réduisant la concentration de l’offre et, par voie de conséquence, des profits et des rentes « supracompétitives ». Les gains d’efficacité ainsi dégagés peuvent être décisifs et constituer un réservoir de croissance pour l’ensemble de l’économie. Ils sont malheureusement plus difficiles à identifier que les bénéfices beaucoup plus faibles, mais immédiats, résultant de la protection de tel ou tel acteur industriel. La politique de la concurrence est sans doute l’un des plus grands succès de la construction européenne. rencontre entre le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire et son homologue allemand Peter Altmaier. 3 V. une précédente contribution, G. Babin, A. Winckler, La crise ? Quelle crise ? L’insolente vigueur du système européen de la concurrence, Revue de Juristes de Sciences Po, n°12, 2016, p. 64.
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La décision Siemens/Alstom1 a suscité de vives réactions au sein de la sphère publique. Cette décision a été qualifiée de « mauvaise décision prise sur de mauvais fondements » par le Premier ministre Edouard Philippe ou encore d’ « erreur économique » et de « faute politique » par le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire.
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ACTUALITÉS Intégrées dès le Traité de Paris puis dans le Traité de Rome, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte d’économies nationales européennes morcelées et enfermées dans des corporatismes publics ou privés qui ajoutaient aux dévastations de la guerre, les dispositions propres aux règles de concurrence telles que rédigées par les pères fondateurs de l’Europe ont accompagné les « Trente Glorieuses » et se sont révélées immensément clairvoyantes en pleine époque « planiste ». La politique européenne de la concurrence s’est ainsi imposée dès les débuts de la construction européenne comme la véritable politique industrielle des Communautés européennes. Le modèle européen de politique de la concurrence est d’ailleurs devenu assez rapidement le modèle dominant et a été importé ou copié (mais pas forcément entièrement appliqué) par la majorité des pays dans le monde. L’Europe peine aujourd’hui à sortir de la « Grande récession » de 2008 et est entrée dans une période de stagnation relative de la productivité, de disruptions technologiques majeures, et de croissance des inégalités dans certains pays du moins. De façon peu surprenante, ces mutations donnent lieu à des mouvements théoriques et sociaux de plus en plus critiques à l’égard des rentes « capitalistiques » considérées comme profitant à une très petite partie des acteurs économiques, et en particulier aux détenteurs d’actions d’entreprises multinationales. Le fait que ces distorsions apparaissent après une période de concentration accrue des marchés et de moins grande intervention des régulateurs de la concurrence – aux États-Unis du moins – a conduit certains économistes à penser que les marchés ont besoin d’une application accrue des politiques de concurrence.
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Il faut relire de l’analyse lumineuse de la crise de 1929 par L. Zingales et R. Rajan dans leur ouvrage Saving Capitalism from the Capitalists, Crown Business, 2003. 5 Les pouvoirs publics s’étaient efforcés d’assainir la situation de l’industrie lainière par un processus de restructuration entre 1978 et 1980 ; v. not. sur cette question le rapport du Sénat du 5 juin 1981 en conclusion des travaux de la commission d’enquête parlementaire créée en vertu de la résolution adoptée par le Sénat le 18 décembre 1980, sur les difficultés actuelles de l’industrie textile et de l’habillement, rapport n° 282, pages 263 et 326. 6 Le plan Calcul était un plan gouvernemental français lancé en 1966 par le président C. de Gaulle et M. Debré destiné à assurer l’autonomie du pays dans les technologies de l’information, au moyen d’un grand nombre de subventions. En 1982, la nationalisation de la société Bull était censée lancer une « filière
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Sans surprise, comme après la crise de 1929, ces distorsions économiques et sociales ont débouché sur des mouvements populistes qui réalisent l’alliance entre des « perdants » de la crise et certains intérêts corporatistes (politiques et industriels) qui tentent de profiter d’une résurgence du protectionnisme anti-concurrentiel et des politiques industrielles de soutien de certains acteurs notamment au nom de la sécurité nationale4. L’Amérique de Donald Trump est un exemple contemporain de ce type de populisme économique. Les échecs des politiques industrielles interventionnistes. La notion de politique industrielle est sujette à davantage de discussions. Une politique industrielle, dans son acception large, peut être entendue comme regroupant toutes les initiatives publiques de soutien à certains secteurs ou certains acteurs industriels. En France, les initiatives de politiques industrielles – au sens d’un appui public à un secteur ou à une entreprise en particulier – ont été relativement peu fructueuses depuis la fin des années 1970. Les cas d’interventions étatiques qui n’ont pas pu ou su transformer le secteur concerné malgré des investissements conséquents sont nombreux, comme par exemple le plan RENOFIL dans l’industrie du textile5, le plan Calcul dans le secteur informatique6, les politiques de soutien répétées à « filière bois », ou encore au secteur de la sidérurgie en France ou en Belgique7. Même si ces interventions sont parfois à l’origine de gains ou de réussites considérables pour certains entrepreneurs individuels8, les exemples sont malheureusement très nombreux qui
électronique » par l’intermédiaire d’une nouvelle vague de restructurations mais elle s’est également soldée par un échec ; voir notamment L’informatique malade de l’Etat, du Plan calcul à BULL nationalisée : un fiasco de 40 milliards, Jean-Pierre Brulé, 1993. 7 La crise sidérurgique dans les années 1980 avait eu pour conséquence le regroupement des activités sidérurgiques de Cockerill et Sambre en Belgique et le lancement du plan Gandois visant à rationaliser les activités du secteur, au prix toutefois de plusieurs dizaines de milliards issus des fonds publics. 8 B. Arnault et F. Pinault en France ou A. Frère en Belgique ont commencé leur essor grâce à des interventions publiques en faveur du textile, du bois et de la sidérurgie.
B. La question de l’articulation entre politique de la concurrence et réalités commerciales globales
L’articulation vertueuse de la politique de la concurrence et de la politique industrielle. Le nombre réduit d’interdictions prononcées par la DG Concurrence depuis sa formation (moins de 2% des cas), et les nombreux exemples de fusions intra-européennes autorisées (Essilor/Luxottica, AirFrance/KLM, STXFincantieri, Thales/Gemalto, Arcelor/Ilva, Safran/Zodiac Aerospace, etc.) démontrent que la friction entre politique européenne de la concurrence et concentrations européennes est en pratique marginale. De surcroît, il arrive que la politique industrielle serve à son tour la concurrence, démontrant à nouveau le caractère conciliable des deux notions.
Une des critiques souvent entendues à l’encontre de la politique de la concurrence européenne est celle de sa « naïveté ». Cette critique prend en général deux formes : tout d’abord, d’autres puissances mondiales n’appliqueraient pas les mêmes standards ce qui conduirait à un désavantage comparatif des entreprises européennes, et d’autre part les entreprises européennes soumises au « carcan » des règles de concurrence sont confrontées à des marchés protégés et donc à des acteurs subventionnés injustement. Dans le cas Siemens/Alstom, cette situation prenait un relief particulier sachant que le plus important acteur mondial du transport ferroviaire (CRRC) a été créé sous forme de monopole national et bénéficie de plus d’un marché local à la fois immense et protégé.
La réussite du champion européen Airbus dans le secteur de l'aéronautique en est sans doute la meilleure illustration. Face au risque d’un monopole mondial détenu par Boeing dans les années 1960-70, la concentration des constructeurs français, allemand et espagnol soutenue par les gouvernements et la Commission a permis d’assurer à la fois le succès d’un « champion européen » mais également, et la coïncidence n’est pas fortuite, de recréer une concurrence sur les marchés mondiaux dans le secteur aéronautique9. Récemment, beaucoup se sont posés la question de savoir pourquoi la Commission n’avait pas adopté la même approche dans la décision Siemens/Alstom : la réponse est sans doute que la Commission n’a pas accepté la thèse selon laquelle les circonstances étaient comparables à celles du secteur aéronautique (voir ci-dessous). La création d’Airbus, les nombreux exemples de fusions intra-européennes autorisées par la Commission, ainsi que l’existence de régimes d’exceptions légales dans le domaine des aides d’Etat en faveur, entre autres, de la R&D, démontrent la conciliation possible entre politique européenne de la concurrence et renforcement de l’industrie européenne.
Cet article n’est pas le lieu d’une analyse de l’inclusion des règles de concurrence dans celles de l’OMC10. Les réponses avancées à ces objections renvoient souvent au fait que les pays exportateurs les plus efficaces, l’Allemagne et les États-Unis en particulier, ont été aussi ceux qui historiquement ont adopté la politique de la concurrence interne la plus rigoureuse. L’autre réponse consiste en général à dire que s’il y a une dissymétrie entre des économies dont les marchés sont protégés et des pays dotés de politique de concurrence actives, c’est là un problème de droit du commerce international pour lequel il existe des instruments spécifiques (actions antidumping ou anti-subvention, etc.) et non d’un problème relevant du droit de la concurrence. L’affaire Siemens/Alstom est une illustration de ce débat. En l’espèce, la Commission a pour l’essentiel considéré que, même avec des marchés protégés et des subventions publiques, l’acteur chinois ne constituait pas en pratique une menace prévisible de court terme sur les marchés mondiaux affectés par l’opération hors Chine, et sur le marché européen en particulier.
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V. not. les décisions de la Commission COMP/M.1745 EADS et COMP/M.2061 Airbus, dans lesquelles la Commission a noté que la concurrence sur ces marchés s’effectuait au niveau mondial entre les différents acteurs.
V. à ce sujet les publications riches et nombreuses de F. Jenny.
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démontrent l’inefficacité de la quasi-totalité de ces politiques de soutien ou de protection.
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ACTUALITÉS II. Les enseignements de l’affaire Siemens/Alstom L’opposition apparente entre politique de la concurrence et politique industrielle prend un tour particulièrement politique chaque fois qu’une opération très importante est interdite, qu’il s’agisse des projets d’acquisition de De Havilland par Aerospatiale en 199111, de Scania par Volvo en 199912, de Honeywell par GE en 200113, de Legrand par Schneider en 200114, ou d’Alstom par Siemens l’an dernier. La polémique prend un ton particulièrement strident lorsque la France est directement concernée, parce qu’à la différence des pays anglo-saxons ou même de l’Allemagne, il n’y a pas de tradition politique qui ferait passer la défense de l’équilibre concurrentiel et des marchés avant l’intérêt des groupes industriels nationaux. Le colbertisme est une dimension encore essentielle de la psyché française qui se concilie très difficilement avec l’idée d’une sauvegarde prioritaire des mécanismes de marché, surtout en période de retour massif des idéologies protectionnistes. Sans qu’il soit utile ou approprié de rentrer ici dans le détail de l’enquête Siemens/Alstom, l’on peut retenir que la polémique a porté (i) sur le fond de l’analyse concurrentielle, et plus encore (ii) sur la nécessité d’instaurer un régime d’évocation dérogatoire à la politique européenne de la concurrence. A. Quelle cadre d’analyse concurrentielle pour une telle concentration industrielle ? Sur le fond, la fusion de Siemens et d’Alstom créait potentiellement une concentration significative de l’offre dans deux grands domaines : celui des trains à très grande vitesse, et celui de la signalisation. La controverse s’est concentrée sur trois points en particulier. Concurrence mondiale vs. concurrence européenne. Le marché des trains à très grande vitesse15 a connu un déplacement géographique majeur ces dernières 11
Commission européenne, décision du 2 octobre IV/M.053, Aérospatiale/de Havilland. 12 Commission européenne, décision du 14 mars COMP/M.1672, Volvo/Scania. 13 Commission européenne, décision du 3 juillet COMP/M.2220, General Electric/Honeywell. 14 Commission européenne, décision du 10 octobre COMP/M.2283, Schneider/Legrand.
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1991, 2000, 2001, 2001,
années. Les grands marchés européens – France, Allemagne, Espagne et Italie – sont pour l’essentiel équipés et le marché du Royaume-Uni fait l’objet d’un appel d’offres déjà lancé. Cela signifie que la plus grande partie de la demande se manifestera à l’avenir hors d’Europe, en Asie ou en Amérique. A titre d’illustration, les Chinois achètent environ 250 trains à grande vitesse par an là où le marché européen représente environ 35 trains à grande vitesse par an sur les 10 dernières années. Cela veut dire aussi que même si le marché européen peut avoir des spécificités propres, la concurrence stratégique entre grands groupes, par exemple en termes d’innovation, se fait à l’échelon mondial, Chine comprise. Une partie de la polémique est née d’une incompréhension de la définition micro-économique étroite du marché géographique. De façon traditionnelle, cette définition excluait les marchés « réservés » à certains producteurs locaux (Chine, Japon, Corée) du reste du marché mondial et se concentrait sur le marché européen dans son analyse (c’est à dire le segment géographique où les deux entreprises étaient les concurrents les plus proches). La réalité vécue par les industriels du secteur, pourtant, est celle d’une concurrence entre grands groupes16 au niveau mondial, même si le nombre des concurrents en Europe est plus réduit. Le débat public s’est donc établi à deux niveaux différents : d’une part, celui de l’analyse microéconomique concurrentielle qui s’attache à regarder quels sont les offreurs, sur quels marchés ils se rencontrent, ainsi que l’effet sur les acheteurs européens ; et d’autre part, celui de l’analyse stratégique qui s’intéresse au jeu stratégique entre groupes industriels et à leurs modèles financiers. De la même façon, ces deux approches ont typiquement des horizons temporels différents. L’analyse microéconomique se concentre sur les données quantitatives
15
Dans la mesure où l’on accepte qu’il s’agît de trains qui ont des caractéristiques et des standards techniques, des types de réseaux, et des types d’appels d’offres suffisamment différents pour qu’on puisse en faire un marché séparé. 16 Pour l’essentiel Siemens, Alstom, Hitachi/Ansaldo, Bombardier, Stadler, CRRC, Mitsubishi, Hyundai.
Selon que l’on suit l’une ou l’autre approche, l’acuité de la concurrence chinoise en particulier est vue de façon très différente. Dans un cas, l’on déduit de l’absence relative d’acteurs chinois sur les marchés européens à ce jour, et de l’importance des barrières à l’entrée (standards industriels, importance de l’empreinte industrielle, rôle du « track record » pour les appels d’offres), que cette concurrence chinoise sur le marché étroit de la très grande vitesse est absente sur le court terme ou, au mieux, qu’il s’agit d’une hypothèse non encore vérifiable sur le long terme. Dans une hypothèse plus stratégique, l’arrivée à terme des acteurs asiatiques et chinois sur toute la gamme des produits du rail est, pour les industriels, une quasi-certitude au regard de l’importance des investissements consentis, de l’avantage résultant des marchés nationaux protégés en Asie, et de l’existence de programmes d’expansion financés publiquement17. Le choix de l’analyse de court terme, par ailleurs scientifiquement fondée, pour mener une analyse quantitative traditionnelle en droit de la concurrence – approche qui a des mérites évidents de logique économique et de sécurité juridique – rend assez difficile la conciliation avec une approche plus dynamique et de long terme – nécessairement plus « qualitative » – des analyses industrielles de compétitivité. Enjeu concurrentiel et enjeu politique. Le marché de la très grande vitesse est, à l’échelle européenne, un petit marché (moins de 5% des marchés du matériel roulant sur 10 ans environ). De plus ce marché, ainsi que mentionné ci-dessus, est appelé à décliner en Europe : une fois l’appel d’offres anglais actuellement en cours attribué (et qui par conséquent ne serait pas directement affecté par l’opération 17
Voir en ce sens les programmes chinois de nouvelle route de la soie, « Belt and Road Initiative »
Siemens/Alstom) et les autres grands marchés équipés, il restera essentiellement des marchés de renouvellement des lignes existantes (par exemple TGV, Thalys, et Eurostar), ou de « petits » appels d’offres (Suède ou Portugal). La demande affectée en Europe sera en tout état de cause de taille relativement modeste. Etant donné l’enjeu symbolique très fort des trains à très grande vitesse (le TGV ou l’ICE/Velaro allemand), et de l’intégration des techniques utilisées (elles sont en large partie communes avec les autres types de matériels roulant), un désinvestissement complet d’une de ces plateformes techniques pour résoudre les problèmes de concurrence éventuels est inenvisageable – surtout si ceux-ci représentent au mieux une activité très limitée au regard de l’enjeu industriel global de l’opération. Ici encore, la polémique est née de la disproportion relative entre le problème de concurrence identifié dans le domaine de la très grande vitesse et la signification politique/économique de l’opération projetée. Le problème est que le processus de contrôle des concentrations ne permet pas de « mise en perspective » : un seul marché affecté, quel que soit sa taille relative, peut donner lieu à une interdiction totale. Ceci nous amène à la troisième dimension de la discussion « concurrence », celle du traitement des « remèdes ». Remèdes concurrentiels. Si l’on excepte la question de la très grande vitesse qui, pour certains, n’avait pas lieu de se poser, l’interdiction de l’opération Siemens/Alstom est essentiellement fondée sur l’existence d’une concentration importante de l’offre sur le marché de la signalisation sur bord de voie et embarquée. Ces marchés très complexes, qui associent des composants électroniques et des systèmes informatiques produits par des équipes d’ingénieurs distribuées dans des centres multiples de R&D, de montage et de support technique et commercial, requièrent une expérience importante, des moyens financiers solides et une capacité d’innovation comparable aux autres grandes industries de software. Le nombre d’acteurs crédibles est donc limité.
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disponibles (par exemple, les séries de prix, de volumes, de capacité disponible) et donc essentiellement sur le passé et le futur proche (généralement pas plus de deux à cinq ans). A l’inverse, l’approche stratégique se projette sur un horizon plus long, surtout pour les industries lourdes (une plateforme ferroviaire à une durée de vie d’environ trente ans).
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ACTUALITÉS L’approche des parties a été réaliste, et le débat avec la Commission s’est donc porté sur la taille et la qualité des remèdes. Il s’agissait pour l’essentiel de mesures de désinvestissements et de licences très importantes. Malgré leur taille, ces remèdes n’ont pas été jugés suffisants, en partie pour des raisons procédurales – ces remèdes ont été modifiés tard au cours de la procédure – et pour des raisons de fond – en particulier parce que ces désinvestissements ne consistaient pas en des ventes de branches complètes d’activités (la nature des produits de software fait qu’il n’y a pas d’actif aisément « isolable » comprenant tous les aspects d’une entreprise identifiée). Sur ce point, la polémique a porté sur le fait qu’à la différence de l’analyse micro-économique concurrentielle, l’analyse des remèdes par la Commission s’est appuyée sur une approche formaliste de ses propres « lignes directrices » sur les remèdes, et sur des tests de marchés au cours desquels se manifestent pour l’essentiel des acteurs du marché qui tentent et réussissent souvent à « capturer » et instrumentaliser l’enquête à des fins qui n’ont que peu à voir avec les objectifs de concurrence. Le fait que des acquéreurs industriels sérieux « upfront » (c’està-dire, prêts à acheter les actifs avant même la consommation de l’opération principale notifiée) se soient présentés, assurant par leurs offres d’acquisition considérables une garantie de sérieux et de faisabilité des opérations de désinvestissement, n’a pas suffi à emporter la conviction de la Commission sur la viabilité des remèdes. Le débat a donc porté ici sur deux points en particulier : (i) le fait que la procédure d’évaluation des remèdes est formaliste et facilement manipulable (en particulier les méthodologies des « tests de marché » menés par la Commission, la forme et la méthodologie des questionnaires adressés au marché, l’absence relative de transparence de leur évaluation en particulier) ; et (ii) l’absence de compétences internes à la Commission en matière d’évaluation des organisations industrielles et de faisabilité des opérations de restructuration (qui pousse les équipes de la DG Concurrence dans les cas difficiles à une appréciation parfois légaliste et 18
V. le Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle adaptée au XXIe siècle du 19 février 2019, paragraphe 1.2.
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conservatrice ou à une surévaluation des arguments présentés par les opposants à l’opération). B. Les limites de la politique de la concurrence justifient-elles un régime d’évocation dérogatoire ? Devant la difficulté de concilier les objectifs divergents des politiques de concurrence et de stratégie industrielle, la décision Siemens/Alstom a donné lieu à des propositions de réforme. Celles-ci auraient consisté à donner au Conseil la possibilité d’évoquer – c’est-àdire de passer outre une décision d’interdiction de la Commission – et d’autoriser une opération de concentration présentant un caractère stratégique européen18. Ces propositions, qui reflètent l’existence de procédures similaires dans certains pays y compris européens (en Allemagne et en France par exemple), soulèvent au niveau européen des difficultés théoriques et institutionnelles non négligeables. Sur le plan théorique, la question du pouvoir d’évocation pose celle de la justification théorique d’une exception à l’approche économique cohérente suivie depuis l’adoption du règlement sur le contrôle des concentrations, voire depuis la signature du Traité de Rome. S’il y a un relatif consensus économique sur le fait que les marchés concurrentiels fonctionnent généralement mieux, et que les marchés plus concentrés créent des rentes et des inefficiences, il n’y a pas véritablement de théorie ou d’accord clair, autre que de circonstances, pour déterminer dans quels cas faire une exception aux règles de concurrence normalement applicables. Autant les théories de la défaillance de marché (market failure) permettent de justifier par exemple, que des aides soient accordées dans le cas où le marché ne permet pas seul à arriver à un objectif économiquement optimal – par exemple, dans le domaine de la R&D, ou dans le cas de sauvetage de banques en période de crise financière – autant il n’y a pas d’accord théorique entre économistes sur les cas où les pouvoirs publics devraient risquer la
création de rentes de monopole ou d’oligopole à des fins stratégiques.
d’une négociation de nature politique, tranché, on l’imagine, par un vote du Conseil à la majorité.
Il existe bien une théorie de l’entreprise défaillante19 où une concentration est autorisée là où, très probablement, les actifs d’une entreprise en faillite reviendraient à l’acquéreur même en l’absence de l’opération d’acquisition analysée. Mais cette théorie de l’entreprise défaillante ne remplit pas la fonction de justification d’une exception stratégique. Tout au plus pourrait-on remarquer que la création d’Airbus, qui a été souvent invoquée dans le cas de l’opération Siemens/Alstom, correspond bien à un cas où la création d’un avionneur européen était pleinement justifiée par l’existence d’une défaillance de marché qui avait abouti au monopole à l’époque quasi-complet de Boeing sur les marchés des avions commerciaux de grande taille.
Ce processus décisionnel qu’on conçoit mal (y auraitil un droit pour chaque pays de présenter une opération sujette à exception ? des alliances par pays pour les votes ?) mettrait nécessairement l’accent sur son aspect arbitraire dont la compatibilité avec les règles de l’OMC devrait être étudiée. Enfin, si l’analyse technique de l’opération est effectuée par la Commission mais que, une fois évoquée, la décision finale est prise par une instance politique différente, il existe un risque de ce que les économistes appellent une « capture réglementaire ». En effet, un jeu d’influence d’autant plus important prendrait place au niveau du Conseil, au profit des acteurs et des lobbys les plus puissants. En période de montée des populismes de tout poil, ce type de risque n’est pas à prendre à la légère.
Sur le plan des institutions, la proposition de doter le Conseil d’un pouvoir d’évocation présente de vraies difficultés qui se posent de façon moins aigüe au plan national. Tout d’abord, l’immixtion du Conseil au sein d’un pouvoir « exécutif » confié par le Traité à la Commission serait inhabituel et constituerait un vrai renversement constitutionnel. Ensuite, le choix des opérations de concentrations devant bénéficier d’un traitement de faveur serait à chaque fois le sujet
19
V. par exemple, aux Etats-Unis, l’affaire General Dynamics (United States v. Gen. Dynamics Corp., 415 U.S. 450, 509
III. Des pistes d’aménagements de la politique de la concurrence pour la nouvelle Commission La décision Siemens/Alstom, invite naturellement à réfléchir à des pistes de réformes, y compris purement techniques, que pourrait amorcer la prochaine Commission issue des élections européennes. L’agenda des réformes de la Commission en matière de concurrence pourrait en particulier inclure dans le domaine du contrôle des concentrations : (i) un retour aux textes et en particulier au rôle du collège de la Commission, en tant qu’instance exécutive politique responsable, pour toutes les décisions de concentration importantes ; (ii) une réforme de la manière dont les enquêtes de marché sont menées : des procédures statistiquement objectives et neutres devraient être menées (la Commission devrait s’armer d’experts pour aider la DG Concurrence à élaborer un ensemble de « bonnes pratiques » en matière de tests de marché, et une procédure de contradictoire à l’égard des informations produites par des tiers devrait être autorisée dans des enquêtes de phase II) ; (iii) une utilisation plus grande d’experts industriels ou de consultants indépendants au stade des remèdes ; et (iv) une appréciation ex post des remèdes.
(1974)) et en Europe, la décision de la Commission européenne du 30 juillet 1997, Boeing/McDonnell.
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En dehors de ces cas très exceptionnels, il n’y a pas d’outil théorique qui permette de définir précisément les critères économiques ou juridiques justifiant un privilège exorbitant du droit commun pour certaines opérations de concentration. Cette constatation est importante parce qu’elle signifie aussi que les exceptions que ferait l’autorité suprême (en l’occurrence le Conseil) à la règle juridique normalement applicable, seraient par essence largement discrétionnaires et, par conséquent, échapperaient à un contrôle juridictionnel ordinaire et complet. Créer une procédure d’exception au profit d’une instance politique sans norme ou justification claire est problématique. Et c’est là ce qui conduit à un autre type de difficulté, de nature institutionnelle.
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ACTUALITÉS A. Une légitimité issue d’une discussion au sein du collège de la Commission Des critiques récentes font valoir, à raison, que la politique de la concurrence souffre, à certains égards, d’un manque de légitimité qui soumet à une procédure purement administrative des choix qui engagent l’avenir industriel européen. L’idée d’un pouvoir d’évocation en faveur du Conseil se fonde d’ailleurs sur la nécessité d’une évaluation politique, et non purement technique, des décisions de concurrence. Une politique de contrôle des concentrations est justifiée tant qu’elle est fondée sur des principes objectifs et crédibles mais également lorsque les décisions sont prises par un organe qui bénéficie aux yeux de tous de la légitimité démocratique. C’est la raison pour laquelle les décisions de contrôle des concentrations capitales pour l’avenir de l’industrie européenne doivent être prises en application du Règlement sur les concentrations20 par le collège de la Commission et non uniquement par les fonctionnaires de la DG Concurrence et « leur » commissaire. La pratique s’est en réalité éloignée de ce principe au cours des années récentes. Si, pour des décisions simples, l’on comprend aisément que le ou la commissaire en charge de la concurrence se fonde sur une délégation de compétence, il est paradoxal que les décisions les plus importantes et controversées (le plus souvent d’interdiction) soient prises par le biais de procédures écrites, au cours desquelles les cabinets des commissaires se contentent d’approuver le projet de la DG Concurrence. Bien que dans des cas très rares, par exemple Siemens/Alstom, une consultation officieuse plus ou moins rapide a bien lieu au sein du collège de la Commission, la plupart des décisions portant sur des opérations capitales sont prises en l’absence de discussion et d’un vote formel de la Commission dans son ensemble. Cette position est évidemment néfaste. D’abord, elle donne l’impression d’une procédure de prise de décision technocratique à 20
Règlement n°139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises. 21 L’article 7 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose que « L’Union veille à la cohérence entre ses différentes politiques et actions, en tenant compte de l’ensemble de ses objectifs et en se conformant au principe d’attribution des compétences ».
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portes fermées. Ensuite, en l’absence d’une réelle discussion impliquant tous les commissaires chargés des portefeuilles clés (industrie, énergie, digital, régions, etc.), il est difficile de voir comment l’obligation de concilier les objectifs politiques autres que ceux de concurrence (prévue par l’article 7 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne21) peut être remplie. B. Les enquêtes de marché Les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne au début des années 2000 (Shneider/Legrand22, Tetra Pak/Sidel23, ou GE/Honeywell24) sous le commissaire Mario Monti ont contraint la Commission à introduire une meilleure transparence s’agissant de son processus décisionnel mais surtout à adopter une approche quantitative et économique plus cohérente en matière de contrôle des concentrations. Ce dernier élément est très important dès lors qu’en l’absence d’une approche factuelle et économique, le contrôle des concentrations risque de se cantonner à un exercice formel consistant à appliquer des concepts juridiques formalistes (par exemple, à partir de seuils de parts de marché) ou ambigus. En effet, en l’absence d’analyses quantitatives sérieuses et scientifiquement fondées, seules garantes d’une objectivité mesurable, les concepts juridiques tels ceux de « position dominante » ou de « concurrence par les mérites » n’offrent pas de critères d’appréciations clairs, objectifs, et/ou facilement utilisables par les autorités de concurrence. En l’absence de critères objectifs, le risque de « capture réglementaire » au profit des lobbies et de ceux dont le poids électoral est le plus grand s’accroît. Les réformes du commissaire Monti ont donc permis de mettre un accent salutaire sur une approche micro-économique fondée sur les effets économiques et ont donné lieu à la création d’une unité d’analyse économique. Paradoxalement, la réforme s’est arrêtée en chemin : la plupart des 22
Tribunal de première instance, arrêt du 22 octobre 2002, T310/01, Shneider/Legrand. 23 Cour de justice, arrêt du 15 février 2005, C-12/03, Tetra Pak/Sidel. 24 Tribunal de première instance, arrêt du 14 décembre 2005, C210/01, GE/Honeywell.
Une réforme de la procédure des enquêtes de marché apparaît à ce titre souhaitable pour plusieurs raisons. D’abord, s’agissant de la préparation de ces questionnaires, les spécialistes de sondages confirment que l’ordre des questions, la manière dont elles sont rédigées, la taille et le choix des échantillons d’entreprises sondées, la procédure et l’interprétation des résultats obtenus ont un impact fondamental sur la fiabilité des conclusions tirées. Ces aspects sont pourtant totalement absents des manuels de procédure et des lignes directrices de la DG Concurrence. Ensuite, au stade de l’analyse, l’appréciation des réponses des personnes sondées est effectuée exclusivement par l’équipe en charge du dossier, rédactrice des questions posées, sans possibilité pour les entreprises notifiantes de contester en temps réel la formulation des questionnaires ou les éléments de réponse apportés, ou de se confronter aux adversaires d’une opération directement25 (par exemple en pratiquant une « cross-examination » à l’anglosaxonne). Aux États-Unis, pour interdire une opération, le régulateur doit pouvoir justifier devant un juge sa méthodologie et ses conclusions, ou laisser aux défendeurs le droit d’interroger les témoins que le régulateur invite au soutien de son cas. Sans qu’il soit question ici de « judiciariser » l’enquête administrative européenne, une plus grande latitude de mise en cause des procédures de test de marché serait préférable tant sur le fond que sur le forme. C. L’expertise industrielle Si les réformes Monti ont ainsi permis une meilleure intégration des analyses micro-économiques dans la procédure de contrôle des concentrations, les
25
Les auditions prévues par le règlement concentration sont très formelles, et ne permettent de confronter les témoins ou de mettre en cause précisément les méthodes d’enquête.
fonctionnaires de la DG Concurrence, pour la plupart juristes et économistes, n’ont que très peu d’accès à l’expertise nécessaire pour apprécier les aspects industriels, commerciaux ou financiers d’une opération. Comme indiqué ci-dessus, le plus souvent les équipes en charge sont donc largement « captives » de l’information apportée par les entreprises notifiantes ou des plaignants. L’analyse effectuée par l’équipe en charge du dossier, notamment au stade des remèdes, s’appuie donc sur une interprétation légaliste des communications établies par la Commission ou à l’inverse sur une analyse non-neutre fournie par un intervenant à la procédure (en général un plaignant). L’avis d’experts industriels et de consultants indépendants permettrait peut-être d’offrir une meilleure appréhension du secteur pour apprécier de la viabilité d’acquéreurs potentiels ou de la viabilité de remèdes consistant, par exemple, en des dissociations d’actifs (« carve out »). D. Une appréciation ex post des remèdes La politique de remèdes est appliquée depuis maintenant plus de vingt ans. Il n’y a eu à la connaissance de l’auteur qu’un seul essai d’analyse ex post de l’efficacité des remèdes imposés et des conséquences qu’on peut en tirer. La mise en place d’une politique d’évaluation régulière et transparente serait pourtant très utile. * La politique européenne de la concurrence fait l’objet d’un intérêt très particulier depuis la décision Siemens/Alstom. La procédure mise en œuvre par la Commission en matière de contrôle des concentrations est examinée minutieusement par les acteurs économiques, les gouvernements des Etats membres, et leurs citoyens. S’il est trop tôt pour anticiper les orientations de la nouvelle Commission en la matière, il est certain que ces enjeux vont demeurer cruciaux pour l’avenir de l’économie européenne.
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décisions sont en effet prises en dernière analyse non sur la base d’études micro-économiques mais sur des « tests de marché », c’est à dire la réponse des acteurs du marché à des questionnaires rédigés et envoyés par l’équipe en charge du dossier, sans aucune méthodologie particulière et sans garantie d’exactitude scientifique.
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ACTUALITÉS
Dossier thématique Les nouvelles frontières du droit
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L’Edito : Droit humain, trop humain
LOUIS ASSIER-ANDRIEU
Le droit a-t-il jamais eu de frontières ? Construit sur l’idée du juste, il se présente en tout cas et en toutes latitudes comme la figure rationnelle vers laquelle on se tourne quand il est temps de rendre justice. Souvent, on anticipe et on conseille des comportements, on canalise des conduites dans le sens ou de la façon dont il est coutume que la justice tranche. Parfois aussi, une autorité, un souverain, décide au nom d’une couronne ou d’une constitution qu’il faudra faire ceci et non pas cela. La distinction entre la bienséance et la police des manières cède le pas un instant plus ou moins long à la législation, au règlement, aux stipulations minuscules qui, si l’on n’y prend garde, font du servage une habitude. Être juste est le but de toute société fondée sur le droit. La justice est une valeur avant d’être une institution. Pour rendre la justice au cas par cas, pour se conformer au sens du juste d’une nation, de plusieurs, de toutes, il faut des serviteurs du juste. En première ligne sont les avocats et les juges. Les régularités produites par leurs interactions font la science des professeurs. Elèves, clients et justiciables sont des humains comme les autres, les juristes aussi. Tous sont tenus à ce que l’humain l’emporte sur l’inhumain. La routine des montages élaborés en conséquence peut créer le sentiment, au demeurant très démocratique, que rien n’est périssable, que l’édifice juridique est si solide, de ses remparts que le périmètre assuré à une juste humanité mérite moins d’attentions que s’il n’était pas aussi fortifié. Courir après le progrès est exténuant et fondamentalement frustrant. Cela veut dire que hier fut nocif et que demain n’est jamais là : reste un
aujourd’hui, un présent segmenté en tant d’instants individuels parfois si décevants que le souci d’éviter l’inhumain ne suffit peut-être pas à combler les esprits. Le droit n’avance ni ne recule, il demeure ou bien il disparaît. Contrairement aux critères de certaines croyances ou religions, la seule pureté du droit est celle de ses intentions de justice. Ce n’est jamais un moyen, un véhicule pour conduire autre chose ailleurs. C’est seulement une culture que le temps a sophistiquée, qui s’est saisie de quelques invariants occidentaux ou universels comme la filiation, le contrat, la propriété, le crime et, plus récemment, la domestication du politique (contrôle de légalité). Avec ces ingrédients, eux-mêmes traités selon la distinction des personnes, des choses et des actions, on a fabriqué tant de libertés qu’on en sacrifie le pluriel au nom de la liberté. Faut-il étendre le périmètre du droit ? Le principe de paix l’est-il de conquête ? Ou alors il s’agit d’autre chose : les nouvelles frontières sont-elles de nouveaux fronts ? Le code de la route n’est survenu que longtemps après que l’invention de l’automobile n’ait obéi à des usages eux-mêmes hérités des cochers. On cherche dans l’orbite du droit des réponses aux grandes peurs qui sont aussi le résultat de la mise sur le marché, après les diligences automobiles, des jurisconsultes automatiques. L’intelligence artificielle va-t-elle dépasser l’intelligence réelle des juristes ? Pour que ce soit là une éventualité, il faudrait que l’humain construit sur le juste, gardien des droits jamais conquis mais reconnus, car on rend la justice, on ne la cède pas, se départisse de sa personnalité : être et
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Directeur de recherches (Research Professor) au CNRS Professeur à l’Ecole de droit de Sciences Po Directeur scientifique du dossier
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DOSSIER THEMATIQUE durer. Il faudrait une imagination dont je suis dépourvu pour croire que le calcul, fût-il ample et rapide, suffise à persuader les peuples souverains et les législateurs que la justice humaine vaut moins que la justesse d’un compte. Est-il désormais judicieux d’exiger du droit qu’il organise la généralisation des ventes d’algorithmes conçus comme incapables d’erreur ? Comme l’erreur est humaine, comme incapables d’humanité ? Toute discussion là-dessus sera oiseuse : on ne demande pas à une chose de juger une personne, mais on peut très bien demander d’une chatte ou d’un chat ou aux deux ce qu’ils pensent du manque d’égards envers eux s’il me prenait de les assimiler à des « choses ». Si les nouvelles frontières ne sont pas de nouveaux fronts qui requièrent la défense des libertés face à leur contraire, la poursuite impitoyable d’un idéal économique, alors s’impose le principe de précaution. Les promoteurs de l’intelligence artificielle mettent en avant le caractère si exceptionnel de l’innovation que les ingénieurs-inventeurs eux-mêmes ne savent pas jusqu’où elle peut aller. A cela existe un précédent : l’énergie nucléaire dont la version civile endommage la planète par ses déchets et dont la version militaire constitue une menace telle pour l’humanité qu’à part les deux bombes lâchées en août 1945 sur Hiroshima et Nagasaki au Japon, après cela il y eut la dissuasion. Les puissances ont construit de véritables codes stratégiques dans le but de ne jamais réemployer cette
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arme dont l’existence n’était due qu’au génie d’Albert Einstein, savant météorique jusqu’en 1945, tourmenté aux tréfonds de sa conscience après. C’est l’intelligence réelle qui crée. Ce qu’on appelle intelligence artificielle est un ensemble de calculs codés destinés à répondre « à l’opinion des clients », comme l’a murmuré un ingénieur fameux. La physique, la chimie, les sciences de la matière ou de la vie ne peuvent être rendues applicables aux « opinions du client ». La médecine peut être détournée de ce pour quoi elle a été créée : le soin des humains par d’autres humains, pour laisser place à une fake médecine que la législation s’affaire à doter d’une « garantie humaine » inquiétante en ce qu’elle ne couvrirait pas l’ensemble des pratiques sauf à redevenir ce que la médecine a toujours été. On peut aussi, au cœur du droit, chercher à réclamer de l’argent à ceux qui tirent profit des « données personnelles ». Mais que sont les données personnelles sinon les termes mêmes par lesquels l’humain est défini comme état civil, avec la singularité d’un prénom, et les appartenances culturelles, cercles concentriques de chacun, la parenté par le nom, le pays par la nationalité, le genre par le sexe, la génération par la date de naissance, la communauté par la résidence. Tous ces éléments sont constitutifs de la personne, le premier élément de la vie du droit et, dans les pays où la justice s’obtient par le droit, le seul à exprimer « l’opinion du client ».
Nouvelles frontières, nouvelles technologies : nouveau droit ? MICHEL VIVANT Professeur émérite à l’Ecole de Droit de Sciences Po Docteur honoris causa de l’Université de Heidelberg
Le propos n’est pas vrai cependant s’agissant des nouvelles technologies qui méritent leur nom… encore qu’il serait bon de savoir quand ces technologies doivent cesser d’être dites nouvelles2. Mais laissons ce jeu. On sait que ces termes sont utilisés en pratique pour couvrir essentiellement biotechnologies et technologies de l’information3. Technologies qui ont en commun – il faut l’observer d’être construites sur un traitement de l’information si on veut bien se rappeler qu’une séquence génétique, à sa manière, traite de l’information. Ce trait singulier a,
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I. Asimov, Le livre d’or de la science-fiction, Pocket, 1998, p. 4. Et comment ne m’inscrirais-je pas tout naturellement dans le projet qui anime les promoteurs de ce numéro de la Revue des Juristes de Sciences Po consacré aux nouvelles frontières du droit puisque je signais, dans le premier numéro de l’an 2000 de la Semaine juridique, un article intitulé : « L’immatériel, nouvelle frontière pour un nouveau millénaire » (JCP 2000, I, 191) ? 3 NTI ; parfois qualifiées encore de NTIC : nouvelles technologies de l’information et de la communication. 4 Puisque le mot, d’un autre âge, a été remis à la mode. 2
d’ailleurs, suscité bien des difficultés à la fin du siècle dernier quand il s’est agi de s’interroger sur la brevetabilité de telles innovations. A quoi s’ajoutaient, s’agissant du génome, des interrogations éthiques. 2. Au-delà du médiatique. De fait, la puissance de ces technologies, la puissance de bouleversement de ces technologies souvent font peur tout autant qu’elles fascinent. Que l’on considère simplement aujourd’hui l’intelligence artificielle et/ou le transhumanisme qu’on rattache à celle-ci, qui nous sont présentés tantôt comme nous offrant un avenir radieux tantôt comme débouchant sur la prise de pouvoir par les robots4, d’autant que, sur la scène publique, les discours médiatiques sont en règle générale tristement préférés aux analyses scientifiques5. Le droit n’échappe hélas pas à ce diagnostic. Dès l’apparition, dans le domaine des NTI, du « droit de l’informatique », certains se sont spécialisés dans les discours les plus fantaisistes mais qui, d’un point de vue purement commercial, racoleurs à souhait, avaient le mérite d’être conçus pour attirer efficacement une clientèle inquiète. Il ne me paraît pas opportun de donner des exemples…6
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Et pourtant on peut lire tout autre chose. Ainsi G. Berry, L’hyperpuissance de l’informatique, Odile Jacob, 2017 ; L. Devillers, Des robots et des hommes, Mythes fantasmes et réalités, Plon, 2017 ; L. Julia, L’Intelligence Artificielle n’existe pas, F1RST éd., 2019. 6 Il faut se garder de l’article 1240 CC ! Mais, pour qui connaît vraiment la matière, les choses devraient être transparentes.
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1. Sur la nouveauté. Il faut se méfier, sinon de la nouveauté, du moins de l’adjectif « nouveau » qui, pour emprunter au vocabulaire du droit des marques, a souvent quelque chose de déceptif. Et j’avoue partager assez le sentiment exprimé avec humour par Isaac Asimov dans l’une de ses nouvelles : « Francis Queen était un politicien de la nouvelle école. Cette expression, comme toutes celles de ce type, n'a bien sûr aucun sens. La plupart de nos nouvelles écoles existaient déjà dans la Grèce antique et peut-être aussi, mais encore faudrait-il en savoir davantage, dans la vie sociale de l'ancienne Sumer ainsi que dans les habitations lacustres de la Suisse préhistorique » 1.
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DOSSIER THEMATIQUE Ces nouvelles technologies ont encore donné lieu – et c’est bien naturel et légitime – à des discours « techniciens » (sur les notions juridiques, sur l’adaptation du droit…) comme à des discours clairement lobbyistes – ce qui est toujours naturel à défaut d’être également légitime – (ceux-ci prenant d’ailleurs souvent le tour des premiers). A l’évidence, c’est pourtant une autre approche qu’il faudrait privilégier, celle-là même sur laquelle s’est construite l’Ecole de Droit de Sciences Po : une approche contextuelle (le droit n’est pas un isolat), globale (contre tous les enfermements nationaux) et, bien sûr, critique (au sens philosophique du terme). C’est, me semble-t-il, la voie à suivre pour qui veut se livrer à une réflexion sérieuse qui évite « l’air du temps »7. 3. Traits singuliers des « Nouvelles technologies ». Partir des traits de l’innovation technologique contemporaine couverte du nom de « nouvelles technologies » me paraît le bon moyen de mettre en œuvre concrètement cette grille d’analyse. Or le maître mot qui caractérise ces technologies est certainement celui de dématérialisation. Numérisation rime avec dématérialisation mais cette dématérialisation est encore présente même lorsqu’un support matériel est clairement identifiable comme dans le cas des séquences génétiques8. Le paradoxe n’est qu’apparent car l’enjeu ne réside pas alors dans la succession des nucléotides mais dans l’information que ceux-ci sont susceptibles de véhiculer. C’est cette « dimension informationnelle » qui a largement suscité les interrogations, précédemment évoquées, sur la brevetabilité de ces innovations9. Elle se traduit aussi par ce qu’on pourrait appeler, en empruntant à la philosophie zen, l’impermanence. Avec la numérisation, rien n’est jamais achevé. Tout est toujours transformable.
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Sur cet indispensable refus : M. Vivant, Contre la logique de l’instant, Le droit et l’air du temps à travers l’exemple de la propriété intellectuelle : Mél. Béguin, LexisNexis, 2005, p. 769. 8 Y a-t-il jamais d’ailleurs une totale disparition du support ? Nous reviendrons là-dessus : infra n° 8. 9 Si, dans l’approche européenne, une invention est définie comme la solution technique apportée à un problème technique, la question se posait, en effet, de savoir comment analyser un process informationnel.
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A rebondir ainsi sur le numérique, on ajoutera aussi comme traits à prendre en compte la massification que permet la numérisation dont le big data n’est que le plus récent et le plus visible avatar, et l’internationalisation dont le cyberespace est certainement le symbole le plus accompli puisque voici un espace qui ignore les frontières. Jamais la belle formule de Marcel Plaisant n’a été aussi vraie : « Un instant de l'esprit détermine une vibration chez tous les êtres du globe terrestre »10. 4. Quelle politique ? Tout cela produit des objets et cristallise des rapports humains foncièrement nouveaux. A objet nouveau, politique nouvelle. Sans doute. Mais quelle politique ? Quelle politique en contemplation des trois traits relevés ? Pour moi, la réponse, selon une idée qui m’est chère, passe par le fait de reconnaître une place primordiale à la fonction de la règle, de considérer donc moins sa structure que sa fonction (selon une démarche bien connue des comparatistes), ce pour quoi elle est conçue ou, plus justement, pour quoi nous jugeons qu’elle doit l’être11. C’est préférer le réel au formel ; j’aurai l’occasion de fournir des exemples de cette idée12. Et cela d’autant plus que la réalité du global dans lequel le numérique, entre autres facteurs, nous a précipités, oblige à bousculer les rassurantes certitudes du local. Le « flexible droit » de Jean Carbonnier n’a jamais autant mérité son nom13. Faut-il parler pour autant de déstructuration ? Sans doute pas. Il convient plutôt de penser la structuration du droit autrement, bien loin de la pyramide kelsénienne14. Le mot de plasticité serait peut-être celui qui conviendrait le mieux : un droit qui ne soit pas figé, qui s’adapte à son objet et sache évoluer avec lui, qui 10
M. Plaisant, Traité de droit conventionnel international concernant la propriété industrielle : Sirey, 1949, p. 5. 11 V. infra n° 11. 12 Ainsi par exemple infra n° 9. 13 J. Carbonnier, Flexible droit, LGDJ 2001, p. 496 14 Qu’on songe au « droit en réseau » de F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit : Fac. universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002.
5. Peser les intérêts. Bien sûr, tout cela ne vaut qu’à dépasser le stade de l’incantation. Celle-ci est, en effet, souvent pratiquée car elle n’engage guère tout en permettant de donner le sentiment d’une volonté politique ferme. C’est ainsi que la directive 2001/29 « sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information » répète maintes fois qu’il convient d’assurer « un niveau élevé de protection » au droit d’auteur et aux droits voisins. La proposition de directive sur « le droit d’auteur dans le marché unique numérique » qui a fait l’objet d’un vote au Parlement européen en mars 2019, ne manque pas encore de mettre en avant cette volonté d’assurer un tel « niveau de protection élevé ». Mais quand elle parle de la protection des titulaires de droits, est-ce bien la même chose que lorsque la Cour de Justice met en avant le souci des textes européens d'instaurer un niveau élevé de protection notamment en faveur des auteurs, en leur permettant en particulier d'obtenir une rémunération appropriée pour l'utilisation de leurs œuvres16 ? 15
Ou du moins en miroir. Par exemple CJCE, 16 juill. 2009, aff. C-5/08, Infopaq International : Grands Arrêts propr. intell. (M. Vivant dir.), Dalloz, 2e éd., 2015, comm. 15, obs. Benabou, et comm. 17, obs. Vivant ; JCP 2009, no 39, 272, note Marino ; JCP 2010, no 27, no 775, § 1 et 6, obs. Caron ; JCP E 2010, 1691, no 12, obs. Sardain ; Propr. intell. 2009, no 33, p. 378, obs. Benabou ; Comm. com. électr. 2009, comm. 97, note Caron ; RTD com. 2009, 715, obs. Gaudrat. 17 Dir. 2001/19, consid. 4. 18 Pour citer des acteurs qui ont concouru à l’élaboration de la jurisprudence européenne. 19 CJCE, 23 mars 2010, aff. jointes C-236/08 à C-238/08, Google c. Louis Vuitton et al. : D. 2010, 885, obs. Manara, 16
Les auteurs, qui disparaissent vite derrière les titulaires de droits, reçoivent-ils bien cette « rémunération appropriée » ? Et quelle articulation faut-il faire exactement entre de telles idées et l’encouragement apporté à la réalisation d’« investissements importants dans des activités créatrices et novatrices »17 ? Les considérants de la directive 2000/31 « sur le commerce électronique » pourraient faire l’objet d’observations analogues. Prendre sérieusement en compte des paramètres très divers, c’est, en revanche, procéder à une juste pesée des intérêts. Cela peut sembler une évidence mais, dans ce monde des nouvelles technologies, les lobbies sont omniprésents et tous les discours appellent décryptage. Certes, le lecteur ne manquera pas de relever que ceci n’a rien d’original. Mais le lobbying est ici poussé à un point extrême ou plus justement la force des lobbies est particulièrement importante. La question de la brevetabilité des séquences génétiques ne se serait pas posée comme elle le fut à la fin du siècle dernier si les laboratoires pharmaceutiques n’avaient pas joué la carte du « sur-brevet ». La régulation de l’Internet ne peut se penser sans l’intervention active des GAFA mais aussi de ces opérateurs qui n’ont sans doute pas le même poids mais qui sont des acteurs majeurs du net, à savoir ceux qu’on a qualifié d’intermédiaires techniques. A cet égard, l’observation doit être faite qu’il y a aussi à procéder à une « pesée » des lobbies. La quasi irresponsabilité de fait de ces intermédiaires a nui et nuit fortement à des acteurs aussi puissants que LVMH ou L’Oréal18. Mais, quand Google parvient à se faire reconnaître la qualité d’hébergeur19, ceux-ci ne font pas le poids et les règles destinées à protéger les intermédiaires techniques perdurent, sauf amendement très pointu avec la proposition de directive sur « le droit d’auteur dans Comm. com. électr. 2010 comm. 70, note Caron, Comm. com. électr. 2011, comm. 8, note Stoffel-Munck, RLDI 2010/60, n° 1980, comm. Grynbaum et n° 1994, comm. Glaize et Pautrot, RLDI 2010/ 61, n° 1999, comm. Castets-Renard, RLDI 2011/62, n° 2029, comm. Tardieu-Guigues, Propr. ind. 2010, n° 38, note Tréfigny-Goy (reconnaissance potentielle de la qualité d’hébergeur). Et pour la France : Paris, 26 janv. 2011, pôle 5, 1re ch., SAIF : JCP E 2011, n° 1596, § 11, obs. H.-J. Lucas, Comm. com. électr. 2012, chron. 1, n° 13, obs. Ancel, Propr. intell. 2011. 201, obs. A. Lucas, RIDA juill. 2011. 488 et 391, obs. Sirinelli (reconnaissance effective).
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s’adapte aussi à la norme pensée ailleurs. Qu’on me comprenne bien. De même qu’on est toujours l’étranger de quelqu’un, un lieu est toujours « l’ailleurs » d’un autre lieu. Il ne s’agit donc pas, pour moi, de dire ici que le droit français devrait s’aligner sur le droit étasunien, ni d’ailleurs – ce qui serait une franche utopie – que le droit étasunien devrait s’aligner sur le droit français mais que les droits chinois, étasunien, français et les autres doivent être pensés de manière symphonique15. Ce qui est peut-être utopique mais, je risquerai l’oxymore, est la seule utopie réaliste qui puisse permettre une régulation d’un monde sans frontières comme l’est celui du numérique.
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DOSSIER THEMATIQUE le marché unique numérique » qui a fait l’objet d’un vote au Parlement européen en mars 201920.
ont défendu l’idée que celui-ci devait échapper à ce régime unitaire !
6. Repenser la norme. Cette manière d’appréhender les choses (prise en compte d’un nouvel environnement21 et juste pesée des intérêts22) peut prendre diverses formes.
Spécificité quand tu nous tiens ! Et n’oublions pas les effets pervers de la spécialisation de la norme quand elle n’a pas de véritable raison d’être. Évoquant les questions de responsabilité au sein des réseaux sur lesquelles je reviendrai26, G. Vercken observe avec justesse que « [c]e droit spécial, devenu le droit commun des GAFA, leur a permis de développer leur activité, de générer un chiffre d'affaires extrêmement important, et leur permet aujourd'hui de réinvestir d'autres champs des industries culturelles sans en subir les contraintes »27. Le droit doit bel et bien être pensé dans son contexte sans ignorer les enjeux que masque tel ou tel choix. Penser la règle n’est pas un simple exercice de style.
Elle peut consister à se demander s’il faut recourir à un droit spécial détaché du droit commun23. C’est certainement une option à retenir quand le phénomène ne rentre pas ou rentre mal dans les problématiques et partant les catégories connues. A cet égard, il est intéressant d’observer que la toute première loi française consacrée à l’informatique et aux libertés, la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, ait été intitulée « loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés », appellation qu’elle a conservée jusqu’à ce jour malgré l’adoption du fameux RGPD24. En effet, l’intitulé manifeste bien la volonté du législateur de s’installer dans la continuité des vieux fichages manuels mais dans le même temps la nécessité de concevoir des règles nouvelles quand l’effet de masse allié à la rapidité du traitement des données qu’autorise le numérique, se traduit par une rupture radicale avec le passé. Pour autant, un droit spécial n’est pas, par principe, nécessaire. Il a un effet de morcellement qui bien souvent ne le fait apparaître comme la solution à retenir qu’à courte vue. On a créé un statut particulier pour les bases de données, et cela non sans raison. Mais la question a été posée de savoir si une œuvre multimédia ne pouvait pas relever de cette qualification (ou d’une autre au demeurant). Le CSPLA, lui, s’est prononcé pour la création d’un « régime unitaire » spécifique25. Mais, point notable, les représentants en son sein du monde du jeu vidéo, jeu vidéo qu’on s’accorde à qualifier de multimédia,
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Sur cette question de la responsabilité des intermédiaires, voir infra n° 10. 21 V. supra n° 3. 22 V. supra n° 4. 23 Cf. à titre d’illustration G. Vercken, Le numérique nécessitet-il un droit spécial par rapport au droit commun applicable à l'analogique ? Neutralité ou rupture technologique : l'exemple du droit d'auteur : JCP E 2018, n° 25, p. 1334. 24 Règlement 2016/679 du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des
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Penser la règle, conséquemment, ce peut être aussi la repenser en situation, la revisiter (pour utiliser un vocabulaire anglo-saxon), ou, autrement dit encore, l’éclairer différemment et, peut-être, sans doute même, ainsi la transformer. Et précisément, pour ce faire, s’attacher à ce pour quoi elle est faite. Il n’est pas exclu que, d’une telle lecture, vienne sourdre sans qu’il y paraisse un droit nouveau, un peu comme la jurisprudence a fait naître du vieil article 1384 CC (devenu art. 1242) tout un droit de la responsabilité du fait des choses. Une construction née des besoins sociaux, de la pratique et d’une réflexion menée au fil de la construction jurisprudentielle. S’agissant de réflexion, il faut toutefois, puisque j’ai évoqué l’article 1384 du Code Napoléon, éviter cet immense gâchis d’intelligence dont parlait Carbonnier à son propos. Adapter n’est pas bricoler – ou ne devrait pas l’être. Tout cela est-il trop abstrait ? Tentons donc d’illustrer notre propos.
données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données » (règlement général sur la protection des données). 25 Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, avis n° 2005-1. 26 Infra n° 10. 27 G. Vercken, art. précité, n° 17.
C’est que les « nouvelles technologies » viennent bousculer le jeu social de mille et une manières. Les libertés publiques sont tout particulièrement impactées. Avec une efficacité toujours plus grande, Big Brother is watching you. Il est même permis de se demander quelle est désormais la réalité d’une vie privée investie, notamment dans « l’internet des objets » mais pas seulement, par toutes sortes d’agents qualifiés – marketing oblige – d’intelligents. On peut s’inquiéter de voir renaître dans une forme technologique new age une criminologie prédictive qu’on pouvait croire disparue avec Lombroso ou de voir apparaître ce qu’on couvre curieusement du nom de justice prédictive dont l’appellation est (heureusement) trompeuse. Et que dire de l’incidence de cette tentative de déjouer le hasard sur le droit du travail ou sur le droit des assurances ? Et quid encore de la vraie ou fausse « neutralité du net » ? Il est inutile de multiplier les exemples. L’exhaustivité étant impossible, je me bornerai à considérer ici trois « piliers » du droit qui me semblent bien illustrer la nécessité de cette intelligence de la règle comme instrument dynamique de régulation sociale : la propriété, le contrat et la responsabilité. Ces trois « piliers » sont ici évoqués pour les besoins de l’exposé de manière séparée mais il est clair que, dans la réalité, ils font surgir des problématiques qui s’entrecroisent. Cela dit, l’observation est secondaire. L’important est de vérifier à travers ces trois thèmes la pertinence de la démarche défendue. 28
Approche contextualisée, globale et critique : cf. supra n° 2 in fine. 29 Cf. supra n° 3. 30 C’est ainsi qu’E. Treppoz suggère l’idée d’une propriété « flottante » portant sur des supports « non tangibles » mais point pour autant immatériels et, à ce titre, susceptibles de relever de la propriété classique dessinée par le Code civil (La propriété du support d’une œuvre : d’une propriété limitée à une propriété flottante, Cah. Dr. entreprise, nov.-déc. 2015, Dossier : De quelques modes iconoclastes d’appropriation, p. 25). 31 Par exemple à propos du droit d’auteur : M. Vivant et J.-M. Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, Dalloz, 4e éd., 2019. 32 Qui est une notion non seulement complexe mais encore multiple : cf. M. Xifaras, La propriété, Étude de philosophie du droit, PUF, 2004.
8. Propriété. On conçoit aisément que la propriété, prioritairement sous son aspect de propriété intellectuelle, sa représentation, son régime soient tout naturellement bousculés par l’irruption de technologies engendrant dématérialisation et internationalisation29. La propriété corporelle, celle que l’être humain a vraisemblablement inventée à l’entour du néolithique, peut, elle-même, être questionnée. Les bits du numérique sont-ils plus immatériels que le courant électrique dont la nature a longtemps perturbé les pénalistes ?30 Restons-en cependant à la propriété intellectuelle. La première observation qui me paraît s’imposer, aussi paradoxale semblera-t-elle être, est qu’il importe peu qu’il s’agisse, ou non, de propriété non pas stricto sensu (y a-t-il un sens strict ?) mais au sens reçu (il y a toujours des idées reçues…). Le paradoxe est d’autant plus grand que je dois avouer être de ceux qui défendent l’idée que la propriété intellectuelle est bien une propriété31. Mais elle ne peut l’être, selon moi, qu’hic et nunc, c’est-à-dire par référence à une certaine représentation de la propriété32. En Europe comme plus spécialement en France, c’est en ce sens que se prononcent les plus hautes instances juridictionnelles33. Mais comment s’arcbouter sur une telle analyse dans un monde globalisé quand la propriété ne se comprend pas de la même manière à Paris, à Londres, à Washington ou à Tokyo ? Lorsque le Code civil japonais réserve la qualification de propriété à la maîtrise exercée sur une chose matérielle, va-t-on créer une impossibilité de 33
Voir ainsi l’abondante, mais très spécifique, jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Mais aussi : CJUE 24 nov. 2011, aff. C-70/10, Scarlet Extended SA, qui vise « la protection du droit de propriété intellectuelle […] consacrée à l’article 17, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». – Conseil constitutionnel, déc. no 90-283 du 8 janv. 1991 (à propos du droit de marque) ; déc. no 2006-540 du 27 juill. 2006 et n° 2009-580 du 10 juin 2009 (à propos du droit d’auteur). Qui plus est, comme la Cour de Justice l’a relevé, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 vise la propriété intellectuelle dans son article 17 consacré à la propriété.
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7. Trois illustrations. Les illustrations possibles de cette manière d’examiner et de construire ou reconstruire la norme que je défends, approche contextualisée, globale et critique 28, sont foison.
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DOSSIER THEMATIQUE dialogue, entre juristes et entre ordres juridictionnels d’origines différentes, en campant sur cette position que la propriété intellectuelle est et ne peut être qu’une propriété ? Ce serait désastreux et témoignerait d’une certaine naïveté car, retour fait à la seule Europe, il est déjà remarquable que les frontières de cette propriété intellectuelle sont incertaines34. Pour prendre un exemple frappant, n’a-t-on pas vu la Commission européenne dire expressément que le droit significativement qualifié de sui generis sur les bases de données ne constituait pas un nouveau droit de propriété intellectuelle35 mais, dans sa déclaration « concernant l’article 2 de la directive 48/2004 sur le « respect des droits de propriété intellectuelle », affirmer « que au moins les droits de propriété intellectuelle suivants entr[ai]ent dans le champ d’application de la directive » au nombre desquels « le droit sui generis d’un fabricant de base de données »36 ? En revanche, penser en termes de « maîtrise » ou peut-être mieux encore en termes de « réservation » (réservation des utilités économiques d’une chose, fût-elle immatérielle) permet d’appréhender communément une même situation dans ce qu’elle a d’essentiel à Paris, Londres ou Tokyo37. Sans doute, cela ne préjuge pas le sort qu’il convient de réserver à cette propriété ou maîtrise (comme on voudra). Il faut encore se demander comment la penser. Or les nouvelles technologies offrent des possibilités d’actions jusque-là inconnues à de nouveaux acteurs qui investissent le champ social et économique et interrogent le droit qui primitivement avait été conçu sur un autre modèle. Dit plus simplement et de manière imagée, s’il faut défendre 34
Là-dessus, v. M. Vivant, La propriété intellectuelle : un objet à redécouvrir, in Vers une rénovation de la propriété intellectuelle, LexisNexis, 2014, p. 5 ; « Propriété » intellectuelle : plus de non- dits que de dits, Cah. du droit de l’entreprise, nov.-déc. 2015, précité, p. 21. 35 Considérants de la directive n° 96/9 du 11 mars 1996. 36 Déclaration publiée au JOUE du 13 avril 2005. 37 Dans un tout autre domaine, il y a bien longtemps que les Britanniques ont abandonné l’idée de se référer dans l’ordre international au seul Christian Marriage. Avant même que ne disparaisse l’Empire. C’est que le mariage peut être monogamique ou polygamique (voire polyandrique), hétérosexuel et/ou homosexuel, laïc ou religieux, solennel ou by cohabitation… Ce qui peut être récusé comme mariage dans tel ordre interne ne peut être méconnu dans l’ordre international (sauf limite de l’ordre public).
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avec force le monde des libraires, il n’est pas possible d’ignorer le monde d’Amazon. La « cartographie » des acteurs est bouleversée, parfois d’ailleurs de manière a priori contradictoire : dans le cyberespace on assiste ainsi à une massive capture de valeur par des « intermédiaires » devenus de fait les piliers d’une nouvelle économie et dont l’activité appelle régulation38 mais on assiste aussi, avec l’effacement de l’« end user », au surgissement d’un consommateur-acteur d’un nouveau type39 qui revendique de nouveaux droits40. Quand le champ des possibles s’étend extraordinairement, le champ des interdits doit-il rester le même ? Toute reproduction (d’une image, d’un son…) doit-elle ainsi être interdite sans examiner si le monopole du titulaire de droits en est réellement affecté ? Ce qui suppose qu’on s’interroge sur la finalité de ce monopole mais aussi qu’on examine, par exemple, ce que recèlent le droit étasunien ou le droit allemand dont il y aurait certainement sur ce point des choses à apprendre41. Cela étant, je privilégierai ici, parmi beaucoup d’autres possibles, les questions suscitées par l’intelligence artificielle (IA), moins celles que pose l’éventuelle protection des process d’IA42 que celles que pose l’éventuelle protection des « produits » de cette IA. Selon moi, ils devraient être aisément éligibles à la protection et sans trop de difficultés quand cette IA débouche sur une invention susceptible d’être brevetée ou qu’elle produit un signe susceptible de constituer une marque43. Mais les choses sont autrement complexes et bien plus intéressantes s’agissant de droit d’auteur. Le 38
Cf. notamment ci-après n° 10. Pour qui on a inventé le terme de prosumer. 40 Voir M. Vivant, Un défi pour la propriété intellectuelle : la métamorphose de l’end user, Téléchargement, impression 3D et mondes virtuels, Mél. Remiche, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 509. 41 Fair use américain ou prise en compte par les juridictions allemandes de l’absence d’impact, voire du faible impact, d’une pratique de reproduction. 42 L’USPTO – l’Office étasunien des brevets – s’est clairement engagé dans la voie de la brevetabilité. 43 Voir M. Vivant, Intelligence artificielle et propriété intellectuelle, Comm. com. électr. 2018, Etude 18. 39
Dogmatisme contre dogmatisme. Du dogme reçu qu’une œuvre n’existe que marquée par l’empreinte de la personnalité de l’auteur ou au moins portant sa « touche personnelle »45 s’infère en effet que de telles œuvres ne peuvent être protégées. Dans l’une ou l’autre de ces approches, la manière de poser la question dicte la réponse attendue. C’est tout autrement que la question devrait être abordée : s’interroger sur ce en quoi consiste un acte créatif46, s’interroger sur l’intérêt qu’il y a à protéger ou à ne pas protéger, au bénéfice et au détriment de qui une protection se ferait, considérer les enjeux d’une politique ou d’une autre dans la compétition internationale47 … 9. Contrats. On retrouve la nécessité de ne pas rester à la surface des choses avec les contrats. Le fait est que le contrat, instrument plastique par excellence, se prête bien à cet exercice d’adaptation permanent que requièrent les nouvelles technologies. On a vu apparaître ainsi des contrats originaux dans leurs visées mais relevant du schéma traditionnel du contrat d’entreprise48. On a vu, consacrés, des contrats que la doctrine la plus traditionnaliste ne voulait pas (et parfois ne veut toujours pas) reconnaître49.
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Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 « contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique », p. 32. 45 CJUE, 1er déc. 2011, aff. C-145/10, Eva-Maria Painer : Comm. com. électr. 2012, comm. 26, note Caron, D. 2012, 471, obs. Daleau, note Martial-Braz, D. 2012, étude 2837, obs. Sirinelli, Propr. intell. 2012, n° 42, p. 30, obs. A. Lucas, RIDA 2012, n° 232, p. 479, obs. Sirinelli, RTD com. 2012, 109 et 118, obs. Pollaud-Dulian. 46 M. Vivant, art. précité, n° 10. 47 Et cela sérieusement, loin des idées toutes faites du type : faisons cela, sinon les Américains le feront seuls… 48 Par exemple contrats d’infogérance, de conception d’un site Web ou de référencement.
Plus original, sous le double impératif du réel et du global, est né le mouvement du libre dont la figure des Creative Commons est peut-être la mieux connue des non-initiés. Le logiciel libre ou, plus largement, l’œuvre libre n’est pas de libre usage50 : « Constitue une licence libre au sens large celle qui permet à son bénéficiaire une intervention minimale sur l’œuvre protégée et surtout interdit à celui-ci de laisser les licenciés subséquents organiser une réservation de type propriétaire »51. Une telle licence, qui prend appui sur un copyright52 ou un droit d’auteur53, oblige celui qui choisit d’en profiter à reconnaître à ceux qui prétendraient user de l’œuvre transformée les mêmes droits et libertés qui lui ont été reconnus. Tout naturellement, « portées » par le net, ces licences ne sont pas conçues pour un territoire donné. Astucieux, l’instrument demeure pourtant fortement marqué par son origine étasunienne, bien de ces contrats restant d’ailleurs soumis au droit de tel ou tel Etat américain. Cela lui vaut bien des critiques et notamment celle de ne pas respecter le droit moral de l’auteur. En effet, l’auteur en acceptant que son œuvre soit transformée abdique le droit au respect (respect de l’œuvre) dont il bénéficie dans les pays de droit d’auteur au sens strict54, ce qu’il ne peut normalement pas faire. Mais politiquement est-il réaliste pour autant de dénier toute valeur à ces contrats quand, par exemple, des millions d’œuvres circulent sur le net sous Creative Commons ? Quant au fond, « la question, radicale, n’est-elle pas de savoir s’il ne faut pas penser le droit au respect autrement qu’à l’accoutumée quand l’auteur, dans le contexte des réseaux, est seul face à lui-même, libre de ses choix ? »55. M. Clément-Fontaine avance l’idée que 49
Par exemple les contrats de licence en matière de droit d’auteur. 50 L’ouvrage de référence est celui de Mélanie ClémentFontaine, L’œuvre libre, Larcier, 2014. 51 M. Vivant et J.-M. Bruguière, op. cit., n° 879. 52 D’où le nom de « copyleft » que l’on trouve pour désigner certaines de ces licences. 53 Et commence aujourd’hui à trouver des équivalents dans le champ du brevet. 54 Par opposition aux pays de copyright et réserve faite du cas spécial du logiciel qui fait l’objet de règles spéciales. 55 Et non pas face à un partenaire à même de lui dicter sa loi. La citation est de M. Vivant et J.-M. Bruguière, op. cit., n° 884.
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Parlement européen, en demandant une définition ad hoc « des critères de "création intellectuelle propre" applicables aux œuvres protégeables par droit d’auteur créées par des ordinateurs ou des robots »44, s’est clairement engagé dans la voie d’une relecture du droit reçu. Mais comment ne pas voir que, ce faisant, il pose comme principe que les œuvres issues de l’IA doivent être protégées, substituant à une interrogation qui doit être une réponse donnée a priori ?
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DOSSIER THEMATIQUE respecter véritablement le droit moral de l’auteur, c’est respecter le choix fait par lui non de l’intangibilité mais de la libre évolutivité de son œuvre56. On peut ou non adhérer à l’idée (qui est pour moi juste) mais c’est manifestement de cette manière qu’une telle question doit être abordée. Sur un plan plus technique, la question a été posée de savoir si ces Creative Commons et autres figures du libre pouvaient être pensés comme des contrats et en particulier des licences. Je laisserai ce point de côté57 mais j’observerai que le mot licence n’est pas porteur du même sens en droit américain et en droit français et qu’il faut ainsi tenir compte de cette disparité dans un espace sans frontières. C’est l’économie de ce que nous qualifierons de contrat de licence en droit français, ce vers quoi il tend, qui compte davantage que l’appellation qui peut lui être donné. Cette nécessité d’analyser une opération sur l’économie qui est la sienne (que prétend-on mettre en œuvre ?) se retrouve avec un montage qu’ont fait naître cette fois-ci les technologies des télécommunications, à savoir le mécanisme des licences FRAND (Fair, Reasonable and Non-Discriminatory). On sait que, tendant à concilier brevet et normalisation, il suppose une déclaration, auprès de l’organisme de normalisation, des brevets « essentiels » sans lesquels la norme ne pourrait être mise en œuvre. Sur la base de cette déclaration, le titulaire d’un tel brevet doit s’engager à concéder des licences irrévocables de type FRAND à qui en fera la demande58. Or, s’agissant de l’organisme phare qu’est l’ETSI59, le montage est soumis au droit français, ce qui suppose que les licences répondent au schéma français de la licence mais sans nul doute sans y être 56
M. Clément-Fontaine, Faut-il créer un statut légal de l’œuvre libre ?, Propr. intell. 2008, n° 26, p. 69. 57 Là-dessus quelques pistes in M. Vivant et J.-M. Bruguière, op. cit., n° 882. 58 Encore est-il que ce point est discuté. Mais ce n’est pas ici la question d’autant que le modèle peut varier d’un organisme de normalisation à un autre. 59 European Telecommunications Standards Institute. 60 Schéma inversé par rapport à l’hypothèse précédente. 61 Il ne s’agit pas d’un exercice d’école. Les quelques contentieux auxquels ces licences FRAND ont donné lieu, ont été l’occasion d’échanges multiples de consultations pro et anti stipulation pour autrui. Il m’a été demandé, à moi-même, de manière plus neutre, hors de l’hexagone, un éclairage sur cette construction française.
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enfermé60, mais suppose aussi une analyse de ce qu’est une stipulation pour autrui selon le droit français si on juge que la relation à trois : ETSI – promettant (titulaire des brevets) – bénéficiaire, est rapportable à une telle stipulation61. Le « jeu », comme précédemment, se fait entre analyse positiviste et considérations finalistes. Que met en œuvre le contrat ? Je ne voudrais pas finir sans évoquer la très intéressante jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne. Je songe tout particulièrement aux deux arrêts UsedSoft62 et VOB63. Ils sont l’un et l’autre justiciables du même décryptage et je me concentrerai donc sur le premier, laissant au lecteur les joies de l’interprétation du second. Dans l’affaire UsedSoft, une entreprise du nom d’Oracle distribuait en ligne des logiciels en permettant à leurs utilisateurs d’y accéder par voie de téléchargement. Derrière ce modèle économique étaient aisément reconnaissables des licences de logiciel64. Or les licences pratiquées par Oracle étaient des licences groupées de telle sorte que celui qui souhaitait bénéficier des logiciels en cause pouvait être conduit à prendre une licence pour 27 utilisateurs (chiffre contractuel) quand il n’en avait pas besoin d’autant. UsedSoft, entreprise spécialisée dans la commercialisation de « licences d’occasion », eut l’idée de « racheter » l’excédent aux clients d’Oracle. Mais les contrats de licence de celle-ci stipulaient que le droit d’utilisation des logiciels était non cessible. La question se posait donc de savoir si les clients d’Oracle pouvaient, malgré ce, en disposer en se fondant sur la notion d’épuisement du droit qui, pour faire simple, interdit au titulaire d’un droit d’auteur d’invoquer celui-ci pour empêcher la 62
CJUE, 3 juill. 2012, aff. C-128/11, UsedSoft c/ Oracle : D. 2012, act. 1817, obs. Daleau, Propr. intell. 2012, no 44, p. 333, obs. Lucas, Comm. com. électr. 2012, comm. 106, note Caron. 63 CJUE, 10 nov. 2016, aff. C-174/15 VOB (Vereniging Openbare Bibliotheken) : D. 2016, étude 747, note Alleaume, Dalloz IP/IT, p. 42, obs. Dormont, Propr. intell. 2017, n° 62, p. 19, obs. Lucas, Comm. com. Electr. 2017, comm. 3, note Loiseau et comm. 10, note Caron, RIDA 2017, n° 253, p. 177, obs. Sirinelli et Bensamoun, RTD com. 2017. 79, obs. Pollaud-Dulian, RTD civ. 2017. 173 obs. Gautier. 64 La Cour de Justice ayant d’ailleurs fait sienne cette qualification au niveau européen.
La Cour va juger que la réunion du téléchargement d’une copie du logiciel et de la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation « implique […] le transfert du droit de propriété de la copie du programme d’ordinateur concerné ». Pour un juriste français et plus largement continental, rigoureux, c’est là une énormité66 et il n’est pas étonnant que l’arrêt ait été quasi-unanimement critiqué. Mais la Cour va dire plus loin que, « d’un point de vue économique, la vente d’un programme d’ordinateur sur CD-ROM ou DVD et la vente d’un programme d’ordinateur par téléchargement au moyen d’Internet sont similaires », que « le mode de transmission en ligne est l’équivalent fonctionnel de la remise d’un support matériel ». Equivalent fonctionnel : c’est là, pour moi, la clé de l’arrêt et, comme je l’ai déjà exprimé plus haut67, la manière même de réinterpréter un environnement légal pensé sur d’autres référents tout en respectant l’esprit68. Considérons le réel sous le formel… 10. Responsabilité. Dernier exemple : le cas de la responsabilité. Le jeu de celle-ci, à n’en pas douter, ne manquera pas d’être sollicité pour répondre à des situations renouvelées, voire neuves : prises de décisions préjudiciables sur la base d’algorithmes, défaillances logicielles69, accidents causés par des voitures autonomes (question déjà fortement débattue)… Ces questions me semblent pouvoir trouver sans trop de mal des réponses « techniques » – étant toutefois précisé qu’ici comme ailleurs on ne saurait cependant faire l’économie d’interrogations sur le pourquoi de tel ou tel choix.
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Du livre-papier ou du CD par exemple. L’épuisement du droit joue, mais avec des nuances, pour tous les droits de propriété intellectuelle. Pour un premier aperçu, voir V.-L. Benabou, Epuisement des droits, épuisements des droits : une approche globale de la théorie de l'épuisement est-elle possible ? : Légicom 2001/2, n° 25, p. 115 ; M. Vivant, Propriété intellectuelle et libre circulation : à propos de l’épuisement du droit : Grands Arrêts propr. intell. préc., comm. 9. 66 Le licencié ne saurait transférer une propriété dont il ne dispose pas ! 67 Supra n° 4.
Je voudrais toutefois m’arrêter spécialement sur la question de la responsabilité de ces acteurs de l’Internet couverts du nom d’intermédiaires techniques car elle est une bonne illustration de la prégnance des lobbies sur la régulation des nouvelles technologies que j’ai soulignée plus haut70. Le cyberespace a son économie, son écologie, propres. L’espace est sans frontières. Les acteurs ne sont plus ceux que l’on connaissait traditionnellement. Les intermédiaires techniques, ou prétendus tels, sont désormais au cœur de la netéconomie au point que certains diffuseurs, tel Netflix, sont devenus fournisseurs de contenus. Tout cela doit légitimement être pris en compte. Mais si aujourd’hui ces intermédiaires sont parvenus à « capturer » une bonne part de la valeur véhiculée par le net, c’est à l’abri des dispositions européennes offrant aux hébergeurs un régime de responsabilité aménagée confinant à une non-responsabilité de fait71. Comme l’observe le CSPLA, « la revendication du bénéfice de l’exonération conditionnée de responsabilité […] permet [à ces] prestataires […] de réaliser d’importants bénéfices du fait de la présence – sans autorisation – d’œuvres protégées par le droit d’auteur ou d’éléments couverts par des droits voisins »72. Le paradoxe est que la règle spéciale fut imaginée en l’an 2000 en contemplation d’un Internet en train de se construire et qu’on pourrait donc l’espérer adaptée. Il faut observer cependant que déjà ce fut une entreprise de lobbying qui permit aux hébergeurs (ce sont eux qui nous occupent ici) de bénéficier d’un remarquable traitement de faveur au motif qu’il fallait à tout prix développer le commerce électronique. Mais lobbies sur lobbies, avec le Web 2.0 on vit apparaître des acteurs qui formellement furent reconnus hébergeurs sur la base des textes européens : Google, eBay, YouTube… mais qui, à
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Et en dépassant les particularismes nationaux ; cf. supra nos 3 s. Et ici il s’agit déjà de droit positif. 70 Spéc. n° 5. 71 Mises en place par la directive 2000/31 « sur le commerce électronique ». 72 CSPLA, Rapport présenté le 3 novembre 2015 sous l’intitulé : « Mission articulation des directives 2000/31 et 2001/29 ». Au droit d’auteur cité par le CSPLA, il faut ajouter encore dessins et modèles et marques. 69
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cession du support de l’œuvre65. Le jeu de l’épuisement est, en effet, normalement réservé au cas où un support existe et renvoie à l’idée de vente dudit support.
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DOSSIER THEMATIQUE l’analyse de leur activité réelle, peuvent sans abus être qualifiés de « faux hébergeurs »73. Comme la règle européenne s’applique à tout contenu mis en ligne (et point seulement à ceux qui enfreindrait un copyright comme aux États-Unis), ce sont de véritables « paradis d’irresponsabilité » qui ont ainsi été créés74. Certes la proposition de directive, précitée, sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique est venue cantonner le jeu de ces dispositions d’exception en cas d’« utilisation de contenus protégés par des fournisseurs de services de partage de contenus en ligne ». Mais, pour l’essentiel, la règle demeure. Je ne crois pas me tromper cependant en jugeant qu’elle n’a pas la faveur de la Cour de Justice qui, tout en semblant la respecter, l’a malmenée dans deux arrêts Google75 et L’Oréal76. Le juge national qui sait les lire a là le moyen de sortir de l’enfermement des textes77. Liberté indûment prise ? Certains ne manqueront pas de le dire et nombreux ont été les commentateurs à faire le reproche à la Cour d’avoir mis en avant le critère de la passivité (ne serait hébergeur que l’opérateur passif) par un visa impropre des considérants de la directive 2000/31, la Cour confondant aux dires de ses détracteurs fournisseurs d’accès et fournisseurs d’hébergement. Pourtant, il me semble que tel est bien l’esprit des textes. J’adhère pleinement à l’analyse de L. Grynbaum : « En raisonnant à partir de l’objet de l’activité, il apparaît alors qu’une entreprise, telle qu’eBay ou Google ou Dailymotion, qui choisit la nature des contenus qu’elle va stocker […] et organise leur présentation afin de bâtir sa renommée n’a pas la qualité d’hébergeur. Ces entreprises visent à réaliser leur objet propre : courtier de vente, régie 73
Voir L. Grynbaum, C. Le Goffic et L. Morlet-Haïdara, Droit des activités numériques, Dalloz, 2014, n° 347 1285. Le terme est repris dans le rapport du CSPLA comme dans le Lamy Droit du numérique (M. Vivant et alii, rééd. annuelle). 74 Pour des messages racistes, de haine, de dénigrement… Pour toutes sortes de fake news… Etc. 75 CJUE, 23 mars 2010, précité (n° 5). 76 CJUE Gde ch., 12 juill. 2011, aff. C-324/09, L’Oréal c. eBay : D. 2011, 1965, obs. Manara, JCP 2011, act. 875, obs. Picod, JCP E 2011, n° 1818, § 14, obs. Caron, RLDI 2011/74, n° 2444, obs. Costes, Propr. ind. 2011, comm. 71, obs. FolliardMonguiral.
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publicitaire, diffusion de films ou de musiques semblable à une chaîne de radio ou de télévision. Quand l’objet de l’activité de l’entreprise est neutre et que son identification s’efface derrière l’infinie variété des contenus hébergés, il s’agit d’un véritable hébergeur […] En revanche, quand une entreprise a pour objet de bâtir sa réputation sur la nature des contenus présents sur son site, il ne s’agit pas d’un hébergeur »78. Le leitmotiv est peut-être lassant pour le lecteur mais, pour moi, la question est toujours de savoir pourquoi une règle est faite et ce qu’on entend faire d’elle (fût-elle originairement dictée par des lobbies). 11. Quelques mots pour finir. Quel droit pour les « nouvelles technologies » ? Un nouveau droit ? A dire vrai, la question de savoir s’il faut mettre en place un droit spécial ou user du droit commun ne me paraît pas essentielle, même s’il faut certainement recourir au droit spécial avec modération79. Quelle que soit la voie suivie, l’important est que le droit soit adapté à cet/ces objet(s) nouveau(x). A suivre la démarche qui présida à la création de l’École de Droit80, il peut l’être pour autant qu’il réponde bien à une approche contextuelle, globale et critique. Contextuelle : on a vu, par exemple, comment la question de la responsabilité ne pouvait être sérieusement traitée sans prendre en compte les incidences qu’elle peut avoir. Globale : c’est ici l’impossibilité de s’enfermer dans la logique d’un seul droit national qui s’impose. Approche critique enfin : ne pas par exemple se laisser enfermer cette fois-ci dans le discours faussement objectif de tel ou tel lobby.
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Là-dessus M. Vivant, Responsabilité des intermédiaires techniques de l’Internet : l’obscure clarté d’un droit sans boussole apparente, Mél. Poullet, Droit, normes et libertés dans le cybermonde, Larcier, 2018, p. 319. 78 L. Grynbaum, C. Le Goffic et L. Morlet-Haïdara, op. cit. n° 1285. 79 Cf. mes observations au n° 6. 80 Cf. supra n° 2 in fine.
L’idée, au fond, n’est pas sans analogie avec celle qui conduit, en droit international privé, à assouplir les catégories du for pour accueillir des constructions étrangères. Il ne s’agit pas ici bien sûr d’opposer le for à l’étranger mais de penser la règle non dans sa rigidité formelle mais dans sa fonctionnalité et à la modeler ainsi – devant être précisé que, dans mon esprit, les fonctions d’une règle ne sont pas un donné transcendantal mais quelque chose de construit81.
81
A propos des propriétés intellectuelles mais le propos a valeur générale : M. Vivant, Intellectual Property Rights and their functions: Determining their Legitimate “Enclosure”, Kritika 2017, Vol. 2, p. 44.
Ce n’est pas une vue de l’esprit. Positivement, c’est ainsi, par exemple, qu’a procédé la Cour de Justice dans l’arrêt UseSoft82. Prospectivement, c’est ainsi, selon moi, qu’on peut concevoir un droit d’auteur qui ne reste pas crispé sur une vision héritée de la fin du XIXe83. Si l’intelligence (que n’ont pas les robots) consiste dans « la capacité de casser les règles »84, la capacité d’être ainsi en décalage avec l’acquis et l’appris, nous aurons peut-être, sans trop casser, une intelligence juridique des nouvelles technologies.
82
Cf. supra n° 9 in fine. Cf. supra n° 9 in limine. 84 L. Julia, op. cit., p. 153. 83
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C’est à ce compte-là que pourront être repensées des règles conçues sur d’autres modèles et imaginées, s’il le faut, des règles nouvelles.
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DOSSIER THEMATIQUE
Trois choses à emmener sur une île déserte Ébauche de principes de cyberpolitique
JEAN CATTAN* Conseiller du Président de l’Arcep Docteur en Droit
Nous sommes à la fin des années 80. Une nouvelle vague de crimes s’abat sur les États-Unis. Nuprometheus a obtenu et divulgué une partie du code informatique des ordinateurs Macintosh. Knight Lighting a publié un mémo rendant compte de certains aspects techniques du système d’appel d’urgence de la Bell South Company. Acid Phreak aurait fait tomber le réseau d’AT&T. Alors que l’époque de la guerre froide touche à sa fin, le cyberespace est identifié par les pouvoirs publics comme une source de dangers majeurs. Il est nécessaire de répondre avec force. Fortement influencées par le film Wargames, les autorités américaines sont confortées dans leur bon droit par l’adoption du Computer Fraud and Abuse Act1. Les poursuites et sanctions doivent pleuvoir. L’opération Sun Devil est lancée. Les autorités partent à l’attaque de ce monde nouveau fait de câbles, d’ordinateurs et de données. Sans autre forme de procès, des adolescents sont arrêtés, des habitations forcées, des biens perquisitionnés, des familles traumatisées et des données perdues. Plus encore, les mentalités sont marquées.2 Pour autant, les autorités n’y comprennent rien. * Merci à Serge Abiteboul pour son attentive et enrichissante relecture. Ce texte ne saurait engager que son auteur et aucune autre personne ou institution. 1 D. McCullagh, From 'WarGames' to Aaron Swartz: How U.S. anti-hacking law went astray, Cnet.com, 13 mars 2013. 2 Cette histoire est une reprise très condensée de celle racontée in J-P. Barlow, Crime and Puzzlement, Eff.org, publié le 8 juin 1990. Tous les sites auxquels il sera fait référence ont été consultés en mai 2019.
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Mai 1990. L’agent spécial Richard Baxter frappe à la porte du 372 North Franklin Street, Pinedale, Wyoming. L’homme qui lui ouvre est John Perry Barlow, éleveur de bétail, poète et futur rédacteur, en 1996, de la Déclaration d’indépendance du cyberespace. A cette époque, John Perry Barlow est actif sur divers forums en ligne où se côtoient la fine fleur du cyberespace. Sur le Whole Earth 'Lectronic Link (le WELL) et le forum dédié du Harper Magazine, les premiers penseurs de l’âge cybernétique côtoient hackers et descendants des mouvements libertaires des années 60.3 L’agent Baxter cherche à mesurer l’implication de Barlow dans certains crimes informatiques. Mais surtout, l’agent Baxter vient chercher de l’aide. Les documents qu’il a en sa possession sont un charabia indigeste. Il tente de déchiffrer un langage qui n’est pas le sien. Face à un ordinateur, dont Barlow lui explique le fonctionnement, Baxter réalise qu’il est au seuil d’un monde qui lui est totalement étranger. Barlow devient son guide par nécessité. « You know things have rather jumped the groove when potential suspects must explain to law enforcers the nature of their alleged perpetrations », dira-t-il par la suite4.
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Sur cette période et le rôle de la contreculture dans l’avènement d’Internet, voir notamment F. Turner, From Counterculture to cyberculture, The University of Chicago Press, Chicago, 2006, par ex. pp. 159 et s. Et pour une version romancée P.Ducrozet, L’invention des corps, Actes Sud, Paris, 2017. 4 J-P. Barlow, Crime and Puzzlement, op. cit.
Qu’est-ce que l’electronic frontier ? Dans la terminologie propre à l’histoire américaine, le terme de frontier désigne cet espace le plus avancé de la civilisation, peuplé de quelques colons et avançant sur des terres à découvrir. C’est la conquête de l’Ouest. Pour Barlow, l'electronic frontier désigne ce front pionnier « populated by the few hardy technologists who can tolerate the austerity of its savage computer interfaces, incompatible communications protocols, proprietary barricades, cultural and legal ambiguities, and general lack of useful maps or metaphors.”6 C’est le cyberspace à l’état de nature, peuplé de curieux, de technophiles, de chercheurs et autres « nouveaux communalistes », ces défenseurs d’une organisation humaine sous forme de communautés d’intérêts et d’idées, désormais libérés de toute entrave matérielle. Pour les entreprises commerciales, l’electronic frontier est un Eldorado toujours en cours d’exploration. Aujourd’hui encore, on assiste à une course effrénée pour l’or électronique. Les gisements ont été remplacés par les jeunes pousses de la Valley tandis que les licornes sont les nouvelles pépites. Pour les États, l’electronic frontier est un espace à conquérir politiquement où il faut assurer
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J-P. Barlow, A Not Terribly Brief History of the Electronic Frontier Foundation, Eff.org, 8 novembre 1990. 6 M. Kapor et J-P. Barlow, Across the electronic frontier, Eff.org, 10 juillet 1990.
l’effectivité de règles et de principes : l’ordre démocratique, l’accès à la culture, la sécurité, la protection des plus faibles, la propriété des entreprises. Aussi légitimes que puissent être ces finalités, la rencontre entre les acteurs du monde existant et le cyberspace a viré en un conflit, d’ores et déjà inévitable en 1990 : « As communications and data technology continues to change and develop at a pace many times that of society, the inevitable conflicts have begun to occur on the border between Cyberspace and the physical world. »7 Et ce conflit fut d’abord juridique : « What is free speech and what is merely data? What is a free press without paper and ink? What is a "place" in a world without tangible dimensions? How does one protect property which has no physical form and can be infinitely and easily reproduced? Can the history of one's personal business affairs properly belong to someone else? Can anyone morally claim to own knowledge itself? »8. Au fur et à mesure que nous avançons en terre cyber, nous ne cessons de nous trouver toujours plus en prise les uns avec les autres. Nous nous sommes engouffrés dans une suite de problèmes à résoudre : l’intrusion dans des systèmes informatiques, les infractions au droit d’auteur, la violation de la vie privée, le non-respect des données personnelles, la manipulation des élections, les discours de haine, la marchandisation de l’humain, etc. sans pour autant parvenir à en résoudre aucun. Et sans cesse, nous mobilisons de nouveaux instruments juridiques pour faire face à des problèmes toujours plus graves. Ce qui ne fait que renforcer cet antagonisme entre un monde que nous cherchons à tout prix à domestiquer et nos valeurs toujours plus bafouées. Tout cela finit en affrontement : le bien contre le mal, les pirates contre les artistes, les géants contre les individus, les Russes contre la démocratie, les haters contre le reste du monde, la civilisation contre Internet9.
Ibid. Ibid. 9 Pour une généalogie de cet usage sémantique, voir notamment L. Checola et D. Leloup, “L’Internet civilisé”, histoire d’un concept à géométrie variable, Lemonde.fr, 21 janvier 2011. 7 8
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Confronté à l’incompétence des autorités, et voyant ce déluge de répression illégitime s’abattre sur de jeunes adolescents et leur famille, Barlow entre en contact avec un entrepreneur, Mitchell Kapor, créateur de la suite de logiciels Lotus, qui a lui aussi fait l’objet d’enquêtes. Inquiets et soucieux de faire respecter la Constitution face à une administration peu regardante, ils s’allient à des avocats, élargissent le cercle, et donnent naissance en juillet 1990 à l’Electronic Frontier Foundation (EFF). Les médias sont alertés, l’organisation intervient dans des procès et gagne. Un an après la disparition de John Perry Barlow en 2018 et 30 ans après sa création, l’EFF est toujours la plus grande organisation de défense des libertés sur Internet.5
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DOSSIER THEMATIQUE Dans cette spirale infernale, l’enjeu devient pour l’État de soumettre ou de se démettre. Il n’est plus question de prendre le temps de regarder de quoi est fait ce nouveau monde ou ce que nous pouvons en tirer de positif. Sans même nous en rendre compte, nous gâchons les richesses de la terre que nous voulons conquérir. Dans ce combat à la vie à la mort, le droit devient l’arme de celui qui interdit, contraint et surveille plutôt que de celui qui libère et rend prospère. Au jeu de la course aux problèmes et aux solutions, le droit touche à ses limites et l’État finit par s’effacer au profit d’autres au profit d’autres puissances, privées cette fois. Entre leurs mains, l’homme devient marchandise. Bref, à force de mille contraintes et de mille petits affrontements, nous avons fait de ce monde un enfer. Pour sortir de cette spirale nous faisons trois propositions bercées des principes de l’écologie politique, d'humanisme et de respect des principes inhérents à l’environnement dans lequel on se situe. Qu'une chose soit bien claire, il n’est pas question de se placer en donneur de leçons. Bien au contraire. Il s'agit seulement de rendre compte et le plus souvent de rapporter des idées et actions fructueuses et portées par de nombreux autres. Idées et retours d’expérience dont nous pouvons tirer les trois propositions suivantes donc, comme trois choses que nous pourrons garder à l’esprit pour bien vivre à l’heure d’Internet : rechercher la réalisation du bien plutôt que la résolution du mal (I), nous mettre à l'unisson d’Internet et ne pas nous présenter en conquérant (II), tirer parti des données pour mieux servir et non se servir (III). I. Rechercher la réalisation du bien plutôt que la résolution du mal Pour contre-intuitif que cela puisse être, ne peut-on pas se demander si notre rapport à Internet ne nous montre pas que le droit est sous optimal si on ne le destine qu’à la résolution de problèmes ? Le droit n’est-il pas plus efficace lorsqu’on le destine à la poursuite d’objectifs
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E. Pariser, Featured Session: What Does Healthy Technology Look Like?, Sxsw.com, 11 mars 2019. 11 E. Pariser, The Internet Can Make Us Feel Awful. It Doesn't Have to Be That Way, Time.com, 17 janvier 2019. 12 Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, préambule.
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positifs ? Sur la base de cette hypothèse, ne faudrait-il pas renverser notre façon de voir les choses ? Eli Pariser, l’inventeur du concept de la « bulle de filtre », nous invite à sortir de ce qu’il désigne comme une « kludgeocracy » : un état de fait par lequel nous allons de problème en problème sans poursuivre de but positif, mais au contraire en aggravant toujours plus les choses à force de solutions mal ficelées. A la recherche d’une résolution de problèmes comme la désinformation, le harcèlement, la haine, l’interférence électorale, il oppose la poursuite d’objectifs positifs tels que l’éducation, la dignité, la tolérance, l’engagement10. Cela peut sembler naïf. Néanmoins, comme Eli Pariser nous le rappelle11, n’oublions pas que la dignité a été posée en tête de la Déclaration universelle des droits de l’homme comme « le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde »12. N’oublions pas non plus que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pose le « maintien [du] bonheur de tous » comme objectif ultime13. Il n’y aurait donc rien de niais ou de naïf à poursuivre le bonheur et la dignité. Il n’y aurait que la finalité ultime de nos droits fondamentaux et l’horizon vers lequel toute intervention juridique devrait tendre. Ce serait la vocation d’un nouvel âge des Lumières à l’heure numérique, un âge qui replacerait l’humain au centre, en tant que sujet doté de valeurs positives et non comme un objet dépossédé de toute l’attention qu’il donne aux écrans : « What we need now is a new technological-enlightenment – a turn from our behaviorally optimized dark age to an era of online spaces that embrace what makes us truly human. We need online spaces that treat us as the unique, moral beings we are – that treat us, and encourage us to treat one another, with care, respect and dignity. »14 La dignité, le respect, l’attention, l’éducation devraient donc être ou plutôt devraient redevenir notre horizon, le pourquoi de tout intervention 13
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, préambule. 14 E. Pariser, The Internet Can Make Us Feel Awful…, op. cit.
Comment cette conversion se traduirait-elle concrètement en action ? Nick Grossman16 nous fournit plusieurs clefs d’action décisives, fondées sur ce principe clef qu’est l’imprégnation du régulateur par son environnement. En suivant ses recommandations, il nous faudra d’abord « réguler à la manière d’Internet ». II. Se mettre à l'unisson d’Internet et ne pas se présenter en conquérant Pour mieux vivre l’âge cyber, nous devons adopter une approche cohérente et commencer par respecter l’environnement dans lequel nous nous inscrivons. Pour ce faire, il nous faut prêter attention à ce qui compose le cyberespace, à son histoire, non pas pour abandonner nos fondamentaux mais, au contraire, pour en assurer la préservation. Pour reprendre l’expression de François Ost et Michel van de Kerchove, nous devrions chercher à mettre le droit « à l’unisson » de ce « changement social significatif »17 qu’est Internet plutôt que chercher en vain à le soumettre, au prix de notre propre soumission. L’idée selon laquelle nous trouverons des issues positives en usant des caractéristiques propres au
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Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, article 1er. 16 Auteur prolifique sur le thème de la régulation à l’heure d’internet, l’ensemble de ses publications sont disponibles sur le : https://www.nickgrossman.is/archives. 17 M. van de Kerchove et F. Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », 1988, p. 174. 18 D-R. Johnson et D-G. Post, Law and Borders - the Rise of Law in Cyberspace, Stanford Law Review, 1996, vol. 48, p. 1401. Là où nous nous distinguons des auteurs c’est lorsqu’ils considèrent
cyberespace était celle défendue par David Post et David Johnson en 1996 dans leur article fondateur Law and Borders - the Rise of Law in Cyberspace : « The law of any given place must take into account the special characteristics of the space it regulates and the types of persons, places, and things found there »18. Lorsqu’on en vient à la question de l’intervention de l'Etat, cela revient à imposer une méthode. C’est lorsque, pour reprendre l’expression de Nick Grossman : pour réguler à l’heure d’Internet, nous devrons réguler à la manière d’Internet19. Quelles sont les propriétés d’Internet dont nous pouvons nous inspirer pour mieux réguler ? La pensée des « communs » nous fournit un guide utile dans cette recherche. En effet, Internet apparaît comme un « commun ouvert » (A.) dont les propriétés deviennent une référence pour l’action publique, nous encourageant notamment à repenser le positionnement de l’Etat dans la société (B.). A. Internet, un « commun ouvert » La pensée des biens communs opère comme une boussole non seulement pour identifier des propriétés clefs d’Internet, mais aussi pour « construire des réponses collectives »20 et positives. Au lieu d’importer une logique de domination et de soumission dans le monde d’Internet, Internet peut à l’inverse nous aider à mettre en place une autre façon de gouverner, plus en adéquation avec sa nature, à la fois ouverte, multiple et complexe où l’homme pourra s’émanciper et l’Etat trouver sa place. Longtemps, la notion de biens communs a été associée à la tragédie des communs, théorie néfaste et erronée, dont l’issue binaire voudrait que les communs soient laissés au jeu du marché ou administrés par l’Etat. Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009, a remis en cause cette dualité en les deux mondes comme étanches. Or, les propriétés d’Internet deviennent une source d’inspiration possible pour l’ensemble de notre régulation car, c’est un truisme, l’entièreté de notre monde se trouve projetée sur Internet. 19 N. Grossman, White Paper: Regulation, the Internet Way, Harvard.edu, 8 avril 2015. 20 V. Peugeot, Internet est-il un (bien) commun ?, Annales des Mines, coll. « Enjeux numériques », n°4, décembre 2018, p. 17.
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juridique et étatique. En adoptant cette hypothèse, plutôt qu’à résoudre des problèmes à la chaîne, nous devrions employer la plus grande part de nos efforts à poursuivre des objectifs positifs. Cette recherche passerait ensuite par une vision nouvelle de notre recours au droit et un repositionnement de l’Etat. Internet deviendrait un outil d’émancipation « au service de chaque citoyen »15, à condition que nous nous fondions nous-mêmes sur ses richesses et ses qualités. Cela peut sembler paradoxal mais il en va ainsi : Internet est notre environnement désormais, nous devons en reconnaître les principes et les qualités pour les exploiter et tendre vers des horizons plus prospères.
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DOSSIER THEMATIQUE proposant une autre voie : celle de la gouvernance des biens communs21. Les biens communs étudiés par Ostrom répondent à une série de critères. Ils doivent être composés d’une « ressource ou common-pool resources, faisant l’objet de droits distribués – réunis dans le fameux bundle of rights (dont les droits d’accès, de prélèvement, de gestion et d’exclusion) –, entre des membres identifiés de communautés de taille moyenne (une centaine de personnes tout au plus) mettant en place une gouvernance collective assise sur des règles « émergentes » et répondant aux huit design principes cartographiés. »22 Ne serait-ce qu’en raison de leur taille, les communautés et ressources constitutives d’Internet sont probablement à exclure de la catégorie des biens communs étudiés par Ostrom23. Néanmoins, de nombreuses composantes et émanations d’Internet pourraient être rattachées à une autre catégorie de communs, les open access commons étudiés par Yochaï Benkler, bien présents à de nombreux niveaux de la galaxie Internet. Les open access commons répondent aux critères suivants : « The defining characteristic of open access commons, by comparison to property, whether individual or collective, is their utilization of (a) symmetric use privileges for (b) an open, undefined set of users in the general public, rather than (a’) asymmetric exclusive control rights located in the hands of (b’) an individual legal entity or defined group (club) use, and (c) their primary reliance on queuing and some form of governance-based allocation, rather than (c)’ price-cleared models, for congestionclearance and management. » Les standards ouverts, les protocoles constitutifs d’Internet, le Wi-Fi, Wikipédia et les logiciels libres entrent tous dans cette catégorie24. Ils sont probablement parmi les meilleurs exemples de ce que les open access commons peuvent apporter de 21
E. Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1991. 22 J. Rochfeld, Propriété et communs à l’ère numérique : peut-on sanctuariser les données diffuses ?, In N. Alix et al., Vers une République des biens communs, Les liens qui libèrent, 2018, p. 122 23 En ce sens, voir S.Broca, Internet in M. Cornu et al., op. cit., p. 705. 24 Y. Benkler, Open Access and Information Commons, in F. Parisi (dir.), Oxford Handbook of Law and Economics: Private
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bon. Ils sont les figures de proue et les fondations de cette évolution vers la « décentralisation de l’innovation » : « A shift from asymmetric exclusive rights to symmetric use privileges underwrote a decentralization of innovation, creativity, production and exchange, and thereby permitted greater experimentation and diversity. »25 Dans les termes de Lawrence Lessig, c’est le principe dit « de bout-en-bout », structurellement lié à Internet qui rend l’innovation sans permission possible : « the end-to-end principle renders the Internet an innovation commons, where innovators can develop and deploy new applications or content without the permission of anyone else. »26 Pour lui, il s’agit désormais de le défendre en droit. C’est la base de la défense de la neutralité du net, ce principe selon lequel les fournisseurs d’accès à Internet ne peuvent agir comme des péages à l’innovation en discriminant ou en choisissant les contenus et services que les utilisateurs d’Internet peuvent partager. En France, Sébastien Soriano, président de l’Arcep, le régulateur des télécoms, s’inscrit dans ce sillage en défendant une action régulatrice visant à redécentraliser Internet. Si l'on souhaite défendre l’Internet ouvert et l'innovation sans permission, il faut aller plus loin que la neutralité du net dont l’Arcep est la gardienne. Il faut déployer une gamme d’outils qui nous permettront de lutter contre les effets de réseaux, l’accumulation de données et les barrières à l’entrée de plus en plus hautes dont bénéficient les géants du numérique. Pour être pertinents, ces nouveaux remèdes identifiés par Sébastien Soriano ne pourront pas être fondés sur une centralisation de la prise de décision, ils devront placer l’Etat dans une position nouvelle, une position libératrice, à l’action décentralisatrice. 27
and Commercial Law, Oxford University Press, 2016, disponible sur le Benkler.org, p. 1. 25 Y. Benkler, op cit., p. 7. 26 L. Lessig, The Future of Ideas, Random House, New York, 2001, p. 40. 27 S. Soriano, Big Tech Regulation. Empowering the many by regulating a few, Medium.com, 4 avril 2019.
Les remèdes à la domination de l’espace numérique par quelques puissances commerciales devront « chercher des options qui font intervenir la puissance publique, non pour décider à la place des Big Tech, mais pour rendre le pouvoir à la multitude des innovateurs et des citoyens. Car on ne régulera pas une technologie décentralisée avec une pensée centralisatrice. » 28 Concrètement, les remèdes avancés par Sébastien Soriano sont au nombre de cinq et visent les entreprises les plus puissantes. Tout d’abord, le droit de la concurrence pourrait être enrichi d’obligations pour les entreprises dominantes ainsi que d’un contrôle des concentrations permettant de lutter contre les acquisitions portant atteinte à l’innovation. Ensuite, un dispositif de régulation systémique des acteurs puissants pourrait être créé à la manière de ce qui existe en régulation financière. Puis, dans le prolongement de la neutralité du net, il pourrait être instauré un principe de neutralité des terminaux29. Aussi des mécanismes de partage des données pourraient être mis en place. Et, enfin, un droit à l’interconnexion avec les Big Tech pourrait être développé. Ce qui induirait la mise en place de mécanismes d’interopérabilité et de portabilité.30 Ces propositions trouvent actuellement des expressions voisines dans divers rapports provenant notamment des institutions européennes31, du Royaume-Uni32, des Etats-Unis33 et d’Australie34. Il est donc possible que dans un avenir proche une forme de régulation économique globale d’Internet traite du problème de la centralisation du net.
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Ibid. Cela inclut les smartphones, enceintes, voitures connectées et autres appareils nous permettant d’accéder à Internet ainsi que leur système d’exploitation et magasin d’applications associés. 30 Ibid. 31 J.Crémer, Competition policy for the digital era, Ec.europa.eu, mars 2019. 32 Digital Competition Expert Panel, Unlocking digital competition, Gov.uk, 13 mars 2019. 33 Committee for the Study of Digital Platforms, Report, Chicagobooth.edu, 15 mai 2019. 34 ACCC, Digital platforms inquiry, Accc.gov.au, 10 décembre 2018. 29
L’ouverture et l’éclatement sont des caractéristiques essentielles, bien que contrariées, de l’environnement dans lequel tout un chacun plonge lorsqu’il va sur Internet. L’action régulatrice doit préserver et développer cette logique d’ouverture, de décentralisation et de contribution collective pour être proprement efficace et atteindre des objectifs vertueux. Cela exige tant l’édiction de normes nouvelles qu’un repositionnement de l’Etat. Pour l’Etat, réguler à la manière d’Internet signifie prendre modèle sur la structure d’Internet.35 Concrètement, cela revient à accepter que les solutions seront composites et émaneront de multiples entités émergeant librement dans un espace sans bordure. Ce qui signifie que ni l’Etat, ni les entreprises, ni la société civile n’ont à eux seuls la solution. Yochaï Benkler le dit clairement : « On doit se fonder sur les trois dimensions : l'Etat, le marché, et les communs. »36 Cela vaut d'autant plus que la logique des communs est intrinsèquement liée à un modèle institutionnel polycentrique. Dans les travaux d’Elinor Ostrom, l’optimisation de la gestion des communs dépend d'une telle forme de gouvernance. En témoigne le titre de sa leçon de réception du Nobel : « Beyond Markets and States : Polycentric Governance of Complex Economic Systems »37. En référence à ses propres travaux des années 60, les systèmes polycentriques y sont définis comme des systèmes composés de « many centers of decision making that are formally independent of each other »38 interagissant soit pour coopérer, soit par concurrence, soit pour régler des différends. Certaines autorités publiques ont intégré cette vision dans leur mode de fonctionnement, à l’instar de l’Arcep qui, depuis 2015, a fait des biens communs 35
En littérature, Pierre Ducrozet utilise l’image du rhizome pour décrire cette architecture, in P.Ducrozet, op. cit, p. 183. 36 G.Ledit, À l’ère post-Snowden, on ne peut plus se voiler la face, Usbeketrica.com, 11 septembre 2018. 37 Leçon donnée le 8 décembre 2009 disponible sur le Nobelprize.org. 38 E.Ostrom, Beyond Markets and States: Polycentric Governance of Complex Economic Systems, Nobelprize.org, 8 décembre 2009, p. 411.
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B. Resituer l’Etat dans un environnement décentralisé
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DOSSIER THEMATIQUE le mot d’ordre de son action. Cette orientation n’est pas le fruit du hasard. En tant que gardienne de l’Internet ouvert en France, l’Arcep doit veiller à la neutralité du net, c’est-à-dire faire en sorte que l’accès à Internet demeure ouvert et non discriminatoire et ce afin qu’Internet demeure luimême une ressource ouverte et partagée par tous. Mais cette vision s’étend au-delà de la seule neutralité du net pour imprégner l’ensemble de l'action de l'autorité, et ce afin que « les réseaux d’échanges se développent comme des biens communs »39. Pour y parvenir, l’autorité emprunte une démarche imprégnée de la philosophie des biens communs, visant à libérer les forces de la société et mettre en capacité d’agir une myriade d’acteurs. Tout en continuant de satisfaire leurs finalités propres, entreprises et citoyens peuvent contribuer à la réalisation d’objectifs d’intérêt général, notamment en matière de mesure de la qualité de service de l’accès à internet. Dans la lignée de la thèse de Nick Grossman, réguler à la manière d’Internet induit aussi de se fonder sur une logique d’accès ouvert et de partage, d’exploiter les données afin de mieux orienter son action ou encore d’exiger une forme de reddition des comptes élevée.40 Concrètement, à l’Arcep cette démarche se traduit par de nombreuses actions destinées à assurer le meilleur développement des réseaux, infrastructures de base d’Internet, dont un axe de travail programmatique : la régulation par la donnée. III. Tirer parti des données pour mieux servir et non se servir Une chose que nous devons accepter est qu’en entrant dans le monde virtuel nous nous sommes transformés en données : « Coming into the Virtual World, we inhabit Information. Indeed, we become Information. Thought is embodied and the Flesh is made Word. It's weird as hell. »41 Mais c’est ainsi. C’est notre monde et l’Etat doit l’épouser en tirant toutes les forces de la donnée, devenue ressource première. Ainsi en suivant
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Arcep, Le manifeste de l’Arcep, Arcep.fr. N. Grossman, Regulating with data, Nickgrossman.is, 21 juin 2016. 41 J.P. Barlow, Crime and puzzlement, op. cit. 40
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une autre recommandation de Nick Grossman, nous pourrions « réguler avec la donnée »42. Des initiatives publiques (A) et privées (B) vont déjà en ce sens. Cependant, nous devons aller plus loin, notamment en explorant la piste des données d’intérêt général (C). En allant toujours plus avant dans la direction de l’accès aux données – laquelle mêle les principes d’ouverture et de partage d’Internet avec son composant essentiel, les données – nous aurons toutes les chances de parvenir à des résultats vertueux. A. Illustrations émanant d’autorités publiques Afin de s’adapter à un environnement technologique mouvant, diverses autorités administratives ont développé une forme de régulation par la donnée complétant les outils traditionnels du régulateur. Cette approche appelle un changement de culture au sein de l’Etat. Il s’agit de reconnaître que l’Etat n’a pas le monopole de l’intérêt général. Au lieu de prescrire aux acteurs économiques un certain comportement, il s’agit de créer un puissant réseau d’informations et d’incitations tout en renforçant la capacité d’agir de l’ensemble des parties prenantes, régulateurs, entreprises, citoyens. Chacun peut prendre sa part à la réalisation du bien commun. Le cas de l’Arcep fournit une illustration utile. Le programme de régulation par la donnée de l’Arcep a été initié en 2015. Il vise à collecter, traiter et publier des données recueillies auprès des utilisateurs comme des opérateurs. L’objectif poursuivi est de créer, en plus du dispositif de régulation classique, une « architecture de choix »43 propice à la satisfaction des utilisateurs et à la réalisation d’objectifs tels que la couverture en réseaux mobiles du territoire. Les outils de cartographie comme monreseaumobile.fr sont une illustration du service finalement mis à disposition des collectivités, entreprises et consommateurs. En complément, la mise à disposition des données traitées par l'Arcep en open data permet d’assurer leur pleine exploitation par l’ensemble des personnes intéressées. De la sorte, la régulation par 42
N. Grossman, Regulating with data, Nickgrossman.is, 21 juin 2016. 43 Selon la terminologie du prix Nobel d’économie Richard Thaler.
En outre, la régulation par la donnée permet au régulateur d’agir en tant que superviseur de l’activité des opérateurs et les met en situation de responsabilité. Dans cette perspective, l’Arcep a aussi mis en place une plateforme de signalement en ligne « J’alerte l’Arcep ». Cet outil permet à l’utilisateur de recevoir l’information la plus appropriée pour remédier à sa situation tout en fournissant au régulateur les informations les plus pertinentes pour mieux orienter sa régulation. Réguler avec la donnée et à la manière d’Internet ne signifie pas que l’Etat doive se reposer sur des actions souples et molles. Il doit notamment disposer des pouvoirs de sanction et de collecte d’informations nécessaires à la surveillance du marché et à l’exercice d’une régulation par la donnée. Ce qui n’a rien d’innocent. En témoigne un épisode récent dans un tout autre domaine, la lutte contre la haine en ligne. En 2019, une mission composée d’agents publics a été formée pour étudier les moyens mis en place par Facebook pour lutter contre les contenus haineux. Une des recommandations du rapport produit en mai 2019 par ladite mission est la nécessité de pouvoir accéder aux informations détenues par les réseaux sociaux afin de mieux mesurer les pratiques, identifier les problèmes et trouver les solutions les plus opportunes. Les gouvernements ne seraient pas les seuls destinataires de ces données, des chercheurs et associations pourraient aussi les mettre à profit, par exemple en travaillant sur l’amélioration des algorithmes utilisés par les réseaux sociaux. Pour la mission, l’autorité compétente « devrait être dotée de larges pouvoirs d’accès à l’information détenue par les plateformes, via la possibilité d’utiliser des identités d’emprunt et d’imposer des accès privilégiés aux algorithmes pour vérifier la sincérité de la description publiée par le réseau social. Elle ne pourrait se voir opposer le secret des 44
Mission « Régulation des réseaux sociaux – Expérimentation Facebook », Créer un cadre français de responsabilisation des réseaux sociaux : agir en France avec une ambition européenne, mai 2019.
affaires ni la protection des données personnelles, sans préjudice de son obligation de protéger les données qu’elle requiert conformément au RGPD et aux lois sur les secrets commerciaux. »44 Une réaction immédiate de Facebook a été de rappeler la nécessité de circonscrire ce pouvoir.45 La mise en garde est normale, un tel pouvoir de collecte ne saurait exister que dans le pur respect du principe de proportionnalité. Rappelons-nous néanmoins de l’attaque portée par des opérateurs télécoms américains devant le Conseil d’Etat contre les pouvoirs de collecte de données de l’Arcep émanant de la transposition du paquet télécom de 2009. Ce pouvoir de collecte sur les données d’interconnexion des opérateurs était un premier acte de la régulation de la neutralité du net en Europe. Sa seule existence revêtait une dimension suffisamment stratégique pour que ces deux acteurs mondiaux l'attaquent devant le Conseil d’Etat.46 L'extension des pouvoirs de collecte de données ne sera pas simple. Pourtant, de nombreuses initiatives nous montrent les bienfaits de la mise en partage des données que nous générons. Elles permettent de mettre la multitude en capacité d'agir de manière positive comme en témoignent de nombreuses initiatives privées. B. Illustrations émanant d’initiatives privées Des initiatives récentes, portées non pas par des Etats mais par des organismes privés, appuient cette thèse. On pense d’abord à Open Food Facts qui répertorie la composition de la presque totalité des produits alimentaires que nous consommons. Cette initiative est exemplaire : à partir de la contribution d’une poignée de bénévoles puis de la multitude et de la diffusion généralisée de données, le marché est orienté par la volonté des consommateurs et la nécessaire réaction des entreprises vers des produits plus respectueux de la santé et, pour l’avenir, de l’environnement. Et ce d’autant plus que, sur la base du travail de collecte et de mise à disposition d’informations, Open Food Facts permet à d’autres 45
M. Untersinger et A. Piquard, Régulation des contenus haineux sur les réseaux sociaux : les réponses de Zuckerberg à Macron, LeMonde.fr, 13 mai 2019. 46 Conseil d’Etat, 2/7 SSR, AT&T et Verizon, 10 juillet 2013, n° 360397.
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la donnée renforce le pouvoir de la collectivité et la met en capacité d’agir.
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DOSSIER THEMATIQUE initiatives d’émerger, telles que Yuka qui a développé ses propres services à partir des données mises à disposition. Par de telles initiatives, nous assistons bien à un renversement : au lieu d’agir par l’édiction de normes imposées à des acteurs économiques sanctionnés en cas de manquement, les utilisateurs sont mis en capacité d’agir pour atteindre un but positif. Cette logique est transposable à bien d’autres sujets, comme par exemple celui de la protection environnementale dans la mode vestimentaire47. Une autre démarche, en matière de lutte contre la haine en ligne cette fois, illustre combien l’exploitation de données pourrait nous aider à mieux vivre ensemble, dans la dignité et le respect de l’autre, à la fois en ligne et hors ligne. Cette démarche est celle portée par l’organisation Moonshot CVE établie à Londres et active dans le monde entier. En collectant des données auprès de plateformes tels que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, cette organisation parvient à identifier les publics à l'origine ou faisant l’objet de discours de haine. A contrepied des approches visant à supprimer les contenus et à sanctionner, Moonshot mise sur l'exploitation de la donnée pour mettre en relation les acteurs sociaux avec les publics à risque. Ainsi des personnes isolées et en souffrance peuvent être épaulées et prises en charge. Plutôt que de sanctionner des entreprises économiques pour ne pas avoir censuré des contenus, des personnes sont mises en relation et dialoguent pour aller mieux. Car, après tout, « How can you guess what lies in their hearts when you can't see their eyes »48.
C’est finalement l’idée qui sous-tend la réflexion sur les données d’intérêt général. C. L'ouverture des données d’intérêt général Les données exploitées par la vaste gamme de services en ligne auxquels nous recourons, sciemment ou non, sont d’une certaine manière le fruit de nos existences. Elles ont une valeur considérable. De ce fait, et sans renier le travail de ceux qui les traitent, les font exister et les valorisent, une partie de ces données ne pourraient-elles pas être employées plus largement à servir des finalités d’intérêt général ? Ces finalités pourraient être la protection de l’environnement, la santé, l’éducation, la recherche ou plus généralement une action publique plus pertinente.
De manière générale, pensons à tout ce que nous pourrions faire à partir des données générées par les principaux services que nous exploitons en ligne. Nous pouvons conduire des politiques publiques bien plus pertinentes en nous fondant par exemple sur les données des moteurs de recherche. C’est une
En France, la réflexion sur les données d’intérêt général est essentiellement conduite par Laurent Cytermann, membre du Conseil d'État, et a pris un tour tout à fait tangible avec la constitution d’une mission et la production d’un rapport en 2015 sur les données d’intérêt général51. Puis, la loi pour une République numérique a permis à la France de faire un premier pas en droit positif avec l’ouverture au public des données générées lors de l’exécution de délégations de services publics et de l’utilisation de subventions ainsi que des données d’entreprises transmises à des fins de statistiques.52
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Voir par exemple l’initiative Clothparency.com. J-P. Barlow, Crime and puzzlement, op. cit. 49 S. Stephens-Davidowitz, Everybody Lies: What the Internet Can Tell Us About Who We Really Are, Bloomsbury, 2017. 50 De nombreuses initiatives sont à relever en ce sens, comme celles de la communauté Data for Good ou le projet AI4Good. 48
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des portées du travail réalisé par Seth StephensDavidowitz, auteur de l’ouvrage Everybody Lies49. A partir de données extraites de Google Search et d'autres sites, l’auteur arrive à identifier des maux de notre société avec une plus grande finesse que par le biais de sondages et avec une précision suffisante pour mieux orienter l’action publique. Les exemples de la lutte contre le suicide, la haine ou d'autres maux diffus dans la société sont particulièrement parlants. Ainsi les données collectées par les plateformes ne seraient pas destinées qu’à soutirer notre attention ou à nous vendre des services, mais aussi à rendre le monde réel un peu meilleur50.
L. Cytermann et al., Rapport relatif aux données d’intérêt général, septembre 2015. 52 Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, articles 17 et s.
Très certainement, il faudra avancer sur ce sujet avec mesure et bien identifier les régimes applicables selon les finalités poursuivies, notamment selon qu’il s’agit de données ayant vocation à être partagées avec des autorités publiques ou avec des entités privées. Un des obstacles fréquemment rencontrés est naturellement celui des entreprises qui ne veulent pas se déposséder d’une richesse qui, à leurs yeux, leur appartient, surtout lorsqu’il s'agit de les voir tomber dans les mains de concurrents existants ou potentiels. Au-delà de la préoccupation concurrentielle, l’idée qu'il existe une forme de propriété des entreprises sur les données qu’elles détiennent est en effet latente dans ce débat. Pour résoudre ce problème, nous pourrions une nouvelle fois nous inspirer de la réflexion menée sur les biens communs et tout particulièrement des travaux d’Elinor Ostrom sur « le faisceau de droits » (bundle of rights).
Tel que Fabienne Orsi le rapporte, la démarche d’Ostrom « s’inspire du travail antérieur de John Commons pour conceptualiser les systèmes de propriété comme contenant des faisceaux de droits plutôt qu’un droit unique »55. Ce travail a abouti à une « décomposition de la propriété en cinq faisceaux de droits indépendants », à savoir « le droit d’accès, le droit de prélèvement, le droit de gestion, le droit d’exclure, le droit d’aliéner ». Ensuite, « quatre types de détenteurs de droits de propriété sont caractérisés » selon qu’ils disposent de droits d’accès et de prélèvement (1er type) ou que s’y ajoutent des droits de gestion (2e type), un droit d’exclusion (3e type) et enfin un droit d’aliénation (4e type, celui du propriétaire)56. Jouer sur ces différentes formes d’accès et de contrôle des données laisse entrevoir une large gamme de possibilités pour nous réapproprier notre monde, et notamment nous réapproprier collectivement les données générées par nos faits et gestes quotidiens. Grâce à la théorie des biens communs, cela pourrait se faire en dépassant les schismes classiques, selon des modalités plus adaptées à l’environnement immatériel et dans la poursuite de l’intérêt général. Ce serait là une réponse possible à l’une des premières interrogations de John Perry Barlow autour de notre rapport à la propriété. Une réponse qui aurait pour immense avantage de se fonder sur les richesses d’un monde qui ne serait plus un monde à conquérir, mais un monde dont les richesses nous permettraient de nous épanouir.
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Commission européenne, Commission appoints Expert Group on Business-to-Government Data Sharing, Ec.europa.eu, 22 novembre 2018. 54 Projet de loi d’orientation des mobilités assurant notamment la transposition du Règlement délégué 2017/1926 de la Commission du 31 mai 2017 relatif à la mise à disposition, dans
l'ensemble de l'Union, de services d'informations sur les déplacements multimodaux 55 F. Orsi, E. Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune, Revue de la régulation, n° 14, automne 2013, pp. 13 et s. 56 Id., p. 15.
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Désormais, la réflexion se poursuit tant au niveau national qu’au niveau européen. Au niveau européen, on notera notamment la constitution d’un groupe d’expert sur le partage avec les autorités publiques de données privées53. Au niveau national, les Etats généraux sur les nouvelles régulations du numérique, conduits depuis la fin 2018, d’abord entre administrations puis avec le public, ont dédié une partie de leurs travaux aux données d’intérêt général. Et des projets de loi en cours de discussion avancent sur le sujet en matière de transport notamment avec la transposition d’un règlement européen de 201754.
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DOSSIER THEMATIQUE
Repenser le contrat à l’ère numérique
JULIE KLEIN Professeur de Droit à l’université de Rouen
Ubérisation, Plateformisation, Blockchain, Cryptomonnaie, Crowdfunding, Smart contrat, Economie collaborative…, autant de néologismes, désormais presque familiers, qui témoignent d’un bouleversement considérable de notre environnement contractuel. Si la révolution est avant tout technologique, économique et sociale, elle conduit aussi, très largement, à ébranler nos certitudes juridiques et, au fond, à bousculer le droit en profondeur. C’est la disruption étendue au système juridique. Qu’il s’agisse des catégories juridiques, du jeu des règles d’ordre public, ou encore des règles de forme les plus classiques, ce sont les piliers de notre droit des contrats qui sont ici attaqués. Rétives à leur réception par un ordre juridique façonné en un autre temps, les nouvelles formes d’organisation sociale qu’implique l’économie collaborative semblent même chercher à s’affranchir du droit, jusqu’à proposer un ordre normatif concurrent : Code is law a-t-on pu affirmer1. Ce sont également les métiers du droit qui sont en cause. Comment pourrait-il en être autrement, alors que l’ubérisation pénètre la plupart des secteurs de notre économie. Au surplus, la technologie se joint au mouvement, en affectant les processus mêmes sur lesquels reposent les exercices professionnels des 1
L’expression, tirée d’un fameux article de Lawrence Lessig publié en 2000, est devenue classique. 2 Sur la question, v. not. B. Bossu, L’impact du numérique sur les frontières du salariat, BJT oct. 2018, p. 134 ; Cass. soc., 28 novembre 2018, RDT 2018, p. 812, avis C. Courcol-Boucard et note Th. Pasquier, requalifiant les livreurs à vélo travaillant pour la Plateforme Take It Easy de salariés ; v. ég. l’art. 20 du projet de loi LOM qui prévoit que les plateformes peuvent établir une
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métiers du droit. Dans cette redistribution des cartes, quel avenir pour le notariat alors que la Blockchain entend rendre désuète la figure du tiers de confiance ? Quelle place pour l’avocat quand les legaltech permettent d’automatiser une grande partie des taches qui leur incombaient ? Quel rôle pour le juge, demain, lorsque la justice prédictive se sera imposée ? Le bouleversement à l’œuvre oblige aussi les différentes branches du droit à s’adapter aux nouvelles pratiques. Les questions soulevées, aussi multiples que fondamentales, sont désormais bien connues : quelle est la pertinence d’un droit du travail qui trace les frontières du salariat à partir de la notion de lien de subordination ? Pour offrir une protection minimale à la main d’œuvre qui se met au service des plateformes sous l’hasardeux statut d’auto-entrepreneur, faut-il élargir la conception de la subordination pour y intégrer la dépendance économique ; différemment, faut-il créer un statut protecteur du travailleur indépendant en dehors du contrat de travail2 ? Le développement des cryptomonnaies perturbe nos classifications du droit des biens : peut-il exister un droit de propriété sur les cryptomonnaies3 ? Sont-elles même juridiquement des monnaies ? Ou encore, comment concilier la
charte « déterminant les conditions et modalités d’exercice de (leur) responsabilité sociale ». 3 Ph. Théry, La propriété monétaire numérique : les bitcoins, in Le droit civil à l’ère numérique, JCP déc. 2017, p. 40 s.
Face aux interrogations soulevées par cette nouvelle donne, et parce qu’il n’est pas d’autre solution que de faire avec, la tendance dominante est à la régulation sectorielle. Réflexe d’un droit qui voit des intrus gagner en importance au risque d’une remise en question des règles traditionnelles. Dans cette tentative de domestication de pratiques qui leur échappent, les acteurs du système juridique se trouvent toutefois face à la dialectique du droit commun et du droit spécial : faut-il renouveler les concepts juridiques existants, pour leur permettre d’accueillir et donc de régir les nouvelles pratiques, ou multiplier les règles spéciales en sauvant - pour combien de temps ? -, les règles de droit commun ? Conservatisme et manque de maîtrise face à la nouveauté, justifient que le droit spécial fasse figure, pour l’heure, de recours privilégié. Les réglementations particulières se succèdent : loi Croissance du 6 aout 2015 et loi n° 2016-1321 pour une République numérique du 7 octobre 2016, suivies d’un décret n° 2017-1434 du 29 septembre 2017 venant définir et réglementer les plateformes en lignes ; Ordonnance n° 2014-559 du 30 mai 2014 complété par un décret du 28 octobre 2016 et une position-recommandation n° DOC-2018-02 de l’AMF encadrant le financement participatif ; réglementation des ICO par la Loi Pacte, etc. Un tel recours au droit spécial témoigne d’une difficulté à appréhender le bouleversement autrement que par des retouches ponctuelles, là où la mutation à l’œuvre traverse pourtant, c’est déjà une évidence, l’ensemble 4
V. D. Legeais, Ubérisation » du crédit : la réglementation du crowdfunding, Dalloz IP/IT 2017 p. 148 ; M. Chaaben, Le financement participatif (crowdfunding) quatre ans après l’adoption de l’ordonnance n° 2014-559 du 30 mai 2014, RDBF 2018, n° 4, 13 ; A.-V. Le Fur, L’appréhension du crowdfunding par le droit des contrats, in Le droit civil à l’ère numérique, JCP déc. 2017, p. 14 s. 5 G. Loiseau, Le contrat électronique, l’indigent de la réforme du droit des contrats, Contr. comm. electr. 2016, Etude 15. L’initiative viendra peut-être du droit européen : v. la proposition de directives du 9 décembre 2015 relatives aux garanties applicables en matière de contrat de fourniture de contenu numérique et en matière de vente en ligne de meubles corporels, mais qui renvoie dudit contrat une image discutable et
des branches du droit, et justifierait une adaptation de fond des notions et des catégories juridiques. Une telle méthode législative, par retouches disparates, explique que le droit commun des contrats ne soit pas encore entré dans l’ère numérique. Le sort réservé aux contrats conclus par la voie électronique en témoigne d’ailleurs. Leur réception s’est réalisée par l’assimilation progressive de l’écrit électronique à un acte sous seing privé, sous l’égide d’un principe d’équivalence. Mais la notion d’écrit n’a jamais été reconstruite dans son ensemble, y compris après la réforme du droit des contrats opérée par l’Ordonnance du 10 février 2016, au point que l’on a pu présenter le contrat électronique comme « l’indigent » de la réforme5. Au-delà, le nouveau droit des contrats est étrangement muet sur les enjeux de l’ère numérique6, et certaines de ses innovations apparaissent inaptes à saisir la spécificité des contrats de l’économie collaborative7. Au demeurant, il suffit de voir combien la doctrine ne s’est pas intéressée à la matière pour s’en persuader : autant les incidences des nouvelles pratiques sur le droit du travail, de la concurrence, bancaire, financier ou même de la responsabilité sont désormais bien identifiées, autant leur impact sur le droit des contrats reste encore dans l’ombre8. Pourtant, il est temps de travailler la matière contractuelle pour la mettre au diapason d’une époque qui ne peut lui échapper et dont elle subit déjà les évolutions. L’émergence de pratiques nouvelles est un facteur de perturbation du droit commun des contrats, jusqu’à affecter la notion même de contrat. Deux causes de déstabilisation peuvent être identifiées à partir desquelles il conviendra de faire évoluer nos dépassée d’une relation bipartite entre un fournisseur et un client consommateur : J. Sénéchal, Le retour du droit européen des contrats par le numérique… et par l’harmonisation totale, Revue de l’Union européenne 2017, P. 485. 6 Sur la question, v. not. G. Hass, S. Astier, P. Benelli, L’impact de la réforme du droit des obligations sur les contrats « digitaux », Revue des juristes de Sciences Po n° 13, Mars 2017, 7. 7 V. not. infra sur la définition du contrat d’adhésion. 8 V. toutefois, N. Mathey, L’ubérisation et le droit des contrats : l’immixtion des plateformes dans la relation contractuelle, in Le droit civil à l’ère numérique, JCP déc. 2017, p. 9 s.
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vogue du crowdfunding et de ses dérivés – crowdlanding etc. - avec les principes directeurs du droit bancaire et financier, au premier rang desquels le monopole bancaire4 ? L’éventail des difficultés juridiques s’étend chaque jour davantage.
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DOSSIER THEMATIQUE règles et solutions. La révolution tient d’abord au bouleversement des modèles économiques permis par le numérique, avec le développement d’une économie collaborative qui promeut un modèle contractuel très éloigné du modèle classique du Code civil (I). Elle tient ensuite au développement de l’intelligence artificielle et aux perspectives nouvelles qu’elle fait naître pour demain (II). I. Aujourd’hui : économie collaborative et contrats L’organisation des contrats à partir de plateformes numériques conduit à bouleverser deux des summa divisio structurantes de la matière contractuelle. La présence même d’une plateforme qui vient mettre en place et gérer le contrat brouille les frontières entre les notions de partie et de tiers au contrat. C’est une évidence, dont il faut mesurer les effets. Mais il y a plus : l’économie collaborative met en cause notre représentation moderne d’un contrat dont les règles varient selon les qualités de professionnels et de consommateurs et révèle l’inadaptation de la distinction du professionnel et du consommateur qui dirige l’ensemble de la politique juridique contractuelle. Aussi, faut-il repenser tant le rayonnement du lien contractuel (A) que la protection des contractants (B). A. Repenser le rayonnement du lien contractuel : le dépassement des qualités de tiers et partie au contrat Trait caractéristique des relations contractuelles qui unissent ses utilisateurs à la plateforme9, le caractère tripartite de la relation vient rompre avec le schéma classique d’un contrat pensé à partir d’une relation bipartite : Plateforme, Prestataire et Client sont ici les trois acteurs de la relation contractuelle. Celle-ci se traduit alors par une addition de contrats unissant entre eux successivement la plateforme au prestataire, la plateforme au client, et le prestataire et le client. Le prestataire et le client ne sont plus les seuls acteurs de leur contrat. La plateforme en est l’actrice première, au point, selon les cas, d’en être la rédactrice, d’en imposer le contenu et d’en surveiller l’exécution. Pour autant, 9
On identifie classiquement cinq types de plateforme : les plateformes de créations de biens communs, les plateformes de partage de frais ; les plateformes d’économie contributive ; les plateformes de courtage ; les plateformes-activité. 10. V. par ex. : art. 9 de CGU d’Airbnb ; art. 7.3 des CGU de OuiCar.
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éminence grise, elle cherche généralement, dans ses conditions générales, à rester étrangère au lien qui se noue entre les utilisateurs en insistant sur sa qualité de tiers10. Son rôle est alors, selon des analyses qui raisonnent dans les schémas classiques, celui d’un courtier, d’un commissionnaire ou d’un mandataire des utilisateurs11. Cette tentation de rattacher la prestation fournie par les plateformes aux catégories juridiques existantes ne rend qu’imparfaitement compte de la spécificité de leur rôle, qui se manifeste par une emprise, souvent absolue, sur l’ensemble des relations contractuelles : les utilisateurs, seules « parties » à un contrat qui se noue entre eux, n’ont en réalité aucune influence sur son contenu: nul ne peut négocier le prix de son Uber, discuter les clauses de responsabilité imposées par Airbnb, etc. S’ils sont bien ceux qui consentent au contrat, les utilisateurs n’en sont pas les artisans : c’est un « tiers » au contrat qui en a la maîtrise. Cette figure contractuelle atypique s’accorde mal avec un droit des contrats conçu en considération d’un modèle contractuel bipartite. Deux exemples permettent de s’en convaincre. Le premier a trait à l’application du nouvel article 1171 du Code civil, introduit par la réforme du droit des contrats en 2016, aux termes duquel « dans un contrat d’adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite ». Le champ d’application de l’article est en effet limité au contrat d’adhésion, défini comme « celui qui comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l’avance par l’une des parties » (art. 1110 c. civ.). Or, s’il n’est pas douteux que le contrat conclu entre deux utilisateurs par l’intermédiaire de la plateforme comprend essentiellement des clauses non négociables, celles-ci ne sont à proprement parler pas
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Sur la question, v. G. Loiseau, Le mystère contractuel des relations triangulaires impliquant une plateforme de mise en relation en ligne, Comm. com.electr., juillet 2016, n° 7-8, comm. 61 : N. Mathey, op. cit.
Faut-il alors considérer qu’on ne se trouve pas en présence d’un contrat d’adhésion ? Le ministère de la Justice semble ne pas le penser. Dans un communiqué de presse publié au lendemain de la réforme, il illustrait l’introduction de la notion de contrat d’adhésion dans le Code civil de la manière suivante : « Cas concret : j’ai loué un appartement pour mes vacances sur Airbnb, et le contrat permet au propriétaire de l’appartement de changer la période de location à n’importe quel moment, sans mon accord et sans indemnité. Grâce à la réforme, je pourrai demander au juge de supprimer cette clause »12. Le contrat conclu par l’intermédiaire d’une plateforme, à l’origine du contenu du contrat, pourrait donc relever de la catégorie des contrats d’adhésion. Une difficulté comparable se retrouve d’ailleurs lorsqu’il est question de suivre la directive d’interprétation posée à l’article 1190 du Code civil selon laquelle le contrat d’adhésion s’interprète « contre celui qui l’a proposé ». Dès lors que le contrat conclu entre deux utilisateurs a été rédigé par la plateforme, contre qui interpréter les stipulations litigieuses ? On le voit, le droit des contrats, articulé autour des notions de tiers et parties, apparaît, sous certains aspects, inapte à saisir la spécificité de l’économie collaborative.
elle inséré dans le Code des transports un article L. 3142-3 au terme duquel « la centrale de réservation est responsable de plein droit, à l’égard du client, de la bonne exécution des obligations résultant du contrat de transport, que ce contrat ait été conclu à distance ou non et que ces obligations soient à exécuter par la centrale elle-même ou par d’autres prestataires de services, sans préjudice du droit de recours de la centrale contre ceux-ci » : la plateforme est tenue pour responsable de la mauvaise exécution du contrat de transport par le prestataire. Sous cet aspect, la décision de la CJUE, amenée à se prononcer sur le statut juridique de la plateforme Uber, illustre parfaitement la nécessité de dépasser, en la matière, l’opposition entre les parties et les tiers. Soulignant « l’influence décisive » de la plateforme sur la relation entre les membres, elle relève que, si en principe une prestation d’intermédiation peut être distincte de l’offre de transport à laquelle elle est associée, lorsque la plateforme exerce une influence déterminante sur les conditions essentielles du service de transport, en sélectionnant les chauffeurs, fixant et collectant le prix, contrôlant la qualité des véhicules et des chauffeurs, la mise en relation fait « partie intégrante d’un service global dont l’élément principal est un service de transport ». Dès lors, l’activité de la plateforme relève du « service dans le domaine des transports »14.
Deuxième exemple : l’exécution défectueuse du contrat. Là encore, les plateformes cherchent à échapper à toute responsabilité en se revendiquant tiers au contrat. Mais les juridictions ne sont pas dupes : elles ont condamné ensemble Airbnb et des locataires peu scrupuleux qui avaient mis leur logement sur la plateforme en violation de clauses de leur contrat de location leur interdisant toute souslocation13. Le législateur a choisi de dépasser la difficulté en soumettant certaines plateformes à un régime de responsabilité spécifique du fait d’autrui. Ainsi la loi n°2016-1920 du 29 décembre 2016 a-t-
Les schémas sur lesquels repose l’économie collaborative obligent alors à élargir la notion d’obligé contractuel. La distinction des notions de parties et de tiers, aussi structurante soit-elle, se prête mal à cette relation à trois. Mais la notion d’ensemble contractuel ne pallie qu’imparfaitement la difficulté. Quoi qu’en dise ses conditions générales, la plateforme n’est jamais un véritable tiers. Parce qu’elle détermine le contenu du contrat, sélectionne les utilisateurs, contrôle l’exécution des prestations, elle ne saurait être traitée comme tel15.
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Communiqué de presse de Jean-Jacques Urvoas, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations 13 TI Paris, 6 février 2018, RG 11-17-000190. 14 CJUE, 20 décembre 2017, aff. c-43415.
Comme on l’a souligné, « Il n’est pas impossible que la dimension originale apportée par ce secteur ne réside pas tant dans l’utilisation de contrats bien connus, que dans l’entremêlement des différents rapports d’obligations qui composent la relation collaborative. La conclusion du contrat
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déterminées par l’une des parties, c’est-à-dire l’un des utilisateurs, mais par la plateforme, c’est-à-dire par un tiers au contrat.
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DOSSIER THEMATIQUE En dépit du « découpage » de l’opération en contrats distincts, il faut admettre et donc construire un modèle tenant compte du fait que l’économie collaborative met en place une relation contractuelle tripartite globale16 dont la plateforme est le pivot et à laquelle chacun participe même si tous ne sont pas créanciers ou débiteurs de chacune des obligations qui en résultent17. B. Repenser la protection des contractants : l’inadéquation des qualifications de professionnel et consommateur Dans les relations bipartites dont le modèle structure le droit classique des contrats, la distinction des professionnels et des consommateurs gouverne l’essentiel de la politique juridique de protection de la partie dite « faible ». Les rapports de pouvoirs s’appréhendent à partir de la qualité du contractant. Cette approche ne permet pas de saisir les rapports qui se nouent au sein de l’économie collaborative. D’abord, ceux-ci reposent sur la mise en relation de demandeurs avec des prestataires le plus souvent nonprofessionnels. Or, l’existence d’un contractant professionnel est une condition d’application du droit de la consommation. Le risque est donc que le client, qui pourrait dès lors être qualifié de consommateur à l’égard de la plateforme mais non à l’égard d’un prestataire non professionnel, se retrouve privé des garanties auxquelles il aurait pu légitimement s’attendre en raison du statut de son cocontractant. Ensuite, la répartition des rôles n’est pas arrêtée : dans les rapports qui se nouent sur une plateforme, les prestataires d’un jour peuvent être les clients du lendemain. Aussi, « l’ambiguïté des statuts des usagers trouble le jeu du droit de la consommation en raison de l’inversion possible des positions et de la relativité des rapports de pouvoir »18. La distinction professionnel / non professionnel devient alors inopérante. avec la plateforme est un préalable indispensable. Ce contrat signé avec la plateforme ne cessera ensuite de rejaillir sur celui qui pourra être conclu avec un fournisseur collaboratif » (A. Fortunato, La relation contractuelle collaborative, RTD Com., 2019, p. 19 s.) 16 Sur une tentative d’analyse globale de cette relation collaborative en elle-même autour de la notion d’ensemble contractuel, v. A. Fortunato, op. cit. ; N. Mathey, op. cit., y voyant une nouvelle forme de « contrat-organisation ».
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Le Conseil d’Etat a ainsi souligné que l’économie collaborative reposait sur l’intervention d’une multitude d’individus, « foule spontanée et non qualifiée de producteurs-fournisseurs-vendeurs de biens et de service qui renouvellent la conception des acteurs traditionnels de l’économie »19. Enfin, et plus fondamentalement, la politique de protection du « client-consommateur » apparaît ici sociologiquement peu pertinente. Les différentes études menées démontrent que le déséquilibre structurel se présente de manière radicalement nouvelle. Il suffit de songer au modèle mis en place par des plateformes de transport ou de livraison de repas pour s’en convaincre : les clients de l’économie collaborative sont souvent socialement et culturellement privilégiés. Leurs rapports avec des prestataires dans des situations beaucoup plus délicates ne relèvent pas du schéma sur lequel repose la logique consumériste. Pour autant, le domaine de l’économie collaborative qui n’est souvent collaborative qu’en apparence20 ne saurait ignorer la protection de ses utilisateurs. Le droit de la consommation n’apparaissant pas plus apte que le droit du travail à les protéger, il convient de remettre à plat ici l’ensemble de la politique juridique de protection des contractants : quels usagers doivent être protégés ? ; à l’égard de qui ? ; comment ? Là encore, dans la relation tripartite qui se noue, la plateforme est amenée à jouer un rôle essentiel dans la mise en œuvre de cette politique : c’est souvent à l’égard de la plateforme elle-même et non des autres usagers que le besoin de protection des prestataires comme des clients se fait sentir. Le législateur a certes amorcé un renforcement des obligations de loyauté, de transparence et d’information à la charge des plateformes, mais en
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La distinction, désormais classique, de la force obligatoire et du contenu obligationnel du contrat pourrait ici trouver une application nouvelle : v. P. Ancel, Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat, RTD Civ. 1999, p. 771 s. 18 N. Mathey, op. cit. 19 Etude annuelle 2017 du Conseil d’Etat - Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’"ubérisation", p. 15 20 N. Mathey, op. cit.
II. Demain : intelligence artificielle et contrats Le développement de l’Intelligence artificielle et des méthodes de deep learning est à la base du modèle économique des legaltechs, et du développement des blockchains. Ce développement a des répercussions directes sur la matière contractuelle et invite à s’interroger sur son avenir. Deux perspectives se dessinent alors : celle de la standardisation (A) et de l’automatisation (B) des contrats. A. La standardisation Les legaltechs ont des ambitions considérables au cœur desquelles se trouve le conflit et ses modes de résolution23. On connaît à ce titre les débats que suscite le risque – ou le fantasme – d’une justice prédictive déshumanisée comme les craintes qu’elles font peser sur l’avenir du métier d’avocat24. Mais ses effets se font aussi sentir sur l’élaboration des contrats. De nombreuses legatechs se sont en effet spécialisées dans la génération automatique d’actes juridiques adaptés aux besoins du client25. Dans le 21
L’article L. 111-7 issue de la Loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 du Code de la consommation impose à tout opérateur de plateforme en ligne de délivrer au consommateur une « information loyale, claire et transparente sur : 1° Les conditions générales d’utilisation du service d’intermédiation qu’il propose et sur les modalités de référencement, de classement et de déréférencement des contenus, des biens ou des services auxquels ce service permet d’accéder ; 2° L’existence d’une relation contractuelle, d’un lien capitalistique ou d’une rémunération à son profit, dès lors qu’ils influencent le classement ou le référencement des contenus, des biens ou des services proposés ou mis en ligne ; 3° La qualité de l’annonceur et les droits et obligations des parties en matière civile et fiscale, lorsque des consommateurs sont mis en relation avec des professionnels ou des non-professionnels ». L’article L111-7-1 du Code de la consommation ajoute qu’il revient aux plateformes d’élaborer et de diffuser aux consommateurs des bonnes pratiques visant à renforcer les obligations de clarté, de transparence et de loyauté, dans les conditions prévues à l’article D.111-15 du Code de la consommation en vigueur depuis le 1er janvier 2019. 22 J. Sénéchal, Ubérisation et droit dela consommation, Dalloz IP/IT 2017 p. 363. Le législateur a commencé à dessiner un chemin à travers la détermination d’obligations à la charge de la plateforme (art. 111-7 s. c. conso.
même temps, de nombreux logiciels d’assistance aux data room automatisent l’analyse des clauses contractuelles avec une efficacité incontestable. Ainsi, une « compétition » mise en place entre un groupe de juristes et un algorithme d’analyse automatisée des contrats pour étudier les clauses d’accords de confidentialité (NDA) a montré que la machine battait systématiquement l’humain26. Après les échecs, après le jeu de go, l’analyse contractuelle échappe à son tour au monopole du cerveau humain. Cette évolution ne va pas sans effet de système. De la même manière que le big data et la diffusion massive des décisions de justice qu’elle emporte peut conduire à une standardisation des décisions de justice, la multiplication des procédés d’élaboration automatique des contrats27 débouchera sur une standardisation massive des contrats, à laquelle n’échapperont plus que quelques accords complexes isolés : la « haute couture » contractuelle. On peut raisonnablement prédire que le « contrat-type », jusqu’ici produit par des associations professionnelles et à l’usage modéré, sera désormais produit par la machine et tendra à devenir la norme, au risque que les « consommacteurs »28 aient l’illusion de pouvoir se passer du conseil d’un professionnel.
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Elles ont tour à tour pour objet la mise en relation des justiciables avec des professionnels du droit, l’introduction d’actions en justice, le financement d’actions en justice, l’arbitrage en ligne, la rédaction d’acte, la protection des droits intellectuels, etc. 24 V. F. G’sell et P. Aïdan, Le marché français des services juridiques en 2020, Rev. prat. de la prospective et de l’innovation n° 1, oct ; 2016, dossier 1. 25 V. par ex. Captain Contrat, qui propose la génération automatique de statuts, contrats commerciaux, contrats de travail, etc. (Ph. et M. Wagner, L’essor de la legaltech française : l’exemple de Captain Contrat, Dalloz IP/IT 2017, p. 327 s. 26 Comparing the Performance of Artificial Intelligence to Human Lawyers: Review of Standard Business Contracts, févr. 2018. Pour un compte-rendu en français, v. B. Dondero et B. Lamon, Juristes humains contre IA : l’analyse de contrats, À propos de l’étude LawGeex, JGP G, 2018, 1201. 27 V. Ph. Giniestié, La robotisation des contrats – par les juristes euxmêmes – sera leur prochain eldorado, Dalloz IP/IT 2017, p. 527. 28 S. Larrière, Digitalisation du droit, composer avec les consommacteurs et les plateformes, Rev. pratique de la prospective et de l’innovation n° 1, mars 2017, dossier 6.
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les cantonnant aux seules relations consuméristes21. D’où la nécessité de reconstruire un modèle de protection, ce qui implique une réflexion sur le critère pertinent, pour combattre les pratiques commerciales déloyales des plateformes en ligne à l’égard des usagers, clients comme fournisseurs, consommateurs ou professionnels22.
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DOSSIER THEMATIQUE Mais, plus encore, non seulement le traitement algorithmique provoque la standardisation, mais il la sollicite à son tour : pour que l’analyse automatisée des contrats soit efficace, le contrat doit être « dessiné » pour pouvoir être analysé par les logiciels. L’automatisation appelle ainsi la standardisation des contrats autant qu’elle la génère. B. L’automatisation Alors même que la réforme du droit des contrats a considérablement assoupli la rigueur du lien contractuel en autorisant le juge à en modifier le contenu en cas d’imprévision (art. 1195 c. civ.), et renforcé la diversité des moyens de réagir à l’inexécution contractuelle en multipliant les remèdes à la dispositions des parties (exception d’inexécution par anticipation, réduction du prix, rupture unilatérale, etc…), se développe une recherche d’automaticité de l’exécution contractuelle, qui témoigne d’une méfiance à l’égard des parties comme du juge. Elle trouve, grâce au progrès de la technologie et à la généralisation de la Blockchain, une traduction concrète dans l’émergence des smart contrats. Trop rapidement définis comme des contrats qui s’auto-exécutent, ils sont l’« émanation numérique d’un contrat inscrit sur la blockchain. Il s’agit donc de programmes autonomes qui exécutent automatiquement les conditions et les termes d’un contrat, sans nécessité d’intervention humaine une fois démarrés »29. A proprement parler, les smart contrats ne peuvent être qualifiés de contrat, mais sont des modalités d’exécution d’une obligation contractuelle. Le smart contrat affecte non la formation mais l’exécution d’une obligation contractuelle, en cherchant par l’inscription du contrat dans la blockchain à « conférer un caractère automatique à l’exécution du contrat concerné »30. L’objectif recherché est de rendre l’exécution inéluctable, d’écarter tout risque de défaillance ou de mauvaise exécution d’une partie, de 29
R. Bigot, L’assurance, le droit et le digital : un mauvais remake du « bon, la brute et le truant » ?, RGDA janv. 2018, p. 8. 30 B. Dondero, Les smart contrats, in Le droit civil à l’ère numérique, JCP déc. 2017, p. 19 s. 31 Parmi lesquelles : comment retranscrire des conditions empreintes de subjectivité, comment imposer le smart contrat au tiers, comment intégrer les problématiques de force majeure ?
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court-circuiter l’intervention éventuelle du juge privé de la possibilité de modifier le contenu du contrat ou d’en suspendre l’exécution, et plus radicalement, de soustraire l’exécution du contrat au droit des contrats. Au syllogisme juridique se substituerait alors le syllogisme informatique (If this, then that). Au-delà d’évidentes questions pratiques31, les smart contrats soulèvent, pour le juriste, une question qui le plonge dans l’abîme : jusqu’où l’exécution des contrats peut-elle être soustraite au droit des contrats et finalement au droit ? La révolution technologique peut-elle s’accompagner d’une telle révolution juridique32 ? D’aucuns n’y voient pas d’obstacle dirimant et envisagent déjà, au risque de châteaux en Espagne, leur généralisation à un nombre infini de contrats : produits dérivés, contrats d’assurance, pacte d’actionnaires, contrats emportant transfert de propriété, etc. D’autres, plus réalistes ou moins imaginatifs c’est selon, estiment que « la figure d’un contrat, plus efficace que les autres parce qu’il ne serait pas soumis au droit des contrats, est davantage un rêve de programmateur qu’une réalité juridique »33. Ils estiment que « le paiement, c’est-àdire au sens large l’exécution du contrat conformément aux termes convenus, sera toujours soumis au droit »34, et que dès lors, en cas de contestation, le smart contract inscrit sur la blockchain risque d’être relégué au rang de simple système probatoire non irréfragable35. A moins que l’inscription d’un smart contrat dans la blockchain aille de pair avec l’usage de cryptomonnaies pour refouler le droit des contrats ? Ou, plus simplement, que l’on autorise demain les contractants à choisir de « coder » les obligations qu’ils ont fait naître pour en assurer la bonne exécution, et à renoncer ainsi à toute influence sur la phase d’exécution ?
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Sur la question, v. B. Ancel, Les smarts contracts : révolution sociétale ou nouvelle boîte de Pandore ? Regard comparatiste, Comm. comm. electr., Juillet 2018, n° 7-8, étude 13. 33 B. Dondero, op. cit. 34 B. Dondero, op. cit. 35 L’article 1356 du Code civil interdisant aux parties d’édicter des présomptions irréfragables
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G. Pillet, Du Code civil au code informatique : le droit va-t-il cesser d’être raisonnable pour devenir calculable, Rev. pratique de la prospective et de l’innovation, n° 2, oct. 2017, 10, spéc. n° 6.
totalement la recherche du raisonnable, au profit de ce qui est calculable »36. Où l’intelligence artificielle marquerait l’avènement d’un modèle contractuel nouveau : un contrat dont la formation serait standardisée, et l’exécution automatisée. Bref, un contrat désincarné.
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Quelle que soit la portée réelle qui puisse leur être conférée, l’attrait pour les smart contracts témoigne d’une volonté de plus en plus puissante de certains opérateurs de soustraire les contrats aux règles de droit et à l’inévitable casuistique de leur interprétation pour leur préférer l’automaticité d’un code informatique qui « invite à abandonner
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DOSSIER THEMATIQUE
Civil Liability for Artificial Intelligence: What Should its Basis Be?*
JEAN-SEBASTIEN BORGHETTI Professor of Private Law, University Panthéon-Assas (Paris II)
Artificial intelligence (AI) has become as ubiquitous in contemporary discourse and in our collective imagination as it is difficult to define. As a French report on the subject recently put it, AI is first of all a roadmap, based on a challenging goal: to understand human cognition and to reproduce it1. For the purpose of this contribution, AI will be understood as the ability of a digital computer or computer-controlled robot to perform tasks commonly associated with intelligent beings2. The recent developments in AI – with autonomous vehicles being probably the most publicised one, but by no way the only one – have turned into a subject of major interest for lawyers. Not only have * This article elaborates on an earlier contribution published in S. Lohsse, R. Schulze and D. Staudenmayer (ed.), Liability for Artificial Intelligence and the Internet of Things (Hart, Nomos, 2018) 63. 1 C. Villani, Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne, Rapport remis au Premier ministre, 2018, p. 9, available at <https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_ Villani_accessible.pdf>, accessed 28 May 2019: “L’intelligence artificielle désigne en effet moins un champ de recherches bien défini qu’un programme, fondé autour d’un objectif ambitieux : comprendre comment fonctionne la cognition humaine et la reproduire ; créer des processus cognitifs comparables à ceux de l’être humain.” 2 See Encyclopedia Britannica online, V° Artificial Intelligence, available at <https://www.britannica.com/technology/artificialintelligence> accessed 28 May 2019; see also L. Archambault and L. Zimmermann, ‘La réparation des dommages causés par l'intelligence artificielle : le droit français doit évoluer’, Gaz. Pal. 6 March 2018, 17; Y. Poullet, ‘Le droit face aux développements de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé’, (2018) 152 Rev. Lamy droit de l’immatériel para 1. 3 The bibliography on the subject is already much too broad to be cited here in its entirety. Some of the most significative publications on the issue of liability for AI will be cited in the forthcoming footnotes.
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academics and practising lawyers already written extensively on it3: Governments and official bodies are also increasingly concerned by AI and have started to reflect both on how to foster its development and on how to limit the risks associated with it and to regulate it. The European Union, in particular, has taken many initiatives in that respect4, with a special emphasis on liability for AI and the internet of things (IoT)5. While AI raises many legal issues, one of the most crucial is indeed that of civil liability associated with the use of AI. Who can be held liable for damage associated with AI, and under what conditions? This
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The importance of legal certainty for the development of AI was already put forward in European Commission, ‘A Digital Single Market Strategy for Europe’ (Communication) COM (2015) 192 final, 14. See also E. Palmerini, ‘Towards a Robotics Law at the EU Level?’, in H. Jacquemin and A. de Streel (ed.), L’intelligence artificielle et le droit (Larcier, 2017), 47. 5 See esp European Commission, ‘Building a European Data Economy’ (Communication) COM (2017) 9 final of 10.1.2017, 13ff; European Commission, Commission Staff Working document on the free flow of data and emerging issues of the European data economy, SWD (2017) 2 final of 10.1.2017, 40ff; European Parliament, Resolution of 16 February 2017 with recommendations to the Commission on Civil Law Rules on Robotics (2015/2103(INL)), paras 49ff; European Commission, ‘A Connected Digital Single Market for All’ COM (2017) 228 final of 10.5.2017, 11; European Commission, ‘Artificial Intelligence for Europe’ (Communication) COM (2018) 237 final of 25.4.2018; European Commission, ‘Liability for emerging digital technologies’ (Staff Working document) SWD (2018) 137 final of 25.4.2018. For a synthesis of these texts and initiatives, see S. Lohsse, R. Schulze and D. Staudenmayer, ‘Liability for Artificial Intelligence’, in S. Lohsse, R. Schulze and D. Staudenmayer (ed.), Liability for Artifical Intelligence and the Internet of Things (Hart, Nomos, 2018) 11.
rules, but there are two types of regimes that can be found in most (Western) legal systems and whose application can at least be contemplated in case of damage caused by or in connection with the use of, AI: product liability and liability for fault10.
The element that triggers liability, and which French lawyers suggestively call fait générateur (literally: the generating fact, but the expression is often translated into English as the ‘event giving rise to liability’8), depends on the liability regime that is being applied. It is often a human conduct, as is the case when liability is based on fault, but it can also be a certain type of event or a given characteristic in a thing, as is the case when liability is based on a product’s defect. A preliminary question is therefore: what are the liability regimes which may or should apply in case of harm caused by, or in connection with the use of, AI?
Most Western legal systems have special product liability regimes. The developments which took place in the USA as of the 1930s, and especially in the 1960s and 1970s, were a source of inspiration for the 1985 European Directive on product liability11. This text, in turn, served as a model for legislation in many countries outside the EU. The result is that there are many common features between the special product liability regimes applicable all over the world. For the sake of simplicity, however, the focus here will be on the common European regime based on the 1985 Directive.
Depending on the circumstances and on the legal systems, different regimes may be applicable. A general distinction can be made, however, between sector-specific regimes and non-sector-specific regimes. The former is relevant every time that AI is used in a field of activity covered by such a specific regime. For example, in many countries, if an autonomous car or vehicle is involved in a traffic accident, a specific (strict) liability regime designed to cover such accidents will apply9. Sector-specific regimes will not be considered at this stage, since they come in all shapes and sizes, and there is no uniformity in the events, facts or conducts that give rise to liability under them.
Whether this regime is applicable to AI has been the subject of some debate. There is actually no doubt that it applies to robots or any device in which a software program or algorithm is embedded12. The question is whether it should also apply to ‘standalone algorithms’. It seems quite clear that the Directive’s drafters did not contemplate this issue, and the few official declarations there have been on the subject are contradictory13. If one considers the implicit rationale of the Directive, however, and the need to meet the challenges raised by the mass distribution of standardised products, then it can be accepted that the Directive and the liability it establishes should apply to stand-alone algorithms, at least when they have not been designed to meet the specific needs of a particular customer, but are
Non-sector-specific regimes are quite different in that respect. Each country has of course its own 6
For a thought-inspiring contribution on this question, see G. Wagner, Robot Liability, in Lohsse, Schulze and Staudenmayer (fn 5) 27. 7 Among the other essential elements of a liability regime are the identification of the person who should bear the cost of damage and the defences available to the defendant. These will be mentioned here only in passing, but obviously need to be considered carefully when deciding what the best liability for AI should be. 8 See eg the English translation of the French reform bill on civil liability by S. Whittaker, in consultation with J.-S. Borghetti, available at http://www.textes.justice.gouv.fr/art_pix/reform_bill_on_civil_ liability_march_2017.pdf, accessed 28 May 2019. 9 See infra II. 10 A few countries, France being foremost among them, also have a non-sector specific liability for things regime. However, this liability rests on the damaging thing’s defect or abnormality and comes therefore very close to product liability, as far as the event giving rise to liability is concerned. This is made clear by the French reform bill on civil liability (fn 8), art 1243 (restating existing law on this count); for Belgian law, see H. Jacquemin and J.-B. Hubin, ‘Aspects contractuels de la responsabilité civile en matière extracontractuelle’, in Jacquemin and de Streel (fn 5)
73, para 51, as well the Belgian reform bill on tort law, art 5.160 (also restating existing law). <https://justice.belgium.be/sites/default/files/voorontwerp_van _wet_aansprakelijkheidsrecht.pdf> accessed 28 May 2019. In some countries, the application of non-sector specific liability regimes for dangerous activities should also be considered: see eg art 2050 of the Italian codice civile and art 6.175 of the Dutch burgerlijk wetboek. 11 Council Directive 85/374/EEC of 25 July 1985 on the approximation of the laws, regulations and administrative provisions of the Member States concerning liability for defective products [1985] OJ L210/29. On the intellectual origins of this piece of legislation, see J.-S Borghetti, La responsabilité du fait des produits. Étude de droit comparé (LGDJ 2004) para 428 ff. 12 See eg D. Fairgrieve et al., ‘Product Liability Directive’, in P. Machnikowski (ed.), European Product Liability. An Analysis of of the State of the Art in the Era of New Technologies (Intersentia, 2016), 17, para 69. 13 See Borghetti (fn 11) para 495.
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is a central, and very complex question6. This short contribution obviously will not attempt to give a complete and final answer to it, but will rather focus on the element that can or should trigger liability associated with AI7.
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DOSSIER THEMATIQUE made available to the general public, like physical products can be14.
damage attributable to AI, the basis for liability will be defectiveness.
The application of liability for fault in case of damage caused by, or in connection with, AI is not self-evident. Of course, if it is proven that a person was negligent or at fault when designing an algorithm, he can be made liable for any damage caused by his fault or negligence. The real question is whether a software program or algorithm can itself be at fault. That a non-human could be negligent or commit a fault seems at first sight preposterous15, and yet the suggestion cannot be discarded outright. After all, if there really is such a thing as AI, it is conceivable that this intelligence could err and be at fault16. Besides, should robots be granted some sort of legal personality or be considered as agents, as some suggest17, then this might create an incentive to recognise a concept of ‘robot’s fault’. This fault could then become the basis for the robot’s personal liability, or for the liability of the robot’s principal, if the robot is considered as an agent18.
Defect thus appears as a central and unavoidable concept when one contemplates the application of traditional non-sector-specific liability regimes to damage caused by, or in connection with, AI. It is also a complex and protean one, as all those who have even a slight interest for product liability know.
Assuming, be it only for the sake of discussion, that there could be such a thing as a robot’s fault, how should this fault be characterised? The assessment of fault is normally based on a comparison between the defendant’s behaviour and the behaviour which a model person, such as the bonus paterfamilias, the reasonable (wo)man or the (wo)man on the Clapham omnibus19, would have adopted in similar circumstances, and one could think of recognising the figure of the reasonable robot, or of the autonomous Clapham omnibus. It is doubtful, however, if the test of the reasonable robot could be anything else than a restatement of the requirement that the robot should not be defective. A negligent robot is just a defective one. The conclusion therefore seems to be that, whether product liability or liability for fault applies, and leaving aside the issue of who should answer for 14
See C. Coulon, ‘Du robot en droit de la responsabilité civile : à propos des dommages causés par les choses intelligentes’ (2016) Responsabilité civile et assurances, étude 6, para 12; Jacquemin and Hubin (fn 10) para 55 ; G. Wagner, ‘Produkthaftung für autonome Systeme’ (2017) AcP 217, 707, 717–718. 15 See eg Jacquemin and Hubin (fn 10) para 42. 16 Discussing the extent of the robots’ autonomy, see eg A. Bertolini, ‘Robots as Products: The Case for a Realistic Analysis of Robotic Applications and Liability Rules’ (2013) Law, Innovation and Technology, 5:2, 214–247, DOI: 10.5235/17579961.5.2.214; B. Brozek and M. Jakubiec, ‘On the legal responsibility of autonomous machines’ (2017) Artif Intell Law 25:293; J. Hage, Theoretical foundations for the responsibility of autonomous agents, (2017) Artif Intell Law 25:255. 17 This option is considered in M. Delvaux (rapp.), Report with recommendations to the Commission on Civil Law Rules on Robotics (2015/2103(INL)), January 2017. For an in-depth analysis of the question, see R. van den Hoven van Genderen,
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A preliminary distinction should be made between defects in a software program or algorithm, on the one hand, and ‘physical’ defects in the objects that are governed or animated by the algorithm, one the other hand (for example a non-functioning brake or sensor in an autonomous vehicle). The latter are just ordinary defects, even if they were caused by the operation of AI, and the ordinary rules of product liability should therefore apply to them. More problematic is the application of these rules, and especially of the concept of defect, to software programs or algorithms. Some further distinctions need to be made. As a matter of fact, certain types of defect that can be associated with software programs or algorithms, and more generally with AI, are quite easy to handle conceptually, if not to demonstrate: an erroneous code line in a program, or an abnormal vulnerability of the program to viruses or to hackers, for example. In such cases, it is quite clear that the program is not as it should and could have been, and there is therefore no difficulty in regarding it as defective (provided the shortfall is significant enough). It is also conceivable that the information or warnings that accompany the software or algorithm were not sufficient, in which case a warning defect could be recognised20. In many cases, however, there will be neither an obvious design defect nor a warning defect. There ‘Legal personhood in the age of artificially intelligent robots’, in in W. Barfield and U. Pagallo (ed.), Research handbook on the law of artificial intelligence (Edward Elgar, 2018) 213. For a clear rejection of this option, see eg H. Heidenmüller, ‘The Rise of Robots and the Law of Humans’ (2017) ZEuP 765, 775. 18 On robots as agents, see W. Barfield, ‘Towards a law of artificial intelligence’, in Barfield and Pagallo (fn 17) 2, 22-35. 19 On this reference figure of English law, see A. MacPherson and R. Zimmermann, ‘The Clapham Omnibus – Revisited!’, (2015) ZEuP 685. 20 It should be made clear, however, that warning that a product may contain a defect does erase the existence of that defect and should not be sufficient to exclude the producer’s liability. This was confirmed recently in France by Cass civ (1), 26 September 2018, no 17-21271, JCP G 2018, 1337, note J.-S. Borghetti.
I. How can the defectiveness of an algorithm be assessed? The mere fact that a product, including an algorithm, caused harm or damage does not make it defective. Under the 1985 Directive, a product is defective ‘when it does not provide the safety which a person is entitled to expect’ (article 6). Another and simpler way to put it is to say that a product is defective only if it is unreasonably or abnormally dangerous21. Whichever way you phrase it, the standard for defectiveness is quite vague. However, the central issue is not so much the standard itself as the test or tests that can be used to establish defectiveness, in particular when it is the product’s design that is allegedly defective22. Looking at what courts do in several countries suggests that a product’s defect, and especially a design defect, is normally established in one of the following ways23:
• • • •
proof that the product malfunctioned; proof of the violation of safety standards; balancing the product’s risks and benefits; comparing the product with other products.
None of these methods, however, seems well suited for algorithms.
foreseeable circumstances, is actually an illustration of res ipsa loquitur. It is only in certain cases, though, that the product’s malfunctioning is obvious. Some of these cases might involve products with AI (for example a connected toaster that explodes, or an autonomous car that drives off the road even though there was no obstacle and the road was as good as it could be). But the chances are that there will be no obvious malfunctioning in most cases where damage occurs in association with the use of AI. If an algorithm designed to make medical diagnoses delivers a wrong diagnosis, for example, this might be the result of a defective design, but there is no obvious malfunctioning that could be the basis for a presumption that the algorithm was defective. A plaintiff would therefore have to turn to another way of establishing the algorithm’s defect. The violation of safety standards is another, and theoretically quite simple way of establishing defectiveness25. Safety standards are all the more important as they powerfully contribute to making products safer and to avoiding damage – probably much more than liability and the incentive it presumably creates for producers. Safety standards are not always up to date, however, and, especially in a fast-moving field such as AI, it might take some time before plaintiffs can rely on adequate standards to try and establish defectiveness. Risk-benefit analysis is yet another method to assess defectiveness. One way of carrying it out is to compare the product’s risks with the benefits associated with its use. This method is deceptively simple, however, since, most often, the benefits and the risks associated with one product are of totally different natures, and comparing them is just like adding apples and oranges. ‘Absolute’ or ‘internal’ risk-benefit analysis is thus adapted only to very specific products, such as pharmaceuticals, whose benefits and risks are of a similar nature.
The proof that the product malfunctioned is a common way of establishing defectiveness, with the malfunctioning creating a presumption that the product was defective24. Malfunctioning, when the product was apparently used in reasonably
Another approach to risk-benefit analysis is to confront the respective risks and benefits of two products. This is just a specific type of comparison, though, which brings us to the fourth and most common method to assess defectiveness. As far as ‘normal’ products are concerned, a comparison can be
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This view is endorsed my many scholars; see eg in France the leading textbooks by P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle (5th ed, LexisNexis, 2018), para 759, and G. Viney, P. Jourdain and S. Carval, Les Régimes spéciaux et l’assurance (4th ed., LGDJ, 2017), para 21. It has recently been confirmed the European Court of Justice: see ECJ, 5 March 2015, Boston Scientific Medizintechnik GmbH v AOK Sachsen-Anhalt – Die Gesundheitskasse (C-503/13), Betriebskrankenkasse RWE (C-504/13), para 40.
Comp S. Dormont, ‘Quel régime de responsabilité pour l’intelligence artificielle’, Contrats, concurrence, consommation 2018, études 19, para 4, considering that the existence of damage could be enough to demonstrate the AI’s defect. 23 Borghetti (fn 11) para 277ff. 24 See C. Amato, ‘Product Liability and Product Safety: Present and Future’, in Lohsse, Schulze and Staudenmayer (fn 5) 77, 81. 25 See Amato (fn 24) 86 ff.
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will only be a possibility or a suspicion that the algorithm was defectively designed. The practical question will therefore be: what is the test to assess the defective design of an algorithm? This is a central issue, whose significance for potential plaintiffs cannot be underrated. The problem, as shall be seen, is that demonstrating an algorithm’s defective design is bound to be a very difficult, if not impossible, task for plaintiffs (I). It should therefore be considered whether liability for AI could be based on another notion than defect (II).
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DOSSIER THEMATIQUE made in two ways: the product under investigation can be compared to existing comparable products; or, it can be compared to hypothetical comparable products, using the famous reasonable alternative design test. In the case of algorithms, a comparison between the algorithm under investigation and other algorithms, either existing or virtual, is of course conceivable, but the way in which this comparison should be carried out is open to discussion. A comparison with what a reasonable person would have done in the same circumstances is the other option. These two types of comparison should therefore be contemplated, starting with the latter one. A. Comparing the outcome of the algorithm with the behaviour of a reasonable human being A comparison between the outcomes of an algorithm, on the one hand, and of reasonable human behaviour, on the other hand, may be appropriate to decide if the algorithm should be put on the market in the first place26. As a matter of fact, one of the points about using algorithms is that they should do things better and more safely than humans, and it therefore does not make sense to put into circulation an algorithm which creates more dangers than the human actions it is intended to replace. Once this initial requirement has been satisfied, however, a comparison with what a reasonable human being would have done in the same circumstances is not an adequate test to decide if an algorithm was defectively designed. The first reason for that is obviously, as has just been said, that algorithms ought to be better than humans at what humans do, or used to do. Besides, algorithms should also be or become able to do things that humans are not capable of doing, in which case a comparison with a reasonable human behaviour is pointless27. B. Comparing the algorithm under investigation with another algorithm Comparing an algorithm with another algorithm is probably the most obvious way to assess the former’s defectiveness. How this should be made is not self-evident, however. One could think of 26
M. A. Geistfeld, ‘A Roadmap for Autonomous Vehicles: State Tort Liability, Automobile Insurance, and Federal Safety Regulation’, (2017) 105 Cal. L. Rev. 1611, 1650-1654; Wagner (n 14) 735. 27 J.-S. Borghetti, ‘L’accident généré par une intelligence artificielle autonome’, Le droit civil à l’ère du numérique. Actes du colloque du Master 2 Droit privé général et du Laboratoire de droit civil – Paris II – 21 avril 2017 (LexisNexis, 2017) 23, para 23, available at
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comparing the outcome of the first algorithm in the situation under investigation with the outcome of another algorithm in the same situation, but this method is actually not a convincing one, as it is rather the overall outcomes of the two algorithms that should be compared. 1. Comparing the outcome of the algorithm in the situation under investigation with the outcome of another algorithm in the same situation When one tries to assess the existence of a human fault or negligence, one always compares the behaviour of the defendant with the one which a model human being would have adopted in the same circumstances. Such a comparison is valid and pertinent because we assume that all human beings share the same kind of rationality and should be able to figure out what is reasonable in any kind of circumstances. The problem is that algorithms do not function the way human beings do, and the outcomes they produce may not be the product of a human-like rationality28. Besides, two algorithms designed to perform the same tasks might function along different types of rationality and may therefore face one same situation in very different ways. As Gerhard Wagner has convincingly argued, this means that one algorithm can cause an accident in a given situation where another algorithm would not, without the former being unreasonably dangerous, or even more dangerous than the latter29. In other words, if one wants to compare meaningfully an algorithm to another algorithm, one should take into account the overall results of the two algorithms, and not just the outcome of each one of them in a single set of circumstances. 2. Comparing the overall outcomes of the algorithm with the overall outcomes of another algorithm Comparing the overall outcomes of two algorithms therefore seems to be the right way to decide if one of them is defective. Yet, the fact that an algorithm has overall outcomes that are not as good as those of another algorithm (i.e. that it causes a greater number of, or more serious accidents) does not necessarily mean that the former is defective. If this http://web.lexisnexis.fr/Fb/Droit_civil_a_l_ere_numerique_11201 7/ accessed 28 May 2019. 28 See also Poullet (fn 2) pointing to the fact that AI functions as a black box. 29 Wagner (n 14) 733.
A possibility would be to consider that an algorithm is defective when its overall outcomes are less than X % as good as the reference algorithm. This approach, however, raises several questions. The first one is of course how the reference algorithm should be identified. A further one is how the value of X should be set. Should the standard be 90, 80, 70, or even 50 % of the performance of the reference algorithm? Yet another question, more practical in nature but no less important, is how to obtain information on the overall outcomes of algorithms. All these questions are not easily answered and cast a serious doubt on the practicability of the defectiveness test when AI is at stake. The ‘less that X % as good’ standard also creates a risk of unfair treatment among defendants31. Let us assume that two algorithms are respectively (X-1) and (X+1) % as good as the reference algorithm. The first one will be regarded as defective and its producer will answer for all accidents caused by it. The second one, on the other hand, will not be defective and its producer will not have to answer for the accidents it causes, even if their number or seriousness is well-nigh equivalent to those of the accidents attributable to the first algorithm. This allor-nothing approach is hardly satisfying, and yet it is a necessary consequence of the defectiveness test in the context of AI, where defectiveness can normally be assessed only on the basis of the overall outcomes of an algorithm. Finally, it should be mentioned that resorting to the notion of defect brings with it the issue of the so-called development risk defence, which is recognised in most product liability regimes and is intimately connected to the defect issue. While this is not the place to discuss whether unforeseeable developments in the functioning 30
Wagner (n 14) 737. Wagner (n 14) 738. 32 On this issue, see eg Jacquemin and Hubin (fn 10) para 59. 33 Another related issue is the ‘later defect’ defence, ie the fact that the defect only appeared after the Product was put into circulation, on which see G. Mazzini, ‘A System of Governance for Artificial Intelligence through the Lens of Emerging 31
of an AI (which are of the essence of self-learning algorithms) should qualify as development risks32, defendants will no doubt raise this question, which will make the application of product liability to AI even more delicate33. * Assessing the defectiveness of an algorithm is easier said than done. As has just been shown, exactly what method should be used is open to discussion, and what the author thinks is the most convincing method is not easily put into application. In any event, highly technical expertise will in most cases be needed to decide if an algorithm was defectively designed. This calls for the conclusion that defectiveness is not an adequate basis for liability, if individuals or consumers who have suffered harm through the use of AI are to be adequately protected. In most circumstances, it will be too difficult or expensive to prove the algorithm’s defect. Thus, if one regards it as socially desirable that compensation should be available on the basis of liability rules when the use of AI causes harm that cannot be regarded as normal, and if this availability should not remain purely hypothetical, then another requirement than defectiveness must be adopted, on which liability could be based. This does not mean that the notion of defect should be discarded altogether in the context of AI. In the absence of more precise contractual standards, it is probably the right test to adjudicate regress claims against producers or designers of algorithms by primary respondents (or insurance companies), who will be directly liable to the victims of harm caused by those algorithms34. The question thus becomes: to what standard should these primary respondents be held? II. What are the other possible bases for liability? Given the closeness of fault and defect when algorithms are at stake, fault-based liability cannot be an alternative to liability based on defectiveness in the field of AI35. It is only some form of strict liability, not based on defect, that can offer an effective remedy to those harmed through the use of algorithms. However, a broad strict liability regime applying to AI generally, regardless of the field in which they are used and of the dangers they create, and not resting on
Intersections between AI and EU Law’, in A. De Franceschi et al (eds.), Digital Revolution – New challenges for Law (2019 forthcoming). 34 Wagner (n 14) 760. 35 See supra p. 3.
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were the case, then, in any given field, all algorithms on the market, save the best one, would be defective. And since the outcomes of ‘self-learning’ algorithms are normally a function of how long they have been running, this means that the first algorithm on the market would normally be immune from liability. Such a solution would hardly be satisfying and one must therefore find a standard for defectiveness that is not as strict as ‘not as good as the best algorithm on the market’30.
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DOSSIER THEMATIQUE defectiveness, seems neither realistic nor desirable36. A sector-by-sector approach is probably more appropriate. The basis and nature of liability would then depend upon the type and the intensity of the risk that is associated with the use of AI. There are obviously drawbacks inherent in such a piecemeal approach, the first one being that it might take some time between the moment when AI starts to be broadly used in a new sector and the moment when an adequate ad hoc liability regime is established. It is a general feature of the law, however, that new rules are often a response to new social issues, and that the development of the law always trails the evolution of society37. At this stage, there are at least three fields in which AI is being increasingly used, and for which the opportunity to create a specific liability regime, not based on the algorithm’s defect, should be contemplated: autonomous motor vehicles, medical robots and algorithms, and domestic robots. A. Autonomous vehicles Autonomous motor vehicles undoubtedly constitute the application of AI that has attracted the greatest attention from tort lawyers so far38. In many countries, however, existing legal rules should be able to cope adequately with the accidents in which such vehicles are involved, or will be involved in the future39. As a matter of fact, many legal systems, especially in continental Europe, have adopted specific strict liability regimes, which apply to traffic accidents. Liability under those regimes very often rests on the mere use of a motor vehicle40 or the mere happening of an accident41, which means that no inquiry needs to be made into the driver’s negligence or the vehicle’s defect in order to assess liability, at least as 36
See B. A. Koch, ‘Product Liability 2.0 – Mere Update or New Version?’, in Lohsse, Schulze and Staudenmayer (fn 5) 99, 114. However, on the possibility of pure strict liability for autonomous systems, with no defect requirement, see Wagner (fn 6) 47. Comp. Archambault and Zimmermann (fn 2). 37 Some authors also suggest to bypass civil liability and to create a compensation fund for damage caused by AI; see eg M. Monot-Foulletier and M. Clément, ‘Véhicule autonome : vers une autonomie du régime de responsabilité applicable ?’, Rec. Dalloz 2018, 129; Poullet (fn 2); this option will not be considered here. 38 On the connected issue of autonomous aircrafts, see A. Cassart, in Jacquemin and de Streel (fn 5) 319, para 7 ff. 39 Since there are very few countries in which such vehicles are already allowed to drive on the road (but experiments have been authorised in many countries). 40 See § 7 of the German Straßenverkehrsgesetz (StVG), which provides that liability should arise from the ‘operation’ (Betrieb) of a motor vehicle, or art 2054 of the Italian civil code (codice
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far as the compensation of bystanders injured in the accident is concerned. Those systems can readily accommodate accidents involving autonomous vehicles, since it will not be necessary to decide whether a defect or malfunctioning of the vehicle’s algorithm was causal in the accident42, nor to delve into the applicability of the development risk defence. This is even truer in the few legal systems, such as Quebec’s, which have established pure nofault compensation systems for traffic accidents that totally bypass civil liability43. Since all those systems rest on insurance, the real issue with autonomous vehicles is to determine who should pay for the insurance that will cover the harm caused by those accidents in which such vehicles may be involved. Some have suggested that robots, including autonomous vehicles, should be granted legal personality, so that the vehicles themselves would pay for their insurance44. This is an unnecessary complication, however, for someone will have to build up the robot’s assets in the first place, so that the latter can meet its obligations as a legal person. It is simpler to have that pre-existing person who chooses to use the robot pay directly for the robot’s insurance45. In the case of motor vehicles, it is therefore the person who chooses to put the autonomous vehicle on the road, and who thus takes the risk of it being involved in an accident, who should pay for the vehicle’s insurance. In most countries, however, there is no need to adapt existing legislation, since it is already the owner of a vehicle, who normally decides to put it on the road, who has an obligation to insure against civil liability in respect of the vehicle. It is in countries or legal systems where traffic accidents are still handled through ordinary fault- or civile), which associates liability with the circulation (circolazione) of a vehicle. 41 See the French loi Badinter, on which J.-S. Borghetti, ‘ExtraStrict Liability for Traffic Accidents in France’, 53 Wake Forest LR 2 (2018) 265. 42 For a discussion in French law, see L. Andreu (ed.), Des voitures autonomes. Une offre de loi (Dalloz, 2018) 69-93; Borghetti (n 27) para 6ff; in German law, see Wagner (n 14) 757. 43 See D. Gardner, ‘Automobile Accident and Pure No-Fault Scheme: The Quebec Experience’, 53 Wake Forest L. Rev. 2 (2018) 357. 44 The idea of granting legal personality to robots has been mentioned in a report commissioned by the European Commission: Delvaux (fn 17) 20. Most authors regard this measure as unnecessary, if not dangerous; see eg G. Loiseau and M. Bourgeois, ‘Du robot en droit à un droit des robots’, JCP G 2014, doctr. 123, para 6ff ; Wagner (fn 6) 53-61. 45 Borghetti (n 27) para 41.
B. Medical robots and algorithms Some countries have some sort of strict liability applicable to medical devices, or have special compensation mechanisms for harm caused by medical accidents49. While the exact framework of these systems may vary, they generally should be able to accommodate accidents involving medical robots and algorithms. In those legal systems – a majority – in which medical liability is still negligence-based, the compensation of harm caused by medical robots will be more challenging, especially if the doctors who take the initiative of using such devices have adequately discharged all their information duties. The problem, however, has probably less to do with AI than with the fact that establishing liability is always a complex issue when medical treatments or pharmaceuticals are at stake. One reason for that, though not the only one, is the difficulty to assess causation when the functioning of the human body is involved. The answer to the problem, if any, probably lies in a system that can handle medical or pharmaceutical accidents generally, and not just accidents involving medical robots50.
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See supra I. Some authors argue that existing tort rules offer a comprehensive framework for accidents associated with new technologies, however; see eg Geistfeld (fn 26); see also David C. Vladeck, ‘Machines Without Principals: Liability Rules and Artificial Intelligence’ (2014) 89 Wash. L. Rev. 117. 48 The Automated and Electric Vehicles Act 2018 received the Royal Assent in July 2018. It provides for a secondary liability on the owner in the event of a failure to insure. 47
C. Domestic robots While household appliances increasingly rely on the IoT and AI, it is not obvious if a specific liability regime is needed for the compensation of the accidents that may be caused by such devices. From a historical perspective, this has been an important field of application for product liability, and the ‘classic’ product liability regimes are probably apt to handle most cases involving domestic robots. As a matter of fact, accidents involving household appliances are often the result of a product’s malfunctioning, in which case the product’s defect can be fairly easy to establish, regardless of whether the IoT or AI is involved in the matter. Things might get more complicated, though, when the domestic robot is used in connection with a software which has not been made available, and has not even been approved, by the robot’s manufacturer – an hypothesis which is bound to become increasingly common with the development of the IoT. The identification of the thing or product that actually caused the harm could then become quite problematic, not speaking of the defectiveness issue51. The best solution for plaintiffs would probably be if manufacturers of domestic robots were made liable for any malfunctioning of their product, regardless of whether they had control over the software operating the robot. It is doubtful if this solution is in conformity with the Product Liability Directive in its current state, however, and ad hoc legislation might therefore be needed to address this issue. * The broad liability regimes which have been designed to handle damage caused by humans (faultbased liability) or by physical products (product liability) are ill-suited for the compensation of harm caused by, or associated with, the use of AI. Fault is not a relevant concept when algorithms are at stake, and establishing an algorithm’s defect will probably be too difficult in most cases. This should and will not result in the designers of algorithms, or the producers of devices that use them, enjoying immunity from civil liability, however. In many of the fields where AI is used, sector-specific liability 49
See eg in French law art L. 1142-1, II, of the public health code (code de la santé publique). 50 For a discussion of applicable liability regimes in the French context, see L. Morlet-Haïdara, ‘L’utilisation de l’intelligence artificielle en santé : contexte et focus sur l’engagement des responsabilités’, (2018) 21 Journal de droit de la santé et de l’assurance maladie 99 ; N. Nevejans, Traité de droit et d’éthique de la robotique civile (LEH 2017) para 776 ff. 51 Wagner (fn 6) 48.
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negligence-based liability, like in England or in most North American States, that autonomous vehicles appear as most problematic from a tort law perspective. In the absence of a driver, and unless it is proven that an autonomous vehicle involved in the accident was defective – a most difficult task, as has been seen –46, the victims of such an accident could never be compensated. It is in those countries that the adoption of specific rules for accidents involving autonomous vehicles seems more likely47. And it should come as no surprise if the British Parliament recently adopted a special statute, which paves the way for a sui generis insurance-backed regime in which the insurer of an autonomous vehicle will be liable for any harm suffered in consequence of an accident caused by the insured vehicle48.
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DOSSIER THEMATIQUE regimes or compensation mechanisms are applicable and do not require that an abnormal behaviour or conduct be established. The fact that damaging devices are governed by self-learning algorithms usually makes no difference for these regimes. This is especially true for most strict liability or no-fault schemes that apply in the field of traffic accidents. In the end, and despite the excitation that robots in
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general, and autonomous vehicles in particular, have created among tort lawyers, it may be that national legal systems will be able to handle harm caused by robots without too much strain â&#x20AC;&#x201C; even if, in order to do so, they cannot always rely on the hallowed regimes inherited from the Age of Enlightenment and from the first industrial revolutions.
L’encadrement innovant des ICO et des services sur actifs numériques de la loi PACTE
ANNE MARECHAL Directrice des affaires juridiques de l’AMF
Les crypto-actifs ou actifs numériques qui ont reçu une première définition juridique dans l’article 86 de la loi Pacte1 regroupent de manière schématique les cryptomonnaies (comme le bitcoin) et les autres jetons émis via des ICO pour financer des projets. Ces jetons, attribués aux investisseurs en contrepartie de leur apport, donnent généralement un droit d’accès au bien ou au service produit dans le cadre du projet financé, ou des droits à rabais. Parfois, ils confèrent des droits financiers, voire des droits de vote, sans qu’ils soient assimilables à des actions ou à des
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Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
instruments financiers. Ils confèrent en effet souvent des droits combinés de différentes natures juridiques. Il est fondamental de distinguer des réalités très différentes en matière d’actifs numériques. S’il existe une spéculation pure sur l’achat et la vente de cryptoactifs, comme le bitcoin par exemple, pour laquelle le régulateur ne peut que faire des mises en garde auprès des investisseurs en rappelant que les risques de perte sont très importants, les ICO en revanche sont des modes de financement de l'économie : ce sont des opérations de levées de fonds, en crypto-actifs (pour l’essentiel) qui ont pour but de financer des projets, qu’ils soient industriels ou tournés vers le développement d’une technologie comme la blockchain, susceptibles de créer de l’activité et des emplois. Quant à la blockchain sur laquelle s'appuient ces actifs numériques, c'est une technologie dont on peut s’accorder sur le caractère très prometteur bien au-delà du domaine de la finance. Le développement des actifs numériques qui s’est d’abord incarné dans un idéal mondialiste libertarien s’affranchissant de toute contrainte étatique comporte son lot de fraude et permet à certains de financer des activités criminelles ou de blanchir de l’argent. On aurait cependant tort de n’y voir que cela car ce phénomène est aussi porteur de beaucoup d’opportunités. Par exemple, la possibilité d’abaisser
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Depuis plus de deux ans maintenant, l’AMF a été sollicitée par près d’une centaine de porteurs de projets souhaitant réaliser une ICO (« Initial Coin Offering »), créer une plateforme de négociation ou d’échange de crypto-actifs contre de la monnaie FIAT ou contre d’autres crypto-actifs ou encore mettre en place un fonds d’investissement, cherchant à reproduire les schémas de la finance classique. Les « crypto-actifs » constitués de jetons (en anglais, tokens) échangeables entre particuliers sur le réseau Internet et adossés à la technologie blockchain ne sont pourtant généralement pas des instruments financiers et on s’est donc trouvé en face d’un phénomène nouveau, soulevant des questions de droit totalement inédites.
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DOSSIER THEMATIQUE les coûts de certaines opérations financières (transferts, offres au public, dépositaire…) et d’accélérer les temps d’exécution de ces opérations. Ou encore, la possibilité de toucher une cible mondiale, de financer des projets à un stade très précoce de leur mise en œuvre et de faire financer un projet par les futurs utilisateurs du service. Le recours à la blockchain, registre en principe inviolable, permet également de renforcer la sécurité des transactions. Les crypto-actifs sont enfin l’opportunité de créer des environnements de service à vocation globale de type Amazon (c’est le cas de la blockchain Ethereum par exemple qui abrite l’essentiel des ICO). Cela nous a conduit à penser très tôt que le développement des crypto-actifs était une tendance lourde, qu’il convenait non de combattre mais d’accompagner via un encadrement juridique qui permette son essor dans un cadre plus sécurisé qu’aujourd’hui. Avant de présenter le nouveau cadre juridique mis en place par la loi Pacte (III), il convient de revenir sur les raisons profondes de la nécessité d’un encadrement réglementaire (I) et sur les insuffisances du cadre juridique existant (II). I. Le défi à relever : protéger les investisseurs sans brider l’innovation Interpellée très tôt via de multiples canaux, l’AMF a considéré que dès lors que le grand public était sollicité, elle ne pouvait se désintéresser de la question de la protection de l'épargne dans un monde où les risques de perte et de fraude étaient majeurs. Les premières ICO n’étaient réalisées qu’à l’intérieur de cercles restreints de personnes averties. Il s’agissait d’un petit nombre d’investisseurs sachant s’orienter dans cet univers et jugeant de la qualité des projets à financer sur la base de réputation de leurs promoteurs au sein de cette communauté. Beaucoup de ces offres se sont révélées être de pures fraudes et de nombreux projets se sont avérés peu sérieux. Le risque est donc grand pour les investisseurs non avertis de perdre leur mise. Les fraudes le plus souvent signalées à l’AMF sont réalisées selon un mode opératoire qui se rapproche de ceux identifiés en matière de produits financiers complexes (options binaires et CFD sur le marché des changes Forex) ou de diamants d’investissement. Le grand public est démarché de façon agressive, à
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l’aide de slogans publicitaires très aguicheurs, pour investir dans ces produits. Il s'agit de véritables escroqueries puisque les plateformes de négociation sont totalement fictives. La fraude traditionnelle a dans ce cas simplement changé de support pour se déplacer vers les crypto-actifs en proposant simplement de fausses ICO ou de fausses plateformes de négociation. L’AMF a cependant également été sollicitée par des acteurs sérieux comme des sociétés de gestion souhaitant proposer des fonds investis en cryptoactifs, par des entrepreneurs souhaitant lever des fonds via l’émission de jetons demandant comment réaliser leur ICO en respectant la réglementation ou par des personnes désireuses de créer des plateformes de négociation. Tous ces acteurs souhaitaient connaître les règles applicables à ces activités nouvelles et il convenait de leur apporter des réponses claires. Même en l'absence de fraude, les levées de fonds qui sont faites dans le cadre des ICO sont généralement très risquées, de même que l'investissement qui pourrait être fait par des fonds investis exclusivement en crypto-actifs. Les investisseurs sont susceptibles de tout perdre. C’est pour ces raisons qu’un encadrement règlementaire des crypto-actifs est nécessaire pour prévenir les escroqueries mais aussi pour apporter certains gardefous dans cet univers aujourd'hui non régulé. L’utilisation de la blockchain et le développement des crypto-actifs ne paraissent pas devoir se limiter à un effet de mode. Cette technologie pourrait connaître des développements majeurs à l'avenir. Or, la France comme l'Europe ont manqué le virage de l'Internet. Dans les cinquante plus gros fournisseurs d’accès internet, pas un seul n’est français ni même européen. Dès lors, un encadrement adapté mais non dissuasif pourrait permettre d'attirer dans le pays à la fois les projets sérieux et l'innovation. C'est en tout cas le pari qu'il convient de faire. A cet égard, favoriser les opérations d'ICO de qualité, c’est favoriser l’investissement, le financement des entreprises et de l’innovation. Favoriser la création de plateformes de crypto-actifs en France c’est attirer un écosystème innovant sur notre territoire. La France est dans une situation différente d’autres grands pays, comme les États-Unis par exemple. Les
II. Le constat sur les insuffisances du cadre réglementaire en vigueur L’analyse juridique conduite par l’AMF a consisté dans un premier temps à vérifier si les jetons remis dans le cadre des ICO pouvaient tomber sous le coup d’une des réglementations existantes. Au moins trois d’entre elles sont susceptibles de s’appliquer. A. La réglementation applicable aux instruments financiers Aujourd’hui, les levées de fonds ou les augmentations de capital en France nécessitent de faire viser par l’AMF un prospectus, c’est-à-dire un document d’information. Or, cette réglementation, aujourd'hui européenne, ne s’applique qu’aux instruments financiers. La question est donc de savoir si les jetons remis aux investisseurs en contrepartie du financement dans une ICO constituent des instruments financiers. Bien entendu, dans les cas où un jeton offrirait des droits conduisant à l’assimiler à l’une des catégories constitutives des titres financiers, il serait soumis à la réglementation existante associée. Les jetons émis dans le cadre d’une ICO sont de nature très particulière : ils confèrent des droits spécifiques, souvent de nature mixte, qui la plupart du temps, s’éloignent non seulement des critères d’application des réglementations existantes mais aussi sortent de la logique dans laquelle les textes actuels ont été conçus. Les jetons ne relèvent généralement d’aucune des catégories retenues par la 2
Article L. 211-1 du Code monétaire et financier.
loi pour définir les titres financiers2, à savoir : les titres de capital émis par les sociétés par actions, les titres de créance, les parts ou actions d'organismes de placement collectif. Sur la centaine de projets qui lui ont été présentés par des acteurs désireux de connaitre la réglementation applicable, après une analyse minutieuse des caractéristiques particulières de ces projets, l’AMF n’a identifié que très peu de projets susceptibles d’être soumis à la réglementation Prospectus applicable aux instruments financiers. Cela emporte plusieurs conséquences. En premier lieu, faute de pouvoir - sauf cas particuliers - recevoir la qualification de titres financiers, il n’apparaît pas possible, en droit positif, d’exiger des émetteurs de jetons de soumettre à l’AMF un prospectus en vue d’un visa. En second lieu, faute de pouvoir qualifier les jetons de titres financiers, l’article 1841 du Code civil, qui pose un principe d’interdiction de procéder à une offre au public de titres financiers ou de parts sociales sauf autorisation spéciale prévue par la loi, n’apparaît pas applicable. Il s'avère par ailleurs que la réglementation « Prospectus » n’est pas adaptée à ces opérations même si elle devait être aménagée, et ce pour plusieurs raisons : elle a été conçue pour des sociétés cotées présentant en elles-mêmes des garanties de solidité, elle implique une instruction longue et complexe, les avantages que confère le passeport européen lié à cette réglementation est inutile pour les ICO sans frontières et, de surcroit, les garanties offertes par ces textes ne sont ni adaptées ni suffisantes au regard des risques spécifiques que présentent ces opérations. Le risque qu’encourent les investisseurs est notamment de voir les fonds investis disparaître dès la levée de fonds achevée. Les problématiques des sociétés cotées et des projets d’ICO ne sont pas les mêmes. B. L'intermédiation en biens divers ou le crowdfunding Cette réglementation nationale s’applique par exemple à la vente de vins ou de bois rares. La commercialisation de ces produits d’investissement suppose une autorisation de la part de l’AMF après
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problématiques de l’innovation ne s’y posent pas avec la même acuité car la plupart des initiatives se développent aux États-Unis ou en Asie aujourd'hui. Les plus grandes ICO, en nombre et en montant, y sont réalisées et c'est en Asie que la plupart des plateformes de négociation se sont créées. Le cadre règlementaire en France devrait donc idéalement permettre d’attirer les meilleurs projets qui cherchent du financement dans un monde sans frontière. Le fait d’être le premier grand pays développé à élaborer un cadre juridique complet pour les crypto-actifs est susceptible de conférer un avantage compétitif significatif à la France pour attirer les projets sérieux.
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DOSSIER THEMATIQUE instruction d’un dossier. Sans cette autorisation, il n’est pas possible, en France, de commercialiser de façon licite ces biens divers. Il s’agit donc de vérifier si les jetons remis aux investisseurs sont des biens divers au sens de cette réglementation, ce qui imposerait aux porteurs de projet de demander un enregistrement à l’AMF. L’institution est fréquemment confrontée à des situations proches de l’intermédiation en biens divers car le champ d’application de cette réglementation est large. Néanmoins, une des conditions requises, la promesse de rendement, est rarement présente dans les projets d’ICO. La plupart du temps, les porteurs de projets s’abstiennent de promettre un quelconque succès. De même, on trouve rarement dans les ICO de facultés d’échange ou de rachat. Très peu de projets sont donc susceptibles de relever de cette réglementation. Il est intéressant de noter qu'un certain nombre de plateformes de vente de crypto-actifs ont néanmoins d'ores et déjà été analysées comme relevant de l'intermédiation en biens divers ce qui permettra à l'AMF de demander en justice le blocage de l'accès aux sites internet illicites (car n'ayant pas obtenu l'enregistrement prévu par la loi) car la loi Pacte qui prévoit l'élargissement des possibilités de blocage, texte qui a été très efficacement utilisé par l’AMF en matière de CFD, Forex et options binaires. Une autre réglementation aurait pu être envisagée : le crowdfunding ou le don avec contrepartie, mais les critères d’application de ces réglementations très spécifiques rendent a priori l’application de ces textes aux ICO très peu probable. Nous sommes parvenus à la conclusion, au regard des projets qui nous ont été présentés, que les ICO n’entrent presque jamais dans les différents cadres prévus par la réglementation actuelle, ce qui n’est finalement guère surprenant car le cadre réglementaire actuel n’a pas été pensé pour ces nouvelles technologies. Le risque étant toutefois présent, nous avertissons les porteurs de projets sur les risques de sanction en cas de non-respect de la réglementation actuelle si elle s’avère applicable.
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III. La mise en place d’un cadre juridique ad hoc et optionnel pour les actifs numériques Compte tenu des insuffisances des réglementations actuelles, l’AMF a promu l’élaboration d’une solution ad hoc, nouvelle, adaptée au phénomène émergent des actifs numériques. Au regard des projets portés à leur connaissance, il a été imaginé un cadre permettant d’obtenir des garanties sur les points essentiels, mais dans un ensemble de règles souples et peu nombreuses afin que la procédure soit rapide. Cette réflexion a abouti à proposer un dispositif de visa optionnel qui a été adopté dans la loi Pacte qui devrait être promulguée prochainement. La proposition d’encadrement des ICO avait fait l’objet au préalable d’une large consultation publique de l’AMF qui a reçu plus de 80 réponses où se sont exprimés professeurs de droit, associations professionnelles, banques et porteurs de projets. IV. Visa optionnel de l’AMF sur les ICO La réglementation financière actuelle est conçue pour les offres d’investissement faites en France, dans une logique territoriale. C’est aussi ce qui détermine la compétence de l'AMF. Comment transposer cela en matière d'ICO ? Ces opérations sont proposées sur Internet aux investisseurs du monde entier et ne pouvant être rattachées à un pays, elles ne connaissent pas de frontières. En outre un dispositif d'encadrement obligatoire aurait impliqué, pour être crédible, de pouvoir sanctionner les réfractaires. Or, il aurait été impossible de déterminer si l'ICO avait été faite à destination des investisseurs français ou « en France », et a fortiori, de faire condamner puis d'appliquer des sanctions aux contrevenants faute de pouvoir les poursuivre à l’étranger, voire tout simplement de les identifier. Un encadrement obligatoire a donc vite paru à la fois inadapté et contre-productif car il aurait aussi eu pour conséquence de faire fuir les projets innovants susceptibles de créer à terme de l'activité en France puisqu’elle aurait été un des très rares pays, voire le seul, à mettre en place une réglementation obligatoire. L'idée d'un visa octroyé sur une base volontaire s'est donc imposée comme le compromis idéal permettant à la fois de poser des règles
Dans le même temps, les porteurs de projets sérieux seront en mesure, grâce au visa du régulateur, de disposer d'un avantage compétitif majeur par rapport aux projets ne l'ayant pas obtenu et pourront ainsi se démarquer des fraudeurs, préoccupation qui devient de plus en plus importante au fil du temps. Les porteurs de projets se sont donc montrés très favorables à ce visa pouvant être perçu comme une sorte de label de qualité donnant des garanties de sérieux qu'ils peuvent faire valoir sur le plan national comme international. Les projets portés par des étrangers pourront, au même titre que ceux portés par des français, obtenir ce visa de l’AMF à condition de faire valoir un lien de rattachement avec la France (l’existence d’un établissement ou une immatriculation en France). Cette réglementation créera un appel aux projets sérieux dans le monde. L’écho international de ce visa en préparation se diffuse déjà. L’AMF est consultée par des porteurs de projets étrangers ayant ouvert des ICO et souhaitant attirer de nouveaux investisseurs. Ce visa AMF prendra d’autant plus de valeur que la concurrence entre les différents projets devient de plus en plus forte. Le projet de loi Pacte prévoit que les porteurs de projet sollicitant le visa de l’AMF devront apporter trois garanties fondamentales : un document d'information décrivant de façon exhaustive le projet et les modalités de l’ICO, la mise en place d’un dispositif de sécurisation des fonds levés et la vérification de l’origine des fonds3. La première garantie consiste à assurer l’information des investisseurs. Le document d’information devra donner des informations sur l'initiateur du projet et comprendre une description du projet, de ses différentes étapes, des droits attachés aux jetons (droits financiers, droit d’usage, etc) et les modalités de leur valorisation, les conséquences en cas de levée de fonds insuffisante (l’éventuel remboursement et 3
Article 26 de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
ses modalités), les conséquences en cas de collecte supérieure au montant attendu ainsi que l’éventuelle cotation des jetons sur un marché secondaire après l’ICO. L’information se devra d’être la plus complète et compréhensible possible pour les investisseurs et la constitution d’une société sera obligatoire. Les différents risques pris par l’investisseur devront également être décrits, qu‘ils tiennent au projet lui-même ou à des facteurs externes comme par exemple le risque d’absence de liquidité du jeton. La deuxième garantie visera à protéger les fonds levés ou à prévenir leur absence d’affectation au projet présenté aux investisseurs. Il devra s’agir d’un dispositif de sauvegarde des crypto-actifs pouvant prendre soit la forme d’un séquestre classique (si les fonds sont convertis en monnaie ayant cours légal) soit un système de clés multiples, soit d’un mécanisme de smart contracts intégré à la blockchain, voir d’un autre dispositif s’il présente les garanties suffisantes qui seront détaillées dans une instruction de l’AMF. La troisième garantie concerne le respect des règles de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Les porteurs de projets devront mettre en place un dispositif leur permettant de contrôler l’origine des fonds, semblable aux mesures KYC (Know Your Customer) imposées aux établissements bancaires et financiers. Le respect de ces règles devrait d’ailleurs grandement faciliter l’ouverture des comptes bancaires aux acteurs ayant reçu le visa de l’AMF. À l’instar de la procédure suivie pour une introduction en bourse, le visa de l’AMF ne saurait garantir le succès du projet. L’octroi du visa signifiera que l’AMF s’est assuré que les garanties requises par la loi ont bien été apportée par les initiateurs, ce qui devrait permettre d’écarter les fraudes. L’AMF ne pourra évidemment pas garantir que le projet lui-même est de qualité ou que le code sur la blockchain est solide. Un avertissement à cet égard figurera en bonne place sur le document d’information visé.
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protectrices pour les investisseurs qui seraient naturellement incités à investir dans les projets ayant reçu ce visa et donnant certaines garanties plutôt que sur des projets ne les donnant pas.
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DOSSIER THEMATIQUE Le visa des ICO pourra également donner lieu à l’apparition de nouveaux métiers. Des experts reconnus pourraient par exemple noter le code de la blockchain de la même façon que, dans d’autres domaines, des experts indépendants attestent de la qualité d’un produit. Cela contribuerait également à rassurer les investisseurs. Il est également possible que des banques ou cabinets de conseils se spécialisent dans la notation des projets eux-mêmes comme ils interviennent lors des introductions en bourse, pour aider à promouvoir les opérations. En parallèle, les avocats ont un rôle à jouer pour servir d’intermédiaire entre les porteurs de projets, techniciens de la blockchain et l’AMF, pour faciliter l’instruction des dossiers. La durée de celle-ci sera d'autant plus brève (en principe 20 jours) que les dossiers seront bien constitués en amont. Des sanctions ont été prévues par la loi. La commission des sanctions de l'AMF sera en charge de les faire appliquer. Des sanctions seront par exemple encourues si le visa de l'AMF est prétendu obtenu à tort ou si des porteurs de projets ne respectaient pas les conditions prévues pour l’obtention du visa. L'AMF pourra retirer son visa ou publier des « listes noires » afin de mettre en garde le public. V. Agrément optionnel de l’AMF pour les prestataires de services sur actifs numériques Outre l’octroi du visa AMF pour les ICO qui ne traite que du marché primaire des jetons, la loi Pacte comporte des dispositions relatives au marché secondaire afin d'encadrer les services liés aux crypto-actifs et les plateformes de négociation. Aujourd’hui, à l'exception des réglementions de l'Etat de New York et de rares pays asiatiques, ces plateformes ne sont pas règlementées. Or, outre les pures escroqueries évoquées plus haut, beaucoup de plateformes ne sont pas sécurisées, elles sont victimes de hacking, et on observe déjà des pratiques frauduleuses comme des manipulations de cours et des délits d’initiés. Là aussi, l’idée est d’établir un cadre optionnel pour introduire des règles minimums de protection des investisseurs de façon à limiter les abus tout en promouvant la place française, sachant qu’aujourd’hui très peu d’acteurs y sont établis. Il ne
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conviendrait donc pas de mettre en place un encadrement qui serait à la fois obligatoire et trop lourd pour ces plateformes qui ne sont pas en France ou, si elles le sont, seraient tentées de fuir immédiatement à l’étranger. C’est donc un statut spécifique pour les plateformes effectuant des transactions sur actifs numériques qui est mis en place, inspiré des règles existant pour les entreprises d'investissement et leurs plateformes de négociation de titres, afin d’apporter une sécurité aux investisseurs. Ainsi, la loi Pacte crée un régime d’agrément optionnel pour dix services sur actifs numériques avec comme guichet unique l’AMF : les plateformes d’échanges (exchanges), le service de conservation pour le compte de tiers d’actifs numériques ou de clés « cryptographiques privées, en vue de détenir, stocker et transférer des actifs numériques », le service de courtage, avec enregistrement initial à l’AMF obligatoire pour le service devises contre crypto-actifs, la réceptiontransmission d’ordres, la gestion de portefeuille sous mandat, le conseil aux souscripteurs et la prise ferme et le placement. Le projet de loi définit ces services et exige le respect de règles fondamentales à respecter selon le service rendu par la plateforme. Les prestataires agréés devront ainsi disposer en permanence d’une assurance responsabilité civile professionnelle ou de fonds propres ou d’une garantie comparable, d’un dispositif de sécurité et de contrôle interne adéquat, d’un système informatique résilient et d’un système de gestion des conflits d’intérêts. Ils devront aussi respecter les règles en matière de blanchiment et de lutte contre le terrorisme. La loi a prévu ensuite pour chacun de ces services le respect de règles spécifiques (best execution, information des clients, test d’adéquation, approbation des règles de fonctionnement des plateformes, etc.) en s’attachant aux règles essentielles pour la protection des investisseurs tout en tenant compte de l’activité effective des prestataires afin d’être proportionnées. Enfin, la loi a prévu que pour deux de ces services (le service de conservation et l’achat ou la vente d’actifs numériques contre de la monnaie ayant cours légal), un enregistrement auprès de l’AMF sur
* La France est le premier pays à proposer un cadre ad hoc et optionnel pour les actifs numériques. Certains États ont décidé d’interdire strictement les ICO, d’autres se sont orientés vers des guides de bonnes pratiques. L'idée du visa ou de l’agrément optionnel a été accueillie avec beaucoup d'intérêt. Sa mise en place pourrait servir d’exemple à suivre à l’étranger, notamment au niveau européen, certains pays étant très désireux d’attirer les ICO ou les plateformes de négociation comme le Luxembourg, l’Estonie, Malte ou la Suisse. Aux États-Unis, la notion de « securities » est beaucoup plus large que celle d'instrument financier. En conséquence, une partie des ICO est soumise à cette règlementation. Cela implique une législation
peu adaptée à ce phénomène nouveau et une absence totale de contrôle sur les ICO qui n’entrent pas dans son cadre. Les initiatives nationales peuvent paraître un peu incongrues dans un espace européen qui offre un marché unique des services financiers et pour des produits ou des innovations qui ont des vocations mondiales. Pourtant, si les opérations impliquant des crypto-actifs sont par nature transfrontières et appellent une approche coordonnée entre pays, il serait contreproductif d’attendre le résultat de travaux internationaux (Conseil de stabilité financière, Groupe d'action financière (GAFI), Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV ou IOSCO en anglais), Autorité européenne des marchés financiers) dont on ne peut préjuger du temps qu’ils prendront avant d’aboutir à un consensus. Au niveau européen, la Commission a rendu public, le 8 mars dernier, un plan d’action pour les technologies financières et une proposition de règlement sur les prestataires de services de financement participatif. La Commission préfère, avant d’aller plus loin et s’orienter vers une évolution éventuelle du cadre législatif européen, analyser plus avant les enseignements des différentes initiatives et traitements nationaux, ainsi que les retours des acteurs. Cette approche renforce l’idée selon laquelle les cadres nationaux restent à privilégier pour développer des initiatives innovantes et que c’est la force des succès nationaux qui entraînera la nécessaire dimension européenne.
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avis conforme de l’ACPR sera obligatoirement requis pour les acteurs en France, indépendamment de la demande d’un agrément optionnel par ailleurs. Cet enregistrement a vocation à permettre le respect des règles de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme en application des directives européennes. L’ensemble de ces règles sera précisé par un décret en Conseil d’Etat ainsi que par le Règlement général de l’AMF. La délivrance de ces visas et agréments optionnels devrait intervenir rapidement après la promulgation de la loi Pacte, les candidats étant déjà nombreux à s’être manifestés auprès de l’AMF.
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DOSSIER THEMATIQUE
Smart Contracts: Are they Contracts and are they Smart?
LARRY A. DIMATTEO Huber Hurst Professor of Contract Law & Legal Studies University of Florida
The complexity of technological innovation poses a great challenge to law. Catalina Goanta notes that disruption of the law is “a phenomenon through which law becomes decrepit in the face of modernity.”1 Is this really true? Law mostly seems to be more reactive rather than proactive in dealing with rapid technological and societal changes. This article will look at one intersection of law and technology—the evolution of smart contracts based upon blockchain technology. The questions posed include: (1) Are smart contracts legal contracts? (2) How smart are smart contracts as compared to the traditional ‘dumb’ word contracts? (3) Can smart contracts escape the legal system? (4) How does contract law apply to the socalled self-performing, trustless contracts where any breach is impossible? (5) Should government authorities seek to regulate through specialized rules this new technological phenomenon? Smart contracts and blockchain technology is a reflection of a greater tension between the accelerating growth of technology and the application of law to such change. Does law necessarily lag behind technological change or is the law, such as contract law, sufficiently flexible to
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C. Goanta, ‘How Technology Disrupts Private Law: An Exploratory Study of California and Switzerland as Innovative
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adjust and apply to new technologies. The ultimate test may have to wait until the evolution of advanced artificial intelligence (AI) or superintelligence. The threat of advanced AI to the legal system and human autonomy is an issue of speculation; this article, however, focuses mostly on the current state of transactional technologies. It will assess the role of contract law in the regulation of first generation smart contracts and online platforms (using decentralized ledger technology) to determine if there is sufficient fit to starve off the need for additional regulation. 1. Are Smart Contracts Contracts? This part examines whether the term “smart contracts” is a misnomer by questioning whether they satisfy the requirements for a legally enforceable contract. This first section briefly discusses the fit or coherence between smart contracts and law and whether advanced technology can succeed in “escaping the law”. The second section discusses the ex ante nature of smart contracts and the concept of “code is law”. The final section examines the place of smart contracts within the existing framework of contract law.
Jurisdictions’, TTLF Working Papers No. 38, Stanford-Vienna, (2018) Transatlantic Technology Law Forum (2018), at 1.
A. Contract Law and Regulation in the Age of Acceleration
means of effectuating transactions, based upon the immutability of the blockchain.
The evolution of disruptive technologies has become common form in recent decades and is proceeding at an accelerated rate, with the endpoint, as noted above, likely to be the development of advanced AI. The current state of affairs is focused on the initial stage of smart contracts, based on blockchain technology.1 The evolution of smart contracts is a popularly discussed development in both legal and technology literatures. Smart contracts, blockchain technology, and to a lesser extent digital platforms directly impact the scope of contract law and the ability of technologists to escape the legal system.
For technologists such trustless solutions are an advancement for consumers and small entities since they foreclose the need for costly third party intermediaries, that are subject to fraud, as well as, the uncertainty and prohibitive costs of dispute resolution. But with power comes responsibility—technologists (computer scientists) need to ensure that new technologies incorporate the values embedded in contract law and reflected by democratic societies. The problem with no-breach contracts is that they tie parties to contracts that disdain relational norms found in the law of contracts and ordinary business practice, such as good faith, flexibility, renegotiation, commercial reasonableness, and solidarity. The article will examine the virtues of immutability versus those of flexibility.
Advanced technology is not the first attempt to escape the law. Lisa Bernstein’s majestic works on the cotton3 and diamond industries4 showed how private parties may create private legal systems where recourse to the courts for breach of contract is extremely rare. But, unlike the blockchain, these ‘escapes’ are based upon trust, shared communal values, and the power of negative reputational effects. Smart contracts are described as a trustless
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A blockchain is usually defined as a shared ledger, stored on and maintained by network nodes, which records transactions (in the form of messages sent from one node to another) executed among nodes. Information stored on the blockchain can be inspected by everyone and cannot be modified or erased. Smart contracts are self-executing pieces of code stored on the blockchain, which could act autonomously in case given conditions occur. See Valentina Gatteschi, Fabrizio Lamberti & Claudio Demartini, ‘Technology of Smart Contracts’ in Larry A. DiMatteo, Michel Cannarsa & Cristina Poncibò (eds), The Cambridge Handbook of Smart Contract, Blockchain Technology and Digital Platforms (Cambridge University Press 2019).
B. “Code as Law: Ex Ante Code and Post Hoc Regulation Harvard law professor Lawrence Lessig coined a now famous proposition that ‘code is law.’5 However, such a notion is more of an illusion than a reality. The idea, as presented by some technologists, is that contract law and the entire legal system can be shunted aside simply because computer code placed on a blockchain can initiate certain narrow actions that somehow replicate or substitute for contract law. It is true that technology continues to have disruptive consequences for law, but the argument that immutability and anonymity can allow human beings to escape the many dimensions of contract law—formation, breach, mitigation, liability, regulatory, flexibility, remedies, and so forth—is beyond preposterous. The regrettable term ‘smart contracts’ is a misnomer since they are neither smart 2
T. Cutts, ‘Smart Contracts and Consumers,’ LSE Law, Society and Economy Working Papers 1/2019 available at https://ssrn.com/abstract=3354272 3 L. Bernstein, ‘Private Commercial Law in the Cotton Industry: Creating Cooperation Through Rules, Norms, and Institutions’ (2001) 99 Michigan Law Review 1724. 4 L. Bernstein, ‘Opting Out of the Legal System: Extralegal Contractual Relations in the Diamond Industry’ (1992) 21 Journal of Legal Studies 115. 5 L. Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace (Basic Books 1999)
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The idea of self-enforcing (immutable) contracts engages old debates, such as formalism versus contextualism, the propriety of general versus specialized rules, and the morality of no-breach. The ‘attractiveness’ of smart contract is that contracting parties do not need to trust one another to perform or rely upon intermediaries to enforce performance. This is in contrast to the richness of the law of contracts, which supports valuable relationships both by enforcing duties and by allowing parties to escape the consequences of ill–formed contracts and oppressive terms.2
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DOSSIER THEMATIQUE nor are they contracts, atleast not contracts in the sense that people would recognize them as such. First of all, code is merely a translation of natural language, and as such, it has the same frailties and limitations of language. To compound the issue of interpretation, natural language agreements need to be translated into code and, subsequently in case of dispute, will have to be translated back to language, unless judges and lawyers become code readers. Valuable features of smart contracts are supposedly their self-performing and self-enforcing capabilities that make a contract breach impossible. Nonetheless, performance is not the end of the story in contract law. After performance, there may be retraction or unexpected harm that can be managed only by contract law as applied by judges or arbitrators. Hence, the fact that smart contracts are selfenforcing does not make them contractually sufficient. Formalists and economists may see in the potential of smart contracts the ex ante dream of a world of complete contracts in which no judicial intervention is needed. However, just as language contracts are never complete e.g. as to memorialization of all future contingencies language converted to code can do no better, and likely somewhat worse. In the end, there will always be a need for ex post regulation. The only way out of this conclusion is to see the immutability of the smart contract as a type of common law contracts by seal; a fiat contract created by a mere formality. Nevertheless, this would be a return to an antiquated concept that should not be reintegrated. Instead the law views enforceable contracts as exercises in private autonomy based upon the intentional agreement of parties to be bound by the terms of their agreement. However, the freedom to create a private law (contract) is not unlimited as contract law doctrines ensure a level of fairness and prevent abuse of freedom in contracts between stronger and weaker parties. In sum, coding abusive, illegal, or invalid terms into smart contracts does not allow parties to escape the law, no matter how selfenforcing their contracts may be.
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See Notaries of Europe, http://www.notaries-ofeurope.eu/index.php?pageID=191.
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C. The Place of Smart Contracts in Contract Law Theoretically, smart contracts may satisfy the requirements of contract law and thereby be recognized as standalone enforceable contracts. For example, they can be a means to the formation of a contract. In one scenario, an agreement is reached by contracting parties and then coded. In this scenario, the contract is a language agreement and not a coded contract. In a more common scenario, a party codes the obligations of the other party to the agreement and places it on the blockchain. This placement represents an offer. Anyone who views the blockchain has the ability to accept by performing the obligations fixed in the block (offer). Nevertheless, as discussed in the next section, smart contracts have mostly been used in the simplest types of contracts, such as in financial or transfer of property transactions. In the former area, a smart contract merely serves as a secure mechanism to transfer funds. However, in the second area they have the potential of disrupting an entire area of the legal professionâ&#x20AC;&#x201D;notary publics. Notaries make up an integral part of the legal order in twenty-two EU Member States based on the civil law.6 Their essential function, as quasi-public officials, is to authenticate legal documents, such as property deeds and other real estate instruments, wills, and marriage contracts. Blockchain registries may be able replicate the functions currently served by notary publics in European legal systems. This would lead to a more efficient and less costly means to authenticate documents, but at the costs of disenfranchising an entire profession. In the current state of the technology, even in areas in which smart contracts work well, they would best function in the context of a larger agreement or contract. A traditional nature language or word contract may utilize the efficiency and security of smart contracts to execute some of the obligations created by the overall agreement. In such a scenario, smart contracts are not contracts at all, but are merely technical tools to effectuate parts of a word contract. This type of use clearly creates synergies in which traditional contracts are made more efficient. The
2. Are Smart Contracts Smart? This part will examine the smartness of smart contracts. The first section concludes that smart contracts are, in reality, dumb as compared to language contracts. This is because many existing contract terms are not translatable into code, making smart contracts inherently inflexible and unable to respond to change of circumstances. The second section acknowledges that the dumbness of smart contracts is primarily a reflection of the current state of technology, concluding that smart contracts can be made smarter through the use of off-chain “oracles” and with the continued advancement of technology. A. Persistence of “Dumb Contracts” As noted above, smart contracts are not an avenue to an ex ante paradise in which all future contingences are captured within the code. This paradise, often discussed by law and economic scholars as contracts that achieve ex ante completeness and clarity, sees in smart contracts an ability to code contracts that are complete and easily enforceable within the legal system. By ease of enforcement, as the story goes, recourse to the legal system is minimized by the selfenforcing feature of smart contracts, and if needed, the interpretation of the contract is a mere formality because code can only have a single meaning. But, smart contracts are only complete due to their immutability and they are only clear because of the binary nature of code. In reality, other than in the simplest of transactions, smart contracts are unlikely to be complete or clear. They cannot capture the nuance of more complicated contracts and their more vague terms. In the area of interpretation, again with more complex contracts, they are subject to coding 7
J. Lipshaw, The Persistence of ‘Dumb’ Contracts’ (2019) 2 Stanford Journal of Blockchain Law & Policy, https://stanfordjblp.pubpub.org/pub/persistence-dumb-contracts. 8 See S. Levi & A. Lipton, ‘An Introduction to Smart Contracts and Their Potential and Inherent Limitations’ (May 26, 2018), https://corpgov.law.harvard.edu/2018/05/26/an-introduction-tosmart-contracts-and-their-potential-and-inherent-limitations (last accessed 22 March 2019); K. Levy,’ Book-Smart, Not
errors and subsequently, may be subject to translation errors for purposes of dispute resolution. The smart contracts’ self-sufficiency only works, for the time being, as discussed above, for the simplest of tasks, such as financial or title transfers. In more moderately complicated contracts they are doomed to fail. In complex and relational contracts they may never be adequate even with the development of advanced AI to guide them. Their immutability is their bane and inflexibility is their curse. A classic example is that smart contracts cannot respond to change. If there is a significant change of circumstances that calls into question the propriety or need for performance the smart contract is unable to respond in order to continue to meet the reasonable expectations of the parties. Jeffrey Lipshaw has eloquently discussed the dumbness of smart contracts and the persistence of dumb or traditional contracts.7 In fact, the current state of smart contract technology shows the limitations to the automation of contracts are extensive.8 This is because many common contract clauses are not easily susceptible to being coded. The current limited use of smart contracts to financial transactions and title transfers is understandable because of the nature of the contract rules in those areas, which are mostly characterized by fixed and formal rules. Fixed and formal rules are simple if/then propositions i.e. if this happens, then this is to follow. One scholar notes: ‘Legal automators tend to focus on . . . formalism (which defines ‘the ideal if not necessary form of ‘law’ [as] that of a ‘rule,’ conceived as a clear prescription that exists prior to its application and that determines appropriate conduct or legal outcomes’).’9 Such contracts are a small subset of all contracts, many of which are complex, relational and long-term in nature that are not embodied by simple fixed terms or applicable contract rules that are formulaic in Street-Smart: Blockchain-Based Smart Contracts and The Social Workings of Law’ (2017) 3 Engaging Sci. Tech. & Soc’y 1. 9 F. Pasquale, ‘A Rule of Persons, Not Machines: The Limits of Legal Automation’ (2019) 87 George Washington L. Rev. 1, 44, partially quoting Richard H. Fallon, Jr., ‘The Rule of Law as a Concept in Constitutional Discourse’ (1997) 97 Columbia L. Rev. 1, 11 &14.
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self-enforcing nature of smart contracts is limited to the specified functions allocated to them by the language contract. In this way, the code is a mere function and is regulated by the word contract.
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DOSSIER THEMATIQUE nature, as is found in negotiable instruments or letters of credit laws. Put simply, there are simple rules and more complicated ones, and coding is currently able to accommodate the former, but not the latter. In the words of Eric Tjong Tjin Tai: “The complicated structure of legal rules may prove an obstacle to formalization.”10 A great variety of contracts possess complex and standard-like rules (such as, best efforts, reasonableness, renegotiation or reopener, good faith, satisfaction clauses, and so forth). These types of clauses are inherently general and vague in nature and, thus, almost impossible to code in computer language. In the end, smart contracts are likely to create an ex post nightmare. In regular contracts, a breach may be a better alternative to performance, but smart contracts preclude breach. It will then be left to the courts to unwind the transaction in order to preserve the facilitative and regulatory functions of contract law. B. Making Smart Contracts Smarter It should be noted that there are (theoretically) technical means to increase the flexibility of smart contracts—the parties could agree to a new block or node to compensate for weaknesses in earlier block or the smart contract can be connected to ‘oracles’ in order to self-adjust.11 However, unless the technology makes further strides this flexibility comes at the cost of inefficiency, which defeats the efficiency rationale that immutability represents.
Oracles can be used to feed information into the blockchain that will then trigger or not trigger (terminate the smart contract) the next stage in the performance cycle. The information provided by the oracle can also be used to modify the performance of the smart contract due to the change of circumstances. This adjustment will allow the performance to remain aligned to the reasonable expectations of the contracting parties. From one perspective, the use of oracles entails the loss of immutability upon which smart contracts are based, since self-performance is no longer ensured. Nevertheless, a better way of viewing smart contracts that allow off-chain communications is one of structured immutability. Although the selfenforcing feature of smart contracts may no longer be absolute or completely determined ex ante, the use of oracles is provided for in the code and thus an adjustment of performance does not make the contract less immutable. The adjustment is required by the immutability of the code. In the end, the outside information feeds allow smart contracts to be more flexible and respectful of the reasonable expectations of the parties relating to the performance and outcome of the transaction.
It follows that despite the critique above pertaining to the dumbness of smart contracts (coded contracts) and the smartness of dumb contracts (word contracts), it is important to note that there are different types of smart contracts. Simply put, some smart contracts are smarter than others and smart contracts will become smarter as technology continues to advance. The ability to deal with change
3. Contract Law and Regulation of Smart Contracts
10
hardware oracles are used to gather data from the physical world through sensors.” See supra note 4, citing Dourlens, J. 2017. Oracles: bringing data to the blockchain, https://ethereumdev.io/oracles-getting-data-inside-blockchain. As added security of the veracity of the information inserted into the blockchain, there are also service companies, such as Oraclize, that certify the authenticity of data being retrieved from Web resources. See http://www.oraclize.it/ (last accessed 30 April 2017).
E. Tjong Tjin Tai, “Formalizing contract law for smart contracts,” Tilburg Private Law Working Paper No. 06/2017, 8, http://www.ssrn.com/link/Tilburg-Private-Law.html. 11 Oracles take information from the real world (death record, graduation record, price index, crop harvest, issuance of letter of credit, and so forth), and inject it in the blockchain, such as by changing the value of smart contract’s variables. There are different types of oracles. For example, “Software oracles generally extract information from Web sources, whereas
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in circumstances between the execution of a smart contract and its performance is possible through the use of outside oracles. In this way smart contracts and their terms can be made more flexible. In designated places in the performance cycle the smart contract seeks input from the outside world.
This first section focuses on the regulation of smart contracts from two perspectives—the regulatory function of contract law and government regulation of blockchain technology. It focuses on two issues— the substantive one (need for regulation and the type
A. Regulating Smart Contracts In the general area of the regulation of smart contracts, four choices present themselves—selfregulation by the tech industry; private law regulation through contract, tort (delict), and property law; public regulation through the enactment of a tailored statutory law; and a combination of all four approaches. These above four choices of regulation also have a temporal element. For example, as a public policy choice it may be best not to intervene in the development of new technologies by imposing a “regulatory sandbox” to encourage continuing innovation.12 The regulatory sandbox recognizes that stringent regulation of emerging technologies and industries can result in major setbacks for technological development and innovation. For this reason, governments often refrain from regulating innovative industries, like applications of blockchain technology, at early stages of development.
Eventually, it may be determined that targeted laws will need to be enacted to prevent the abuse of new technologies. These laws may be mostly facilitative in providing a framework for new technologies to flourish13 and also regulatory to prevent abusive or illegal uses of such technologies. For example, if new technologies, such as advanced AI or robots, are seen to threaten human choice and to weaken democratic institutions then public law will need to be implemented to protect societal values. Thus, the temporal element sees that the legal response to new technologies, like the blockchain, should be gradually implemented overtime. For now it is best to heed the advice of Max Raskin who asserts that: “Innovative technology [often] does not necessitate innovative jurisprudence, and traditional legal analysis can help craft simple rules as a framework for this complex phenomenon.”14 Thus, even though new technologies may be economically disruptive (Uber and taxi industry; Airbnb and hotel industry), as well as legally disruptive (smart contracts and contract law; blockchain and notary publics) there should be no rush to regulate. It is more important to wait, and if needed, to enact tailored regulations that balances the fostering of innovation with the protection of societal values.
Private law regulation, mostly through contract law, as discussed previously, will continue to play a significant role in the use of smart contracts, especially through the post hoc use of contract law’s policing doctrines and remedial structure. Over time it will have to be determined whether existing contract law rules are adequate to facilitate and regulate smart contracts or whether a body of specialized contract law rules (such as seen in sales, letter of credit, and negotiable instrument contracts) will need to be created.
Max Raskin’s insight has been proved retroactively since the beginning of the information and digital age. A fierce debate ensued at the beginning of the Internet era with technologists arguing that the core driver of the Internet was the freedom to innovate. In turn, legalists believed that the novelty and uncertainty of the Internet required specialized regulation in order to fit its use within the existing legal framework. In the end, little specialized legal regulation was required, as old legal constructs proved to be sufficiently malleable to be applied to legal issues related to the Internet.
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http://ec.europa.eu/research/innovation-union/index_en. cfm?pg=why (last accessed 15 April 2019). 14 M. Raskin, ‘Law and Legality of Smart Contracts’ (2017) 1 Georgetown L. & Tech. Rev. 305, 306, available at https://georgetownlawtechreview.org/wpcontent/uploads/2017/05/Raskin-1-GEO.-L.-TECH.-REV.305-.pdf.
While there is no precise definition, a regulatory sandbox is, broadly speaking, a framework within which innovators can test business ideas and products on a “live” market, under the relevant regulator’s supervision, 13 The European Commission has declared: “We need to do much better at turning our research into new and better services and products if we are to remain competitive in the global marketplace and improve the quality of life in Europe.” See European Commission, available at
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of regulation needed) and the temporal one (when to regulate). The second section further reviews the public-private law distinction, which balances the roles of private law (contract law) and public law (regulation) in the present and future regulation of smart contracts and advanced technologies.
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DOSSIER THEMATIQUE For example, trespass, one of the common law’s oldest causes of action, has been applied to combat the improper use of a provider’s bandwidth. More recently, however, the illicit use of personal data by data collectors (Facebook and Google) has made regulation in this area a necessity in order to protect privacy rights. B. Public-Private Distinction When something new comes along such as a novel transaction type (franchising) or new technologies for transacting business (Internet) regulators and scholars immediately ponder the question of whether legal intervention is needed or desirable. In the area of franchising, some regulatory steps were taken over time to prevent termination without cause and without proper notice. In regard to the Internet, as discussed above, despite all the debates, existing legal constructs, such as trespass and agency, were found to be sufficiently flexible to manage the issues presented by the new technology. But the intersection of law and technology is fluid requiring the continuous recalibration between the freedom to innovate and protecting core societal values. For smart contracts, eventually, debate over general versus specialized rules will be undertaken. Will general contract law be malleable or flexible enough to regulate smart contracts or contract law needs to provide more specialized rules for such innovations? The answer between the application of general contract law or the need for specialized rules will inevitably come when parties litigate to unwind the immutability of smart contracts. On the regulatory front, as discussed above, the virtues of ‘lag’ between new technologies and the need to regulate cannot be overstated. The urge to regulate too soon may cause more harm than good. Unless systemic problems of fraud or criminal enterprises seeking to use new technologies to carry on illicit activities become apparent, the regulation of this technology still in its infancy would be undesirable. The novelty of such new technological creations should not be the reason to enact new regulations or
15
See e.g., The Bradley Center, “Will the Machines Take Over?: Human Uniqueness in the Age of Smart Machines,” Artificial Intelligence (11 July 2018),
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change contract law in the hope of finding a problem that needs fixing. It is simply too early to regulate new technologies because of the fluidity and rapidity in the advancement of technology. For now proponents of smart contracts and blockchain technology should be given a chance to self-regulate, but at a future stage of development there will be a tipping point (possibly with the development of advanced AI), where a need to intervene in both the public and private law areas may emerge in order to prevent abuse (at the cost of slowing innovation). Private law will have to adjust or make new rules to protect private autonomy and regulatory authorities will have to prevent the ‘takeover by the machines’ and the erosion of democratic institutions.15 However, the fear is that when that tipping point appears it may be too late for law to prevent presently unimaginable abuses. Thus, scholars, lawyers, judges, and legislators will have to work together to prevent the lag between law and technological advances from becoming too extenuated. This diligence will always be needed to ensure that automation does not evade the rule of law. 4. Perspectives: Internal and External The intersection of law and technology, with the advent of the blockchain and AI, will require thoughtful analysis from the internal and external perspectives of law. Lawyers’ and scholars’ attempts to fit new technologies within the existing legal structure is an illustrative example of the internal perspective. Most of the time the flexibility and malleability of contract and tort law allow them to apply existing legal structures to novel. However, the accelerated advancement of technology may eventually require the traditionalist to step outside of the internal perspective in order to substantially change the idea of existing law and its system of rules and standards. It may require a paradigm shift that will require lawyers, judges, and legislators to rethink the role of law in self-functioning, automated environments. The idea that scholars and judges’ primary mission is the preservation of the integrity of law will be questioned. The need for legal https://www.discovery.org/v/machines (last accessed 30 April 2019).
The external perspective of law is that of technologists. Computer scientists are task oriented, focusing on how things can be engineered to be faster and more efficient. To some of them contract law, as well as legal institutions in general, are grossly unfair and elitist nuisances. The two camps (legalists and technologists) ask different questions—what are smart contracts to a lawyer and why should technologists have to worry about the conceptual structures of law and the values that underlie them? The idea that social or private ordering is guided solely by legal rules becomes a quaint idea in face of the present technological onslaught. The way forward will require dialogue between the legalists and the technologists, otherwise, the law will overwhelm or retard technological innovation or technological hegemony will undercut the values upon which democratic societies are built. In the end, a meeting of the minds will require a lawyer to become more knowledgeable of technology (to best assess its benefits and risks to clients) and technologists will need to understand the values that contract law seeks to protect when designing the next new thing.17 As a result, it should be left to the law (contract or regulation) to determine the compatibility of the new transactional technologies ‘with a community’s fundamental values; and whether we need to reform our legal and regulatory institutions.’18 Nonetheless, it is also important to prevent the pendulum from swinging to far towards the realm of regulation, where we are left in the words of legal historian
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See T. L. Friedman, Thank You For Being Late: An Optimist's Guide to Thriving in the Age of Accelerations (Farrar, Straus and Giroux 2016). 17 From a regulatory perspective one proposed solution is that regulation can be designed into new technologies. See W. Brian Arthur, ‘The Second Economy’, McKinsey Quarterly (October 2011). For example, technologists should design technologies that protect privacy rights. 18 R. Brownsword, ‘Smart Transactional Technologies, Legal Disruption and the Case of Network Contracts’ in L. DiMatteo, M. Cannarsa & C. Poncibo eds, Cambridge Handbook on Smart
Morton Horwitz in a world where “all law is a reflection of collective determination, and thus inherently regulatory and coercive.”19 Conclusion This article examines the intersection of law and technology, as currently represented by smart contracts, blockchain technology, and artificial intelligence. The advent of new technologies has revived the longstanding debates on the role of private law, as both a facilitative and regulatory force. As law confronts new disruptive technologies, a continuing analysis will need to be undertaken in both descriptive and normative dimensions.20 This analysis should engage the perspectives of legalists and technologists. From the legalist perspective, the issue is one of fitting new technologies into existing legal frameworks or that of determining if the creation of new rules, whether private (contract law) or public (regulation)—is needed. For the technologists, in designing new technologies knowledge of the law—what law permits and what law prohibits—is necessary to ensure that new technologies conform to the legality and validity of law. From a normative perspective, the article analyzes the balance between freedom and the abuse of freedom in private transactions (self-enforcement of smart contracts), the benefits of garnering the internal and external perspectives of law (dialogue between legalists and technologists), and the virtues and dangers of legal formalism (as represented by a computer code). Finally, the analysis focuses on the efficiency of contract law and technological efficiency in the context of a basket of values that includes individual values (freedom and fairness) and societal values (democratic principles and justice).
Contracts, Blockchain Technology, and Digital Platforms (CUP 2019); see also, Roger Brownsword, “Regulatory Fitness: Fintech, Funny Money, and Smart Contracts” (2019) 20(1) European Business Organization Law Review 5-27 19 M. Horwitz, The Transformation of American Law, 18701960 (Oxford University Press 1992), 50 20 From the normative perspective, R. Brownsword offers these assessments: ‘smart contracts cannot replace the broader, contextualized view provided by contract law and efficient technocracy does not necessarily improve community life and, in some cases, may have negative impacts on societal value.’
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coherence is the core of the internal perspective of law. Such legal coherence may become a secondary issue or an unattainable goal in the “era of acceleration.”16 The development of disruptive technologies is the new normal.
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DOSSIER THEMATIQUE
La propriété de soi
GASPARD KOENIG Philosophe
Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault analyse la morale stoïcienne comme un cheminement vers la possession de soi : la conversio ad se. La souveraineté de l’individu sur lui-même, au fondement de l’ordre politique moderne, s’élargit à une expérience sensible, une jouissance concrète du soi. Mais Foucault ajoute elliptiquement : « Ce rapport à soi est pensé souvent sur le modèle juridique de la possession : on est « à soi », on est « sien » ; on ne relève que de soi-même, on est sui juris ; on exerce sur soi un pouvoir que rien ne limite ni ne menace ; on détient la potestas sui. »1 Quel est donc ce modèle juridique ? S’agit-il d’une simple métaphore, ou y aurait-il un lien plus profond entre la propriété de soi et la propriété des biens telle qu’elle fut conçue par le droit romain ? Pour être puissant, faut-il alors être propriétaire, et de quoi ? Quel rapport à soi, aux autres et au monde pourrait justifier ce pouvoir « que rien ne limite » ? La proprietas doit-elle être conçue d’un côté comme l’émanation d’une morale du soi, et de l’autre comme le sous-bassement d’un contrat social fondé sur l’individu ? Foucault nous laisse sur notre faim. Or, ces questions revêtent une urgence nouvelle à l’heure du dataisme et des biotechnologies2. Que reste-t-il du soi quand le réseau envahit notre existence et préempte nos décisions ? Est-on condamné à devenir un
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M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 3 « Le souci de soi », Ed Gallimard, 1984, p. 90 2 Dans Homo Deus, l’historien Yuval Harari conçoit l’univers comme un flux de données, « la valeur de chaque phénomène ou
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« dividuel » soumis au capitalisme de surveillance ? A qui appartient ce corps qui peut être sectionné, augmenté, recomposé, copié, congelé et annihilé ? Emetteur de données et de cellules, fournisseur de matière première pour l’économie numérique comme pour les biotechnologies, le soi n’a jamais été autant sollicité. Il est temps de comprendre à qui il appartient. Il faut tout d’abord rappeler, face aux attaques qu’elle subit aujourd’hui, que la propriété privée en tant que telle est indispensable à l’émancipation individuelle. Étonnamment, c’est Proudhon qui en livre l’apologie la plus complète dans sa Théorie de la propriété, publiée à titre posthume et fort éloignée de ses foucades de jeunesse que l’histoire a hélas retenues (« la propriété, c’est le vol »). Pour le penseur anarchiste, la propriété est « la plus grande force révolutionnaire qui existe » : elle coupe le lien de dépendance vis-à-vis du pouvoir politique et permet ainsi à chacun de développer, dans la sécurité de ses quatre murs, une personnalité propre, y compris en opposition à l’esprit du temps. Posséder des biens matériels, c’est asseoir ses droits formels au sein d’une substance concrète. « Pour que le citoyen soit quelque chose dans l'État, écrit Proudhon, il ne suffit donc pas qu'il soit libre de sa personne ; il faut que sa personnalité s'appuie, comme celle de l'État, sur une portion de matière qu'il possède
entité étant déterminée par sa contribution au traitement des données ».
En disposant librement de ses biens, en ayant la possibilité de les vendre mais aussi de les laisser en jachère ou même de les détruire, chacun peut se laisser aller à la créativité la plus débridée ou à la paresse la plus révoltante. « Pourquoi ne serait-il pas permis à celui-ci de cultiver la ronce, le chardon et l’épine ? » demande plaisamment Proudhon. Peut-être de ces mauvaises herbes émergera une révolution horticole. Ou peut-être pas. La nouveauté suppose la déviance ; la déviance exige l’indépendance ; l’indépendance s’appuie sur la propriété. C’est le sens profond de l’abusus, le troisième et le plus fascinant pilier de la définition classique de la propriété. Cet argument théorique est vérifié par l’histoire. La propriété n’a pu émerger qu’au prix de luttes acharnées contre les pouvoirs dominants. Au début du millénaire précédent, les serfs attachés à leur glèbe livraient au Seigneur l’essentiel de leur production en échange de « services gratuits » plus ou moins réels : la protection contre la guerre ou l’usage des banalités du village (four, moulin, pressoir…)3. Il fallut attendre bien longtemps pour que les paysans aient le droit de transmettre leurs terres en héritage, d’en vendre librement les fruits, et enfin de les aliéner en disposant d’un titre de propriété cessible. La révolution française mettra définitivement fin au système féodal de la tenure et généralisera le cadastre : le serf devenait un homme libre. A chaque innovation technique, de semblables débats resurgissent. Quelques siècles après l’invention de l’imprimerie, Beaumarchais prit la tête d’une fronde des écrivains pour la reconnaissance du droit d’auteur. Lors de la révolution industrielle, les innovateurs obtinrent la création d’un véritable régime de brevets. Toujours, l’individu doit batailler pour pouvoir disposer librement de ses possessions et de ses créations, qu’elles soient matérielles ou intellectuelles.
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V. en particulier George Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, Flammarion, 1962, p.288
La nouvelle frontière de la propriété, après la matière et l’esprit, ne serait-elle pas le soi lui-même ? On pourrait pourtant croire que la question est réglée depuis longtemps. En France, il est tellement admis que « mon corps m’appartient » qu’une ministre de la Santé a pu se tatouer cette phrase sur l’avant-bras sans choquer personne4. Certes, les pays théocratiques peinent encore à admettre cette idée. En Tunisie, la jeune féministe Amina Sboui (ex Femen) a subi les pires tourments, y compris juridiques, après avoir peint « mon corps m’appartient » sur son torse nu et posté la photo sur les réseaux sociaux. « J’ai imaginé cette phrase, explique-t-elle dans son livre témoignage5, en réponse à ceux qui critiquaient mon action, mais plus généralement aux musulmans intégristes qui pensent et clament que le corps t’a été donné par Dieu et que tu dois le lui rendre comme il te l’a donné, propre, pur. » S’appartenir, c’est ne pas appartenir aux autres – ni à sa famille, ni à son pays, ni à sa religion. Dans l’Occident sécularisé, une telle formule semble devenue presque banale. Pourtant, il reste de nombreux domaines où mon corps ne m’appartient pas, y compris dans nos pays de tradition libérale. Il existe des restrictions légales à l’usus, au fructus et à l’abusus. En voici quelques exemples. Commençons par l’usus. Depuis une décision célèbre du Conseil d’Etat confirmant l’interdiction du lancer de nains6, je n’ai pas le droit d’attenter à ma propre dignité, telle que définie par le juge. Je n’ai pas non plus le droit de définir librement mon genre, le changement de sexe étant toujours soumis à une décision du Tribunal de Grande Instance. Et je ne peux pas nommer librement mon corps, en changeant de nom de famille par exemple. Pour quelle mystérieuse raison est-on toujours tenu de respecter l’état civil et donc la contrainte de la filiation ? Le fructus est encore plus délicat. Même si certaines parties du corps comme les cheveux, ou le sang aux États-Unis, peuvent être objets de commerce, la majorité des pays développés interdisent la 4
Marisole Touraine, en octobre 2015, à l’occasion des quarante ans de la loi Veil. 5 A. Sboui, Mon corps m’appartient, Plon, 2014 6 CE, 27 oct. 2001, Commune de Morsang-sur-Orge, 1995
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en toute souveraineté. » Seul le propriétaire peut véritablement résister aux injonctions venues d’une instance centrale, quelle que soit la légitimité de celle-ci.
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DOSSIER THEMATIQUE Gestation Pour Autrui (GPA). Par ailleurs, la prostitution est de plus en plus pénalisée sous la pression de l’idéal abolitionniste. Quant à la vente des organes, elle est partout illégale, ainsi que celle de la peau. On ne peut donc vendre un tatouage, même à sa mort : le contrat signé entre un Suisse au dos tatoué par Wim Delvoye et un collectionneur allemand a de grandes chances d’être caduc. On ne peut s’empêcher de penser au film de Denis de la Patellière, Le Tatoué, où Jean Gabin porte sur le dos un tatouage de Modigliani que Louis de Funès s’acharne à acheter. « Me prendriez-vous pour un saucisson ou un pied de porc, Monsieur l’épicier ? » tonne Gabin. Mais on peut s’étonner que le droit interdise ce que la morale réprouve, dans la mesure où personne ne serait lésé par une telle transaction. Plus étonnante encore est la situation de l’abusus. Le suicide fut longtemps illégal, car l’Eglise ne pouvait tolérer que l’homme modifie les plans de Dieu (même si son châtiment est bien sûr délicat : à Toulouse en 1742, le cadavre d’un galérien trouvé pendu fut éventré en public…). Si les modernes admettent, au nom de la liberté individuelle, que l’on puisse terminer ses propres jours7, le suicide reste encore hypocritement confiné à une exécution cachée et honteuse. On ne peut se faire aider contractuellement : l’euthanasie reste largement interdite. En 2001, l’Allemand Bernd Brandes avait posté une annonce sur internet demandant à être mangé. Son vœu fut exaucé, mais l’heureux anthropophage fut condamné à la réclusion à perpétuité pour homicide volontaire. Pour quelle raison ? Pourquoi aurait-on le droit de se tirer une balle dans la tête, mais pas d’être mangé ? Pire encore, le cadavre lui-même ne peut être « abusé ». Ainsi en France, la cryogénisation, l’immersion en mer, l’insémination post mortem ou l'embaumement sont interdits, quand bien même ces pratiques ne font porter aucun risque à la salubrité ou la santé publique. Le pauvre docteur Martinot en fut une célèbre victime posthume : congelé à sa demande par son fils, le Conseil d’Etat (encore lui !) 7
Dans un court essai, David Hume se fit l’avocat du suicide au nom d’une conception empiriste des lois naturelles, qui ne correspondent à nulle Providence : « Human life depends upon the general laws of matter and motion, and that 'tis no encroachment on the office of providence to disturb or alter
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le condamna en 2006 à être incinéré au nom d’une définition bien subjective de l’ordre public. Toutes ces restrictions peuvent paraître anecdotiques. Si je n’ai pas envie de vendre mon rein, de me faire manger ou d’embaumer mon cadavre, en quoi me concernent-elles ? C’est qu’elles traduisent un principe fondamental : en droit, le corps n’est pas patrimonial. L’article 16-5 du Code civil français est limpide à ce sujet : « Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles. » La personne est indisponible, et par conséquence le corps qui la supporte n’est pas aliénable. Aucun pays au monde n’a osé contester ce principe. Même les Etats-Unis, traditionnellement attachés au libre choix individuel, ont reculé devant ce sacrilège. C’est la fameuse affaire John Moore, tranchée par la Cour Suprême de Californie en 19908. John Moore était un patient atteint de leucémie. Son chirurgien remarqua que ses cellules sanguines surproduisaient de la lymphokine, une protéine stimulant les globules blancs. Il en préleva sur son patient et en fit une lignée cellulaire, surnommée Mo, qu’il breveta et revendit pour plusieurs centaines de milliers de dollars à un laboratoire pharmaceutique. Ayant survécu, John Moore apprit l’histoire et engagea une « action for conversion », accusant le chirurgien de s’être emparé de son bien sans autorisation. Il fallait donc caractériser sa cellule comme un bien matériel dont il était propriétaire. Les premiers jugements lui furent favorables : si la propriété se définit par le pouvoir d’exclure, alors de quoi suis-je davantage propriétaire que de mon propre corps, auquel je dois pouvoir refuser l’accès ? Mais la Cour Suprême emprunta une autre voie, attachant la propriété à la non reproductibilité. Ses arguments furent multiples : d’une part, les lymphokines ne sont pas à l’image de Moore (leur code génétique est partagé par toute l’humanité) ; d’autre part et de manière plus pragmatique, un tel précédent découragerait les recherches en privant les médecins d’incitation économique (la lignée cellulaire these general laws. Has not every one, of consequence, the free disposal of his own life? » Le Code pénal de 1810 supprima le suicide en tant qu’homicide volontaire. 8 Moore v. Regents of the University of California, 793 P.2d 479 (Cal. 1990).
L’arrêt John Moore pose bien les grandes questions de la patrimonialité du soi : quelle est la limite de la personne ? Pourquoi d’autres pourraient tirer profit d’une matière première qui n’est pas en tant que telle monétisable ? Peut-on restreindre le champ du marché au nom de valeurs transcendantes, comme le revendique le philosophe américain Michael Sandel ? Justice Arabian met en lumière le caractère central du principe de non-patrimonialité dans notre vision du monde. Pourquoi ? D’où vient-il ? Les grands monothéismes s’accordent au moins sur un point : le corps appartient à Dieu, qui peut le détruire mais aussi le ressusciter. Il faut tout l'humour baroque d'un Agrippa d'Aubigné pour imaginer concrètement la recomposition des corps dans un célèbre passage des Tragiques : « Les corps par les tyrans autrefois déchirés / Se sont en un moment en leurs corps asserrés / Bien qu'un bras ait vogué par la mer écumeuse / De l'Afrique brûlée en Tylé froiduleuse ». Qui peut maîtriser un processus aussi complexe, sinon un Dieu omnipotent ? Le texte doctrinal qui me semble le plus explicite à ce sujet est la première Epître aux Corinthiens de Saint Paul. Au chapitre six, Paul entreprend de justifier l’interdit de la prostitution. « Le corps n’est pas pour l’impudicité » car « il est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps ». C’est donc parce que le Christ est en moi, parce que mon corps contient les membres du Christ, que je ne peux le mêler avec celui, impur, d’une prostituée. La prostitution n’est donc pas condamnée pour des raisons morales mais patrimoniales : je ne peux utiliser à ma guise ce qui ne m’appartient pas… Paul est explicite : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous n'êtes plus à vous-mêmes ? »
Pourquoi « plus » ? A-t-on été un jour à soi-même, avant de recevoir Dieu en soi ? Il semble bien que oui. « Car vous avez été rachetés à prix. Glorifiez donc Dieu dans votre corps », conclut Paul. Comme si donc notre corps nous appartenait avant le péché originel, avant de consommer le fruit de la connaissance, avant d’exiger le sacrifice de Jésus pour nos fautes ! Si nous avons été « rachetés à prix », n’est-ce pas que, dans le marché pur et parfait du jardin d’Eden, notre corps était objet de commerce ? Voilà qui mériterait de plus amples investigations théologiques. Mais ce qu’il faut retenir pour le moment du texte de Paul, c’est la brutale expropriation de notre corps par Jésus qui vient s’y loger. Cette conception est loin d’être obsolète. Elle ressurgit régulièrement dans la doctrine catholique. C’est en son nom que le Pape Pie XII, dans une allocution au congrès international des médecins à Rome en 1954, avait condamné l’expérimentation sur des êtres humains vivants volontaires (y compris médecins ou infirmiers). Si la question était seulement celle du sacrifice, du don de soi au service d’autrui, une telle pratique serait tolérée et même encouragée par l’Eglise. Mais, précise Pie XII, « il ne s'agit pas d’engagement personnel. Dans cette démarche, il s'agit en fin de compte de disposer d'un bien non personnel, sans en avoir le droit. L'homme n'est que l'usufruitier, non le possesseur indépendant et le propriétaire de son corps, de sa vie et de tout ce que le Créateur lui a donné pour qu'il en use, et cela conformément aux fins de la nature. » De même qu’on ne peut forcer le Christ à s’unir à une prostituée, on ne saurait en faire un cobaye. Nous ne sommes que les locataires de nous-mêmes et il faudra rendre ce corps en bonne condition lors de l’état des lieux, au Jugement dernier. Pour contrôler les âmes, la religion a donc besoin de s’emparer des corps. On comprend mieux la réaction de Justice Arabian. Reprendre la propriété du corps, ce serait ébranler une tradition intellectuelle millénaire. Je vais à présent me permettre un raccourci un peu périlleux. Je propose d’admettre avec Nietzsche que Dieu est mort, ou qu’à tout le moins il a renoncé à gérer notre vie en société. A qui revient désormais la
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étant paradoxalement couverte par le droit de la propriété intellectuelle !) ; mais surtout et plus fondamentalement, selon l’avis de Justice Arabian, la propriété du corps entraînerait une confusion entre le sacré et le profane. L’humain ne peut devenir une « commodité ». C’est un sujet métaphysique sur lequel le juge ne saurait s’exprimer.
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DOSSIER THEMATIQUE propriété du corps ? Sans doute à la créature humaine ? Nullement. L’indisponibilité du sujet se traduit par la fiction d’une « maîtrise sans possession ». On est censé disposer de soi sans pour autant s’appartenir. Au nom de quoi cette restriction ? Au nom de la dignité humaine, devenue une composante de l’ordre public dans l’arrêt déjà cité Morsang-sur-Orge. Pourquoi ne pourrait-on consentir à sa propre dégradation ? Parce que l’Etat a le pouvoir et le devoir de protéger l’individu contre lui-même, au sens physique mais aussi moral9. Comment le juge définit-il la dignité ? Entre les lignes de l’arrêt, on comprend qu’elle consiste à ne pas devenir « un objet entre les mains des autres », comme le nain qui se fait lancer. Devenir un objet, c’est prendre le risque de s’approprier ou d’être approprié : le nain qui abandonne contractuellement un certain usage de son corps. C’est donc bien sur le fondement de la non-patrimonialité que le juge s’est prononcé. La dignité humaine, c’est le sacré sans Dieu. Le Conseil d’Etat est l’héritier de Paul. Les juges ont remplacé les saints pour définir la conception de la vie bonne et l’imposer à tous. L’absence de patrimonialité de soi nous empêche de déterminer pour nous-mêmes nos propres valeurs. C’est un reliquat théologique dans notre droit et notre organisation sociale. * Je propose à l’inverse, au moins comme exercice de pensée, de faire l’hypothèse de la propriété de soi. Si l’on assume la logique de la modernité, de l’autonomie, du matérialisme philosophique, il faut affirmer que l’on se possède soi-même, car la chair n’est pas sacrée. Bien sûr, ce que l’on possède, on peut l’échanger, le louer, le vendre, le « marchandiser ». Mais ce n’est pas le but premier. La propriété permet d’entrer dans le marché… comme de le refuser. Elle donne la maîtrise pleine et entière, ainsi que l’avait bien perçu Proudhon. L’usus permettrait aux nains d’être lancés ; le fructus permettrait à John Moore de récupérer son dû ;
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Ce n’est pas un hasard si Morsang sur Orge se réfère à Bouvet de la Maisonneuve, qui établit ce principe à l’occasion d’un jugement sur l’obligation de porter une ceinture de sécurité.
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l’abusus permettrait au docteur Martinot d’être cryogénisé. Avant d’entrer plus avant dans les enjeux philosophiques, je remarque que ce sujet fait l’objet d’une attention grandissante. Les progrès de la médecine et de la technologie posent de manière urgente la question de savoir à qui appartiennent les cellules ou les data. Le droit européen évolue : sang et plasma humains ont été désignés comme « matières premières » en 1989, et donc soumis aux règles de la concurrence. De manière encore plus spectaculaire, l’arrêt Yearwork au Royaume-Uni, en 2009, a établi la propriété d’hommes traités pour un cancer sur leur propre sperme, mis à congeler et accidentellement détruit par un dysfonctionnement du système réfrigéré du Bristol Hospital. Le juge concluait que « les développements de la médecine impliquent aujourd’hui une réévaluation du traitement de la question de la propriété du corps humain en common law ». Récemment, Muireann Quigley, médecin et juriste, a publié une somme importante à Cambridge University Press10 défendant la propriété du corps comme le meilleur moyen de contrôle dans un marché en pleine expansion. On ne peut plus ignorer la question. Le principe de la propriété de soi a de profondes racines historiques. Il est souvent attribué à John Locke, auteur de cette phrase révolutionnaire dans son Second traité du gouvernement civil, en pleine Glorieuse Révolution britannique : « every individual man has a property in his own person ; this is something that nobody else has any right to ». Remarquons d’abord que la propriété est immédiatement assimilée au pouvoir d’exclure et non à l’unicité du bien. Locke avait débuté ce chapitre essentiel sur la propriété en réfutant à mots à peine couverts l’idée que nous soyons la propriété de Dieu : le refus de la transcendance s’accompagne d’une réappropriation de l’individu par lui-même, poussant à son terme la logique de la modernité. Notons enfin que Locke était médecin autant que philosophe, et que les événements du corps revêtaient pour lui une importance considérable : comme empiriste, il 10
M. Quigley, Self Ownership, Property Rights, and the Human Body, Cambridge University Press, 2018
Plus essentiel encore, cette propriété première de l’homme par lui-même fonde la propriété des objets. C’est en « mixant » mon travail, donc mon corps, à la nature que je peux légitimement me l’approprier. Quand devient-on propriétaire du fruit que l’on mange en chemin ? Quand on le voit ? Quand on le cueille ? Quand on le digère ? Quand on le cueille, répond Locke, c’est-à-dire quand on effectue un travail. Il est fascinant de constater combien le raisonnement de Locke reflète celui de Saint Paul, mais en partant d’une prémisse opposée : mon corps diffuse dans son environnement l’empreinte de son propriétaire (Dieu dans le cas de la prostituée, moimême dans celui de la création de valeur lockéenne). Qu’elle soit rejetée ou assumée, la propriété de soi crée la notion même d’appropriation et donc la possibilité de l’acquisition légitime. Ce lien entre « self-ownership » et « ownership » est renouvelé aujourd’hui dans certaines doctrines juridiques. Ainsi Meir Dan-Cohen, Professeur de droit à Berkeley, interprète-t-il la notion de soi à l’intersection entre ce que je suis et ce que je possède11. Le « Je » dépasse le corps, il s’incarne dans l’environnement que je m’approprie. Le patrimoine, conçu en un sens à la fois juridique et psychologique, recoupe l’identité : il implique durée, continuité et exclusivité. Dan-Cohen cite à l’appui de sa thèse des expressions courantes, comme « j’ai eu un accident de voiture » : n’est-ce pas plutôt la voiture qui a eu un accident ? J’en fais cependant à cette occasion une prolongation de moimême, comme pour « mes vêtements » ou « mes idées ». L’expression française « chez moi » est encore plus troublante. Elle me paraît intraduisible (dit-on « I am with myself » ou « Ich bin bei mir » ?). 11
cf M. Dan-Cohen, Harmful Thoughts, Journal of Law and Philosophy, Vol. 18, pp. 379-405, December 1999, spe. chap 9 « The Value Of Ownership » 12 cf M. Mauss mais surtout son commentaire par Marshall D. Sahlins in Stone Age Economics, Aldine Atherton Inc, 1972, p. 363
Chez moi, c’est en moi-même et aussi entre les quatre murs de ma maison. A l’inverse, on ne supporte pas l’atteinte à sa propriété comme on rejette une incision dans son organisme : « no trespassing ». Dan-Cohen cite les travaux de la phénoménologie, et en effet il faudrait relire MerleauPonty à cette aune, pour comprendre comment le moi se constitue dans le monde en s’y projetant. On pourrait aussi emprunter des concepts de l’anthropologie pour analyser le « hau », l’âme qui reste dans nos possessions et que l’on transmet lorsqu’elles changent de mains12. Ou des notions de psychanalyse, comme cet « objet transitionnel » primordial pour le développement de la conscience chez l’enfant13. Mais il suffit de penser combien nous éprouvons de peine à nous séparer d’objets qui sont, selon l’expression courante, « une partie de nous-mêmes », ou combien, à l’inverse, nous valorisons ceux appartenant à des personnes chères, depuis le mouchoir de Desdémone jusqu’aux souvenirs amoureux chantés par Barbara14. L’être et l’avoir sont indissociablement mêlés. On ne possède des choses que pour autant que l’on se possède soi-même. Ce caractère ontologiquement premier de la propriété de soi a l’avantage de faciliter le rapport du soi et du corps d’une manière qui gomme un certain nombre d’archaïsmes métaphysiques. En effet, la théorie de l’indisponibilité du sujet implique inéluctablement une forme de dualisme. Le corps est hors commerce parce qu’il « incarne » un sujet ; « substratum » de la personne, il est « porteur » de droits, comme si une âme mystérieuse et singulière imprégnait chacune de nos cellules. Dans cette perspective, le corps est à la fois sacralisé et réifié, intouchable parce que soumis aux diktats de l’esprit. Or, le soi et la conscience de soi se constituent de manière dynamique, dans une interaction continuelle avec le monde extérieur – c’est d’ailleurs toute la théorie lockéenne, sur le plan de la connaissance, des idées acquises (et non innées). La propriété de soi se refuse à séparer un possédant d’un possédé : on se possède de manière réflexive. C’est dans l’immanence
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cf D. Winnicott, Playing and Reality, Travistock Publications Ltd, 1971 14 cf la chanson Drouot : « ce que vous vendez là, c’est mon passé à moi ».
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attribuait la formation des idées à la sensibilité ; comme pédagogue, il était intransigeant sur la discipline corporelle. Locke inaugure une nouvelle ère, affranchie des règles divines comme du dualisme entre le corps et l’esprit. Il cherche à penser, à travers la propriété de soi, l’autonomie de l’homme dans un monde immanent.
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DOSSIER THEMATIQUE et l’ambiguïté de ce rapport de soi à soi que se crée le droit. La propriété de soi fonde la propriété du corps, qui justifie à son tour la propriété des biens, selon un continuum phénoménologique. Tâchons à présent d’imaginer l’incidence de la propriété de soi sur l’agencement du contrat social. Un tel concept aurait l’avantage insigne de répondre à l’effondrement du jusnaturalisme. Qui peut encore croire, comme l’affirme notre Déclaration des Droits de l’Homme, que les hommes sont « nés » libres et égaux en droits, ou comme le prétend le Déclaration d’Indépendance américaine que ces droits sont « self-evident » ? Homo Sapiens est-il l’élu de Dieu ? Son essence est-elle inscrite à l’encre sympathique dans son ADN ? L’historien Yuval Harari a osé dire que le roi était nu. Les découvertes de la biologie comme des neurosciences remettent en cause les fondements de notre droit, qui repose encore sur un ordre naturel empreint de téléologie où l’Homme aurait une place à part. En revanche, la propriété de soi permet de penser le droit sous une forme radicalement immanente (et, on le verra, non exclusive à l’espèce humaine). Elle est en ce sens le meilleur fondement de l’égalité juridique, car elle donne d’emblée, avant même la constitution d’une société politique, une autonomie à chacun. Elle pose les prémisses des droits individuels : mon droit à disposer de mon poing s’arrête là où commence votre droit à disposer de votre nez. Sans surprise, la propriété de soi est liée à l’égalité dès la naissance du concept. Quelques décennies avant Locke, Richard Overton fut en effet le premier à concevoir une « self propriety ».
Le contrat social se résume donc, dans ce cadre, à la capacité de garantir ces échanges patrimoniaux. Overton plaide logiquement pour un gouvernement constitutionnel, restreint dans ses prérogatives dans la mesure même où les citoyens tirent leurs droits d’eux-mêmes et non d’une quelconque volonté générale. La propriété de soi ouvre la voie à une régulation par le droit, minorant le rôle de la délibération politique. La conception d’Overton ouvrit la voie à deux traditions intellectuelles. D’un côté, la droite capitaliste a pu justifier les inégalités patrimoniales par cette propriété originaire, qui rend l’individu responsable de la rentabilité du capital qu’il est pour lui-même. Un tel raisonnement est assumé par Adolphe Thiers en pleine révolution industrielle16. Il se poursuit dans le néolibéralisme, dont l’idéal consiste à faire de chacun « l’entreprise de luimême », abolissant ainsi la distinction entre travail et capital17. Il s’épanouit enfin dans la doctrine libertarienne, qui pose explicitement la selfownership comme une prémisse de toute réflexion systémique18, non sans prendre le risque de retomber dans les apories du droit naturel.
Overton était la figure de proue des « Levellers », un mouvement égalitariste né en opposition à Cromwell. Il posa dans son livre An Arrow15 les fondements du contractualisme : si je m’appartiens moi-même, alors autrui s’appartient lui-même ; de ce fait, les relations entre moi et autrui ne peuvent
Mais le même concept s’est aussi frayé un chemin à gauche. On retrouve la propriété de soi de manière implicite chez Proudhon et explicite chez un marxiste comme Gerald Cohen19, en passant par les théories des « libertariens de gauche » comme Peter Vallentyne qui pensent la self-ownership en l’articulant avec une forme de propriété collective20. Dans cette perspective, l’appropriation individuelle des ressources est légitime à condition de
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R. Overton, An Arrow against All Tyrants, 1646 Adopthe Thiers, dans son ouvrage De la propriété (1848), insiste sur le fait que « la première de mes propriétés, c’est moi, moi-même ». Ce fondement théorique lui permet de poser le travail comme seul moteur légitime de la production de valeur. 17 C’est l’analyse que Michel Foucault fera du néolibéralisme de Gary Becker dans sa leçon au Collège de France du 14 mars 1979 (in Naissance de la biopolitique). 16
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s’établir que sur la base du contrat, sous la forme d’un transfert de propriété. Je ne m’ouvre moimême, je n’interagis avec les autres que sur le fondement d’un échange de droits de propriété. Volonté et consentement deviennent les formes appropriées des relations interpersonnelles.
Murray Rothbard a contribué à réhabiliter le passage de Locke sur la propriété de soi dans son Ethics of Liberty. 19 cf G.A. Cohen, Self-Ownership, Freedom and Equality, Cambridge University Press, 1995 20 Cf Peter Vallentyne and Hillel Steiner, The Origins of LeftLibertarianism, 2000
Il n’est pas question ici de trancher entre ces deux écoles, même si je me reconnais davantage dans la seconde. Je voudrais simplement exposer la diversité des doctrines politiques fondées sur la propriété de soi, tout en soulignant leur fondement commun, celui d’un individualisme égalitaire. L’objection spontanée à la propriété de soi est celle de la vente de soi. Si je m’appartiens, je pourrais donc me vendre, en esclave par exemple ? Jusqu’où peut-on aller à l’encontre des normes morales ? Il faut d’abord rappeler que, historiquement, la propriété de soi a été invoquée contre l’esclavage par les mouvements abolitionnistes. Aristote avait bien vu que l’esclave ne s’appartient pas lui-même22. Mais si chacun s’appartient à lui-même, et si cette loi s’applique à tous les êtres humains, alors par quel absurde paralogisme pourrait-on appartenir à un tiers ? Le prêtre congrégationniste Edward Tyler, figure de l’American Anti-Slavery Society, érigeait ainsi la self-ownership en un droit universel, fondement de tous les autres, par-delà les races et les relations économiques23. Ne parle-t-on dans toutes les langues du monde de « mes membres, mon corps, mon esprit » ? N’est-ce pas suffisant pour en interdire l’usage à tout autre être humain ? La propriété de soi est considérée comme inaliénable, et
21
Ce qui pose des questions assez acrobatiques sur la distinction entre le soi et le monde : si par exemple on pense avec Hillel Steiner que notre patrimoine génétique est une ressource naturelle… alors il faudrait soumettre à l’impôt la part « innée » de nos talents ! 22 cf la Politique d’Aristote : « celui qui, par une loi de nature, ne s'appartient pas à lui-même, mais qui, tout en étant homme, appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave » 23 cf Edward Tyler, Slaveholding Malum In Se, 1839 : « Selfownership is an original endowment of every human being—the nucleus around which his other rights gather—the circumference within which they all lie. » 24 ce qui s’opposait à l’époque au « gradualisme » d’un Abraham Lincoln.
donc le propriétaire d’esclaves comme un voleur qui ne saurait être compensé24. Ce qui nous amène à une précision théorique fondamentale : pour disposer de soi, il faut être libre de le faire. Autrement dit, personne ne peut vendre le pouvoir de se vendre. La propriété de soi doit rester elle-même inaliénable pour que le corps et ses parties puissent devenir objets de contrat. C’est la logique de J.S. Mill lorsqu’il rejetait le contrat d’esclavage : comment pourrait-on consentir à l’abdication de notre capacité à consentir ? C’est aussi celle du juriste américain Peter Halewood lorsqu’il corrèle très habilement l’inaliénabilité de la self-ownership avec la commodification du soi25. Pour n’être l’esclave de personne, pour s’appartenir en fait et en droit, il faut se traiter soi-même comme une chose. Et qui dit chose, dit prix et marché. La propriété n’oblige pas au fructus, mais en ouvre la possibilité. D’où les débats légitimes à mes yeux sur le marché des organes26, le prix de la vie (tel que défini au niveau fédéral aux EtatsUnis)27, ou même les contrats des footballeurs qui permettaient d’investir dans un joueur en prenant des « parts »… sur son avenir. Ma dignité, c’est de pouvoir la définir moi-même, y compris sous des formes qui peuvent paraître repoussantes, mais que personne n’est obligé de suivre. Comme le résume le juriste Bernard Edelman : « Tout se passe comme si la meilleure façon d’être une personne serait d’accepter le statut de chose »28. On comprend qu’une telle formule puisse choquer d’un point de vue moral. Le scrupuleux Emmanuel Kant ne s'y est pas trompé, puisqu'il écrit au début de son opuscule sur la Religion dans les limites de la simple raison : « Un membre du Parlement anglais proféra dans la chaleur des débats cette assertion : « tout homme a son prix pour lequel il se livre ». Si 25
Peter Halewood, On Commodification and Self-Ownership, 2013 26 cf Gary Becker, Introducing Incentives in the Market for Live and Cadaveric Organ Donations, Journal of Economic Perspectives, summer 2007. Becker estime le prix d’équilibre d’un rein aux Etats-Unis à 15,200 $ et conclut de manière utilitariste à l’amélioration du bien-être global de la population. 27 cf François-Xavier Albouy, Le prix d’un homme, 2016 28 Bernard Edelman, Ni chose ni personne, un essai juridique très complet sur la question de la propriété de soi (et notamment de son propre cadavre).
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dédommager les autres « co-propriétaires » de notre environnement commun21 : d’où la référence fréquente au revenu universel, qui a par ailleurs la vertu de fonder la self-ownership de manière matérielle. Pour être libre, encore faut-il avoir les moyens de générer une propriété. On ne se possède pas pleinement… si on ne possède rien d’autre. D’où une exigence de redistribution égalitaire.
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DOSSIER THEMATIQUE cela est vrai... il se pourrait que ces paroles de l'apôtre soient vraies de l'homme de manière générale : il n'est ici aucune différence, tous sont pécheurs également ». Autrement dit, s'il est vrai que « every man has his price » selon la formule de Robert Walpole, Premier ministre de George Ier puis de George II, alors le bien et le mal se confondent et tout l'édifice kantien se lézarde. Penseur du sujet comme fin en soi, Kant considère la possibilité du prix comme le début d’une réification contraire à l’universalité de la loi morale29. Mais n’oublions pas les conséquences terribles de cette morale de l’intentionnalité. Parce que le sujet ne peut être un objet, parce qu’aucun compromis n’est possible, aucune corruption tolérée, Kant justifie la délation par l’interdit du mensonge. Fiat justitia, et pereat mundus ! Sous les auspices de la propriété de soi, une autre morale est possible, davantage soucieuse de l’équilibre du soi comdme de la société. Si l’on retourne à la citation initiale de Foucault, le stoïcisme propose un programme fondé sur la maîtrise progressive du soi comme objet (un processus) et non sur la sacralité du soi comme sujet (un donné). Foucault passe en revue les techniques stoïciennes pour assurer le contrôle de soi et donc l’avènement d’une personnalité libre. Il faut contrôler son corps à travers des pratiques qui vont du jeûne à l’austérité sexuelle, contrôler l’existence sociale par des expériences de pauvreté volontaire par exemple, contrôler son esprit dans l’exercice de la méditation, enfin contrôler sa vie en décidant soimême du moment de la quitter. Le suicide, théorisé et pratiqué par Sénèque, représente la forme ultime de l’appropriation de soi. Pas besoin de transcendance : si la propriété de soi est une éthique autant qu’un impératif juridique, comme le pressentait Foucault, alors la maîtrise de soi représente le difficile achèvement d’une vie humaine, culminant dans sa suppression volontaire. Conversio ad se.
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Dans ses Leçons d’Ethique, Kant rejette la propriété de soi comme contradictoire et surtout réifiante. Il s’oppose à ce qu’on vende son doigt, même pour « 10 000 thalers »… 30 Cf N. Ellias, La civilisation des mœurs, 1939
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Cette morale déborde sur un ethos politique. Dans l’interprétation de Foucault, la maîtrise de soi est la condition de la délibération collective, le stoïcisme ouvrant ainsi la voie à l’organisation moderne de la Cité. Il existerait donc un lien profond entre morale personnelle, émergence d’un citoyen et propriété légale de soi. Aujourd’hui, il me semble qu’à l’inverse c’est la perte du soi, transformé en dividuel sur les réseaux, qui engendre l’intolérance et ruine le dialogue. Pour retrouver la maîtrise de nous-mêmes et donc une forme de rationalité politique, il faudrait d’abord inventer un néostoïcisme. Comment s’appartenir au siècle numérique ? Peutêtre en commençant par pratiquer la data detox, la déconnexion volontaire, comme je le fais régulièrement... Il me semble apercevoir des signes de ce néostoïcisme dans la génération Z, à travers le rapport au corps (tatoué), à la sexualité (fluide) ou au travail (indépendant). Ce fantasme de création spontanée de soi ne constitue-t-il pas l’achèvement d’un long mouvement de la civilisation vers la maîtrise du corps et l’autocontrôle, à la fois face aux autres et vis-à-vis de soi-même30 ? Se définir soi-même, n’estce pas philosophiquement le rêve de la modernité, et politiquement la condition pour la formation de véritables communautés choisies ? Instaurer la propriété de soi aurait des conséquences éminemment concrètes. De manière évidente, les pratiques qui tombent aujourd’hui sous le couperet de la « dignité humaine », de la GPA à la cryogénisation, seraient légalisées. Evitant des débats sans issue sur l’éthique, le droit de propriété permet à chacun de choisir ses propres valeurs. Il pose également des limites, en ouvrant la voie à toutes les subtilités du contrat. En somme, il s’agit d’achever ce que Richard Overton avait commencé. A l’égalitarisme des droits entre êtres humains, on pourrait ajouter un embryon de droit des animaux, à travers la propriété pensée comme « trust » entre humain et animal31, voire d’un droit des robots32. Mais au-delà de ces avancées sociétales, deux domaines extrêmement sensibles subiraient une 31
cf D. Favre, Equitable Self-Ownership for Animals, Duke Law Journal, 2000 32 A. Bensoussan, Droit des robots, 2015
le
numérique
et
les
S’agissant du numérique, le Conseil d’Etat explique aujourd’hui que les données personnelles ne peuvent être soumises au droit de propriété parce qu’elles reflètent la personnalité du sujet et que celui-ci doit rester indisponible33. C’est un déni économique, puisque les données personnelles sont de fait agrégées par les plateformes ; sous cette forme retravaillée, elles peuvent alors être protégées par le droit de la propriété intellectuelle, de sorte que toute la rémunération revient aux plateformes au détriment des producteurs de la matière première : vous et moi, les utilisateurs du réseau, qui ne cessons de travailler gratuitement pour Facebook & Co. Cela nous laisse dans une forme de féodalisme numérique, où nous offrons l’ensemble de notre production de data au Seigneur en échange de services gratuits… J’ai eu l’occasion de fournir de nombreux arguments en faveur de la patrimonialité des data34, un sujet aujourd’hui pris très au sérieux aux Etats-Unis35. Mais au-delà d’un débat qui peut devenir vite technique, j’aimerais souligner un point fondamental : pour que les data soient patrimoniales, il faut en bonne logique que le soi le devienne également. C’est toute l’économie du numérique qui en sortirait transformée, en redonnant argent et pouvoir aux citoyens numériques. La question des biotechnologies se pose exactement dans les mêmes termes : alors que le champ de la brevetabilité du vivant s’étend jusqu’aux organismes génétiquement modifiés, la matière première humaine ne devrait-elle pas à son tour devenir patrimoniale ? Dans la jurisprudence John Moore, l’opinion dissidente de Justice Mosk36 fournit des arguments en tous points équivalents à ceux que j’ai utilisés sur
33
cf le rapport du Conseil d’Etat de 2014 sur Le numérique et les droits fondamentaux. 34 cf Les Aventuriers de la Liberté, chapitre sur les « hackers » ; ainsi que le rapport du think-tank que j’ai fondé : GenerationLibre, « Mes data sont à moi », janvier 2018
les data : pourquoi le chirurgien créant la lignée germinale (l’équivalent de la plateforme agrégatrice de données) pourrait-il s’enrichir sans inclure le « fournisseur de cellule » dans la chaîne de valeur ? Pourquoi n’aurait-on pas le droit de monétiser ses propres cellules alors que des tiers le font déjà légalement ? La reproductibilité des cellules comme celle des data est souvent invoquée contre la patrimonialité : mais en quoi la propriété se réduirait-elle à l’unicité ? Ne consiste-t-elle pas plutôt dans le pouvoir d’exclure ? Enfin, qui peut vendre peut aussi donner, et nul doute que la plupart d’entre nous accepterions de fournir gratuitement cellules comme data à des fins d’intérêt général, depuis la recherche fondamentale jusqu’à l’amélioration du trafic urbain… Tout ce qui émane du soi, cellules ou data, fait aujourd’hui l’objet d’une exploitation intensive. Il serait juste économiquement que l’émetteur premier reçoive son dû. Mais surtout, la patrimonialité du soi permettrait une pleine maîtrise sur les flux de données générés par chacun. En choisissant en amont, dans une smart wallet, quelles données j’accepte de partager et à quelles conditions, je pourrais réinstaller une forme de libre arbitre dans l’univers du nudge. Voici à mon sens l’argument définitif en faveur de la patrimonialité : redonner à l’individu la possibilité de se constituer comme tel dans un univers rhizomatique où son corps comme ses données sont de plus en plus éparpillés et exploités. A rebours du « dataisme » décrit par Yuval Harari, la propriété de soi doit nous fournir les moyens de retrouver la maîtrise de nous-mêmes et d’échapper à la tyrannie du réseau. Bienvenue dans le stoïcisme 2.0
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cf ce papier de recherche séminal : « Should We Treat Data as Labor ? Moving Beyond Free », in American Economic Association Papers, par Glen Wyel, Jaron Lanier et trois autres chercheurs de Stanford et Columbia. 36 qui conclut logiquement : « Every individual has a legally protectible property interest in his own body and its products ».
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véritable révolution : biotechnologies.
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DOSSIER THEMATIQUE
Réussir à protéger ses données personnelles FABRICE MATTATIA Ancien élève de l’Ecole Polytechnique, Ingénieur général des mines, docteur en droit, chercheur associé à l’Université Paris 1 Directeur exécutif du mastère spécialisé Data protection management de l’Institut Mines-Télécom Business School, chercheur associé à l’université Paris-I
La question de la protection des données personnelles, qui fait désormais quotidiennement les gros titres de la presse généraliste en raison des frasques des GAFAM, illustre le conflit entre les potentialités technologiques du numérique et les droits inaliénables des individus. Toute la construction du droit consiste en une recherche d’un équilibre entre les différents droits. Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi1. En l’occurrence, le droit à la libre entreprise, contre le droit à la vie privée. Comment trouver un compromis à la fois équitable, pragmatique, réaliste et efficace ? Avec le RGPD, l’Union européenne a-t-elle trouvé la solution ? I. La distinction données personnelles /vie privée Les notions de données personnelles et de vie privée sont souvent confondues, or elles recouvrent deux concepts forts différents, soumis à des règles juridiques différentes. La définition légale des données personnelles (officiellement, « données à caractère personnel »), est2 : « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable (ciaprès dénommée «personne concernée »); est réputée être une « personne physique identifiable » une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu'un nom, un numéro d'identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments 1
Institutiones de Justinien, I, 1. PE et Cons. UE, règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données et abrogeant la directive 95/46/CE, dit Règlement général sur la protection des données (RGPD), art. 4. 2
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spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ». Précisons que les textes applicables (RGPD et loi Informatique et libertés3) ne concernent que les personnes vivantes. Bien évidemment, la question de la protection des données personnelles découle des progrès de l’informatique. Droit récent, créé il y a quarante ans à peine, la protection des données personnelles atteignit rapidement le sommet de la hiérarchie des normes. Depuis 2000, elle figure à l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (alinéa 1. : « Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant. »). Le droit positif applicable est très volumineux : le règlement européen 2016/679 ou règlement général sur la protection des données (RGPD), riche de 173 considérants et de 99 articles, ainsi que la loi n°78-17 Informatique et libertés modifiée, 128 articles dans la rédaction résultant de l’ordonnance du 12 décembre 2018, sans oublier le décret d’application n°20051309 modifié, tout aussi fourni. Quant à la notion de vie privée, il s’agit également d’un développement récent. Inconnu dans le droit romain ou d’Ancien Régime, ce concept fut créé par deux juristes américains à la fin du 19e siècle.4 Dans ce cas également, il s’agissait de protéger les individus contre les progrès technologiques : en l’occurrence, l’amélioration des procédés photographiques, qui n’exigeaient plus une longue pause d’immobilité, et 3
Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés modifiée. 4 S.D. Warren; Louis D. Brandeis, The Right to Privacy, Harvard Law Review, Vol. 4, No. 5. (Dec. 15, 1890), pp. 193220.
Dans le droit français, c’est en 1970 que fut inséré dans l’article 9 du Code civil, le principe que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». Tout comme la protection des données personnelles, ce droit fut rapidement porté au sommet de la hiérarchie : en 1999, lors de la discussion de la loi sur la couverture maladie universelle, le Conseil constitutionnel a rattaché le droit à la vie privée à l’article 2 de la Déclaration de 17895 (« la liberté proclamée par cet article 2 implique le respect de la vie privée »)6, lui donnant ainsi une portée constitutionnelle. Il figure également à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications »). Mais le droit positif applicable est ici très réduit et se limite à l’article 9 du Code civil : la construction est principalement jurisprudentielle. Que recouvre ce concept de vie privée ? Il n’a pas de définition juridique. Elaboré par la jurisprudence, il s’agit du droit de conserver une part d’intimité, ce qui doit certes s’entendre comme le droit à ne pas voir certaines actions surveillées ou divulguées, mais qui recouvre également le droit à ne pas subir des sollicitations ou des discriminations en fonction d’une vie privée que l’on ne souhaite pas divulguer. Ce droit est relatif : il entre potentiellement en conflit avec la liberté d’expression ou avec l’intérêt public. Il dépend également de la personne concernée (le secret médical concernant l’état de santé d’un président de la République fait débat), et de sa propension à étaler ou à protéger son intimité. Ainsi, « ces droits peuvent cependant céder devant les nécessités de la liberté d’expression lorsque la diffusion des informations ou des images sont légitimes au regard de ces nécessités, l’appréciation de cette légitimité étant fonction d’un ensemble de circonstances tenant à la personne qui se plaint de l’atteinte aux droits protégés par l’article 9 du Code civil, notamment sa qualité et son comportement antérieur, l’objet de la publication en cause, son contenu, sa forme, l’absence de malveillance et d’atteinte à la dignité de la personne, ainsi que sa participation à un débat d’intérêt général »7. Ces deux champs des données personnelles et de la vie privée partagent évidemment une grande proximité, mais ne se confondent pas. Des données 5
« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. »
peuvent être personnelles sans pour autant relever de la vie privée (par exemple, les titres universitaires des auteurs des contributions à cette revue). Inversement, des pans de la vie privée peuvent ne pas être traduits en données personnelles, tant qu’ils ne font pas l’objet d’un traitement informatique. Dans la suite, nous nous focaliserons sur le droit applicable aux données personnelles. II. L’évolution de la problématique La protection des données personnelles constitue une préoccupation qui prend sa source dans les années 1970, lorsque les Etats commencèrent à disposer d’une capacité de traitement informatique leur permettant de ficher, voire de « fliquer », tous les citoyens. En France, le scandale SAFARI éclata en 1974, lorsque le projet du ministère de l’intérieur de relier plusieurs fichiers préexistants fut révélé par la presse. Il convient de relever qu’une telle interconnexion de fichiers n’est en rien contraire au droit européen, et qu’elle est parfaitement compatible avec les droits de l’Homme, comme le montre l’exemple de nos nombreux voisins européens qui l’ont mise en œuvre. Mais elle se heurte à un particularisme culturel français, particulièrement suspicieux de toute velléité de l’Etat Big Brother d’accroître l’utilisation de l’informatique, y compris à des fins d’efficacité ou de lutte contre la fraude. L’émotion du public suite au scandale SAFARI conduisit à l’adoption, en 1978, d’une législation spécifique (la fameuse loi Informatique et libertés) et à la création d’une autorité administrative indépendante, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Ce concept même d’autorité administrative indépendante constituait à cette époque une innovation totale dans un Etat historiquement centralisé comme la France, un véritable objet juridique non identifié : une partie de l’administration, qui échappe au pouvoir central ! Plus encore, un organisme public qui est indépendant de l’Etat, car sa mission première est de surveiller l’Etat… La protection des données personnelles en France s’est donc historiquement édifiée, tout d’abord, en tant que contrôle et limitation des actions de l’Etat. Plusieurs phases ont suivi : la progression de l’équipement informatique des entreprises les a rendues capables, elles aussi, de constituer des 6 7
Cons. cons., décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999. TGI Paris, 17e ch., 13 novembre 2013.
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qui permettaient désormais de photographier n’importe qui dans l’espace public à son insu.
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DOSSIER THEMATIQUE « fichiers » sur leurs clients ou sur leurs employés. Puis la démocratisation des ordinateurs personnels et l’avènement d’Internet ont mis le traitement des données personnelles d’autrui à la portée de chacun. Avec les réseaux sociaux, le profilage constant, la géolocalisation en continu et le quantified self, on atteint le maximum de complexité, dans lequel éditeurs d’applications, Etats et internautes traitent en masse les données de tous les utilisateurs. III. La piste de l’autorégulation Les moteurs de recherche et les réseaux sociaux naissent et se répandent dans les années 2000. Très rapidement, leurs pratiques de collecte extensive et de conservation illimitée des données de leurs utilisateurs ont suscité des critiques, mais limitées aux personnes averties. Franco Frattini, vice-président de la Commission européenne en charge des questions de liberté, de sécurité et de justice, déclarait ainsi le 28 janvier 2007 : « Chaque individu européen doit être mieux informé de ces questions qui sont essentielles dans sa vie. Chaque fois qu’il navigue sur Internet, qu’il organise ses voyages, qu’il reçoit des soins médicaux, qu’il utilise sa carte de crédit et dans de nombreuses autres opérations, il confie des informations personnelles qui, utilisées à mauvais escient, peuvent donner lieu à une atteinte grave à sa vie privée ». Ainsi, concernant les cookies, « à chaque recherche sur Google, mais aussi lors d'une connexion à Google Earth ou même à Google News, la firme américaine stocke l'adresse de l'ordinateur, la date et l'heure, le système d'exploitation et le mot clé utilisés. Par ailleurs, d'autres informations sur ses préférences sont recueillies par de petits logiciels espions, les « cookies ». Il s'agit là d'une masse d'informations commercialisée par Google auprès des annonceurs qui ont besoin de statistiques sur les mots clés les plus souvent sélectionnés, et ainsi cibler leurs campagnes de publicité en fonction de l'audience ».8 Ces données étaient conservées indéfiniment. La justification en était technique : ces prestataires auraient besoin de conserver les données afin de les analyser et d’améliorer leurs services et leurs algorithmes. Mais cet argument n’explique pas la nécessité d’une conservation éternelle. Cette situation n’étant, par ailleurs, pas conforme au droit européen, alors constitué de la directive 95/469, les autorités européennes de protection des 8
V. Collet, Google efface de sa mémoire neuf ans d’espionnage, Le Figaro, 15 mars 2007. 9 Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes
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données (les CNIL européennes), ont fait pression sur les différents moteurs de recherche (Google, Microsoft, AOL, Yahoo…), afin d’obtenir une limitation de la durée de conservation des données. Microsoft a ainsi décidé de rendre anonymes ses cookies au bout de 6 mois, tout en les conservant 18 mois. Google a limité dans un premier temps la conservation des historiques de recherche à 24 mois, puis à 18 mois, avant de descendre en 2008 à 9 mois. Yahoo s’est engagé à limiter à 3 mois la conservation des cookies et à supprimer les adresses IP permettant d’identifier les ordinateurs… En somme, à la fin des années 2000, une concurrence s’est ainsi installée entre les moteurs de recherche, pour apparaître plus protecteur que les concurrents. Les réseaux sociaux ont également fait l’objet de critiques, comme le notait la Secrétaire d'Etat à la prospective et au développement de l'économie numérique dans une audition devant la CNIL : « On peut citer l'exemple de Facebook, qui avait, en 2007, annoncé qu'il allait donner aux annonceurs publicitaires accès aux données personnelles de ses membres (sexe, âge, préférences sexuelles, politiques, et religieuses). Par ailleurs, son système Beacon devait permettre une publicité virale, en informant tous les amis d'un membre, des achats de ce dernier. Cette annonce avait soulevé un tollé parmi les défenseurs des données personnelles et parmi les internautes. Devant le risque de dégradation de son image, Facebook avait rapidement modifié son projet, et Beacon avait été doté d'un consentement préalable. Cette affaire illustre le pouvoir de pression des utilisateurs, qui dans une épreuve de force peuvent faire plier les plus grands prestataires du web ».10 Mais le droit européen de l’époque ne prévoyait pas de sanction dissuasive. Le pouvoir de sanction relevait du droit national. Certaines CNIL en étaient dépourvues, comme la CNIL belge. La CNIL française voyait ses amendes limitées à 150 000 euros, montant dérisoire face aux géants du Web. Des sanctions pénales étaient possibles (en France, jusqu’à 5 ans de prison et, pour une personne morale, 1,5 million d’euros d’amende), mais le juge pénal est peu formé aux problématiques de la protection des données personnelles ; il
physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données. 10 Audition devant la CNIL de Nathalie Kosciusko-Morizet, Secrétaire d'Etat à la prospective et au développement de l'économie numérique, 9 juillet 2009.
En 2009-2010, le gouvernement français tenta donc d’encourager l’autorégulation du secteur, mettant en avant le fait qu’une politique vertueuse de protection des données constitue un avantage concurrentiel, et qu’au contraire des pratiques prédatrices et illégales nuisent à la réputation de l’entreprise. Deux chartes furent donc négociées avec les acteurs du système, l’une concernant les données collectées à l’insu de l’internaute, l’autre centrée sur les données volontairement mises en ligne. La première charte, signée notamment par Google, Microsoft, Yahoo et l’Union française du marketing direct, concernait la publicité ciblée. Elle contenait des mécanismes innovants d'organisation collective des professionnels, destinés à recueillir et à respecter les souhaits exprimés par les internautes. Ces recommandations concernaient notamment l'information des internautes, l'exercice de leurs droits en matière de publicité ciblée, le rapprochement entre les données de navigation et les données personnelles, la publicité géo-localisée, le capping (ou limitation de l'exposition à la publicité), et la protection des publics mineurs. La charte recommandait également de limiter la durée de vie des cookies de publicité comportementale à une durée par défaut de 60 jours, sans toutefois exclure l'application de durées plus courtes ou plus longues, proportionnées à la durée du cycle d'achat des produits ou services. La seconde charte, négociée avec des réseaux sociaux français, moteurs de recherche (dont Microsoft), blogs, avait pour objet le droit à l’oubli numérique. Les signataires s'engageaient à : - Favoriser les actions de sensibilisation et d’éducation des internautes, - Protéger les données personnelles de l’indexation automatique par les moteurs de recherche, - Adopter des mesures spécifiques d’information pour les mineurs, - Mettre en place un outil de signalement ou un bureau des réclamations, - Maintenir le niveau de protection des données en cas de transfert vers un prestataire tiers.
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F. Mattatia, RGPD et droit des données personnelles, 4e édition, Eyrolles, 2019.
Ces deux chartes furent signées respectivement le 30 septembre et le 13 octobre 2010. Comme l’indiquait à cette occasion la Secrétaire d'Etat à la prospective et au développement de l'économie numérique : « il s'agit d'une première étape dans un processus qui n'est pas terminé. Ces recommandations, il va falloir les mettre en œuvre, et il va falloir évaluer leur efficacité. L'autorégulation doit être une démarche dynamique ». Malheureusement, les gouvernements suivants ne poursuivirent pas cette démarche d’autorégulation en partenariat, et les résultats de ces chartes ne furent pas évalués. IV. La discipline par la sanction : le RGPD Tous les Etats européens faisaient au début des années 2010 le même constat de persistance des violations des obligations de protection des données personnelles par les acteurs du Web et par les grandes entreprises : l’autorégulation confiée aux seuls acteurs, sans implication des Etats, était insuffisante, la sanction pénale trop rare par manque de sensibilisation des juges, et la sanction des autorités administratives pas assez dissuasive. Il fut donc décidé de profiter de la nécessaire mise à jour du cadre juridique pour augmenter fortement les sanctions administratives. Nécessaire, cette mise à jour l’était car le droit européen reposait alors toujours sur la directive 95/46 du 24 octobre 1995. Ce texte avait été conçu au début des années 1990, c’est-à-dire sans tenir compte des problématiques du Web, des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, des smartphones, du Big Data, du quantified self… et encore moins de l’internet des objets. Ses critères d’applicabilité territoriale, basés sur la présomption que les acteurs et les serveurs étaient localisés sur le territoire national, étaient rendus inopérants par le cloud computing. Le RGPD vise donc à assurer les principes qui étaient déjà ceux en vigueur depuis 199511 (nécessité d’une finalité et d’une base légale pour lancer un traitement de données, information des personnes, droits des personnes concernées d’accéder aux données et le cas échéant de les faire rectifier ou effacer, minimisation des données collectées, limitation de leur durée de conservation, obligation de prendre des mesures de sécurisation des données, interdiction sauf dérogation du traitement des données dites sensibles12, interdiction sauf 12
Origine raciale ou ethnique, opinions politiques, syndicales, religieuses ou philosophiques, santé, sexualité, génétique, biométrie (liste limitative).
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considère ce sujet comme mineur et non prioritaire, ce qui fait que peu de plaintes aboutissent.
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DOSSIER THEMATIQUE dérogation de l’exportation des données vers des pays n’assurant pas une protection équivalente…). Il supprime les formalités préalables à accomplir auprès de la CNIL, pour les remplacer par de nouvelles obligations d’organisation des responsables de traitements et de gestion interne de la conformité. Enfin, et c’est sans doute le point le plus important en termes d’efficacité, le seul à retenir s’il fallait n’en retenir qu’un, le RGPD donne aux autorités de protection un pouvoir de sanction avec la possibilité d’infliger une amende dont le montant peut atteindre 20 millions d’euros ou, si le chiffre est plus élevé pour une entreprise, 4% de son chiffre d’affaires mondial13. Les amendes deviennent désormais réellement dissuasives, et les autorités européennes sont enfin dotées d’un big stick, pour paraphraser la doctrine de politique étrangère exprimée en 1901 par le président américain Theodore Roosevelt.14 Les nouvelles mesures de gestion interne de la conformité, pour les responsables de traitements, sont les suivantes : - tenue obligatoire d’un registre recensant et décrivant tous les traitements, - dans certains cas, désignation obligatoire d’un délégué à la protection des données, chargé de conseiller le responsable et de veiller à la conformité de ses traitements15, - réalisation obligatoire, pour les traitements présentant un risque élevé pour les droits et les libertés des personnes, d’une analyse d’impact qui recense les menaces et les parades, - obligation de notification à la CNIL des violations de la sécurité des données (perte, divulgation, modification non autorisée…) entraînant un risque, et le cas échéant notification aux personnes concernées en cas de risque élevé sur leurs droits et leurs libertés.
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Pour mémoire, les chiffres d’affaires mondiaux 2017 de quelques géants du Web : Apple 229 milliards de dollars, Amazon 177 milliards, Google 110 milliards, Microsoft 90 milliards, Facebook 40 milliards. 14 En substance : en diplomatie, pour s’imposer, il vaut mieux être armé d’un gros bâton. 15 Quand elle n’est pas obligatoire, la désignation d’un délégué est recommandée, surtout pour les grandes entités, en raison de l’importance du risque de sanction. 16 A la différence du dispositif antérieur, dans lequel le responsable de traitement était comptable des erreurs de son
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Par ailleurs, le RGPD rééquilibre les relations entre les responsables de traitement et leurs soustraitants : il encadre étroitement le contenu du contrat de sous-traitance, et rend le sous-traitant responsable des violations qui résultent de son fait.16 Il ouvre également la possibilité à plusieurs responsables, partenaires dans un projet, de définir conjointement un traitement et de se répartir contractuellement les responsabilités. Enfin, contrairement à la directive de 1995, le RGPD s’applique à tous les acteurs établis en Europe ou qui visent des personnes sur le territoire européen. En réaction aux législations américaines du type PATRIOT ACT, il interdit également l’exportation de données hors de l’Union européenne sur réquisition d’administrations étrangères, en dehors d’accords de coopération internationaux. Les médias ont beaucoup insisté sur certains points du RGPD, mais ils ne rendent pas compte de la complexité du texte (173 considérants et 99 articles). Ainsi, contrairement à ce qu’on a pu lire, le consentement des personnes n’a rien de systématique, il ne représente en fait qu’une des six bases de licéité possibles17, sans doute la plus utilisée dans les réseaux sociaux18, mais loin d’être prépondérante dans d’autres secteurs. Le fameux consentement des mineurs à partir de l’âge de 15 ans ne concerne, là aussi, que les réseaux sociaux, et pas du tout les autres pans de l’activité numérique comme le e-commerce ou l’administration, pour lesquels la majorité en ligne demeure à 18 ans. Le très vanté « droit à l’oubli » ne constitue en rien une innovation, tout étant quasiment repris à l’identique de la directive de 1995, à l’exception du droit d’effacement de leurs données par les mineurs sur les réseaux sociaux. En application du RGPD, la CNIL a prononcé début 2019 une sanction de 50 millions d’euros d’amende contre Google (qui a déposé un recours). Des sanctions atteignant le milliard d’euros sont envisageables à court terme. Il est intéressant de sous-traitant, puisque le responsable était censé s’assurer que ce dernier était conforme. 17 F. Mattatia, Traitement de données personnelles : détermination de la base de licéité et conséquences, La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales n°7, 18 février 2019, étude 2048. 18 Notons que quand il est applicable, le consentement doit être libre, c’est-à-dire par exemple qu’on ne peut pas lier le téléchargement d’un document à l’inscription à une newsletter. Une phrase du type « Pour lancer le téléchargement, merci de renseigner votre adresse email. Vous serez ainsi alerté(e) de la publication de nos rapports et études » est donc illégale.
V. Les fausses bonnes idées : la propriété des données La valorisation des données personnelles suscite des appétits. Après tout, la valorisation boursière de Facebook, 400 ou 500 milliards de dollars, repose entièrement sur l’exploitation des données personnelles des internautes. Le contrat tacite des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, et de tous les services grand public en ligne, est le suivant : le service est gratuit, et il est rémunéré par la publicité ciblée et par l’exploitation des données personnelles. L’internaute touche donc déjà une « rémunération » pour ses données, sous forme de service gratuit. Faut-il aller plus loin, et instaurer un payement par les géants du Web ? Le débat sur l’introduction d’un droit de propriété des personnes sur leurs données n’a rien de nouveau. Il y a dix ans, la Secrétaire d'Etat à la prospective et au développement de l'économie numérique indiquait déjà : « Certains estiment qu'il faut modifier les fondements de la loi Informatique et Libertés, pour reconnaître que les citoyens sont propriétaires de leurs données personnelles, et qu'ils peuvent donc les donner ou les vendre librement. Une telle démarche me semble dangereuse, car elle néglige le fait qu'une telle transaction serait inéquitable. En effet, le citoyen ne connaît pas la valeur marchande des données qu'on lui demande, il ne peut donc les négocier à leur juste prix. Il ne connaît pas non plus, nul ne peut connaître, le préjudice éventuel que lui causera un jour une divulgation excessive de ces 19
Audition devant la CNIL de Nathalie Kosciusko-Morizet, Secrétaire d'Etat à la prospective et au développement de l'économie numérique, 9 juillet 2009. 20 F. Mattatia, Morgane Yaïche, Etre propriétaire de ses données personnelles (1ère partie) : peut-on recourir aux
données. Combien Facebook devrait-il verser aux personnes qui échoueraient à un entretien d'embauche, parce qu'une partie de leur vie privée aurait été divulguée sur ce site ? Il faut donc protéger les citoyens, au besoin contre eux-mêmes. La protection des données personnelles doit rester une disposition d'ordre public, dans l'esprit de la loi Informatique et Libertés. »19 Cette proposition revient pourtant régulièrement dans les médias, sans doute pour assurer du buzz. En effet, outre le fait qu’elle soit irréalisable à court terme (elle est parfaitement antinomique avec le RGPD et nécessiterait rien de moins que son abrogation par accord unanime de tous les Etats membres de l’Union européenne…), elle est irréaliste aussi bien juridiquement que techniquement. Juridiquement, aucun des types de propriété existants ne peut s’appliquer aux données personnelles.20 Par exemple, le régime traditionnel de l’article 544 du Code civil est défini ainsi : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Les attributs de ce droit sont l’usus (droit d’utiliser le bien), le fructus (droit de percevoir les revenus du bien), et l’abusus (droit de détruire le bien). Appliquer ce régime de propriété aux données personnelles conduirait à des aberrations, comme autoriser la vente totale des données : cette vente, appliquée par exemple aux données d’identité, autoriserait l’acheteur à utiliser l’identité du vendeur, ou à l’annuler (!). Nos voisins ne seraient peut-être pas ravis que nous ayons vendu à un tiers l’exclusivité du droit d’utiliser l’adresse de notre immeuble. Si le droit de propriété au sens classique ne convient pas, la solution serait-elle alors d’appliquer plutôt le droit de la propriété littéraire et artistique, qui comporte des distinctions entre droits cessibles et droits incessibles ? Ce serait oublier que le droit d’auteur ne s’applique que dans certaines conditions : l’originalité de la création par exemple. Peut-on revendiquer une originalité sur son prénom, sur son adresse ou sur sa date de naissance ? Le droit d’auteur ne s’applique par ailleurs qu’au bénéfice de l’auteur. Mais nous ne sommes pas les auteurs de notre prénom (s’il est original, c’est à nos parents que revient le mérite), ni de notre numéro de régimes traditionnels de propriété ?, Revue Lamy Droit de l'Immatériel, 2015/114 ; pp. 60-63.
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noter que dans le même temps, aux Etats-Unis, la Federal Trade Commission (FTC) menace Facebook d’une amende de plusieurs milliards de dollars, pour les manquements à ses obligations contractuelles révélés par l’affaire Cambridge Analytica. La protection des consommateurs américains est ainsi basée sur le contrat : Facebook s’était engagé (dans ses conditions générales d’utilisation) à protéger les données de ses utilisateurs ; il ne l’a pas fait et il peut donc être lourdement sanctionné. Les droits américain et européen reposent ainsi sur des fondements totalement différents, mais ils pourraient paradoxalement aboutir au même résultat pour assurer la protection des données personnelles.
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DOSSIER THEMATIQUE sécurité sociale, et encore moins de notre profilage électronique établi par les régies publicitaires (qui seraient alors bénéficiaires de l’opération). Dans ces conditions, il serait indispensable de concevoir un régime spécifique.21 Ce régime devrait prévoir une distinction entre données incessibles (par exemple : l’identité) et données cessibles (par exemple : le profil de consommation), ou bien limiter les possibilités de cession (seul un droit d’utilisation sans d’exclusivité, centré sur le fructus, pourrait être cédé). Plusieurs questions seraient à trancher : quelle garantie le vendeur donne-t-il sur l’exactitude des données ? L’acheteur pourra-t-il déposer plainte pour tromperie sur la marchandise en cas de vente de données inexactes, ou si le vendeur les modifie peu après (déménagement, par exemple) ? Et c’est à ce point qu’apparaissent les problèmes techniques : à supposer qu’on arrive à créer un nouveau régime de propriété des personnes sur leurs données, comment va-t-on réaliser les transactions de vente de manière à la fois ergonomique et probante, et bien évidemment en contrôlant l’identité des vendeurs (car pour la vente de données aussi intimes, il est crucial d’éviter les usurpations d’identité) ? Les habituelles incantations sur le recours à la blockchain n’ont pour seul intérêt que d’utiliser un terme à la mode qui impressionne le lecteur ; c’est en fait un outil parfaitement inadapté à notre problème, et en outre très consommateur en puissance de calcul, ce qui est peu compatible avec le développement durable. Le recours à la signature électronique, plus réaliste techniquement, est toutefois utopique en pratique : si la signature électronique présumée fiable, qui existe en droit et en technique depuis 20 ans, ne s’est jamais répandue dans le grand public, c’est parce qu’elle manque d’ergonomie. Il est totalement inenvisageable de l’appliquer pour remplacer tous les « j’ai lu et j’accepte ». Enfin, à supposer ces questions résolues, la négociation du prix de cession des données, entre l’internaute et le prestataire Web, ne manquerait sans doute pas de piquant. L’internaute ignore totalement la valeur des données qu’il serait en train de vendre. En fait, cette valeur n’existe tout simplement pas. Elle diffère pour chaque acheteur 21
F. Mattatia, M. Yaïche, Etre propriétaire de ses données personnelles (2e partie) : peut-on envisager un régime spécifique ?, Revue Lamy Droit de l'Immatériel, 2015/116 ; pp. 41-44. 22 Y. Padova, ancien secrétaire général de la CNIL, Notre vie privée n’a pas de prix, https://www.lesechos.fr/idees-
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potentiel, en fonction des revenus qu’il sera capable d’en tirer. Les plus gros, capables d’amalgamer de grandes masses de données, peuvent en tirer le maximum, et seront donc les plus offrants. Un tel marché de la donnée aboutirait ainsi à renforcer un monopole au profit des leaders déjà installés. Leaders avec lesquels il sera difficile de négocier, une fois qu’ils auront évincé leurs concurrents. En outre, il est illusoire de croire que l’internaute va s’enrichir, car ses données prises individuellement ont en fait fort peu de valeur. Yann Padova, ancien secrétaire général de CNIL, notait ainsi que : « les expériences menées dans le domaine de la monétisation des données sont bien peu concluantes. Le prix qui en est retiré atteint rarement plus d'une dizaine de dollars. Cette surestimation de la valeur de la donnée brute a pour corollaire la sous-estimation des investissements nécessaires à son analyse réalisée par les entreprises. Car c'est de l'analyse de la donnée que provient sa valeur et non de la donnée brute prise isolément ».22 Finalement, il n’est tout simplement pas souhaitable de rendre les personnes propriétaires de leurs données, et ce dans leur propre intérêt. Comme l’écrivait le Conseil national du numérique, « la reconnaissance d’un droit de propriété sur les données personnelles aux individus est souvent avancée comme moyen de rééquilibrer les pouvoirs avec les entités collectrices. Le Conseil invite à exclure cette option : • Parce qu’elle renvoie à l’individu la responsabilité de gérer et protéger ses données, renforce l’individualisme et nie le rapport de force entre consommateurs et entreprises ; • Parce qu’elle ne pourrait que générer des revenus anecdotiques pour les usagers et susciter à l’inverse un marché de la gestion protectrice des données numériques ; • Parce qu’elle déboucherait à un renforcement des inégalités entre citoyens en capacité de gérer, protéger et monétiser leurs données et ceux qui, par manque de littératie, de temps, d’argent ou autre, abandonneraient ces fonctions au marché ».23 debats/cercle/notre-vie-privee-na-pas-de-prix-1004389, 28 mars 2019. 23 Conseil national du numérique, Neutralité des Plateformes : réunir les conditions d’un environnement numérique ouvert et soutenable, p. 37.
En conclusion, c’est à l’Etat qu’il revient de protéger les individus contre les grandes organisations. Il n’est pas besoin de rechercher de nouvelles solutions plus ou moins fantaisistes pour protéger les données personnelles : avec le RGPD, l’Union européenne dispose enfin d’un outil efficace, doté de sanctions dissuasives contre les infractions. A elle de s’en servir, c’est une question de volonté politique.
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Conseil d'Etat, Etude annuelle 2014 : Le numérique et les droits fondamentaux, 2014, p. 264-266.
N. Mallet-Poujol, citée dans CNIL, Cahiers Innovation et Prospective, « Vie privée à l’horizon de 2020 », n°01, 2012, pp. 55-56.
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Le Conseil d’Etat qualifie également cette solution de « largement illusoire », car « le rapport de force entre l’individu, consommateur isolé et l’entreprise, resterait marqué par un déséquilibre structurel ».24 En effet, il suffira aux éditeurs d’adapter leurs conditions générales d’utilisation, pour les transformer en contrats de fourniture de service en échange de la cession des droits de propriété sur les données. Les personnes perdront alors, sans recours possible, les droits sur leurs données. Le « droit de propriété » deviendrait ainsi un « droit d’être dépossédé ».25
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DOSSIER THEMATIQUE
Appropriation du vivant par le droit des brevets
NICOLAS BINCTIN Professeur de droit, Université de Poitiers – CECOJI RIM ACHOUR Docteur en droit, Généticienne – Esprit School of Business
L’appropriation du vivant est une question juridique directement liée à l’évolution des connaissances scientifiques. Si les inventions furent mécaniques, puis chimiques, électriques, électroniques, elles devinrent, durant les années soixante-dix aussi biologiques puis génétiques. La souris génétiquement modifiée, mise au point à Harvard1, marque, au regard de la propriété intellectuelle, un tournant. L’appropriation du vivant s’est rapidement ouverte à des champs complémentaires, visant toute matière biologique2. Non seulement les animaux sont intégrés mais aussi les végétaux et, éventuellement, l’humain. Face à l’évolution de la science, des connaissances et des techniques, le droit des brevets fut utilisé comme un symbole et un levier, le législateur et la pratique donnant parfois à ce droit de propriété des vertus et des fonctions qu’il n’est pas à même de remplir. De la matière biologique, le vivant, est appropriée par un droit de propriété privé, propriété qui porte sur la structure de l’animal comme sur 1
L'Office des brevets des États-Unis a délivré à l'Université Harvard le brevet (no 4 736 866, délivré le 12 avril 1988) pour "un mammifère transgénique non humain dont les cellules germinales et les cellules somatiques contiennent une séquence oncogène activée recombinée, introduite dans ledit mammifère...". OEB, ch. rec. tech., T19/90, Souris Oncogene de Harvard, JO OEB 1990, p. 476 ; J.-C. Galloux, « Fabriquemoi un mouton : vers la brevetabilité des animaux, chimères du droit français », JCP G 1990, I, 3872 ; OEB, aff. T 0315/03, Animaux transgéniques/HARVARD, 6 juill. 2004, JO OEB2006, p. 15 ; D. Thomas et G. A. Richards « The Importance of the Morality Exception under the European Patent Convention : The Oncomouse Case Continues... », E.I.P.R 2004, 97, 100-101. Voir pour la même affaire, au Canada, Harvard College c.
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l’animal lui-même. Il en va de même pour les végétaux, sous réserve du champ d’application des certificats d’obtention végétale. Ainsi, l’animal comme le végétal, suivant un mécanisme classique de la propriété intellectuelle, peut être l’objet d’une propriété corporelle, comme tout bien, et d’une propriété incorporelle, l’une étant indépendante de l’autre. Le législateur avance une définition de la matière biologique : « est regardée comme matière biologique la matière qui contient des informations génétiques et peut se reproduire ou être reproduite dans un système biologique ». Cette définition, inspirée de l’article 2 de la directive 98/44, installe l’information génétique3 au cœur du droit du vivant, permettant de créer une catégorie de biens unifiés par un élément de leur composition. Cette définition est reprise par la règle 26 du règlement d’exécution Convention sur le brevet européen (CBE).
Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76 ; G. Beauregard, « L’éthique et le régime des brevets, une question d’actualité », Cahiers de la propriété intellectuelle, Ed. Yvon Blais 2006, vol. 18, n° 1, p. 13 ; M. Gagnon, « La Cour Suprême du Canada détermine que l’oncosouris n’est pas brevetable », [http://www.smart-biggar.ca/Assets/Article1_MAG.pdf] ; W. A. Adams, « The Myth of Ethical Neutrality : Property, Patents, Animal Rights and Animal Welfare in Commissioner of Patents v. President and Fellows of Harvard College », (2003) 39 Can. Bus. L. J. 181. 2 V. not., Les inventions biotechnologiques : protection et exploitation, Litec, 1999, coll. IRPI, n° 18 3 V. J. Raynard, « Biotechnologie : étendue de la protection sur une séquence génétique », Prop. Indust. 2011, comm. 14.
De la même façon, l’absence de brevet n’interdit pas une activité économique. Le droit des brevets est l’aval de l’innovation, il n’y contribue pas. Il peut influencer les décisions d’investissement pour fournir aux inventeurs des moyens techniques de conduire leurs recherches mais n’est pas un incitant direct pour la recherche, pour la créativité ou l’inventivité. Il peut constituer un élément d’une stratégie d’entreprise pour son accès et sa défense du marché, mais ne concourt que très marginalement à encadrer une activité de recherche et d’innovation. Cette limite du brevet est d’autant plus forte qu’il ne constitue pas, en droit, l’approche exclusive pour l’appropriation. La matière vivante végétale peut être appropriée par un certificat d’obtention végétale pour les caractéristiques de son génotype. L’appropriation par ce dernier exclut l’appropriation par brevet du même objet, mais cette exclusion n’écarte pas des combinaisons de droits de propriété intellectuelle sur des végétaux4. Pour l’animal, si l’idée d’un droit de propriété intellectuelle visant une race, similaire a certificat d’obtention végétale, a pu exister, elle n’a jamais connu de concrétisation. L’animal ne peut être l’objet que d’un éventuel brevet, à condition de ne pas créer de race en tant que telle5. Quant à l’Homme, les principes fondamentaux d’indisponibilité du corps humain et de non patrimonialisation de ce dernier ont fortement perturbé la mise en œuvre du droit des brevets. On constate aujourd’hui une mise en œuvre générale du droit des brevets pour le vivant, la matière biologique contenant de l’information génétique 4
R. Achour, Innovation végétale et propriété intellectuelle : approche dialectique du droit et de la science, thèse en droit privé, dir : J.-S. Bergé et N. Binctin, Université Lyon 3, 2018. 5 Sur la notion de race, OEB, 27 nov. 1995, aff. G 3/95 ; J. Passa, op. cit., n° 125 et s. ; J. Azéma et J.-C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, 8ème éd. Dalloz 2017, n° 275
Si des questions éthiques7, sociales, morales, voire religieuses, peuvent émerger au travers de cette mise en œuvre du droit des biens, le droit des brevets ne peut à lui seul embrasser tous les enjeux contemporains. L’appropriation des créations/inventions est la traduction dans le monde de l’incorporel d’un modèle propriétaire qui organise dans sa globalité notre société. La question de l’appropriation du vivant, en constant dialogue avec l’évolution de la connaissance, connaît une réponse évolutive, cherchant un équilibre entre le mécanisme général de la propriété et la défense de l’intérêt général, notamment au travers de l’ordre public et des bonnes mœurs. Cette brève étude souhaite, dans un premier temps, faire un rapide état du droit (I) avant de revenir sur les questions contemporaines (II). I. L’état du droit Le droit des brevets est un droit spécial des biens dédié à certaines catégories de choses, tout bien présentant un cumul de caractéristiques : relevant du domaine technologique, ayant une application industrielle, étant nouveau, impliquant une activité inventive, et pouvant faire l’objet d’une description. Toutes les choses répondant à ces conditions peuvent être appropriées par un brevet, quelle que soit leur nature. Le droit prend simplement soin d’intégrer quelques limitations explicites (A) qui ont fait l’objet d’une belle interprétation jurisprudentielle (B).
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N. Binctin, « Les apports de la propriété intellectuelle à l’analyse d’un ordre public « transnational » ou « réellement international » », Mélanges Bernard Audit, Lextenso 2014, p. 89. 7 J.-P. Gasnier, « Éthique et propriété intellectuelle », Mélanges J. Schmidt-Szalewski, LexisNexis, 2014, coll. CEIPI, t. 61, p. 153
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Les solutions du droit des brevets sont sans influence sur l’activité de recherche, cette dernière relevant, notamment en France, du droit de la recherche. Le défaut de brevetabilité n’est pas à même d’écarter la recherche et la connaissance. Ne pas avoir de brevet n’emporte pas que l’on ne pourra pas accomplir tel ou tel acte ou manipulation.
duplicable, que ce soit pour le végétal, l’animal ou l’humain. Cette mise en œuvre suppose une application raisonnée de la matière et montre le rôle renouvelé d’un contrôle de l’ordre public et des bonnes mœurs en droit des biens6. Ce contrôle est un contrôle aval, qui n’existe que si l’inventeur ou son ayant droit décide d’engager une procédure administrative pour obtenir un droit de propriété. Il est, à ce titre, aléatoire et limité puisque le brevet n’est pas obligatoire pour exploiter une innovation ; il existe toujours une approche en opportunité.
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DOSSIER THEMATIQUE date d'entrée en vigueur de l'Accord sur l'OMC. »
A. Les limitations explicites Au regard de la brevetabilité du vivant, trois limitations explicites à l’appropriation doivent être envisagées. Il s’agit, d’une part, de l’exclusion des découvertes, d’autre part, de la conformité à l’ordre public et aux bonnes mœurs et, enfin, de l’exclusion des races. Dans les trois cas, ces limitations sont très largement partagées en droit comparé car les quelques 150 Etats membres de l’OMC doivent intégrer les exclusions de l’article 27 des ADPIC. Ce dernier dispose que : « 2. Les Membres pourront exclure de la brevetabilité les inventions dont il est nécessaire d'empêcher l'exploitation commerciale sur leur territoire pour protéger l'ordre public ou la moralité, y compris pour protéger la santé et la vie des personnes et des animaux ou préserver les végétaux, ou pour éviter de graves atteintes à l'environnement, à condition que cette exclusion ne tienne pas uniquement au fait que l'exploitation est interdite par leur législation. 3. Les Membres pourront aussi exclure de la brevetabilité : a) les méthodes diagnostiques, thérapeutiques et chirurgicales pour le traitement des personnes ou des animaux ; b) les végétaux et les animaux autres que les micro-organismes, et les procédés essentiellement biologiques d'obtention de végétaux ou d'animaux, autres que les procédés non biologiques et micro biologiques. Toutefois, les Membres prévoiront la protection des variétés végétales par des brevets, par un système sui generis efficace, ou par une combinaison de ces deux moyens. Les dispositions du présent alinéa seront réexaminées quatre ans après la
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USSC, 13 juin 2013, Association for molecular pathology et alii v. Myriad Genetics et alii, 569 US 2013 ; F. Pollaud-Dulian, « L’adieu au brevet et le retour à la Nature des séquences d’ADN : l’arrêt Myriad Genetics de la Cour suprême des ÉtatsUnis », D. 2013, p. 2594 ; J.-C. Galloux, D. 2013, p. 1888. Voir Th. Gisclard, « La brevetabilité des acides nucléiques aux ÉtatsUnis et en Australie », Prop. Industr. 2016, Études 15.
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Les découvertes ne sont pas, par nature, des biens intellectuels, elles ne sont pas des créations de l’Homme mais le constat de phénomènes naturels. Le défaut de nouveauté et d’activité inventive écarte nécessairement les découvertes du champ d’application du droit des brevets. L’effort intellectuel n’est pas en cause, peu importent les difficultés rencontrées pour réaliser la découverte, éventuellement supérieures à celles surmontées pour créer. Une découverte est toujours l’identification d’un état naturel et non une création. Cette solution pourrait être défavorable à la recherche fondamentale si le brevet était, comme cela est souvent affirmé un peu rapidement, une récompense. L’exclusion des découvertes ne vise que ces dernières en tant que telles. Si une substance naturelle produit un effet technique, elle peut être brevetable, mais uniquement pour son effet technique, pas en tant que telle. Il en va de même de l’identification d’une substance naturelle dont on découvre les vertus thérapeutiques, d’un microorganisme existant à l’état naturel et produisant un antibiotique. Le micro-organisme serait brevetable en tant qu’élément de l’invention. La solution est la même pour les gènes. L’exclusion est limitée à la découverte en tant que telle, mais les usages proposés pour cette découverte peuvent être appropriés. La Cour suprême des États-Unis a confirmé une telle approche pour définir le champ de brevetabilité du vivant, imposant un acte créatif intellectuel engendrant un élément ne pouvant exister à l’état de nature8. Elle rompt de la sorte avec une jurisprudence de l’USPTO qui accueillait largement la brevetabilité des éléments du vivant isolés. La Cour suprême australienne9 a conclu, en présence des mêmes brevets, aussi à la nonbrevetabilité du gène en tant que tel, du seul fait de son isolement et de l’identification d’une de ses fonctions10. La directive 98/44 qui soutient que le 9
D’Arcy v Myriad genetics Inc, [2015] HCA, 35, Prop. Indust. 2015, Alerte 84, obs. H. Gaumont-Prat. 10 V. infra, II A.
L’exclusion des inventions contraire à l’ordre public et des bonnes mœurs11 est tout aussi largement partagée. On la retrouve notamment à l’article 53 CBE ; l’article 6 de l’Annexe brevet de l’Accord de Bangui dans des formulations similaires. L’article 53 CBE dispose que les brevets européens ne sont pas délivrés pour les inventions dont l'exploitation commerciale serait contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs. Une telle contradiction ne peut être déduite du seul fait que l'exploitation est interdite, dans tous les Etats contractants ou dans plusieurs d'entre eux, par une disposition légale ou réglementaire. La Règle 28 précise la portée de l’article 53 CBE, constituant ainsi l’outil d’intégration de la Directive 98/44/CE du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques12 dans le champ de la Convention de Munich. Sous réserve des dispositions relatives à l’ordre public et aux bonnes mœurs, sont brevetables les inventions portant sur un produit constitué en totalité ou en partie de matière biologique, ou sur un procédé permettant de produire, de traiter ou d'utiliser de la matière biologique. L’animal ou le végétal est, par ce biais, indubitablement appropriable en tant que tel, tout comme le procédé de production de l’un comme de l’autre et les produits obtenus, sécrétés par ces derniers.
propriété intellectuelle se sont intéressés à la matière vivante sous différents angles : les deux premiers essentiellement sous l’angle de lois de police, le dernier sous l’angle du droit des biens. On perçoit dans la construction de la norme en droit des brevets toutes les ambivalences de la matière vivante et l’hésitation du législateur à le traiter comme tous les autres meubles. Une tendance anthropomorphique est indéniablement présente dans les solutions légales retenues pour l’animal. Une analogie mal venue trouve place au centre de l’architecture des textes, dans leur forme, alors qu’au fond, aucune démarche de cette nature n’est réellement présente. Ainsi, en droit interne, l’article L. 611-16 CPI, à l’image des autres sources du droit des brevets, traite conjointement le sort de l’Humain et de l’animal, en excluant du droit des brevets, pour les deux, dans les mêmes termes, les créations ayant pour objet des méthodes de traitement chirurgical ou thérapeutique du corps et les méthodes de diagnostic appliquées au corps. Comme pour l’Homme, ces dispositions ne s'appliquent pas aux produits, notamment aux substances ou compositions, pour la mise en œuvre de l'une de ces méthodes. Cette disposition tend à laisser penser qu’il faut traiter de la même façon la question de la brevetabilité des inventions ayant une application pour l’Homme et pour l’animal.
L’avènement du génie génétique a conduit le législateur à adopter un encadrement légal de la recherche et de l’appropriation du vivant. Le Code de la recherche, le Code rural et le Code de la
Le droit des brevets écarte les inventions dont l'exploitation commerciale serait contraire à la dignité de la personne humaine, à l'ordre public ou aux bonnes mœurs. Cette contrariété ne peut pas résulter du seul fait qu’une telle exploitation est interdite par une disposition législative ou réglementaire. Le droit des brevets construit un ordre public autonome ; le cadre réglementaire du Code rural ou du Code de la recherche à propos de l’animal ou du végétal13 n’ayant pas pour effet d’écarter nécessairement une invention du droit des brevets. Surtout, la formule de l’ADPIC réduit le champ d’application du contrôle de l’ordre public en droit des brevets qui devient un outil de contrôle nécessairement a posteriori. En effet, rien dans la rédaction d’un brevet n’impose
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Cet accueil large et de principe de l’appropriation du vivant par le droit des brevets est limité par le respect de l’ordre public et des bonnes mœurs. Cette réserve s’exprime de façon spécifique et détaillée pour l’Homme. Le législateur a aussi pris le soin d’intégrer une réserve pour l'animal. Par cette réserve, la sensibilité de l’animal fait son entrée en droit de la propriété intellectuelle.
M. Vivant, « Propriété intellectuelle et ordre public », Mélanges Foyer, PUF, 1997, p. 307 ; D. Gervais, L’accord sur les ADPIC, p. 340 et s. 12 JOCE n° L 213, 30 juill. 1998, p. 13.
V. les contributions de C. Boyer-Capelle et L. BoisseauSowinski in Sensibilité animale – Perspectives juridiques, CNRS Editions 2015.
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seul fait d’isoler de la matière vivante peut permettre d’obtenir un brevet porte clairement le poids des ans.
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DOSSIER THEMATIQUE d’indiquer qu’il y aura une forme d’exploitation spécifique pour une invention, dont une exploitation commerciale. L’interprétation de cette notion d’exploitation commerciale, appliquée à l’Humain, a connu une analyse très constructive de la part de la Cour de justice de l’Union européenne14, motivée par des considérations d’ordre public. Pour conduire ce contrôle de l’ordre public, la souffrance, de l’Homme ou de l’animal, n’est en rien explicitement présente, et la dignité demeure, pour l’heure, limitée à la personne humaine15. Il est alors possible de rechercher si l’appropriation de l’animal ou du végétal est, en tant que telle, contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Une réponse, a priori, simple s’impose : l’animal ou le végétal est un bien meuble, approprié depuis la nuit des temps. L’animal ou le végétal créé n’est pas d’une autre nature, il s’agit d’un meuble et doit aussi pouvoir être l’objet d’un droit de propriété, un droit commun de propriété et un droit spécial de propriété, tel le droit de brevet. Cette appropriation est conforme à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Cette seule disposition de la réserve de l’ordre public et des bonnes mœurs a nourri le débat de l’impact de la souffrance sur l’appropriabilité des animaux sans l’écarter16. Cette notion cadre est par nature évolutive ; il n’est pas, en soi, exclu que son évolution conduise à l’émergence d’une contrariété entre l’ordre public et l’appropriation du vivant. Le législateur, tant national qu’européen, apporte des précisions sur l’exclusion du vivant du champ du droit des brevets. Cette fois-ci, la loi distingue clairement la situation de l’Homme et de l’animal. Une fois encore, le texte est construit de façon similaire, mais leurs mises en œuvre ne sont en rien similaires. Pour 14
CJUE, 18 oct. 2011, aff. C-34/10, Brüstle, D. 2011.2596, obs. J. Daleau ; D. 2012.319, obs. J.-C. Galloux ; AJ fam. 2011.518, obs. A. Mirkovic ; Prop. Indust. 2012, comm. 2, obs. M.C. Chemtob-Concé ; D. 2012, 520, obs. J. Raynard ; Prop. Indust. 2012, chron. 6, n° 25, obs. H. Gaumont-Prat ; Europe 2011, comm. 482, obs. S. Roset. 15 V. toutefois le droit suisse qui a intégré explicitement cette notion. 16 V. N. Binctin, « La prise en compte de la sensibilité de l'animal en droit de la propriété intellectuelle et ses limites », Sensibilité animale – Perspectives juridiques, CNRS Editions 2015, p. 107. 17 V. N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, 5ème éd. LDGJ 2018, n° 475 et s. ; J. Passa, Droit de propriété industrielle, LGDJ 2013, t. 2, n° 103 et s. ; J. Azéma et J.-C.
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l’Homme, la directive 98/44 présente les limites à la brevetabilité17. Le droit des brevets retient (art. L. 611-18 CPI et règles 26 et s. règl. d’exécution CBE) que « le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence totale ou partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables ». L’exclusion du corps humain et de ses éléments du droit des brevets est une fois encore une tautologie car l’Homme, par nature, n’a pas créé son corps. Il ne peut, en aucun cas, être une invention, aucun des critères de brevetabilité n’est rempli. Si la fonction symbolique de cette affirmation peut avoir du sens, elle emporte un affaiblissement des limites internes du droit des brevets, laissant penser qu’il ne suffit pas de ne pas remplir les conditions de brevetabilité pour être exclu du droit des brevets18. Pour l’animal, il est établi une liste limitative des éléments exclus du brevet. En premier lieu, sont visées les races animales. Cette exclusion est de principe, les races relevant de l'état naturel. Elle exclut aussi du champ des brevets les procédés essentiellement biologiques19 pour l'obtention des animaux, et précise que sont considérés comme tels les procédés qui font exclusivement appel à des phénomènes naturels comme le croisement ou la sélection. Cette exclusion des animaux du champ des brevets ne concerne pas ceux obtenus par l’utilisation de procédés microbiologiques et les produits obtenus par la mise en œuvre de ces procédés. Dès lors, l’animal obtenu par de tels procédés constitue, sous réserve de répondre aux conditions de fond du droit des brevets, une invention appropriable. Il en va de même pour les végétaux. Dans l'affaire T 19/9020, l’OEB a posé le Galloux, Droit de la propriété industrielle, 8ème éd. Dalloz 2015, n°252 et s. 18 V. J.-C. Galloux, « Éthique et brevet ou le syndrome bioéthique », D. 1993. chron. 83 ; J.-L. Goutal, « Éthique, bioéthique et droit des brevets », Mélanges Gobert, Economica, 2004, p. 169. 19 Sur cette notion, OEB, Grande Ch. de recours, 9 déc. 2010, n° G 2/07 et G 1/08 ; Gaz. Pal. 2011, n° 54, 23 févr. 2011, p. 17, obs. L. Marino. Voir infra, II B. 20 OEB, ch. rec. tech., T19/90, Souris Oncogene de Harvard, JO OEB 1990, p. 476 ; J.-C. Galloux, « Fabrique-moi un mouton : vers la brevetabilité des animaux, chimères du droit français », JCP G 1990, I, 3872.
principe général selon lequel l'exception à la brevetabilité prévue à l'art. 53 b) CBE vise certaines catégories d'animaux, ceux formant une race, mais non les animaux en tant que tels. L’OEB a souligné que ces dispositions excluant du droit des brevets les races animales sont d'interprétation stricte. Ainsi, si l’invention porte sur moins qu’une race ou plus qu’une race, elle peut faire l’objet d’un brevet.
d'englober uniquement les souris. La notion de race animale ne se confond pas avec la notion d’animal en tant que tel. Ainsi, est brevetable un animal, dont un animal modifié génétiquement, sachant que la faisabilité technique de l’invention n’est pas limitée à une race animale, tel est le cas en présence d’une modification de l’ADN pouvant fonctionner pour plusieurs races24.
Cette approche a été confirmée par la jurisprudence postérieure de l’OEB. Il a été estimé, dans la décision T 315/0321, qu'il y a lieu, quand on procède à l'examen selon l'art. 53 b) CBE, d'appliquer aux animaux le principe énoncé dans la décision G 1/9822 concernant les végétaux et les "variétés végétales". La définition de la race animale (ou de l'espèce ou de la variété) établie par référence au rang taxonomique serait en accord avec l'approche suivie pour les variétés végétales et dans l'intérêt de la sécurité juridique. Elle permet d'examiner au regard de l'article 53b) CBE, tel qu'interprété par la règle 23 quater b) CBE, si la faisabilité technique de l'invention n'est pas limitée à une race (ou une espèce ou une variété) animale déterminée (points 11.5 et 11.6 des motifs). Un brevet ne peut pas être délivré pour une seule race animale mais peut l'être si différentes races animales sont comprises dans la portée des revendications.
L’exclusion de la race animale limite la possibilité d’obtenir un brevet uniquement si l’invention pour laquelle le titre de propriété est sollicité ne peut être appliquée que pour une seule et unique catégorie limitée d’animaux. Les caractéristiques obtenues pour l’animal inventé n’ont pas pour effet de créer automatiquement une nouvelle race.
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OEB, aff. T 0315/03, Animaux transgéniques/HARVARD, 6 juill. 2004, JO OEB2006, p. 15 ; D. Thomas et G. A. Richards « The Importance of the Morality Exception under the European Patent Convention : The Oncomouse Case Continues... », E.I.P.R 2004, 97, 100-101. 22 OEB, Gde Ch. rec., 7 déc. 1999, JO OEB 2000, 111 23 OEB, div. opp., 7 nov. 2001. 24 OEB, Ch rec. tech., 6 juill. 2004. 25 CJUE, 6 juill. 2010, aff. C-428/08, Monsanto Technology LLC, JCP G 2010, « Le brevet selon Monsanto » p. 603 et
Les inventions biotechnologiques brevetables portent sur un produit composé de matière biologique ou en contenant, sur un procédé permettant d’en produire, de la traiter ou de l’utiliser. Sont notamment brevetables les végétaux et les animaux si la faisabilité technique de l’invention n’est pas limitée à une variété végétale ou à une race animale déterminée. La CJUE25 a encadré la portée de cette appropriation du vivant, fondée sur l’article 9 de la directive 98/44 qui dispose que « la protection conférée par un brevet à un produit contenant une information génétique ou consistant en une information génétique s’étend à toute matière, sous réserve de l’article 5, paragraphe 1 (soit le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables), dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction ». Ce texte ne confère pas un effet au brevet « L’arrêt Monsanto : la portée limitée du brevet biotechnologique » p. 1687, par L. Marino ; H. Gaumont-Prat, Prop. Indust. 2010, alerte 98 ; F. Pollaud-Dulian, « Le rôle de la fonction dans la définition de l’objet et la portée des brevets portant sur des séquences de gènes », Gaz. Pal. 2010, n° 351, p. 41 ; F. Girard, « Portée du brevet sur une séquence d’ADN : semailles et moissons autour de l’arrêt Monsanto », RLDI 2011, n° 56, p. 61 ; D. 2011, p. 333, obs. J. Raynard.
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Ainsi, l’OEB n’a pas suivi l'avis de certains des opposants/requérants, selon lesquels des souris transgéniques constituent une nouvelle espèce/race parce qu'elles héritent d'une caractéristique particulière, à savoir une probabilité accrue de présenter des tumeurs. Pour l’office, cela n'est pas suffisant pour créer une nouvelle espèce/race si le "matériel de départ" de mise en œuvre de l’invention peut être dans n'importe quel individu pris dans l'ensemble d'un genre animal, en l’espèce, l'ensemble des souris23. L'art. 53 b) n'exclut pas la brevetabilité des revendications modifiées en vue
B. La construction jurisprudentielle
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DOSSIER THEMATIQUE dans des circonstances où le produit breveté est contenu dans un autre produit (produit en cause) où il n’exerce pas la fonction pour laquelle il est breveté, mais a exercé celle-ci précédemment dans le produit dans un état antérieur dont le produit en cause est un produit de transformation, ou lorsqu’il pourrait éventuellement exercer à nouveau cette fonction, après avoir été extrait du produit en cause puis introduit dans une cellule d’un organisme vivant. Cette solution s’impose fermement aux États membres car la CJUE affirme que cet article 9 procède à une harmonisation exhaustive de la protection qu’il confère, de sorte qu’il fait obstacle à ce qu’une législation nationale octroie une protection absolue du produit breveté en tant que tel, qu’il exerce ou non la fonction qui est la sienne dans la matière le contenant. Quant à l’application dans le temps de ces dispositions, la CJUE retient que l’article 9 de la directive s’oppose à ce que le titulaire d’un brevet délivré antérieurement à l’adoption de cette directive invoque la protection absolue du produit breveté qui lui aurait été accordée par la législation nationale alors applicable. Elle relève enfin les articles 27 et 30 des accords ADPIC n’ont aucune influence sur l’interprétation de l’article 9 de la directive 98/44. L’exclusion des brevets pour les utilisations d’embryons humains ne porte que dans l’hypothèse où cette utilisation est effectuée à des fins industrielles ou commerciales26 si l’on suit la lettre de la directive 98/44. En dehors, la brevetabilité est envisageable. Cette exclusion doit être articulée avec les dispositions générales relatives au contrôle de l’ordre public. L’utilisation d’embryons humains peut avoir des enjeux thérapeutiques majeurs et il faut permettre la recherche et la brevetabilité des solutions proposées. Pour autant, quel sens donner à l’expression « utilisation à des fins commerciales » ? 26
Voir OEB, ch rec., 25 nov. 2008, aff. G2/06 D. 2008, pan. 1435, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; RTD civ. 2009.293, obs. J. Hauser. Sur la question, J.-C. Galloux, « Non à l’embryon industriel : le droit européen des brevets au secours de la bioéthique », D. 2009.578 ; J.-C. Galloux, « L’embryon communautaire », D. 2012, p. 410. 27 Sur l’interprétation de cette formule, OEB, G 1/04, avis du 16 déc. 2005 sur les méthodes de diagnostic, JO OEB 2006, 334 ; Prop. Intell. n° 19, 2006, obs. J.-C. Galloux. 28 CJUE, 18 oct. 2011, aff. C-34/10, Brüstle, D. 2011.2596, obs. J. Daleau ; D. 2012.319, obs. J.-C. Galloux ; AJ fam. 2011.518,
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On peut l’opposer à l’expression « utilisation à des fins thérapeutiques », mais la thérapie sera probablement commercialisée27 ! L’exclusion ne concerne notamment pas les inventions ayant un objectif thérapeutique ou de diagnostic qui s’appliquent à l’embryon humain et lui sont utiles. La CJUE28 a apporté une interprétation à cette exclusion particulière, interprétation fondée non pas sur la nature de l’exploitation mais sur les fonctions remplies par la matière biologique en cause, au regard de l’évolution de la science et éclairée par l’ordre public et les bonnes mœurs. Pour interpréter cette disposition relative à l’utilisation des embryons humains, elle procède en deux temps. En premier lieu, elle avance une définition de la notion d’embryon par une double approche. D’une part, elle retient qu’au sens de l’article 6, paragraphe 2, sous c), de la directive 98/44/CE « constituent un “embryon humain” tout ovule humain dès le stade de la fécondation, tout ovule humain non fécondé dans lequel le noyau d’une cellule humaine mature a été implanté et tout ovule humain non fécondé qui, par voie de parthénogenèse, a été induit à se diviser et à se développer ». Ces trois stades ou trois approches sont donc définitivement inclus dans cette notion. Elle y ajoute, d’autre part, une approche supplémentaire, mais sans trancher directement la qualification de cette dernière. En effet, la Cour relève qu’il « appartient au juge national de déterminer, à la lumière des développements de la science, si une cellule souche obtenue à partir d’un embryon humain au stade de blastocyste constitue un “embryon humain” au sens de la directive 98/44 ». Cette définition a été complétée à l’occasion d’un deuxième arrêt29. La CJUE tient pour conforme à la directive 98/44 la brevetabilité d’un ovule humain activé par voie de parthénogenèse, considérant que obs. A. Mirkovic ; Prop. Indust. 2012, comm. 2, obs. M.C. Chemtob-Concé ; D. 2012, 520, obs. J. Raynard ; Prop. Indust. 2012, chron. 6, n° 25, obs. H. Gaumont-Prat ; Europe 2011, comm. 482, obs. S. Roset ; RDC 2012/2, p. 593, note Fl. Bellivier et Ch. Noiville. 29 CJUE, 18 déc. 2014, aff. C-364/13, International Stem Cell Corporation ; C. Byk, « L’exclusion de la brevetabilité de l’embryon humain : acte II », JCP G 2015, n° 135, p. 202 ; International Review of Intellectual Property and Competition Law 2015, p. 740, note P. Stazi ; JCP E 2015, 1209, note A. Mendoza-Caminade.
La parthénogenèse est un mode de reproduction permettant de multiplier des cellules souches à partir d’ovules humains non-fécondés, dans lesquels le génome de l’ovocyte a été dupliqué. En l’absence de fécondation, ces ovules sont privés d’ADN paternel et ne peuvent devenir des êtres humains. « Dans l’hypothèse où un tel ovule disposerait de la capacité intrinsèque de se développer en un être humain, il devrait être traité de la même façon qu’un ovule humain fécondé, à tous les stades de son développement », et renvoie à la libre appréciation des juridictions nationales le soin de contrôler la capacité intrinsèque des ovules pour s’opposer à leur brevetabilité. Cette notion d’embryon n’a vocation à s’appliquer que dans le champ couvert par la directive, et en particulier en droit des brevets. Le lien essentiel entre la connaissance scientifique et la qualification est pleinement assumé par la CJ, écartant partiellement un débat dogmatique délicat dans une Europe pluriculturelle. En second lieu, une fois l’objet définit, la CJUE envisage les conditions de son appropriation par le droit des brevets. Elle indique que « l’exclusion de la brevetabilité portant sur l’utilisation d’embryons humains à des fins industrielles ou commerciales porte également sur l’utilisation à des fins de recherche scientifique, seule l’utilisation à des fins thérapeutiques ou de diagnostic applicable à l’embryon humain et utile à celui-ci pouvant faire l’objet d’un brevet ». Il s’agit d’une interprétation extensive de l’exclusion retenue par la directive, en y ajoutant l’utilisation à des fins de recherche scientifique. Ce n’est pas le lucre qui pourrait être fait sur la technologie impliquant l’embryon qui semble motiver ces exclusions, mais l’utilisation de l’embryon lui-même. 30
Cf. décret n° 2012-467 du 11 avr. 2012 relatif à la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires et aux études sur l’embryon, JORF, 12 avr. 2012, p. 6737.
Le cadre dans lequel l’embryon peut faire l’objet d’une appropriation se trouve ainsi strictement réduit, seuls les diagnostics et les thérapies bénéficiant à l’embryon lui-même peuvent être appropriées. Toute autre fonction est exclue du droit des brevets. L’exclusion de l’utilisation à des fins de recherche scientifique doit être comprise comme la possibilité d’obtenir un brevet pour un embryon dans une fonction destinée à la recherche. Cela n’a pas pour effet d’exclure ni la recherche scientifique sur les embryons (question qui ne relève pas du droit de la propriété intellectuelle mais du droit de la recherche30), ni le bénéfice de l’exception de recherche scientifique du droit des brevets appliquée aux brevets portant sur des embryons. Enfin, pour assurer une sécurité juridique suffisante sur cette question, la Cour apporte une précision quant aux éléments de la demande de brevet devant être contrôlés. Le droit des brevets impose que la demande contienne au moins une application du bien intellectuel pour lequel un titre de propriété est demandé. En revanche, il n’est pas nécessaire de préciser si cette application est industrielle, commerciale ou pour la recherche scientifique. La mise en œuvre du contrôle de l’ordre public pourrait être limitée par le contenu même de la demande de brevet. Pour écarter ce risque, est exclue « la brevetabilité d’une invention lorsque l’enseignement technique qui fait l’objet de la demande de brevet requiert la destruction préalable d’embryons humains ou leur utilisation comme matériau de départ, quel que soit le stade auquel celles-ci interviennent et même si la description de l’enseignement technique revendiqué ne mentionne pas l’utilisation d’embryons humains »31. Ainsi, l’usage technique de l’embryon est le siège d’un contrôle de la conformité à l’ordre public, sans même contrôler l’utilisation industrielle ou commerciale du bien intellectuel. II. Les questions contemporaines L’accès à la ressource génétique est une condition fondamentale pour les industries du vivant. Les évolutions des jurisprudences contemporaines tracent des frontières différentes entre la découverte et 31
CJUE, 18 oct. 2011, aff. C-34/11, préc.
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le processus de développement mis en œuvre « n’est pas suffisant pour considérer l’ovule comme un embryon humain ». Pour être qualifié d’embryon humain, « un ovule humain doit nécessairement disposer de la capacité intrinsèque de se développer en un être humain ».
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DOSSIER THEMATIQUE l’invention. L’OEB admet que l’extraction peut constituer une modification suffisante de la matière génique alors que la jurisprudence découlant des affaires relatives aux gènes BRCA accorde une interprétation différente à cette frontière. Ces questionnements autour de la distinction entre produit naturel et produit brevetable sont également au cœur des affaires liées aux produits issus des procédés essentiellement biologiques. Les divers enjeux relatifs à ce questionnement requièrent la mise en place d’une frontière communément partagée entre un produit naturel natif et un produit naturel brevetable. A. L’enjeu renouvelé pour l’information génétique L’histoire des gènes BRCA est à l’origine d’une évolution majeure de l’appréciation juridique de l’information génétique. Les États-Unis, initiateurs de la brevetabilité du vivant, proposent une voie de régulation. Toutefois, il faut relativiser la portée de la démarche américaine. Cette jurisprudence contribue essentiellement à enrichir la réflexion autour de la distinction découverte-invention dans le domaine des génomes32. L’aboutissement de ce processus juridique a été appliqué en Australie. La Cour suprême de ce pays qualifie l’information génétique de ressource informative. Cette appréhension juridique est en harmonie avec les données scientifiques issues de la théorie de l’évolution33. Dans ce cadre, les gènes ne peuvent être assimilés à des molécules autonomes dépourvues d’identité informationnelle. Cette conception rapproche l’ADN des découvertes et favorise par la même l’accès à cette ressource. En effet, la notion de programme génétique permet de distinguer 32
V. supra, I A. R. Achour, « Une possible harmonie entre les sciences biologiques et le droit de la propriété industrielle, Intégrer des notions scientifiques au sein des objets juridiques et vice versa », Revue sésame – INRA, 2019. 34 F. Jacob, La logique du vivant, Gallimard, 1981. 35 Cette première période est caractérisée par des décisions sporadiques appuyant les similitudes entre la microbiologie et le domaine de la chimie ; Les décisions qui appuient cette tendance sont les suivantes ; In re Bergy, 563 F.2d 1031, 195 USPQ 344 (Cust. & Pat.App.1977), vacated sub nom. Parker v.Bergy, 438 U.S. 902, 98 S.Ct. 3119, 57 L.Ed.2d 1145 (June 26, 1978), 198 USPQ 257 (1978), hereinafter "Bergy" was decided by us October 6, 1977. We reversed a 2-to-1 decision of the board, 197 USPQ 78 (Bd.App.1976), which affirmed the final rejection by the PTO examiner of claim 5 of Bergy's application for patent 33
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deux ordres instaurant une vision scientifique du monde vivant34. Deux versants de la biologie, à savoir, l’évolutionnisme et le réductionnisme. L’approche évolutionniste explique les propriétés biologiques suivant un système englobant un vaste champ d’interactions et d’ordres liant les êtres suivant des filiations et des spéciations des espèces. La biologie réductionniste cherche à rendre compte des entités organiques en termes de réactions physico-chimiques. Les deux approches s’imbriquent et s’articulent autour de l’hérédité qui tend à qualifier le code en tant que langage informationnel communément partagé par l’ensemble du vivant. Au regard des sciences naturelles, cette matière est le réservoir de l’information nécessaire à la constitution matérielle de la vie. Elle se transmet d’une génération à l’autre. Elle est spécifique à chaque individu et partagée entre les espèces. L’étude de l’hérédité au regard de la doctrine employée en droit des brevets dévoile les différends pragmatiques dans la qualification de l’hérédité. En effet, jusqu’à l’affaire BRCA seule l’approche réductionniste du gène primait au sein du droit des brevets. L’appréhension de la matière génique par la doctrine en droit des brevets connaît une évolution chronologique modulée par le savoir scientifique. Une première période peut-être identifiée pour les années 1970 et 1980 au cours de laquelle le droit des brevets établit une classification en contradiction avec la classification évolutionniste35. Le vivant était traité au même titre que l’inerte. Une deuxième, des années 1990 et 2000, où la matière génique est assimilée à une molécule autonome dépourvue de
serial No. 477,766, filed June 10, 1974; In re Chakrabarty, 571 F.2d 40, 197 USPQ 72 (Cust. & Pat.App.), cert. dismissed, U.S. 99 S.Ct. 44, 58 L.Ed.2d 94 (1978), hereinafter "Chakrabarty," was decided by us March 2, 1978. We reversed the decision of the board (unreported) which affirmed the final rejection by the PTO examiner of claims 7-9, 13, 15, 17, 21, and 24-26 of Chakrabarty's application for patent serial No. 260,563, filed June 7, 1972 ; BGH, 27 mars 1969, TAUBE R., GRUR, 1969, p. (672 - 673) ; OEB, Chambre des recours techniques, 26 juillet 1983, T 0049/83 ;Harvard. College - Canada (Commissaire aux brevets), disponible sur le lien : https://scccsc.lexum.com/scccsc/scc-csc/fr/item/2019/index.do ; M.-A. Hermitte, L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant, Quadrige, 2016
Cette évolution ne s’est pas construite sans controverses. En effet, il aura fallu une forte pression sociale pour mettre à jour ce questionnement juridique au regard des données scientifiques. Aux États-Unis, le tribunal de première instance de New York avait décidé en mars 2010 que des séquences d'ADN humain isolées ne pouvaient pas faire l'objet d'un brevet37. L’approche proposée retenait l’absence de caractérisation d’invention dans le fait d’isoler des gènes. La comparaison des séquences revendiquées avec des séquences naturelles avait conduit le juge à conclure que les revendications portant sur des produits identiques aux éléments38 de la nature ne sont pas brevetables. Les informations portées par les éléments isolés sont identiques aux informations présentes à l’état naturel et aboutissent à l’expression de la même fonction. Les arguments développés à l’encontre de la brevetabilité d’une séquence naturelle s’écartent de l’approche chimique de la matière génique et initient une lecture informationnelle selon laquelle le gène est un code qui existe à l’état naturel et dont l’expression conduit à une fonction. En ce sens, isoler un gène ne modifie ni le code, ni son expression. Dans un arrêt rendu en juillet 2011, la Cour d’appel fédérale des États-Unis avait infirmé cette décision, indiquant que le changement chimique opéré lors de l’isolement de l'ADN génomique était suffisamment
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Vers la fin des années 1990, les décisions produites permettent de préciser les modalités juridiques de la brevetabilité du vivant. Il s’agit de préciser les conditions biologiques d’une invention vivante. La référence doctrinale au courant réductionniste est présente mais simplificatrice. Les décisions qui appuient cette tendance sont les suivantes : OEB, Chambre des recours techniques, 23 octobre 2002, T 272/95 ; OEB, Grande chambre des recours, 20 décembre 1999, G 0001/98 ; CJCE, 9 octobre 2001, affaire C-377/98: Royaume des Pays-Bas - Parlement européen et Conseil de l'Union européenne ; CJUE, 6 juillet 2010, affaire C-428/08, Monsanto Technology LLC - Cefetra BV et autres ; Cour suprême du Canada, 21 mai 2005, Monsanto Canada - Schmeiser, [2004] 1 R.C.S. 902, 2004 CSC 34. ; Bowman - Monsanto Co., 569 U.S. 278 (2013); 133 S. Ct. 1761; 185 L. Ed. 2d 931; 2013 U.S. LEXIS 3519; 81 USLW 4295; 106 U.S.P.Q.2d 1593; 13 Cal. Daily Op. Serv. 4720; 2013 Daily Journal D.A.R. 6041; 24 Fla. L. Weekly Fed. S 179.
important pour ne pas considérer ce dernier comme un produit de la nature. La décision, tout en opérant un retour à une appréhension purement chimique de la molécule d’ADN, rejeta l’approche informationnelle de l’ADN initiée. L’argument du tribunal reprend la jurisprudence initiée dans l'arrêt Diamond Charkrabarty selon laquelle toute matière biologique transformée par l’Homme peut être brevetable. L’arrêt du 13 juin 2013 a, toutefois, confirmé l’hypothèse retenue en première instance, tout en limitant la portée de la solution39. La Cour a affirmé qu'une séquence d'ADN existant naturellement est un produit de la nature et n'est pas brevetable par le simple fait qu'elle a été isolée, mais que l'ADN complémentaire reste brevetable parce qu'il n'existe pas naturellement. L’argumentation de la Cour réaffirme l’approche informationnelle selon laquelle la matière génique doit à présent être appréhendée. Cependant, cette interprétation est contradictoire, dans la mesure où elle admet la brevetabilité des ADN complémentaires. En effet, l’ADN complémentaire est une copie de l’ARN messager (ARNm). L’ARNm est lui-même une forme intermédiaire entre la séquence d’ADN présente dans le génome et la protéine exprimée. Admettre la brevetabilité d’un ADN complémentaire revient à admettre en partie la brevetabilité des séquences d’ADN natives. Cette déduction remet en cause la fiabilité des arguments validant une appréhension informationnelle du code génétique. La Haute Cour d’Australie a unanimement écarté la décision américaine40. L’arrêt rendu le 7 octobre 2015 reprend la conception informationnelle de l'ADN. Ainsi, 37
Association for Molecular Pathology - United States Patent and Trademark Office, 702 F. Supp. 2d 181 (S.D.N.Y. 2010). 38 Ass'n for Molecular Pathology - Uspto., 702 F. Supp. 2d 181 Association for Molecular Pathology - United States Patent and Trademark Office, 689 F.3d 1303, 103 USPQ2d 1696 (Fed. Cir., 2011). 39 Association for Molecular Pathology - Myriad Genetics, 133 S.Ct. 2107, 186 L. Ed. 2d 124, 106 USPQ2d 1972 (2013). 40 T. Gisclard, « BRCA1- and BRCA2- based hereditary cancer test patent litigation, 3 F.Supp.3d 1213 (D. Utah 2014). La brevetabilité des acides nucléiques aux États-Unis et en Australie. - Les fondements et la portée des arrêts D'Arcy v. MyriadGenetics Inc. de la High Court of Australia et In re BRCA1- and BRCA2- based hereditary cancer test patent litigation de la United States Court of Appeals for the Federal Circuit » , Propriété industrielle, 2016.
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son identité informationnelle36. Et une troisième période qui a débuté à partir de l’année 2013. Dans cette perspective, les affaires BRCA rendent compte de limites d’une doctrine fondée uniquement sur le versant réductionniste et encourage à une réévaluation évolutionniste de l’ADN.
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DOSSIER THEMATIQUE ni l’ADN génomique, ni l’ADN complémentaire, ne sont brevetables. La décision a révoqué les revendications relatives aux séquences géniques du brevet australien. Cette décision est historique, elle est la première à admettre qu’en définitive, un gène et les éléments naturels dérivés du gène ne sont pas uniquement des molécules chimiques. Ces décisions ont donné lieu à diverses déductions Tout d’abord, il convient d’observer que l’évolution jurisprudentielle se fonde sur des arguments techniques. La non-brevetabilité des gènes natifs ne s’appuie pas sur un raisonnement éthique qui renvoie à des principes fondamentaux spécifiques à l’Homme. Il semble tout à fait possible de généraliser cette solution au génome végétal et animal. En outre, le fait que l’état natif d’une séquence soit considéré comme une découverte, conduit l’inventeur à modifier la séquence génique. Cette jurisprudence appuie l’usage du gène dans un contexte fonctionnel différent du contexte naturel. L’invention, en ce sens, tend vers une définition différente des acquis naturels. L’idée inventive serait d’utiliser la matière génique pour produire des effets fonctionnels différents de ceux observés dans la nature. Cette catégorie d’inventions ne risque pas de bloquer l’émergence d’autres formes d’inventions liées à la fonction du gène natif. Ce processus attribue de nouvelles fonctions à un gène, élaboré suivant un objectif technique opposable à la logique évolutive. La matière génique est donc détournée de ses lois biologiques et la brevetabilité des séquences doit se différencier des caractères naturels. B. La brevetabilité des produits directement issus de reproductions essentiellement naturelles Les affaires Brocoli, Tomate et Poivron illustrent les rouages des interprétations juridiques de l’OEB et les difficultés d’articulation de différents ordres juridiques en droit des brevets pour une question aussi sensible. Le droit de l’Union européen et celui de la Convention de Munich sont indépendants, ils doivent pourtant coexister harmonieusement.
L’OEB accorde une interprétation décontextualisée à l’exclusion des produits obtenus par les procédés essentiellement biologiques. Cette interprétation est en contradiction avec une interprétation juridique pragmatique qui tend à rendre compte d’une réalité socio-économique. Dans ce cadre, l’Office réduit son interprétation, en ce qui concerne la brevetabilité du vivant, à un champ théorique excluant tout critère pragmatique, pratique. Cette tendance ignore les divers mouvements jurisprudentiels en réponse à la brevetabilité des séquences géniques. La question s'est posée de savoir si l'exclusion des procédés d'obtention de végétaux essentiellement biologiques prévue à l’article 53.b de la Convention sur le brevet européen, peut s’étendre au produit natif, le végétal. C’est l'objet de la seconde décision de la grande chambre des recours, rendue le 25 mars 2015 qui a établi la portée de l'exclusion du champ de la brevetabilité des procédés essentiellement biologiques au regard des produits obtenus par la mise en œuvre de ces procédés. La décision41 précise que l’exclusion n'a pas d'effet négatif sur l'admissibilité de revendications de produits portant sur des végétaux et qu'il appartient au législateur de décider de toute extension de l'exclusion de la brevetabilité. L’argument employé42 cherche à déterminer le sens apparent de la disposition juridique : la brevetabilité d’une revendication de produit caractérisée par son procédé d'obtention doit être examinée indépendamment du procédé par lequel le produit est défini. Du point de vue du processus interprétatif, cette méthode n’apporte aucune réponse quant à la brevetabilité des produits naturels. Elle permet seulement de déduire une conséquence formelle à l’exclusion des procédés essentiellement biologiques. En conséquence, l'exclusion des procédés essentiellement biologiques d'obtention de végétaux ne s’étend pas à tout produit obtenu par un tel procédé. Ces produits doivent être examinés au regard des conditions de brevetabilité : la tomate et le brocoli peuvent correspondre à des inventions. Ce syllogisme est un classique juridique au moyen de trois éléments. La conclusion (la brevetabilité de
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Chambre des recours techniques, T 1242/06, 8 décembre 2015, État d'Israel c/ Unilever.
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L’argument fait référence à l’article 31(1) de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969.
Cependant, cette question fondamentale n’a jamais été tranchée de manière explicite. D’autant plus que la brevetabilité des végétaux en fonction de leur phénotype implique diverses implications : l’accès aux végétaux natifs pour innover, la représentation sociale du naturel ou du natif, les enjeux économiques, la concurrence juridique entre le brevet et le certificat d’obtention végétale43… L’Office fuit ces questions en utilisant un raisonnement décontextualisé, ce qui nuit clairement au raisonnement juridique. La brevetabilité du vivant n’a jamais été interdite. Bien avant la conception du certificat d’obtention végétale, des brevets ont été délivrés pour des plantes. Toutefois, compte tenu des spécificités biologiques de la variété végétale, le certificat a été l’outil juridique adopté. Ce choix a été prédominant jusqu’à ce que la Cour Suprême des États-Unis admette la brevetabilité d’une bactérie dans sa célèbre décision Diamond - Charkrabarty. En affirmant l’adaptabilité du brevet à un organisme vivant génétiquement modifié, cette décision a motivé les innovations biotechnologiques en instaurant un cadre juridique propice accélérant leur dynamique et leur permettant d’accéder au statut de l’invention. Cette démarche n’a pas tardé à être adoptée par le droit européen. Manipulée par l’Homme, la matière biologique pouvait officiellement faire l’objet d’un brevet.
micro-organismes a résolu les aléas techniques, traçant les modèles descriptifs de la matière biologique pour l’obtention d’un brevet. D’autant plus que l’essor économique auquel était vouée cette catégorie d’innovation a favorisé ce choix juridique. Dans ce cadre, la brevetabilité du vivant peut être considérée comme l’aboutissement d’une dynamique culturelle, économique, scientifique et juridique. Cette perspective favorise la résolution des problématiques juridiques de manière contextualisée. Une telle démarche permettrait de définir clairement une invention végétale tout en demeurant en continuité avec la Convention. Une invention brevetable peut consister en un objet doté d’un caractère technique, issu d’une idée ou d’une découverte. La comparaison est présente dans les travaux préparatoires à l’origine de la Convention sur les brevets européens en date de l’année 1973. Les retranscriptions de la séance du 3 mai de l’année 1961 indiquent que le brevet est un titre qui protège la réalisation d’une idée « sous certaines formes susceptibles d’application industrielle »44. Ce sens est absent dans la présente décision. En France, la décision de l’Office européen des brevets a été à l’origine de la loi n°2016-1087 relative à la biodiversité45 qui modifie l’article L. 611-19 du Code de la propriété intellectuelle. Le paragraphe 3 bis, nouvellement inséré, indique que les produits exclusivement obtenus par des procédés essentiellement biologiques, y compris les éléments qui constituent ces produits et les informations génétiques qu'ils contiennent, ne sont pas brevetables. Cette modification du droit interne appelle nécessairement des interrogations quant à sa conventionnalité au regard des dispositions de la Convention du Munich, comme de celles de la directive 98/44.
En ce sens, le traité de Budapest du 28 avril 1977, relatif à la reconnaissance internationale du dépôt de
La Commission européenne a rendu un avis le 3 novembre 2016 dans lequel elle interprète la directive 98/44/CE sur la protection des inventions biotechnologiques46. L’avis considère que les décisions de breveter les produits issus de procédés
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Sur ces questions, voir le rapport : Haut Conseil des biotechnologies, G. Fabien et C. Noiville, Biotechnologies végétales et propriété industrielle, La documentation Française, 2014. 44 Document OEB, travaux préparatoires révision article 52 Convention sur les brevets européens 1973 séance BR 199/72, Bruxelles le 25 mai 1972.
Loi. n° 2016-1087, 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages : JO 9 août 2016, texte n° 2 ; propriété industrielle, 2016 ; JCP E 2016, act. 673 46 Avis de la Commission concernant certains articles de la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil relative
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la tomate et le brocoli) est déduite de la première (l’exclusion des procédés uniquement) par l’intermédiaire de la seconde (les végétaux natifs sont des produits potentiellement brevetable et juridiquement indépendant des procédés). L’erreur d’interprétation est manifeste. En effet, la mineure dans le raisonnement de l’Office a été intuitivement qualifiée ; les végétaux natifs rentrent dans la catégorie d’invention du moment qu’ils répondent aux conditions de brevetabilité.
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DOSSIER THEMATIQUE essentiellement biologiques vont à l’encontre de la volonté du législateur de l’Union européenne. Cette brevetabilité entre en conflit potentiel avec la protection juridique octroyée aux obtentions végétales en ce qui concerne l’accès aux ressources génétiques. Le pouvoir d’interprétation de la Commission du droit déviré de l’Union européenne est sujet à discussion, la Cour de justice ayant un pouvoir exclusif en la matière. A défaut de question préjudicielle, l’interprétation proposée par la Commission vaut au plus doctrine mais non interprétation impérative. De plus, la Convention de Munich ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union européenne. On constate ici les limites d’une construction autonome d’un droit des brevets, en vase clos, sans être soumis à un ordre juridique complexe et global. Le brevet n’est pas un objet de droit autonome, c’est un mécanisme propriétaire s’intégrant dans un ordre juridique global. Le 29 juin 2017, l’Office européen des brevets, sous la pression de l’Union européenne et de ses Etats membres, parties aussi à la Convention de Munich, a adopté une décision modifiant notamment la règle 28 du règlement d’exécution de la Convention sur le brevet européen. L’article 28 indique désormais, les brevets européens ne sont pas délivrés pour des
à la protection juridique des inventions biotechnologiques (2016/C 411/03).
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végétaux ou animaux obtenus exclusivement au moyen d'un procédé essentiellement biologique. Le 5 févier 2019, le recours T1063/18 relance à nouveau le débat sur cette question. La chambre des recours technique a refusé l’octroi d’un brevet à des poivrons rouges obtenus par des procédés essentiellement biologiques. Le recours présente deux arguments. Le premier indique que le refus d’octroyer un brevet aux poivrons rouges n’est pas en continuité avec les décisions Tomate et Brocoli. Le second explique que se référer à l’article 28 (2) du règlement d’exécution rentre en conflit avec l’interprétation de l’article 53 b dans son état actuel. Le président de l’Office européen des brevets a saisi la grande chambre pour résoudre à nouveau cette situation47. La modification de la règle 28 (2) du règlement d’exécution aurait pu clarifier la situation des végétaux issus des procédés essentiellement biologique et contextualiser l’exclusion relative à l’article 53 b. La non-brevetabilité des végétaux natifs est une réponse cohérente aux contestations sociales souhaitant préserver le libre accès à la ressource phylogénétique pour innover. Ce dernier rebondissement ramène la situation à sa problématique initiale. Cette occasion sera, peutêtre, le moyen de trancher définitivement en faveur de la non-brevetabilité des végétaux natifs.
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Saisine G3/19, OEB.
Points de vue Gouverner, defendre et juger à l’heure du numerique
POINTS DE VUE
La promesse de l'intelligence artificielle : l'action publique doit-elle être prédictive ?
AXELLE LEMAIRE Partner & Global Head of Terra Numerata, Roland Berger Ancienne Secrétaire d’Etat en charge du Numérique et de l’Innovation
Fraîchement arrivée à Bercy comme nouvelle membre du Gouvernement, je croisais, dans le long couloir qui menait à mon bureau, un jeune homme m'interpellant ainsi : « Ah vous êtes ma nouvelle secrétaire ? ». Ce collaborateur ministériel, sans doute sincère dans son engagement public, empreint d'idéaux de justice, s’était engouffré dans un référentiel collectif hérité du passé selon lequel une femme ne pouvait pas être sa patronne, moins encore une secrétaire d'Etat. Il reproduisait ainsi des réflexes ancrés dans les comportements de ses prédécesseurs et de notre héritage sociétal. On aurait pu penser que les technologies viendraient au service des femmes pour contrer ces clichés. Il se trouve qu’à la fin de mon expérience ministérielle, le moment venu de chercher un autre travail, j’ai été étonnée de recevoir sur Linkedln des annonces de postes ne correspondant pas à mon expertise. Jusqu’à ce que je comprenne que l’algorithme du réseau social m'orientait vers du contenu et des recommandations liées à mon ancien poste de … secrétaire. Les développements algorithmiques avaient eux aussi du mal à contextualiser une certaine sémantique et à la placer dans un futur désirable, et non pas subi et hérité du passé. Transposons cette approche à l’action publique. Que ce serait-il passé si, pour vérifier l’employabilité d’un demandeur d’emploi, ou la conformité de ses démarches de recherche avec la réalité des propositions de postes qui lui sont faites par l’intermédiaire de Pôle Emploi, le demandeur en
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question, refusant deux fois d’affilée le poste de secrétaire proposé, s’était vu radier des listes ? Est-il illusoire de vouloir objectiver le monde ? Loin de moi l’idée d’écarter le potentiel de l’intelligence augmentée ou artificielle appliqué à l’action publique. On pourrait disserter longtemps sur ses applications dans le domaine de la santé pour détecter des cancers du poumon ou de la peau, ou mieux prévenir des pathologies comme le diabète. La promesse de l’intelligence prédictive appliquée à la lutte contre le changement climatique est grande, puisque les technologies vont permettre de produire au plus près de la demande, d’anticiper les catastrophes écologiques, de gérer avec moins de perte les réseaux de production et de distribution, de faire lumière sur la réalité de l’impact des activités humaines pour la planète. Mais le cœur de la problématique n’est pas là, il réside plutôt dans la question de l’opacité. Ce sont les signes noirs, et les boîtes noires qui les contiennent : dans « Secrétaire d’Etat », on pourrait considérer que le mot « Etat » était un signe noir. Un signal faible, encore minoritaire, émerge, que les données relatives aux femmes de mon âge, de mon niveau d’éducation et de mon profil socioéconomique auraient pu capter, mais qui est resté « a black swan ». Or le problème du prédictivisme, c’est justement son incapacité à voir et comprendre les « signes noirs ».
Le concept a été élaboré par la CIA dans son dernier rapport sur ce que le monde sera « Le monde en 2030 »1. Cet ouvrage publié tous les quatre ans depuis vingt ans annonce les grandes tendances qui vont transformer le monde, avec souvent une perspicacité confondante. Il inspire aux États-Unis l'écriture des textes législatifs, influence la stratégie diplomatique, oriente les priorités industrielles du pays. Le scandale Cambridge Analytica était par exemple annoncé en 2012.
pas moins une promesse de plus grande efficacité, voire de plus grande neutralité, une manière d'éviter le caractère potentiellement discrétionnaire de certaines décisions. Le fait du prince s'éloignerait au fur et à mesure qu'avancerait le fait de l'algorithme, lorsque c'est une machine, et non pas un être humain, qui se trouve à l'origine de la décision administrative. La démarche est légitime : le besoin n'est-il pas pressant d'injecter plus de rationalité dans la prise de décision politique ?
La partie la plus intéressante du rapport est à mon sens celle consacrée aux « black swans », ces signaux faibles auxquels on ne prête pas attention, mais qui pourraient un jour se transformer en tourbillons ou en tempêtes. Ce que fait la CIA, il semble que l’apprentissage automatique prédictif le fasse très mal. La crise financière de 2008 en est par exemple une illustration. Le système financier international reposait, déjà il y a 10 ans, sur un volume et une puissance de modélisations économétriques sans précédent. Toutes les données financières étaient entraînées par des modèles prédictifs très aboutis. Sauf que… ces modèles n’ont pas permis d’anticiper la crise financière et ainsi de prévenir la secousse mondiale majeure qui a plongé plusieurs pays dans la dépression économique et la désespérance sociale.
Le besoin d'éclairer et d'objectiver le chemin de la décision publique grâce aux technologies numériques a guidé une partie de mon action au gouvernement. Pour parvenir à s'extraire de l'urgence et de la complexité parfois aveugle du présent, et pour éviter des influences dont je mesurais le poids, j'éprouvais le besoin de rationaliser le contexte en codifiant cette complexité. Objectiver pour mieux trancher, et redonner ainsi toute sa puissance à la Politique comme arbitre démocratique de la cité, là se trouve la vraie promesse de l'intelligence artificielle appliquée à l'action publique.
L'intelligence artificielle est donc faillible car dépendante des jeux de données qui l'alimentent. Dans le champ de l'action publique, elle n'en forme 1
National Intelligence Council Report, ‘Global Trends 2030 : Alternative Worlds’, December 2012 : https://globaltrends2030.files.wordpress.com/2012/11/global-trends2030-november2012.pdf, pour une version française v. « Le monde en
- L’open access (publication en ligne des travaux de recherche financés par des fonds publics à l'issue d'un délai de publication dans les revues scientifiques), introduit par la Loi pour une République numérique2, vise à rendre la science plus ouverte afin qu’elle éclaire la société et le politique. Les chercheurs sont incités à partager leur savoir avec la communauté scientifique, de pair à pair, mais aussi à le faire entrer dans le domaine public. - L’open data, également présent dans la Loi pour une République numérique, oblige à l'ouverture par défaut des données publiques qui présentent un intérêt économique, social, environnemental ou 2030 vu par la CIA », Préfacé par F. Vasseur (qui vient de signer la biographie d’Aaron Swartz), Editions des Equateurs, p. 302 : https://florevasseur.com/files/press_56_file.pdf. 2 Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.
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L’intelligence humaine, à la fois plus instinctive et plus capable de recouper les expériences pour en forger des intuitions, à l’époque était plus éclairée. J’étais à Londres en 2007 : un certain nombre de traders annonçaient la crise à venir des subprimes, sans que pour autant les voix individuelles qui s’élèvent ne trouvent un écho collectif susceptible de changer l’ordre systémique. Il aurait fallu savoir identifier les données non majoritaires, écrire les événements non survenus, et prévoir un espace de confrontations, de dialogue, de débat, de discussion, une sorte d’agora algorithmique qui aurait enrichi les prédictions.
C’était le sens des démarches entamées autour du mouvement de l'ouverture des données informationnelles, préalable nécessaire à l'arrivée du prédictivisme, réponse aux fake news et à la désinformation :
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POINTS DE VUE sanitaire, dans un format aisément lisible par une machine et réutilisable. - La gratuité des échanges de données entre administrations : cette disposition renforce la prise en compte d'un environnement complexe pour définir les politiques publiques les plus adéquates. - L'usage des technologies open source, qui ne confirme pas la maîtrise technologique aux propriétaires des solutions logicielles mais la distribue au sein d'une communauté de contributeurs, renforçant la transparence des outils utilisés par les administrations et la souveraineté numérique. - L’open government (ou gouvernement ouvert), modalité de fonctionnement des pouvoirs publics consacrée lorsque la France a rejoint le Partenariat international pour un Gouvernement ouvert (PGO), avant d'en prendre la présidence. En 2016, dans le cadre de cette initiative internationale lancée par Barack Obama, la France a défini un agenda ambitieux d'ouverture démocratique de ses pratiques administratives et politiques. C'est pour respecter cette ambition que la Loi pour une République numérique a été écrite de manière ouverte : le projet de texte du gouvernement fut publié en ligne en amont de son passage devant le Conseil d'Etat et le Parlement et ouvert aux contributions des internautes. Cette procédure de co-construction de la loi a apporté plus de transparence sur les positions respectives des parties prenantes et les revendications des représentants d'intérêts, a permis d'enrichir le contenu du texte avec plus de 90 modifications et 5 nouveaux articles, et contribué à faire émerger un consensus politique qui explique que le texte fut adopté à l'unanimité par le Parlement. Les données issues de la plateforme de consultation sont entrées dans la catégorie des données publiques et l'écosystème des civic tech (ces projets qui mettent les technologies au service de l'amélioration du dialogue démocratique) a commencé à se fédérer.
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République numérique, ont été introduites avec l'objectif d'améliorer l'efficience démocratique de l'action publique. La logique est intellectuellement satisfaisante : l’ouverture permet l'accès aux données, condition indispensable à l'avènement de l'intelligence artificielle, elle-même garante d'une action publique renforcée. De la prévision à la prédiction dans l'action publique : un fantasme technocratique ? Cette promesse de prédiction n'est-elle qu'un nouveau fantasme technocratique ? L'intelligence artificielle a fait son entrée dans l'entreprise. Dans la sphère économique privée, le recours à des modèles prédictifs d'analyse quantitative de données se développe rapidement, grâce à un accès de plus en plus facilité à des plateformes puissantes de calcul et de développement algorithmique, et une multiplication des solutions logicielles disponibles. Les essais conduits en matière d'IA visent le plus souvent à optimiser les fonctions pour les rendre plus performantes. Grâce aux technologies de traitement naturel du langage par exemple, les prédictions sont de plus en plus accessibles : on peut imaginer les niveaux de ventes, le taux de départ ou de rétention des clients, la gestion des stocks, etc… L’enjeu bientôt, dans les entreprises, ne sera pas de savoir faire des prédictions mais de les actionner, de transformer l’essai pour que celles-ci soient intégrées dans les chaînes de décisions. Et de comprendre aussi que certains savoirs ne sont pas prêts d’être remplacés : une bonne négociation commerciale, une stratégie bien ficelée de mise sur le marché, ne sont pas solubles dans la prédiction. Les questionnements sur le rôle de l'intelligence artificielle, s'ils sont encore balbutiants, sont bien réels.
- La transparence des algorithmes publics qui fondent des décisions administratives individuelles – nous y reviendrons.
Dans le secteur public les solutions disponibles sont moins abouties, et la capacité à les intégrer plus faible. C’est un problème, car un écart peut se creuser entre les organisations qui auront adopté des outils prédictifs et les autres. Or au-delà des enjeux de productivité et de réduction de coûts, c’est bien dans la sphère publique que la promesse du prédictivisme est la plus forte.
Toutes ces déclinaisons de l'ouverture de l'action publique, que l'on retrouve dans la Loi pour une
Contrairement aux apparences, le « prédictivisme » n'est pas un mauvais anglicisme. Le terme est
Anticipation, prévision, prospective… La puissance publique cherche depuis longtemps à recourir à des moyens d'anticiper les phénomènes économiques et sociaux pour être plus efficace. L'approche n'est donc pas nouvelle, même si elle se trouve aujourd'hui amplifiée et accélérée par les technologies d'apprentissage automatique et fait aujourd'hui le pari de marier probabilité et prédiction. A la fin du 18e siècle, les physiocrates développaient des outils d'analyse de la création et de la distribution de richesses pour tenter de prévenir la famine5. Dans le champ des sciences sociales aussi la tentation prédictiviste existe depuis longtemps. Et pour cause : qui peut prédire les comportements sociaux dispose d'une certaine capacité d'orientation du destin collectif des sociétés. Si Emile Durkheim a construit la sociologie sur les approches expérimentales, d'autres figures assument explicitement une posture prédictiviste, sur des sujets comme le divorce, la criminalité ou la croissance urbaine. En 1928, Ernest Burgess produit un travail resté célèbre sur la prédiction de la réussite de la libération conditionnelle des détenus (et donc l'absence de récidive) dans l'Etat de l'Illinois6. On 3
K. Patrick, « Prediction, Predictability and Confirmation », 2011. A. Comte, Programme des travaux nécessaires pour réorganiser la société (1822), Paris, Vrin, 1996, p.277. 5 V. not. sur cette question L. Einaudi, François Quesnay et la physiocratie (Tome I), Institut national d’études démographique, 1958, p.392. 4
croit que ce sujet est nouveau avec l'intelligence artificielle, ce n’est en rien le cas ! Burgess souhaitait que les sciences sociales deviennent de véritables partenaires de la prise de décision publique. Ce fantasme de la prédiction (et non de la seule prévision) est aujourd'hui puissamment réactivé par l'émergence de l’intelligence artificielle et d’algorithmes « prédictifs ». Sur des sujets aussi divers que l'attribution d'allocations, l'identification des criminels, l’aménagement des peines ou la lutte contre toutes sortes de fraudes, la montée en puissance de ces outils laisse entrevoir un futur proche où l'action des agents publics sera fondée sur des algorithmes prédictifs, qui justifieront a priori leur décision. Cela pose question : est-ce la capacité de prédiction des comportements sociaux qui rendra l'action publique efficace ? Les anti-prédictivistes évoquent le caractère « auto-réalisateur » de la prédiction, qui condamne toujours les mêmes personnes en se fondant sur l'historique des comportements sociaux, et qui nie la capacité du politique à transformer la société. Cette capacité prédictive ne risque-t-elle pas, in fine, de se substituer aux processus de prise de décision ? La prévision comme la prospective diffèrent de la prédiction sur un point fondamental : elles cherchent à dessiner des futurs possibles ou probables, pour alimenter la délibération et servir de support à la décision publique, à qui il revient de trancher entre plusieurs options. La prédiction est d'une autre nature. Ce qui est prédit doit/va arriver. Dès lors, quelle place au politique, dont le rôle est précisément de poser un choix collectif dans un contexte incertain, après une mise sous tension symbolique des positions et des rapports de force ? Le besoin d’expression démocratique ne risque-t-il pas d’être occulté par la décision publique prédictive ? A la lumière de la promesse prédictiviste, qui est réelle, mon point de vue est clair : résistons à la 6
A. A. Bruce, E. W. Burgess, A.M. Harno, A Study of the Indeterminate Sentence and Parole in the State of Illinois, Journal of the American Institute of Criminal Law and Criminology, 19, 1, Part II : 1-306 (May 1928).
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important en philosophie des sciences, et désigne « le fait de considérer que c'est la capacité prédictive d'une théorie qui confirme le mieux cette théorie »3. Pour les prédictivistes, prédire les phénomènes est le but ultime de la science (les critiques adhèrent à l'inverse aux méthodes inductives et expérimentales, selon lesquelles ce qui est vrai est ce qui a été confirmé par l'expérience, et pas forcément ce qui a été prédit). La découverte du boson de Higgs et la détection d'ondes gravitationnelles par exemple sont deux découvertes récentes qui avaient en commun de venir chacune confirmer des théories ayant prédit que ces phénomènes seraient un jour observables. C’est à cela que serviraient les sciences : réaliser des prédictions. Auguste Comte parlait de « la perfection spéculative de la science »4. C'est d'ailleurs le principe même de l'oracle : prédire, c'est dire vrai.
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POINTS DE VUE tentation de l’oracle, et réinjectons la dimension politique dans la prise de décision publique ! Comment ? En considérant que la prédiction accompagne cette prise de décision pour l’éclairer, comme le font les sciences, comme le fait l’open data, comme ce qu’apportent les vertus du dialogue démocratique, mais qu’elle ne la remplace pas. Ce raisonnement est applicable à l'ensemble des champs de l’action publique, quels qu’en soient les secteurs : le maintien de l’ordre et de la sécurité, la justice, la santé, l’éducation, la redistribution sociale, les transports.... Le prédictivisme dans l’action publique doit donc être l’outil par lequel l’intelligence individuelle et collective est augmentée. La transparence et l'ouverture de la gouvernance, conditions du recours à l'intelligence prédictive dans la sphère publique Les outils d'intelligence artificielle ne doivent pas être utilisés dans le champ de l'action publique sans que ne soit posé un principe indispensable de gouvernance démocratique selon lequel les acteurs publics restent responsables des décisions algorithmiques. De ce principe découle l'exigence liée de transparence et d'intelligibilité des algorithmes, condition sine qua non pour le recours à la décision algorithmique dans le secteur public. Cette condition est clairement énoncée dans la Loi pour une République numérique (inséré dans l'article L. 311-3-1 du Code des relations entre le public et l'administration) et s'applique à toutes les décisions individuelles prises sur le fondement d'un traitement algorithmique : bourses, impôts, allocations… Le texte précise que chaque acteur public est tenu de rappeler au citoyen qu'il a le droit d'obtenir la communication des règles et principales caractéristiques de mise en œuvre du traitement utilisé. Les administrations sont d'ailleurs tenues de mettre directement en ligne les règles définissant les principaux traitements algorithmiques qui servent à prendre des décisions individuelles.
7 PE et Cons. UE, règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données 8
https://www.washingtonpost.com/news/powerpost/paloma/the-
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Malheureusement, ces obligations sont aujourd'hui très peu respectées, et ce non-respect n'est pas sanctionné. Le chemin vers la transparence de l'action publique, à l'ère algorithmique, est encore long. Il l'est d'autant plus qu'il doit s'insérer dans un juste équilibre entre ouverture et protection des libertés publiques et des données personnelles. Or il est encore impossible aujourd'hui, techniquement et juridiquement, d'élaborer des modèles prédictifs avec des données personnelles dont le recueil repose sur l'expression d'un consentement libre, spécifique, éclairé et univoque de la part des personnes intéressées, comme l'exige le RGPD7. Comme il est impossible d'éviter totalement le risque de réanonymisation par croisement de jeux de données... Les modèles algorithmiques tournent intensément dans les startups. Or la liberté, contre-pied à la fatalité du prédictivisme, est aussi le rempart de l’enfermement algorithmique, un phénomène particulièrement présent sur les réseaux sociaux. Autre principe qui doit naturellement guider le recours à l'intelligence artificielle dans l’action publique : le respect des droits humains, en particulier l'interdiction des discriminations, qui implique a fortiori la conscience des possibles biais algorithmiques et des actions techniques et politiques à mener pour les redresser. Alexandria Ocasio Cortez, la parlementaire américaine qui a compris le pouvoir politique des algorithmes, a raison de dénoncer les conséquences potentiellement racistes d'une utilisation non encadrée.8 Aux ÉtatsUnis, si une centaine d'associations et ONG ont signé une tribune pour dénoncer l'impact néfaste de certaines solutions logicielles mal programmées, de nombreux Etats continuent d'équiper les forces de l'ordre d'outils susceptibles de reproduire et amplifier, du fait des bases de données utilisées, des biais discriminants. De retour en France, et dans un autre champ d'application, on pourrait imaginer une hypothèse respectueuse du modèle de gouvernance prônée : une technology-202/2019/01/28/the-technology-202-alexandriaocasio-cortez-is-using-her-social-media-clout-to-tackle-bias-inalgorithms/5c4dfa9b1b326b29c3778cdd/?noredirect=on&utm_ term=.b9c902cf3edf
Dans le domaine de la justice, l'outil prédictiviste peut aussi se poser en gage de rationalité et en moyen de lutter contre l’arbitraire humain des décisions des juges. Le sujet fait bondir les magistrats, et accumule retards et reculs dans la mise en œuvre de l'ouverture des décisions de justice, au point que la France fasse désormais figure de mauvaise élève sur ce sujet en Europe. Les juges sont des êtres humains, et des études sociologiques ont démontré que leurs décisions peuvent varier en fonction de la météo, des précédentes décisions rendues, des résultats d'une équipe de football, de la période électorale, de la date d’anniversaire du défendeur9… L'approche prédictiviste, qui objective la décision au regard de la jurisprudence, peut aider les justiciables. L'exemple des OQTF10, les mesures d’éloignement des étrangers en situation irrégulière, est connu et parlant : d'une chambre à une autre, il peut exister un écart de 40 points dans le nombre de décisions de rejet des demandes. Ce n'est pas remettre en cause la compétence et le professionnalisme, ni la liberté et l'indépendance des magistrats, que de le reconnaître. L'impact du prédictivisme sur le fonctionnement de la justice et du système de droit est une question complexe, qu'il faut savoir traiter avec recul, ce qu'Antoine Garapon démontre magistralement dans Justice digitale11. Il ne doit pas s'agir, pour autant, de refuser en bloc l'avènement des algorithmes dans la justice, mais bien de créer les conditions de leur bonne utilisation au service des justiciables.
9 R. Dworkin, Law's Empire, Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1986. 10 Obligations de quitter le territoire français (OQTF).
L'algorithme n'est pas un oracle ! Là se trouve le principal défi : dans leur usage actuel, on prête aux algorithmes non pas une capacité de prédiction au sens scientifique, mais une capacité de prédiction au sens de l'oracle. Comme si la machine recevait sa connaissance du futur comme un signe des Dieux. Ce faisant, les citoyens sont rendus aveugles aux raisons pour lesquelles l'algorithme produit telle réponse plutôt qu'une autre. Et le politique, au lieu d'en faire un support de la délibération, tend à en faire la révélation d'une vérité sur la société, devant laquelle il ne peut ensuite que s'incliner en signant son propre échec. Pour utiliser pleinement le potentiel des modèles prédictifs, prédictivisme et action publique doivent former la meilleure des salades : aves les bons ingrédients (des données en grande quantité et de grande qualité), la bonne recette (la gouvernance ouverte et multipartite), le bon chef cuisiner (l’agent public qui aura le courage de la décision politique, courage qu’il pourra trouver notamment parce que son statut d'agent public le protège), et ce qui manque aujourd’hui… le bol à salade. C’est-à-dire l’endroit où sont concoctées les décisions, qui se trouve aujourd'hui plutôt chez les grandes entreprises technologiques qui prônent l'autorégulation, ou dans les enceintes dites de gouvernance multipartite qui élaborent des normes techniques en niant leur dimension politique. A ce stade, aucune de ces conditions n'est remplie pour un usage démocratiquement légitime et plus systématique de l'IA dans l'action publique. Ce n'est pas à dire qu'il ne faille pas avancer pour développer des modèles vertueux en continuant les expérimentations. Tant que « la vérité de demain se nourrira de l’erreur d’hier »12, nous aurons la certitude de rester humains.
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A.Garapon, Justice Digitale, PUF,2018. A. de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, Gallimard, 1943
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plateforme d’orientation universitaire des bacheliers qui utiliserait des critères et paramètres définis de manière démocratique et en toute transparence. A ces conditions, la démocratie peut y gagner.
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POINTS DE VUE
Coopération fiscale internationale : dix ans d’évolutions
PASCAL SAINT-AMANS Directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE
JULIEN JARRIGE Conseiller du Directeur
Introduction
I. Les progrès en matière de transparence fiscale
Cela fait maintenant dix ans que la coopération fiscale internationale a pris une dimension nouvelle, apportant des évolutions radicales en matière de transparence et de lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales. Dix ans en effet que se trouvèrent réunies les conditions pour une véritable révolution visant à instaurer une régulation fiscale de la globalisation :
Depuis 2010, l’OCDE, à travers le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, assure la mise en œuvre des standards en matière de transparence. Le premier fut le standard sur l’échange de renseignements bancaire à la demande, qui marqua le début de la fin du secret bancaire en matière fiscale.
- le scandale du Liechtenstein en février 2008 qui a fait prendre conscience de l’ampleur de la fraude fiscale via la dissimulation d’actifs sur des comptes offshore et des structures opaques,
Afin de s’assurer de la mise en œuvre effective du standard, un mécanisme d’examen par les pairs a été mis en place par lequel les pays s’évaluent entre eux. Un tel système permet d’identifier les pays qui n’ont pas suffisamment ou pas correctement mis en place le standard, et de saluer les efforts réalisés par d’autres. Ce standard a été renforcé en 2016 pour introduire l’exigence de disponibilité des informations concernant les bénéficiaires « effectifs » des entités et des comptes bancaires, et plus seulement les bénéficiaires « juridiques ».
- la faillite de Lehmann Brothers et le début de la crise financière, qui ont montré aux gouvernements les failles de la régulation et la nécessité de lutter contre la fraude pour financer le sauvetage de banques qui aidaient elles-mêmes les contribuables à échapper à l’impôt via des structures offshore, - l’émergence du G20 au niveau des chefs d’État et de gouvernement qui a apporté une impulsion politique majeure à la lutte contre l’évasion fiscale. Cet article résume les progrès réalisés depuis lors à la fois pour la transparence fiscale (I) et dans la lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales (II), ainsi que le principal débat actuel, à la fois technique et politique, portant sur la fiscalité du numérique (III).
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Quelques années plus tard, la mise en place du standard sur l’échange automatique de renseignements des comptes financiers fut une nouvelle étape cruciale. Présentée par l’OCDE au G20 en 2014, cette nouvelle norme prévoit une transmission automatique et annuelle des informations sur les comptes financiers des nonrésidents entre les administrations fiscales des pays concernés.
Aujourd’hui, les analyses de l’OCDE montrent que l’échange automatique de renseignements fiscaux a eu pour conséquence de faire diminuer les dépôts bancaires dans les centres financiers internationaux de 20 à 25%, en seulement 10 ans. Pour la seule année 2018, ce sont près de 47 millions de comptes bancaires sur lesquels des informations ont été échangées entre pays pour la première fois, une étape historique1. Au-delà de ces résultats, la création et le développement du Forum mondial ont également marqué un tournant en matière de gouvernance dans la coopération fiscale internationale. Alors que l’OCDE ne comprend « que » 36 membres, le Forum mondial comporte actuellement 154 pays et juridictions membres, qui travaillent tous sur un pied d’égalité, permettant un réel nivellement du terrain de jeu (de l’expression anglaise « level the playing field »). II. La lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales Les États ont fait progresser la transparence, mais il fallait également traiter la question des pratiques d’optimisation fiscale agressive des multinationales, connues sous l’acronyme « BEPS », de l’anglais Base Erosion and Profit Shifting. Il s’agit des techniques par lesquelles les grands groupes exploitent les failles des systèmes juridiques nationaux afin de réduire drastiquement leur charge d’impôt. Les enjeux sont colossaux : l’OCDE a estimé que le coût de ces pratiques représente – au bas mot – entre 100 et 240 milliards de dollars de pertes fiscales par an pour les États. En 2012, le G20 a 1
Rapport du Secrétaire général de l’OCDE aux ministres des Finances du G20 (juin 2019) : https://www.oecd.org/tax/oecd-
donné mandat à l’OCDE d’établir un plan d’action permettant de lutter contre ces pratiques. Des mesures, portant sur tous les principaux aspects de la fiscalité internationale, ont été présentées aux ministres des Finances à la fin de l’année 2015. Aujourd’hui mises en œuvre par le Cadre inclusif de l’OCDE et du G20 sur le BEPS et ses 129 pays membres, les mesures ont déjà des effets concrets : en matière de lutte contre les pratiques fiscales dommageables, les États sont en train d’éliminer leurs régimes fiscaux préférentiels qui ont été identifiés comme dommageables, et ont échangé de l’information sur 21 000 rescrits fiscaux (désignant les accords passés entre gouvernements et entreprises) autrefois secrets. Environ 80 pays ont mis en place une obligation pour les entreprises multinationales de fournir aux autorités fiscales une « déclaration pays-parpays » recensant des informations sur leurs employés, leur chiffre d’affaires, leurs actifs et leurs impôts, afin de mieux évaluer les risques fiscaux liés à leurs opérations. De plus, une convention multilatérale a été signée par près de 90 pays, qui a pour effet de modifier leurs traités fiscaux bilatéraux et de permettre une mise en œuvre coordonnée de certaines mesures BEPS tout en faisant gagner un temps précieux aux gouvernements qui évitent ainsi de devoir renégocier chaque traité un par un. Comme c’est le cas en matière d’échange de renseignements, de nombreux pays en développement, mais aussi les principaux centres financiers, participent pleinement aux travaux sur BEPS. La diversité à la fois économique et géographique des membres du Cadre inclusif est également soutenue par des programmes visant à renforcer les capacités des pays qui en ont besoin. Cette assistance technique et de terrain s’appuie notamment sur l’initiative Inspecteurs des impôts sans frontières de l’OCDE et du PNUD, qui a permis à ce jour de collecter plus de 470 millions d’euros de recettes fiscales supplémentaires dans les pays en développement. secretary-general-tax-report-g20-finance-ministers-june2019.pdf
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L’impact de l’échange automatique de renseignements fut significatif, et ce avant même sa mise en place effective en 2017 et en 2018. En quelques années, plus de 500 000 contribuables ont demandé à régulariser leur situation fiscale, et les gouvernements ont ainsi identifié plus de 95 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires grâce à des mécanismes de déclaration volontaire et à des enquêtes.
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POINTS DE VUE III. La fiscalité du numérique : le défi des mois à venir Malgré ces avancées indéniables, il reste des questions importantes à régler, notamment celle de la fiscalité du numérique, ou plutôt, des défis posés par la numérisation de l’économie. L’idée est qu’en se penchant sur les innovations liées aux business models du numérique, l’on puisse anticiper l’adaptation de la régulation. C’est dans ce contexte que l’OCDE a présenté en mars 2018 un rapport intérimaire présentant les caractéristiques du processus de numérisation, et ses possibles conséquences en matière fiscale. Les pays s’accordent aujourd’hui à dire qu’une réforme des règles d’allocations des bénéfices – entre entreprises – et de répartition du droit d’imposer – entre États – est nécessaire. Face aux pressions politiques, certains États notamment en Europe envisagent de mettre en place des solutions unilatérales, immédiates. Mais tous continuent à travailler à une solution d’ensemble. En 2019, le Cadre Inclusif de l’OCDE et du G20 sur le BEPS a adopté un programme de travail afin de donner un cadre aux discussions autour de propositions réparties en deux piliers. Le
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premier pilier vise à modifier les règles répartissant le droit d’imposer ainsi que les règles d’allocation des profits, et le deuxième pilier a pour but de mettre en place des règles permettant d’imposer des revenus qui sont transférés vers un autre pays où ils sont peu ou pas imposés. L’OCDE a organisé une consultation publique en mars dernier, à laquelle 400 représentants des entreprises, avocats, des ONG et du monde académique ont participé. Les travaux sur la fiscalité du numérique se poursuivent actuellement vers une solution de long-terme, promise au G20 pour 2020. La réussite de ces travaux est conditionnée au soutien politique des différents pays. La coopération fiscale internationale a prouvé qu’elle pouvait fonctionner, lorsque les gouvernements sont prêts à faire des concessions. L’objectif est désormais pour les États de s’accorder au niveau politique comme technique sur les modalités de ce qui pourrait bien marquer un changement fondamental des principes de la fiscalité internationale pour les décennies à venir. La réunion des ministres des Finances, puis celle des chefs d’État et de gouvernement du G20 en juin 2019, donneront le ton.
La justice prédictive : le point de vue d’un magistrat
ISABELLE DEFARGE Présidente du Tribunal de Grande Instance de Gap
Dans la plupart des cas répétitifs dont la justice, civile ou pénale, administrative ou judiciaire, de première instance ou d'appel, voire même de cassation, aurait à connaître, l'équation-comparaison entre majeure et mineure serait identique ou similaire, et la décision pourrait ainsi être prévue, ou prédite, engendrant sécurité juridique et abolition des délais de jugement. Chacun pressent l'utilité d'une telle méthode de systématisation des décisions de justice, déjà à l'œuvre d'ailleurs en matière contraventionnelle (les radars automatiques) mais qui a « fait flop » en matière délictuelle (l'expérience avortée des peinesplanchers entre 2007 et 2014), et prévue par la loi nouvelle en matière d'injonction de payer dans les affaires dites « simples » à faible enjeu financier (jusqu'à 10 000 euros tout de même). Economies de moyens, dématérialisation, uniformisation de la « jurisprudence »1, sécurité juridique pour les demandeurs institutionnels – (les établissements de crédit, les banques, les compagnies d'assurances), prévisibilité de la condamnation – et donc 1
Pourra-t-on encore appeler ainsi la masse de décisions qui seront ainsi « rendues » ? 22 Art. 20 et 21 de la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique qui prévoient que toutes
dissuasion ? - pour les justiciables en regard les emprunteurs, les assurés, les victimes ou auteurs d'accidents de la route, les propriétaires de véhicules légers à moteur non équipés de limiteurs de vitesse … Mais qui peut prévoir les utilisations qui seront faites d'une telle méthode apparemment séduisante, et leurs conséquences non seulement sur le système judiciaire – auquel je limiterai mon propos, étant celui dont je fais partie – mais sur la société toute entière ? Modestement, de là d'où je parle, avec le recul de trente années d'expérience de jugement non prédictif, je prétends qu'une justice prédictive sera nécessairement artificielle (I), et nécessairement non intelligente (II), défendant donc sans ambiguïté mon opposition à la systématisation d'un tel outil qui, s'il peut être utile à la prise de décision, doit rester subsidiaire et ne pas se substituer à ce qui fait l'essence de la justice : le débat contradictoire entre des personnes et leur juge. I. Une justice prédictive nécessairement artificielle La prédiction est ici un abus de langage : la justice prédictive telle qu’on la connait aujourd’hui est fondée sur logique accumulative permise par l’open data des décisions de justice2. Le vocable désigne donc un ensemble de systèmes d’agrégation et de les décisions de justice doivent être mises à disposition du public à titre gratuit.
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La justice prédictive est à la mode. Mieux : elle devient un objectif à atteindre. Mais d'abord de quoi parle-t-on ? Une justice prédictive consisterait en une justice dont les décisions seraient ou pourraient être prédites (du latin praedicare), c'est-à-dire prévues, sinon connues, à l'avance.
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POINTS DE VUE traitement rapide des informations à ce stade incapables de raisonnements logiques et de créativité. L'artifice réside donc non seulement dans l'introduction des données dans leur base (A), mais surtout dans la réalisation des outils d'analyse – ou algorithmes, et le résultat ne sera donc qu'une pâle copie de ce qu'est une véritable décision de justice (B). A. Une collecte artificielle de données Lorsque j'étais encore étudiante en droit à l'université Paris I, en l'occurrence, l'option à la mode était « informatique juridique » et je n'y ai pas dérogé. Notre professeur du DEA Droit privé général, Bernard Desche, nous enseignait les rudiments de la réalisation des abstracts, ces en-têtes des décisions de justice – initialement uniquement de la Cour de cassation, puis des cours d'appel récalcitrantes ou dont les décisions avaient été cassées – qui servent encore à leur enregistrement dans les bases de données. Ce travail ingrat mais enrichissant exigeait de nous un important effort de synthèse, et le respect de ce qui allait devenir des normes d'enregistrement, nécessaires à un utile classement puis une profitable exploitation des tables des matières ou thesaurus, qui constituaient en réalité nos seuls outils de travail de recherche. C'est sans doute de ces prémices qu'est née, à la faveur du mouvement de dématérialisation généralisé, l'idée de la justice prédictive, dans l'esprit des sociétés qui s'en font désormais les parangons. Pendant mes années de pratique judiciaire – surtout pénale, mais pas seulement – la recherche de jurisprudence comme aide à la décision s'est peu à peu dotée d'outils plus performants que les listes alphabétiques ou thématiques des tables des matières et thesaurus précités. Désormais tout magistrat a accès, dans le cadre de marchés publics de documentation négociés par la direction des services judiciaires, à des services informatisés de recherche très « performants », qui utilisent les outils des moteurs de recherche informatique. Mais qui remplit désormais les bases de données ? Qui analyse désormais les décisions une à une ou par série ? Qui affecte à chacune d'entre elles, ou à une série d'entre elles, des déterminants qui la font rentrer dans telle ou telle catégorie dans laquelle ces
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moteurs de recherche vont puiser pour « répondre » par une série d'items classés par « pertinence » à une question posée à l'aide de mots-clefs par un magistrat abonné au service devant son écran de personal computer ? La question est posée de la « compétence » de la machine même programmée par des humains pour analyser dans toute sa subtilité la décision de justice censée constituer le terme de la recherche. Cette machine, à laquelle on donne donc la décision dématérialisée, a-t-elle la capacité de lire entre les mots qu'elle souligne et enregistre comme des « mots-clefs », ou entre les lignes pour interpréter la volonté du juge ? Plus généralement, une machine at-elle la capacité d'interpréter une décision rédigée par un humain ? Il se trouve que dans une vie antérieure, j'ai approché des spécialistes des « langages naturels » et même appris des rudiments de PROLOG, l'un de ces langages, dont j'ignore ce qu'il est devenu et s'il a été développé ou utilisé. Ce dont je me souviens en tout cas, c'est que l'ordinateur comme son nom l'indique ne pouvait qu'ordonner c'est-à-dire mettre en ordre, les données ou les instructions que nous lui donnions, sans aucune capacité d'extrapolation, d'interprétation, ou d'imagination. Donc je pose l'hypothèse que l'exploitation de données essentiellement humaines – une décision de justice rédigée et motivée par un humain – par une machine même programmée par des humains restera nécessairement artificielle, avec des conséquences que j'ai de la peine à imaginer. B. Une exploitation nécessairement artificielle des données Admettons que la collecte, même artificielle, des données constituées par les décisions de justice, soit faite avec soin, par une machine programmée par des humains expérimentés en droit autant qu'en informatique. Une première hypothèse : cette collecte est partielle et ne concerne, par nécessité ou par impossibilité, qu'une partie de toutes les décisions de justice rendues à un moment donné. Quelle « prédiction » est susceptible de sortir de l'exploitation d'une base de données incomplète ?
Encore peut-on espérer que dans un système incomplètement renseigné, la machine admette qu'aucune donnée de sa base ne correspond à la question posée et laisse, en conséquence, le magistrat libre de choisir une voie nouvelle. En réalité, il n'en a jamais été autrement jusqu'à présent, de l'utilisation que je connais des bases de données jurisprudentielles ou doctrinales par les magistrats, ils ont toujours su s'affranchir des « solutions » que leur suggérait le ou les précédents, pour faire œuvre créative. Ce qui leur est ou a été suffisamment reproché d'ailleurs, malgré le fait que le temps leur a souvent donnée raison. Mais deuxième hypothèse : imaginons une base de données complète réunissant en temps réel l'intégralité des décisions de justice rendues. C'est techniquement possible, puisque les applicatifs métier (tels que WINCI en matière civile ou CASSIOPEE en matière pénale dans les TGI) rassemblent l'intégralité des décisions rendues à un moment t dans chaque juridiction, et que cette base de données intégrale va être étendue à terme à toutes les décisions des tribunaux d'instance et des conseils des prudhommes si la création du tribunal judiciaire qui entraîne la fusion de leurs greffes avec celui du tribunal de grande instance – tribunal judiciaire désormais – s'accompagne d'une intégration des applicatifs métier spécifiques (CITRIX, TUTI, etc) avec WINCI, ce qui a déjà été réalisé avec plus ou moins de précipitation avec les logiciels spécifiques des anciens tribunaux des affaires de sécurité sociale pour que les pôles sociaux soient opérationnels dès janvier 2019 dans les TGI.
Là réside à mon sens le risque majeur : comment résister au résultat d'une analyse automatisée de l'intégralité des décisions numérisées antérieures à celle que je dois prendre ? Comment prendre le risque de la solitude et de la nouveauté, devant un tel rouleau compresseur ? Où trouver la ressource d'un élément discordant, d'un « rapport minoritaire », d'une « exception » ? Une justice prédictive, au sens d'un outil d'aide à la décision du juge par l'analyse de décisions antérieurement rendues dans le même domaine, sinon dans le même cas, est utile, en ce qu'elle est de nature à empêcher des distorsions trop grandes entre des cas similaires ou avoisinants. Une justice prédictive qui pré-dit la décision n'est pas une justice, car elle évince autant le juge que le justiciable, celui-ci réduit à un « cas » (et non un « cas d'espèce »), celui-là réduit à un copiste ou un imitateur, au mieux. C'est en ce sens que je pense qu'une justice prédictive est nécessairement « non intelligente ». II. Une justice prédictive nécessairement non intelligente Il est abusif et erroné de parler « d'intelligence artificielle » puisque l'intelligence fait appel à d'autres données et d'autres ressources que celles qui peuvent être automatisées et systématisées. Or, rendre la justice, je le prétends, c'est faire œuvre d'intelligence, et rendre ou vouloir une justice prédictive, c'est faire offense à cet objectif essentiel. A. Une justice « comprendre »
prédictive
ne
peut
pas
Étymologiquement, « comprendre », c'est « prendre avec soi », « embrasser » au sens de « faire le tour ». Le terme a depuis évolué tout en conservant l’idée d’une proximité entre la chose en cause et celui qui tente d’en saisir la nature ou le fonctionnement. Autrement dit, il s’agit d’examiner une situation ou une personne sous toutes les coutures afin d’en déduire le sens. À l’aune de cette définition, une base de données intégrale semble toutefois devoir rencontrer inévitablement des difficultés dans la compréhension d’un problème juridique. Ce dernier est
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Et si le cas que j'ai à traiter – si je suis juge – ou mon cas – si je suis justiciable ou avocat – est particulier ? Quelle chance est la mienne d'obtenir une décision qui me soit adaptée ? Quelle probabilité que le système d'exploitation de la base de données – je le rappelle incomplète – indique une direction tangentielle à celle qu'aurait prise un magistrat humain non muni de cet outil directif ? Quelle probabilité que ce système admette l'incongruité de ma situation pour ne plus « prédire » mais inventer la décision qui serait la bonne ? En d'autres termes, quel est l'avenir du revirement de jurisprudence dans un système prédictif ?
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POINTS DE VUE nécessairement nouveau, malgré les apparences. Il est nouveau parce qu'il concerne une personne différente à chaque fois, même s'il s'agit de la même personne à deux époques différentes. Et que même si le problème juridique est semblable, ou similaire, il peut être posé d'une façon différente, par le même avocat, ou par un autre, et que la question peut être posée entièrement, ou partiellement, de bonne foi ou de mauvaise foi. Or, une machine, même renseignée de toutes les décisions rendues précédemment dans la même matière, ne sera pas à même de discerner la bonne foi ou la mauvaise foi de mon justiciable, ou de son avocat. Le droit implique à cet égard un discernement que la discrimination opérée par une machine ne peut remplacer, malgré la précision dont elle est capable face à des problèmes légèrement, voire même très légèrement, différents. Car discerner suppose de faire appel à des capacités cognitives différentes de celles qui s'évincent de l'interprétation de l'écrit, qui quelles que puissent être ses nuances, à supposer qu'elles puissent être appréhendées par un programme intelligemment fait, reste un univers fini pour le simple lecteur objectif. Quid de l'analyse systémique des situations proposées au juge ? Cet outil précieux d'appréciation des situations humaines – en matière civile autant qu'en matière pénale – peut-il être appréhendé de manière non schématique dans une base de données ? Pour être restitué de quelle manière ? Or cet item – la situation dans laquelle se trouve une personne – privée ou morale – par rapport au système qui l'entoure – sa famille, son couple, la société ou le service dans lequel elle travaille, la Société tout court, d'ailleurs, joue un grand rôle dans la décision du juge qui ne se résume pas toujours, voire même pas souvent à une condamnation pécuniaire ou au prononcé d'une peine. J'évoquais la bonne ou la mauvaise foi tout à l'heure. Mais comment les notions d'opportunité ou d'équité peuvent-elles être appréhendées par un système « artificiellement intelligent » ? Ce sont par essence des notions variables dans l'espace et dans le temps, qui dépendent autant de ce qui s'est passé la veille que de l'« âge du capitaine ».
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On imagine en conséquence mal comment ces données d’impermanence pourraient être intégrées dans un algorithme, et de surcroît à fonctionnalité variable mais non hasardeuse ? Car elles ont vocation à ajuster la décision de justice, comme un vêtement ajusté, un « justaucorps ». Sans ces variables, qui font l'intelligence de la décision de justice de la part du juge, une décision de justice estelle intelligible par le justiciable, c'est-à-dire susceptible d'être comprise, voire acceptée même dans sa part d'injustice subjective ? On en vient donc enfin à ce qui fait l'imperfection mais aussi la beauté de l'acte de juger : la rencontre du justiciable et du juge, sans l'interposition de la machine. B. Une justice prédictive n'est pas humaine La justice ne se résume pas seulement la décision de justice, comme semble le faire croire le concept de justice prédictive. La justice est aussi et surtout un ensemble de personnes et de procédures qui appréhendent les cas et les situations humaines conflictuelles pour tenter de les dénouer – par des modes alternatifs de règlement – ou en cas d'impossibilité d'accord, pour trancher ces conflits, ce qui de l'avis général est la plus mauvaise solution, la solution à prendre « en dernier ressort ». Or, la justice prédictive telle qu'elle nous est présentée, comme objet parfait et définitif de règlement des conflits par application d''algorithmes déduits de la pratique antérieure après enregistrement de toutes les données du problème dans un système, ne laisse plus aucune place ni au justiciable ni au juge, et fait donc disparaître le procès. Le justiciable disparaît : il est réduit à son problème juridique, ou à l'infraction qu'il a commise. Les exemples illustrant la systématisation et l’industrialisation des outils mis à la disposition des autorités pour appréhender des situations réputées simples ne manquent pas. Je me suis laissée dire qu'en Chine, c'est une machine qui distribue les contraventions en matière de conduite en état d'ivresse, en moulinant le taux d'alcoolémie, l'âge, le poids et la profession du conducteur, la marque de la
Le justiciable français veut parler à son juge5 : il peut encore former opposition en cas d'amende forfaitaire6. On peut rétorquer qu’en matière civile, le justiciable a déjà disparu, représenté par son avocat. La loi nouvelle étend d’ailleurs encore le champ de la représentation obligatoire7. Mais c'est le justiciable qui parle par la plume de son conseil. Toutes les nuances, tous les non-dits, tous les mensonges qui émaillent les énoncés des faits dans les conclusions dont nous sommes saisis, ne peuvent être appréhendés par la machine. Il y faut toujours le juge, lecteur attentif, analyste expérimenté, faux naïf, et son office, pour la recherche de la preuve, et il ne pourra pas être pallié par un système automatisé qui raisonne à partir de données pré-enregistrées. Car la nature humaine est imprévisible, ses ressorts, ses raisons que la passion emporte, sont inconnues de tous les algorithmes qu'un seul homme, ou même une équipe d'hommes, définirait. La prémisse de la justice prédictive, la complétude de la base de données, est donc une illusion. Pire, même alimentée au fur et à mesure par les nouvelles décisions rendues, cette base de données restera 3
Pour un premier éclairage : https://www.ozy.com/fastforward/china-turns-to-roboticpolicing/86559?fbclid=IwAR3MV3mPmkdx2nvFDiB3cZKe13BXKyV2bkNf6UQKNXgOs48swH7s4D13Gc 4 Pour une étude en ce sens v. le Rapport d'information n° 82 (2013-2014) de M. Vincent Delahaye, fait au nom de la commission des finances, déposé le 16 octobre 2013 ; https://www.senat.fr/rap/r13-082/r13-082_mono.html 5 Si on prend le juge dans sa dimension politique, on remarque effectivement que la proximité et le rapport direct joue un rôle fondamental dans la perception de la justice ; v. en ce sens : B. Daniel, Les deux piliers de la
toujours et à l'infini « finie », et impuissante à utiliser ses propres éléments pour créer une décision nouvelle, une décision qui n'existerait pas déjà en son sein. Elle ne pourra donc jamais que reproduire ce qui a déjà été, et jamais ne fera œuvre de création ou d'innovation. Si ce n'est pas le but recherché, c'est peut-être le résultat qui sera atteint en réalité : faire disparaître le juge. Le juge, cet être imparfait et ignorant, dans le sens de « qui ne sait pas tout » - comme la machine - à la mémoire défaillante ou paresseuse, dont il est prouvé qu'il est plus efficace, selon le cas, en début de matinée après le petit-déjeuner, qu'en début d'après-midi à l'heure de la sieste post-prandiale8. Le juge, cette femme - majoritairement - jeune et émotive, et inexpérimentée, ou trop occupée de sa vie de famille pour effectuer sérieusement ses recherches de jurisprudence ou assurer sa formation continue. Le juge, ce professionnel du droit qui ne connaît pas la « vraie vie », celle des artisans, des entrepreneurs, des multinationales, des hommes politiques, des start-ups et encore moins celle des legaltechs. Mais le juge, cette personne qui écoute, qui distribue la parole, qui dirige le débat contradictoire, qui mène l'enquête, qui ordonne d'office les mesures d'instruction nécessaires à la manifestation de la vérité, qui apprécie la valeur des éléments de preuve apportés par les parties, qui apprécie aussi leur défaut, qui interprète les silences, les gestes, les regards, les postures. Le juge, qui dirige le procès, cette pièce de théâtre où chacun peut s'exprimer, chacun essaie de se faire comprendre, ou se tait, ou fait défaut, ou ment, ou
confiance, in Baromètre de la confiance politique, Vague 8, 23 janvier 2017. 6 V. art. 529-2 du Code de Procédure Pénale. 7 V. art. 5 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. 8 J. Frank, Courts on Trial – Myth and Reality in American Justice, Princeton University Press, 1950 : l’auteur y dénonce l’« illusion » du « jeu intellectuel » consistant à prétendre à un discours légaliste quand la pratique des tribunaux dépendrait de tout autres données ; à tel point qu’une décision de justice serait davantage influencée par le « petit déjeuner du juge » que par le contenu de la loi.
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voiture et peut-être aussi la météo3. En France, la création de l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (ANTAI), dont la mission est de gérer les infractions relevées par les radars (dit « contrôle automatisé ») et par les systèmes du procès-verbal électronique (PVé), participe incontestablement de ce mouvement4. On voit en ce moment les effets de l'automatisation par les radars fixes de la verbalisation des excès de vitesse sur les routes : est-ce vraiment l'abaissement de la vitesse autorisée de 10km/h ou cette automatisation qui ont entraîné la dégradation de presque tous ces radars ?
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POINTS DE VUE change d'avis9. Le procès, ce processus codifié où l'égalité des armes doit être respectée, où le défendeur a la parole en dernier, où si les juges sont désignés par des ordonnances d'administration judiciaire après avoir été nommés par le président de la République – pour certains – ou le ministre de la Justice – pour d'autres, après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, les jurés sont encore tirés au sort pour juger les accusés de crimes, les conseillers prudhommes sont encore élus, les assesseurs des pôles sociaux et des tribunaux pour
enfants sont encore des professionnels choisis sur listes de personnes particulièrement qualifiées.
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Xifaras, Figures de la doctrine, essai d’une phénoménologie des 'personnages juridiques', in La doctrine en droit administratif. Actes du colloque de l'AFDA, 2010.
V. La théorie des personnages juridiques (TPJ), développé notamment par Mikhail Xifaras rend très bien compte cette dimension du procès ; v. not. en ce sens M.
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La justice prédictive prétend améliorer le fonctionnement de la justice, en constituant un outil d'aide à la décision du juge. Ses contempteurs n'ontils pas pour prétention, voire pour intention, de la supplanter peu à peu, de la faire s'effondrer, comme une étoile s'effondre en un trou noir en tournant sur elle-même sans fin ?
La justice prédictive : le point de vue d’une plateforme
LOUIS LARRET-CHAHINE Co-fondateur, Directeur général, Predictice
ELISE MAILLOT Responsable des partenariats, Predictice
Il y a une centaine d’années, la pratique professionnelle d’un avocat était elle aussi artisanale. L’existence d’un Code civil déjà centenaire le conduisait à construire des raisonnements fondés sur l’extrapolation ou l’interprétation de normes, parfois en croisant un article et l’interprétation qui en avait été faite par un juge ou un groupe de juges. Cent ans plus tard, le corps médical a très largement profité du progrès technologique. Ablation de colon cancéreux par célioscopie, reconstruction faciale, opération à distance, etc. Les progrès sont nombreux et ont bénéficié tant aux médecins qu’à leurs patients. Cent ans plus tard, que s’est-il passé du côté de l’avocat ? Le fax et le traitement de texte ont été adoptés. Le mail et le téléphone, dont la profession fait un usage souvent effréné, aussi. Mais sinon, rien. Cette comparaison met en lumière quelque chose de simple : le monde du droit n’a pas suffisamment tiré profit de l’innovation. C’est aujourd’hui cela, et non la technologie elle-même, qui le menace.
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L’open data des décisions de justice, Mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice, Ministère de la justice. Disponible sur : http://www.justice. gouv.fr/publication/open_data_rapport.pdf
L’innovation n’a pas entraîné la disparition du médecin. Au contraire, elle l’a accompagné et l’a rendu plus performant. La même opportunité se présente aujourd’hui aux professionnels du droit : ceux qui le comprendront rapidement en tireront le plus de bénéfices. Dans ce nouveau contexte, il convient de s’intéresser en particulier aux outils dits de justice prédictive, qui incarnent parfaitement l’innovation dans le monde juridique. Selon le rapport Cadiet1, la justice prédictive est un « ensemble d’instruments développés grâce à l’analyse de grandes masses de données de justice qui proposent, notamment à partir d’un calcul de probabilités, de prévoir autant qu’il est possible l’issue d’un litige ». Sous un angle fonctionnel, les algorithmes de justice prédictive permettent de calculer les chances de succès d’un procès devant une juridiction, le montant des indemnités qu’il est possible d’obtenir et d’identifier les arguments de fait et de droit qui seront les plus susceptibles d’influer sur la décision juridictionnelle à venir. Dans la mesure où ces algorithmes comprennent le sens des documents, ils permettent également de construire de formidables moteurs de recherche, capables de trier la jurisprudence en fonction de son sens. La justice prédictive bénéficie d’un contexte politique porteur. En particulier, les articles 20 et 21
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Il y a une centaine d’années, la pratique professionnelle d’un médecin était artisanale. Sa connaissance du fonctionnement des microbes, des processus infectieux et de la chimie était faible, conduisant souvent à prescrire des actions inefficaces, voire contreproductives, comme les saignées.
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POINTS DE VUE de la Loi pour une République numérique du 7 octobre 20162 ont imposé la publication en open data de toutes les décisions judiciaires et administratives, après anonymisation. En application de cette loi, la taille de la base de données à laquelle ont accès les outils de justice prédictive va considérablement augmenter, leur permettant de proposer des statistiques de plus en plus précises et un aperçu de la position d’une juridiction sur des contentieux très spécifiques. Face à cette révolution annoncée comme majeure, les professionnels du droit balancent entre deux attitudes. Certains, précautionneux ou conservateurs, partent du principe que le progrès technologique ne peut que perturber une discipline vieille de trois millénaires. L’attitude à adopter vis-à-vis de la prédiction des jugements serait donc la même que celle qu’il fallait avoir vis-à-vis du fax, du téléphone, ou d’internet : au mieux la circonspection, au pire le rejet. D’autres, conscients peut-être que la technologie a toujours bénéficié aux professionnels du droit (dématérialisation des procédures, bases documentaires en ligne, emails, etc.) ou plus opportunistes, adoptent une attitude positive. Pour eux, le monde se numériserait et se judiciariserait en même temps : face à un besoin de sécurité juridique accru, il faudrait s’adapter aux évolutions du marché et se doter des outils les plus performants. A la fin de l’année 2018, la « majorité pragmatique précoce » avait déjà pleinement adopté ces technologies, tandis que la « majorité conservatrice tardive » restait rétive face aux changements qui s’annoncent3. Il est légitime que l’évolution technologique s’accompagne de questionnements et de crispations. Mais faut-il vraiment craindre, avec le développement de la justice prédictive, ce que certains auteurs appellent la « gouvernance par les
2 Loi n° 2016-1321 pour une République numérique. Accessible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2016/10/7/ECFI1524250 L/jo 3 S. Pham, La courbe de définition selon Rogers, Les Cahiers de l’Innovation, 21 février 2016 : https://www.lescahiersdelinnovation.com/2016/02/la-courbede-diffusion-de-l-innovation-selon-roger/
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nombres »4 ou 5 algorithmique » ?
la
« gouvernementalité
Selon ces auteurs, nous assistons au glissement d’une normativité classique vers une nouvelle normativité algorithmique, laquelle ne considère pas les personnes comme des sujets de droit mais les appréhendent comme des fragments de données modélisables. Alain Supiot considère ainsi que « cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législation mais en termes de programmation. On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés »6. Nous sommes pourtant convaincus qu’avec la justice prédictive la société ne va pas céder peu à peu son humanité aux algorithmes et aux robots. En effet, les traitements algorithmiques de la justice prédictive déterminent la probabilité de l’issue d’un litige, à partir de l’exploitation de données passées ; ils ne « prédisent » pas l’avenir. Les outils se contentent de produire une information conservatrice, appuyée sur des décisions passées, afin de permettre à leurs utilisateurs d’optimiser leur stratégie. Une fois obtenu un aperçu statistique des avenirs judiciaires possibles, il revient évidemment au professionnel la tâche la plus dure, celle de l’interprétation et de la prise de décision. Il ne s’agit donc pas, avec la justice prédictive, de s’en remettre aux chiffres pour diriger nos choix et établir des lois en corrélant les décisions politiques aux calculs arithmétiques. La substitution du calcul à la loi relève plutôt, à notre sens, du pur fantasme.
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A. Supiot, La Gouvernance par les nombres, cours au Collège de France (2012 – 2014), Fayard, 2015. 5 A. Rouvroy et T. Berns, Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. La disparition comme condition d’individuation par la relation ?, Réseaux, 2013-1, n°177, p.163-196. 6 A. Supiot, loc. cit.
La conséquence est évidente mais mérite d’être rappelée : les outils analytiques ne remplaceront pas les professionnels du droit. Comme l’indique Valérie Lasserre, « il ne s’agit que de réaliser des bases de données, des statistiques et des probabilités concernant un problème de droit donné. Ni plus ni moins. Comment peut-on imaginer un seul instant être en présence d’une justice qui prédirait quelque chose ? Comment croire que les logiciels de prédiction puissent faire ou rendre la justice ? »8. Nous présenterons ainsi l’intérêt de la justice prédictive pour les professionnels du droit, qu’il s’agisse des avocats, des directions juridiques ou des magistrats (I), avant d’appréhender les enjeux éthiques de la justice prédictive (II). I. Intérêt de la justice prédictive pour les professionnels du droit A. Justice prédictive et cabinets d’avocats Optimiser sa stratégie et gagner plus de contentieux. Pour les avocats qui plaident, la justice prédictive permet de révéler des tendances cachées dans la masse des décisions de justice. La chambre sociale de la Cour d’appel de Lyon est-elle plus sensible à un manquement à une obligation de résultat ou au harcèlement moral ? Quel montant eston susceptible d’obtenir dans le cadre d’une rupture brutale des relations commerciales dans le contexte d’un taux de dépendance économique de 30% ? Quel que soit le cas, l’avocat peut désormais bénéficier d’informations fondées sur l’ensemble des cas similaires recensés, entreprise par entreprise et juridiction par juridiction. Comme l’indique Antoine Garapon, « les legaltech […] ne souhaitent pas mettre au chômage les avocats mais leur permettre d’être meilleurs »9. Réduire ses coûts. Dans un marché très compétitif, qui migre du modèle de la facturation à l’heure à 7 L. Lessig, Code is Law - On Liberty in Cyberspace, Harvard Magazine, janv. 2000. 8 V. Lasserre, Justice prédictive et transhumanisme, Archives de philosophie du droit, Tome 60, p. 412, nov. 2018.
celui de la facturation par service, les cabinets cherchent à maîtriser leurs coûts. Pour cela, le premier réflexe est de rationaliser les dépenses. Or comme l’indique Maître Delemarle, un outil analytique « offre […] un gain de temps précieux dans l’accomplissement de certaines tâches »10. En effet, les outils comprenant le langage naturel, il est possible de chercher l’information juridique en fonction de son sens. Trouver les décisions dans lesquelles un certain juge a requalifié un contrat en attribuant une indemnité de 5 000 à 10 000 euros prend ainsi une poignée de secondes. L’accès rapide à des informations qualifiées permet à l’avocat de gagner du temps et de se concentrer sur les tâches stratégiques et facturables. Augmenter son chiffre d’affaire. De la même façon qu’un radiologue facture une radio, ou un comptable l’accès à un logiciel de comptabilité analytique, les cabinets les plus précurseurs facturent aujourd’hui les informations extraites grâce à leur outil, généralement à un prix fixe. Si un client demande ce qu’il risque dans un dossier, ou combien il doit provisionner, il est désormais possible de lui répondre avec une offre spécifique et standardisée, qui prendra en compte l’amortissement de l’outil et le temps passé pour faire l’analyse de risque avant de l’intégrer dans un mémo, lui-même standardisé. Négocier plus efficacement. Avoir une idée objective de ce qui risque de se passer en cas de procédure judiciaire permet dans bien des cas de dépassionner les enjeux. Le principe économique des asymétries informationnelles l’illustre : les parties à un conflit, si elles ne disposent pas d’un degré d’information égal, seront défiantes l’une envers l’autre et donc moins aptes à négocier une solution raisonnable à leur litige. A l’inverse, elles seront sensiblement plus enclines à trouver un accord amiable si elles ont « toutes les cartes en main » et n’ont pas l’impression de se faire duper.
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A. Garapon, Les enjeux de la justice prédictive : JCP G 2017, doctr. 31. 10 M. Giraux, Explorateur du droit 2.0, 2017. Dans : Predictice Disponible sur : https://news.predictice.com/explorateur-dudroit-2-0-%EF%B8%8F-b1a6203c84cd.
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N’en déplaise à Lawrence Lessig, « Code is [not yet] law »7…
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POINTS DE VUE B. Justice prédictive et directions juridiques
C. Justice prédictive et service public de la justice
Rationaliser la prise de décision et gérer les coûts. Les outils de justice prédictive permettent aux directions juridiques d’évaluer la « difficulté » statistique de gagner un contentieux afin de déterminer s’il ne faut pas l’abandonner, s’il faut tenter de trouver un accord à l’amiable, s’il faut le régler sans recourir à un avocat ou si, au contraire, une aide extérieure est requise. Une utilisation efficace de ces outils permet d’établir des profils de risque selon le secteur d’activité, l’entreprise, la convention collective concernée et les autres caractéristiques du litige, ce qui aide la direction juridique à prendre des décisions stratégiques et à éviter des coûts superflus.
Naissance du système juridique isométrique. Le service public de la justice vit une importante évolution. Sous l’influence de la justice prédictive, nous assistons en effet à l’hybridation progressive du droit continental et de la common law, qui aboutit à l’émergence d’un nouveau système juridique, dit de droit isométrique11.
De plus, si la direction juridique décide de favoriser une gestion interne du litige - notamment une négociation - la justice prédictive lui permettra d’anticiper de ce qu’elle peut raisonnablement espérer et obtenir. Améliorer le provisionnement pour risques. La direction juridique est une branche support majeure de l’entreprise à laquelle elle appartient. Elle répond donc des frais qu’elle engendre vis-à-vis du reste de l’entreprise. Pour des raisons de comptabilité, de budget et plus généralement de stratégie, l’entreprise doit avoir une idée des coûts auxquels elle aura à faire face avant qu’ils ne surviennent. C’est seulement ainsi qu’elle pourra émettre les provisions lui permettant de mieux gérer sa comptabilité. Pour la direction juridique, cela implique de connaître les risques et les frais associés à un litige afin de pouvoir les annoncer au reste du management. L’utilité des outils de justice prédictive dans ce domaine est évidente : ils donnent accès à des données précises et objectives sur les risques et dépenses typiquement associés à tout litige, ce qui facilite significativement le provisionnement.
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Not. L. Larret-Chahine, Le droit isométrique : un nouveau paradigme juridique né de la justice prédictive, Archives de philosophie du droit, Tome 60, , p. 412, nov. 2018.
Ce système, dont la norme est portée par la synthèse des décisions de justice, est le reflet démocratique de la pensée collective des milliers de magistrats et des avocats qui plaident devant eux. Il présente l’avantage majeur de permettre l’homogénéisation de la justice : en effet, les outils de justice prédictive constituent en effet un barème pour chacune des demandes tranchées par les juridictions, qui rend compte de ce qui a été jugé par l’ensemble des magistrats et s’actualise au fur et à mesure de la mise à jour de la base de données. Face à la publication de l’intégralité des décisions de justice, les magistrats actifs en France devront mieux motiver leurs décisions, pour qu’elles soient compréhensibles par le justiciable, mais également pour expliquer les divergences entre leurs décisions et les décisions habituelles dans des contentieux similaires. Ces réflexions nous rappellent que la magistrature est un corps hétérogène. Une partie craint toujours les contraintes que l’open data et les outils de justice prédictive risquent de leur imposer, tandis qu’une autre, plus progressiste, espère et encourage l’utilisation de ces nouveaux outils. Pour autant, les magistrats n’ont nulle raison de se sentir menacés : ils resteront en mesure de prendre toute décision qu’ils jugeront nécessaire, quand bien même celle-ci divergerait des décisions typiques. Le système juridique isométrique constitue ainsi une force intellectuelle sans précédent pour le service public : il garantit à la fois une meilleure connaissance de l’application de la règle de droit et une stabilité de la norme par une prise en compte constante de la pensée collective des magistrats. Il est le gage d’une amélioration de la qualité de la
Il conviendra néanmoins de veiller à ce que la hiérarchie au sein de la magistrature soit préservée, en particulier pour permettre au justiciable d’avoir droit à un recours contre toute décision de justice. Ainsi, lorsque la Cour de cassation aura une perspective divergente de celle partagée par une majorité de magistrats, laquelle des deux interprétations doit l’emporter : celle d’une poignée de sages, ou bien celle de la majorité des juges ? Bertrand Louvel apporte une réponse à cette question. Selon lui, la justice prédictive permettra « que tous les termes d’un litige déjà passé au tamis des algorithmes, soient fixés dès la première instance, l’appel étant luimême destiné à offrir la garantie d’un second regard complet sur un procès lié dès le premier échange d’écritures ». Selon lui, « ce contrôle des cours d’appel, consacrant un second degré de juridiction effectif, permettra de rendre à la Cour de cassation son véritable rôle d’unification et de création de la norme appelée à compléter la loi »12. Désengorgement des juridictions. Le déploiement des technologies de justice prédictive entraînera progressivement un mouvement de désengorgement des juridictions, par la déjudiciarisation des litiges les moins sujets à variation. En effet, comme indiqué ci-avant, avoir une idée claire et quantifiée du résultat probable d’une action contentieuse est un levier de réussite des modes alternatifs de règlement des litiges. Par un effet de vases communicants, la médiation, la conciliation, la transaction et les autres types de règlements amiables de conflits vont se multiplier, développant un nouveau système économique de résolution des litiges rapide, peu onéreux, et parfois même dématérialisé13.
12 B. Louvel, Colloque « La justice prédictive » organisé par l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, 12 févr. 2018. Disponible sur : https://www.courdecassation.fr/publications_26/prises_parole_ 2039/discours_2202/premier_president_7084/justice_predictiv e_38600.html 13 La start-up eJust, par exemple, propose un service d’arbitrage en ligne à l’intention des entreprise (https://www.ejust.fr/).
II. Enjeux éthiques de la justice prédictive Exigence de transparence. Les algorithmes peuvent se tromper. Ils peuvent être injustes. Ils peuvent pérenniser un état de fait non désiré. Ils peuvent encore répercuter les choix de leurs créateurs, néoscribes dont les productions ont de plus en plus de conséquences sur le monde non-virtuel. Une transparence accrue sur les outils de justice prédictive et un encadrement précis de ces derniers nous semble donc indispensable. Comme l’indique Antoine Garapon, « si elle ne veut pas passer pour une justice divinatoire, aussi mystérieuse et intimidante que les oracles antiques, la justice prédictive doit rendre publics ses algorithmes et ne pas se réfugier derrière le secret de fabrication »14. Dans la mesure où tout traitement algorithmique dépend des données utilisées et des critères d’analyse qui leur sont appliqués, les concepteurs devraient documenter le processus de constitution des bases de données, en précisant notamment les modalités de leur collecte et leur représentativité statistique. Ils devraient également documenter la logique présidant à la constitution d’échantillons d’apprentissage visant à assurer leur représentativité statistique ainsi que les modalités selon lesquelles les critères d’analyse des décisions de justice sont sélectionnés. Justice prédictive et matière pénale. L’application des outils de justice prédictive en matière pénale soulève de nombreuses questions, réveillant le fantasme dickien d’un monde où les rapports minoritaires15 (le futur improbable, les quelques pourcents alternatifs, l’incertitude en somme) sont effacés et permettent de condamner avant même la commission du délit ou du crime. Bien que le parti pris soit aujourd’hui de ne pas faire fonctionner la technologie de justice prédictive en matière pénale, certains professionnels préconisent son utilisation dans ce domaine. Si la technologie y était un jour utilisée, il conviendrait de rester vigilant
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A. Garapon, Les enjeux de la justice prédictive, La semaine juridique, Edition générale, 9 janvier 2017. 15 Le titre original de la nouvelle de Philip K. Dick est « The minority report », publié en 1956 dans la revue Fantastic Universe.
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justice et, partant, de la confiance des citoyens dans la justice, qui est au cœur du pacte social.
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POINTS DE VUE quant aux effets pervers qui pourraient alors être générés, notamment en matière de récidive ou en matière de police prédictive16. Justice prédictive et anonymisation des décisions de justice. Le principe de l’accès aux décisions de justice n’est pas contesté dans son essence. La loi pour une République numérique a en effet posé le principe de la mise à disposition, à titre gratuit et dans un format réutilisable, de l’ensemble des décisions de justice, fournissant la matière première nécessaire au fonctionnement des algorithmes. En revanche, la question des modalités de la mise à disposition n’est pas encore réglée, en particulier sur le point sensible du degré d’anonymisation des décisions. L’objectif principal de l’anonymisation est d’empêcher la ré-identification des personnes physiques concernées par les décisions de justice et ainsi préserver leur vie privée. Ce souci se heurte rapidement à un défi technique. D’un côté, si l’on enlève systématiquement tous les éléments caractéristiques (ancienneté d’un salarié, lieu de travail, montant du salaire, motif du licenciement, participation aux instances représentatives, etc.), ce qui est parfois nécessaire pour garantir l’anonymat, la lecture de la décision ou son analyse perdra en grande partie son intérêt. De l’autre, avec l’évolution des techniques d’identification dynamique qui croisent de multiples bases de données, le maintien de certains de ces éléments rend l’anonymat absolu illusoire. La voie la plus simple pour assurer l’application de la loi est pourtant évidente : conserver un système de pseudo-anonymisation (en remplaçant les noms propres par X ou Y) et appliquer le système répréhensif prévu par l’article 226-19 du code pénal17. Si cela est insuffisant, il sera toujours possible de créer un délit de ré-identification, ou d’alerter la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), première autorité administrative indépendante, afin qu’elle se saisisse
16 B. Benbouzid, « De la prévention situationnelle au predictive policing », Champ pénal Vol. XII, 2015 : « La critique de Tim Hope permet de rendre compte de l’ignorance qui évolue avec le développement des connaissances sur la prédiction des victimisations et des innovations qui leur sont associées ».
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de la question, voir qu’elle l’intègre dans son programme de contrôle prioritaire.) * Face à ces nombreuses réflexions, et en raison de l’impact que les outils de justice prédictive ont sur la perception de la justice par les citoyens, la société Predictice s’est dotée d’un Comité éthique et scientifique. Ce comité a finalisé une charte éthique contenant les principes applicables aux acteurs du secteur, parmi lesquels figurent : - le principe de transparence : toute personne doit pouvoir connaître le nom des technologies employées pour construire un outil de justice prédictive et avoir accès à la composition exacte des fonds documentaires utilisés ou mis à disposition des utilisateurs ; - le principe d’intelligibilité : le fonctionnement des briques technologiques servant à construire un outil de justice prédictive doit être expliqué de façon concise et pédagogique par le concepteur ; - le principe de limitation : si une décision de justice ne respecte pas la vie privée d’une personne physique, elle doit pouvoir être exclue de la base et retirée des analyses de justice prédictive ; - le principe de documentation : le concepteur d’un outil de justice prédictive doit documenter les travaux et développements qu’il réalise, de façon à permettre une vérification de la qualité du code. Il importe néanmoins de garder en tête que cette technologie constitue avant tout un outil d’aide à la décision, qu’elle a ses équivalents dans d’autres domaines et que ses évolutions sont suivies de près par des professionnels attentifs. La régulation de la justice prédictive doit donc être proportionnée et raisonnable, de façon à ne pas freiner outre-mesure une innovation qui est nécessaire. Dans cet équilibre réside la promesse d’un débat démocratique vivifié par l’accès à une information de qualité et celle d’une justice plus juste, qu’il faut souhaiter et encourager. 17
Art. 226-19, Code pénal « Est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende [...] le fait, hors les cas prévus par la loi, de mettre ou de conserver en mémoire informatisée des données à caractère personnel concernant des infractions, des condamnations ou des mesures de sûreté ».
Comment le numérique va transformer la profession d’avocat et nos cabinets
KAMI HAERI
La révolution numérique a commencé il y a déjà quelques années et nous pensons assister ces tempsci à sa propagation au sein de la profession d’avocat. Rien n’est plus inexact. Si la profession découvre le potentiel du numérique dans son rapport à la Justice, cela fait bien longtemps que silencieusement, le justiciable, en sa qualité d’utilisateur de solutions numériques, s’est lui-même transformé en un consommateur de service d’un genre nouveau, plus exigeant, plus averti, plus impatient aussi. Ce sont les besoins exprimés en tous domaines par celui-ci, bien plus que la maturité des outils numériques institutionnels mis à la disposition de la profession ou encore que le nombre de legaltechs opérant en France, qui marquent ce changement. Jamais, à la lumière du numérique, le consommateur de droit n’aura autant été en situation d’imposer une transformation au professionnel du droit. Tout d’abord en effet, l'impact du numérique ne se mesure pas au nombre de propositions formulées en matière juridique et judiciaires au bénéfice du justiciables par des cabinets d’avocats, pas plus que l’impact du numérique ne se calcule en fonction des performances technologiques ou à la capacité de stockage des outils que nous utilisons quotidiennement. Le marché français ne contiendrait-il qu’une seule legaltech, que nous pourrions écrire avec la même conviction que l’impact du numérique sur le marché du droit est d’ores et déjà considérable.
Car la transformation numérique est un phénomène à la fois anthropologique, global et entier. C'est un phénomène anthropologique en ce qu'il touche les comportements humains et le rapport que nous entretenons à autrui. C'est un phénomène global en ce qu'il est présent avec la même intensité sur l’ensemble de la planète et dans tous les secteurs sans exception avec la même uniformité (ce qui nous offre d’ailleurs un formidable outil d’analyse comparée et d’anticipation que, curieusement, nous négligeons). C'est enfin, et c'est sans doute le point le plus important, un phénomène entier en ce qu'il est non sécable. Autrement dit ses conséquences sont multiples et indissociables : aucun marché ni aucune profession ne peut « choisir » son numérique et décider d'en doser la teneur ou les effets sur son activité. Dans tous les cas de figure il est synonyme (i) d’accessibilité, (ii) de standardisation de certaines prestations, (iii) de transparence (et de tension) tarifaire et (iv) de notation. La première conséquence de la révolution numérique dans les professions juridiques est qu'elle transforme fondamentalement le rapport que les professionnels du droit, les avocats tout particulièrement, entretenaient jusqu'ici avec le justiciable et leur marché. C’est la question, inhérente à la filière numérique, de l’accessibilité aux biens et services. Bien évidemment cela fait longtemps qu'un certain nombre de structures d'avocats ont déployé une politique sophistiquée en matière de marketing et se
REVUE DES JURISTES DE SCIENCES PO - N°17 – JUIN 2019
Avocat associé, Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan Auteur du rapport sur l’Avenir de la Profession d’Avocat, remis au Garde des Sceaux en février 2017
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POINTS DE VUE sont transformées en véritables sociétés de services dédiées à leur clientèle. Pour autant la question de l’accessibilité de l’avocat prend, avec le numérique, une dimension nouvelle et impose à chacun de nous une pensée renouvelée en matière de relation avec nos clients. Comme il le fait déjà depuis longtemps en matière d’achat de produits ou de services, le client souhaite avoir accès aux conseils d’un avocat de manière plus immédiate, tout en pouvant avoir une meilleure visibilité sur la pratique de celui-ci. La géolocalisation, utilisée pour la recherche d’autres prestataires de services (et non des moins sophistiqués) sera demain possible pour les avocats si elle ne l’est pas déjà aujourd’hui. La convergence des agendas fera le reste : un justiciable pourra trouver un avocat immédiatement car c’est aussi à l’immédiateté du besoin que le numérique commence par répondre. Or, l’avocat a toujours donné, sans doute à son corps défendant, une image de moindre accessibilité. L’avocat était difficile à identifier, à choisir ou à joindre. Cette image – certes un peu surannée – de l’avocat est balayée par le numérique, qui accélère la construction – par le justiciable – du choix de son avocat et de la communication qu’il met en œuvre avec ce dernier. De même le numérique a pour inévitable conséquence de « standardiser » une partie des prestations autrefois perçues ou présentées comme uniques. Aussi désagréable que soit ce phénomène, il est inévitable : afin de les rendre plus lisibles, plus multipliables, le numérique va immanquablement lisser et simplifier certaines des prestations les plus courantes de l’avocat. La profession doit désormais accepter que plusieurs prestations usuelles, désormais balisées dans leur élaboration, soient présentées sous une forme « packagée » avec une faible marge de personnalisation. Nous pourrons citer ici les conditions générales d'utilisation ou de vente, un contrat de travail plus ordinaire, des statuts ou un pacte d'actionnaires simples à destination d’une toute jeune entreprise, etc. A ce phénomène de standardisation d'une partie de nos prestations s'associe un autre phénomène inhérent au numérique : la transparence tarifaire. À cet égard les avocats ont longtemps été perçus
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comme insuffisamment clairs sur le plan tarifaire. Si de nombreuses qualités de professionnalisme, de célérité et d’expertise sont reconnues à notre profession, celle de la transparence tarifaire ne nous est – reconnaissons-le ici – pas associée. Or le numérique oblige désormais l'avocat à faire preuve d'une plus grande transparence et d'une meilleure lisibilité sur le plan tarifaire. Les prestations qui sont proposées via des offres numériques sont lisibles dans leur définition et leurs coûts, ergonomiques dans leur acquisition. C’est la raison pour laquelle ce sont en général les prestations les plus « balisées » qui feront l’objet d’une offre via internet. En outre, et aussi désagréable que cela soit, les avocats doivent s'attendre à recevoir des notations ou des évaluations comme le sont tous les prestataires de services sur Internet. La sphère numérique est un espace plus anonyme, où la hiérarchie des recommandations vole en éclat : rien ne neutralise davantage une opinion qu’une autre opinion que l’on pourrait lui opposer. La question du nombre ou de la masse des évaluations devient donc centrale. C’est la raison pour laquelle, selon nous, la place qui sera demain accordée à la notation des prestataires de service sera plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui. Y a-t-il encore une expérience ou un usage du numérique (achat de billets, achat de produits, de services), qui ne soit pas suivie d’une sollicitation aux fins d’obtenir une évaluation ? Comment imaginer qu’il n’en soit pas de même demain pour l’avocat. Enfin, il nous semble qu'un autre phénomène inhérent au numérique fait insuffisamment l'objet d'attention de la part de la profession d'avocat. Tandis que l'avocat estime légitimement que son histoire, sa responsabilité professionnelle et sa déontologie constitueront des facteurs et avantages concurrentiels face à l'offre diverse, parfois anonyme, proposée sur internet, un phénomène insuffisamment examiné pourrait bien balayer de tels arguments : l'usager des plateformes d’achat de biens ou de services sur Internet accepte par principe d’acquérir via lesdites plateformes des services d’une qualité plus rudimentaire que ceux qu'il aurait acheté dans une relation directe et personnelle avec un fournisseur ou prestataire.
En effet les services proposés par Internet correspondent le plus souvent à un besoin immédiat, parfois temporaire, et à un moindre coût. Il est donc tout aussi vain de répondre à cette préoccupation des usagers d'Internet en leur rappelant que l'avocat peut fournir une prestation à forte valeur ajoutée et auréolée d’une déontologie. Ce sont des arguments pertinents, mais inopérants dans la majeure partie des cas, et ce n'est pas ce que le client réclame à ce stade. C'est donc à une transformation complète du rapport aux clients que le numérique nous invite désormais et c'est en cela que réside la principale transformation imposée par le numérique. Au-delà de ces considérations, le numérique a également un impact sur la prestation intrinsèque de l'avocat. En effet une partie importante de l'emprise de l'avocat sur son marché a résidé dans sa connaissance quasi monopolistique du corpus juridique. La loi était complexe et fragmentée, et elle n’était accessible sous sa forme structurée qu’aux professionnels du droit. Ces derniers en maitrisaient la documentation et l’interprétation. La loi est toujours aussi complexe et fragmentée, mais désormais le numérique offre quasi gratuitement à tout justiciable un accès à des bases de données, aux textes et à la jurisprudence, voire à des contenus juridiques particulièrement sophistiqués. Ce n'est donc plus dans la connaissance de la règle de droit ou de la jurisprudence que réside une partie de la valeur et de la nécessité du recours à l'avocat mais quasi exclusivement dans l'accompagnement du client dans des prestations à plus forte valeur ajoutée. Ce phénomène que nous venons de décrire
explique d’ailleurs le positionnement des legaltechs, qui via des algorithmes ou de l’intelligence artificielle, parviennent à faire réaliser sur des sujets peu complexes des prestations moins onéreuses, insusceptibles d’être concurrencées par la méthode de travail habituelle de l’avocat. Dès lors, et inévitablement, le numérique risque de provoquer une réorganisation de nos cabinets en ce qu'une partie des prestations réalisables grâce à l'intelligence artificielle peuvent désormais être externalisées. Nos clients, personnes physiques ou personnes morales, le savent parfaitement et militent désormais eux-mêmes pour que notre offre puisse inclure, quand le dossier le permet, des outils d’optimisation de temps et de couts, en passant le cas échéant par l’externalisation. Ce phénomène de « make or buy » est également au cœur des préoccupations des directions juridiques, confrontées à ce même phénomène et contraintes d’y répondre sur le plan de leur organisation. Nous devons donc désormais repenser le management des cabinets d'avocats et l'allocation des ressources afin d'optimiser les coûts de production et de facturation, nos clients ne craignant plus aujourd’hui de qualifier certaines de nos prestations de « commodités ». Face à ces enjeux, se pose fondamentalement la question de la formation, si déterminante. Car le numérique, en ce qu'il permet une duplication et une uniformisation de certaines prestations, nous oblige à réorienter la formation des futurs juristes et avocats vers des prestations à forte valeur ajoutée insusceptibles d'être dupliquées par une machine ou un algorithme. C'est dans ce contexte, au-delà de la simple question de la maitrise et de la compréhension de la technologie, que le numérique impose également de transformer notre formation. Nous devons désormais orienter notre formation vers les savoirs-être (ou soft-skills) qui permettront aux avocats d’établir et de maintenir un lien que le numérique aura nécessairement distendu avec nos clients. Ce sont ces mêmes qualités qui permettront à l’avocat de rester indispensable en réalisant des prestations que la machine ne peut pas accomplir.
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En résumé, le consommateur sait qu’il achète un produit encore standard, d’une qualité plus ordinaire, mais il est disposé à en accepter les limites dès l’instant où le prix, l’ergonomie et la rapidité sont au rendez-vous. Il est donc inutile de continuer de lutter contre un déploiement de l'offre d'avocat sur Internet au motif que les services qui y sont proposés pourraient être perçus comme d'une qualité inférieure. Le public reconnait à internet une ergonomie, une transparence et une rapidité – avantages essentiels – qui compensent la dimension plus uniforme et moins adaptée des prestations que l'on peut y trouver.
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POINTS DE VUE Si l'on se reporte aux travaux annuels du World Economic Forum concernant les qualités indispensables dans l’environnement économique des dix prochaines années, plus aucune connaissance académique n’y figure. Seront désormais considérées comme essentiel les qualités d'écoute, de créativité, d'intelligence émotionnelle ainsi et la capacité à résoudre des problèmes complexes. Or ces savoirs-être ne sont pas enseignées à l'Université et sont le plus souvent l'apanage des expériences et enseignements proposés par les écoles de commerce. Ces qualités sont d'ailleurs consubstantielles à la question plus générale de l'entreprenariat, du travail en équipe et de la conduite de projets, qui ne sont pas – ce n’est pas un reproche qui leur est fait – enseignés dans les facultés de droit. C'est dire comme les conséquences de la transformation numérique sont aussi fragmentées que profondes et nous obligent à intégrer une forte culture économique et managériale au sein de nos projets professionnels. Pour autant, si ce numérique peut donner le sentiment de constituer une contrainte, il offre également d’extraordinaires opportunités pour les avocats. Quel que soit leur âge, leur domaine de compétence et leur lieu d’exercice, le numérique permet aujourd’hui à chacun de nous de développer une visibilité et une lisibilité auprès de nos clients qu’il fallait, il y a peu, bâtir pendant plusieurs années. Désormais pour un coût limité et depuis son cabinet, un avocat peut s'exprimer auprès d’un public ciblé et toucher ainsi des écosystèmes qui lui étaient jusqu'ici inaccessibles. Alors qu'il fallait de longues années pour construire sa réputation à travers les canaux de communication les plus traditionnels (la presse légale, certaines revues spécialisées aux colonnes particulièrement prisées), le numérique permet à chacun de nous de créer un site, de communiquer par des newsletters, voire une chaine Youtube, de se constituer une identité numérique et de disposer d'outils de communication multimodaux abordables, simples d’utilisation et précis dans leur
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déploiement. C'est une chance pour l'ensemble de la profession et il serait regrettable de ne pas en profiter, et de ne pas y sensibiliser celles et ceux qui rejoindront bientôt notre profession. Dernier point : le numérique contribue également à une transformation de nos cabinets car il s’accompagne d’une nouvelle culture de l’innovation et du management. Nous oublions en effet souvent que le numérique s’est historiquement inscrit dans des projets d’entreprises innovantes, singulières dans leur construction, leur progression et leur management. Ne sous-estimons pas à cet égard ce que nous pourrions appeler « l’esthétique » du numérique et de l’innovation, c’est-à-dire une culture du travail en équipe, autour d’un projet d’entreprise, portant un nouvel imaginaire de travail caractérisé notamment par une plus grande fluidité des relations, un travail en mode « projet », une plus grande horizontalité du management, une fragmentation des lieux de travail et un recours au télétravail. * L’impact du numérique est inévitable et il a déjà produit ses principaux effets sur notre profession. Mais ces conséquences dépassent de loin celles d’une simple révolution technologique ou d’une redéfinition de nos rapports institutionnels à la justice. Ces deux aspects sont certes réels, mais ils sont mineurs. L’impact du numérique doit s’examiner prioritairement à travers le prisme de la transformation de notre offre et de notre accessibilité envers nos clients. Il s’examine aussi à travers la capacité qui sera la nôtre de fédérer par une intelligence émotionnelle nouvelle, les talents autour de nous, d’apporter à nos clients une valeur ajoutée plus grande que celle que l’intelligence artificielle pourra offrir. C’est une révolution anthropologique, et pour cette seule raison c’est un enjeu de formation, d’organisation sociale et de management. Nous avons la responsabilité, pour nous-mêmes et pour celles et ceux qui sont notre avenir, de nous y préparer.
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