LA SAGA DU BYRRH L’histoire de l’une des plus grandes marques d’apéritif du monde
« UN DEJEUNER OU UN DINER NE SE TERMINE PAS SANS UN CAFE SUIVI DE LIQUEURS DIGESTIVES. COMMENCONS DONC PAR UN APERITIF, UN BYRRH ! ». Terres Catalanes Juin 1994
LA FAMILLE VIOLET
Berger dans le Vallespir, puis marchand ambulant, le génial inventeur du Byrrh, Simon Violet a une devise « Honneur au travail ».
Le 14 septembre 1866, Simon et Pallade Violet se constituent en société devant maître Augé, notaire à Thuir. Originaires de Corsavy, ils ont respectivement 40 et 28 ans et déjà un long passé commercial dans la plaine du Roussillon, celui de marchand ambulant allant de mas en villages. En cette fin de Second Empire, la révolution industrielle touche le département des Pyrénées Orientales. En 1858, l’arrivée du chemin de fer à Perpignan entraîne le bouleversement de l’économie locale, l’agriculture vivrière fait place à l’agriculture spécialisée et spéculative, la vigne, les primeurs. Ces nouvelles activités ont donné naissance ou développé des secteurs tels que la tonnellerie.
Les années 1870-1880 sont des années fastes. Les frères Violet vont bénéficier au début de leur entreprise de cet élan économique. Dans la boutique tenue par Pallade « Commerce de rouennerie, draperie, toilerie, nouveautés, vins, liqueurs, placement de liquide », ils développent le négoce de vins importés d’Espagne et mettent au point une boisson à base de vin enrichie au quinquina, cette écorce tropicale fébrifuge qui a la réputation, en cette époque d’hygiénisme triomphant, d’être un reconstituant. Ce produit tonique est vendu par Simon, d’abord chez les pharmaciens de la région, puis chez les épiciers et dans les cafés.
LES PIONNERS : SIMON ET PALLADE LES INVENTEURS DE L’APERITIF
Concurrencé, l’Ordre des pharmaciens intente un procès à la société Violet Frères qui se voit interdire la vente de ce vin revitalisant. Loin de s’avouer vaincus, Simon et Pallade contre-attaquent : le 10 février 1873, ils déposent au greffe du tribunal de Commerce de Perpignan les marques «Byrrh » à base de vin de Malaga et « Ribedine » au vin du Roussillon. C’est l’acte de naissance de ce produit révolutionnaire, et l’invention même de l’apéritif. Le mot apparaît d’ailleurs en 1890, dans la communication publicitaire de « Byrrh » pour désigner une boisson à base de vin ou d’alcool supposée apéritive.
L’origine de la recette reste mystérieuse : seule certitude, il fallait une connaissance précise des épices, aromates et plantes, venus pour la plupart de pays lointains. Est-ce le fait d’un moine de Corsavy – ces religieux ont une tradition dans la fabrication des liqueurs -, ou d’un pharmacien livrant une recette somme toute classique pour la préparation de potions reconstituantes, ou bien encore l’invention d’un hôtelier de Thuir ? Entre 1840 et 1900, les vins médicinaux sont très en vogue… Et l’appellation « Byrrh », d’où vient-elle ? Du hasard et de l’urgence sans doute de trouver un nom après le procès perdu contre les pharmaciens. Elle a peut-être été donnée par la disposition de pièces d’étoffes référencées par une lettre, dans le magasin de Thuir. La consonance « bi » (vin en catalan) a certainement plu…
Une chose est sûre : grâce à la qualité du produit, au dynamisme de Simon – plus particulièrement affecté aux voyages – et à la rigueur de Pallade, chargé des écritures, l’affaire prospère et se développe. Le 24 août 1876, la société arrive à échéance. Les deux frères modifient ses statuts : mais elle a désormais pour objet exclusif le commerce des vins.
A la mort de Pallade Violet, en 1884, Simon se retrouve seul à sa tête. Il entretient d’excellentes relations avec les héritiers de son frère et devient même le tuteur des enfants. Quelques années plus tard, les deux parties seront en procès, la veuve de Pallade contestant le bilan officiel de la société. Simon fait construire et aménager de nouveaux magasins pour rendre plus aisées, plus rapides et moins coûteuses les manipulations de vin. L’entreprise se développe, les bénéfices sont considérables.
A partir de 1884 la vigne est touchée par le phylloxera. C’est une longue crise qui commence alors, marquée par la mévente et le mécontentement des viticulteurs. Mais la maison Violet prospère : dans les caves de Port-Vendres arrivent les vins des magasins d’Alicante et Tarragone. Importations qui représentent, en 1888, le premier poste de dépenses de la société Violet.
D’origine modeste, autodidacte, Simon Violet incarne la valeur suprême de la bourgeoise, classe dominante au XIXe siècle : le travail. Il a une connaissance parfaite de son entreprise, nommant tous ses employés par leur nom, connaissant chaque poste de travail. Il régente tout et ne délègue ses pouvoirs qu’à contrecœur. Une de ses lettres résume parfaitement ses méthodes : « Nous ne devons pas mener les hommes comme des esclaves, mais notre devoir est d’être impitoyable contre l’homme qui ne travaille pas ». Hors de question donc que le 7 octobre, jour de la fête locale, soit chômé. L’absent éventuel serait renvoyé ! Les employés bénéficient malgré tout de conditions de travail satisfaisantes pour l’époque. En 1889, ils ont droit à dix jours de congés par an. Malgré sa réussite et sa fortune, Simon demeure très ancré dans la société locale. Il habite en plein cœur de Thuir où il fait construire un hôpital.
NOTE DE SIMON VIOLET A SES FILS ET BEAUX FILS
Contrexéville, le 11 septembre 1887
Prière à Lambert, Ecoiffier, et Simon d’en prendre connaissance, de bien étudier toutes les questions et de donner leurs appréciations.
Aux alentours de Contrexéville il y a 4 ou 5 tout petits villages qui sont à un et deux kilomètres. Je me suis amusé à visiter les auberges et cafés qui tous vendent du vin. Je les ai visités non pas pour leur offrir nos articles mais bien pour me rendre compte de ce qui s’y consomme. Tous vendent du Picon, de la Chartreuse et de l’anisette de Bordeaux et pas un seul ne vend du Byrrh. Ils vendent tous un amer quelconque à base de vin que leur fournit leur liquoriste, ils connaissent cependant de réputation le Byrrh comme étant supérieur à tous les amers qu’ils vendent. Dans tous ces petits villages pas une affiche, ni un tableau de Byrrh. Le nombre de communes en France de mille habitants et au-dessous est bien plus fort que celles au-dessus de mille habitants, nous laissons donc plus de la moitié de la population française privée de tableaux et d’affiches, et cependant toute cette population des petites localités consomme dans les cafés, débits et auberges de leurs villages. Ne ferions-nous pas bien de faire placer un petit tableau carton à chaque café, débit et auberge de ces petits villages, et les consommateurs s’habitueraient à lire le mot Byrrh ? Nous pourrions les adresser aux appariteurs ou aux secrétaires de chaque mairie. Il faut étudier cette question parce que lorsque la grande masse d’une nation consomme un article, les besoins sont énormes. (…)
Lambert avait conçu le projet de supprimer les tableaux de certaines petites gares. Je crois que nous ferions une bêtise, actuellement les paysans voyagent beaucoup ; les jours de fête et de marché, les gares sont bien pleines de monde et je m’aperçois que les paysans lisent tous les tableaux. Ce que nous devrions exiger de toutes les compagnies, c’est de nous mettre sans augmentation de prix des grands tableaux au lieu et place des petits. (…
LAMBERT, UN GRAND BOURGEOIS DE LA BELLE EPOQUE
A la mort de Simon, en 1891, Lambert, son fils ainé, prend la direction de la société. Désigné légataire de la marque par le défunt, il profite d’un contexte économique encore plus favorable. La valeur des échanges mondiaux double entre 1900 et 1914. Dans les Pyrénées-Orientales, c’est l’achèvement des grandes lignes de chemin de fer, jusqu’en Espagne, jusqu’en Cerdagne. Simon Violet, le jeune frère de Lambert, fonde le journal La République des P.-O, face à l’Indépendant, plutôt conservateur, pour soutenir le Parti Radical. Jules Pams en est l’élu le plus prestigieux ; ministre de l’Agriculture en 1911, il fait voter la loi pour la réglementation et la protection des vins doux naturels. Candidat du Parti radical contre Poincaré, ce Catalan a même failli devenir Président de la République en 1913. Lambert accomplit les rêves de son père : la fin des travaux d’extension des chais (sur 65 000 m²), l’arrivée dans l’usine du chemin de fer. Ses réalisations sont à la pointe du progrès. La marquise de la gare est de Gustave Eiffel. L’électricité illumine les bâtiments et alimente les machines automatiques, le chauffage central est installé. La société se développe autour de la maison mère. Les achats dans les Pyrénées-Orientales sont plus nombreux, on construit des caves dans la vallée de l’Agly, on agrandit Port-Vendres. Le Byrrh est expédié en tonneaux à Charenton, Nantes, Marseille, Rouen, Toulouse, Pau où les filiales assurent la mise en bouteilles. Après l’Europe, Byrrh vise le monde ! Ainsi M. Daniel, agent général pour l’Amérique du Sud, écrit-il lyriquement en 1903 :
« Si le fait de tremper ses lèvres dans la coupe enchanteresse du Byrrh peut, en quelque sorte, avoir une influence sur la sélection des races, je forme des vœux, Messieurs, pour que le succès de Byrrh envahisse ces plages lointaines de telle manière que les nègres eux-mêmes pâlissent devant ce triomphe éclatant. Je partirai sous peu, et du Brésil à l’Isthme du Panama, je parcourrai le continent sud-américain. En échange du drapeau de la Maison Violet, que je tiendrai bien haut dans ces régions, je rapporterai les écussons des dix républiques sudaméricaines que nous pourrons dès lors placer en tête de nos lettres. » Discours conquérant d’une entreprise capitaliste condescendante…
La prospérité de l’entreprise permet à Lambert de poursuivre la politique sociale engagée par son père. A partir de 1910, les 750 employés bénéficient de nouveaux avantages sociaux : soins médicaux gratuits et retraites. Lambert s’installe à la villa Palauda, certes près de l’usine mais entourée d’un parc, et cachée par de hauts murs. Cet élégant château de pierres, de briques et d’ardoise façon XVIIIe siècle français, semblable à ceux des industriels de la vallée de la Seine, ou du Nord, n’est pas sans rappeler les demeures de la famille Bardou-Job, Valmy et Aubiry dans le Roussillon. Signe de reconnaissance, son frère Simon Violet fis a lui aussi une propriété à Thuir, « Les Rosiers ». Ce radical socialiste y vit comme un seigneur ; passionné de chevaux, il est capable d’aller jusqu’en Russie pour acheter un attelage. Le mode de vie de ces dirigeants les éloigne du milieu local. Lors du banquet donné à l’occasion de la Légion d’honneur de Lambert, la décoration, les ornements et même les fleurs viennent de Paris.
Cette société primée dans tous les concours nationaux et internationaux, est parmi les plus importantes de France. Elle réalise en 1914 un chiffre d’affaires de 16 millions de francs, dont 2,5 à l’étranger. Par ailleurs, 4,7 millions de francs sont versés à l’Etat sous forme d’impôts, de taxes et droits sur les alcools. Lorsqu’éclate la guerre, à l’annonce des sombres perspectives économiques, Lambert décède brutalement. C’est Marie, son épouse, qui jusqu’en 1920 dirige courageusement la grande maison.
Après la guerre, la troisième génération des Violet, Jacques et Simone, les enfants de Lambert, prennent la relève. Jacques dirige, mais aucune décision importante n’est prise sans l’accord de sa sœur.
Pendant les hostilités, les ventes ont fortement chuté mais très vite Byrrh retrouve sa place sur le marché. Au début des années trente, entre 32 et 35 millions de bouteilles sont vendues chaque année, un record. Byrrh détient à lui seul plus de 50 % du formidable marché des apéritifs. La guerre d’Espagne coupe la maison Violet d’une part importante de ses approvisionnements. Dès lors l’entreprise participera plus activement encore à l’économie locale, vinifiant davantage de raisins de la vallée de l’Agly et de la plaine du Roussillon. La société prospère : semaine de 40 heures et sursalaire bien avant le Front Populaire. Elle aide la ville en construisant le stade, en accordant des prêts sans intérêt à la municipalité. C’est une extraordinaire période d’expansion. Il faut pousser les murs : on agrandit les bâtiments, multiplie les succursales, les dépôts, les sousdépôts dans toute la France et à l’étranger. Il faut construire de nouvelles cuves, et c’est en 1934 qu’est édifiée celle qui sera à son époque la plus grande cuve en chêne du monde : elle contient 420 500 litres. L’entreprise est désormais dirigée par un fondé de pouvoir. La famille Violet est absente de la vie locale. A Thuir, on ne connait plus d’elle, que les voitures somptueuses (toujours vert byrrh) de Jacques. Simone vit en Suisse et ne vient que quelques semaines par an. Jacques est souvent à Paris, où il occupe un des plus beaux hôtels particuliers du XVIe arrondissement, avenue Foch. Ce géant à l’immense appétit reçoit le tout Paris à sa table. Son obsession de l’efficacité et son gout des belles voitures sont tels qu’il lui faut deux Rolls-Royce pour aller diner chez Maxim’s, au cas où l’une tomberait en panne. Son épouse possède d’extraordinaires diamants de plusieurs dizaines de carats. Jacques Violet est en effet un des meilleurs clients de joailler Van Cleef et Arpels. Mais à la fin des années 30, la demande commence à diminuer. C’est pense t’on une période de difficulté momentanée liée à une crise économique mondiale. Encore confiante, la société décide la construction d’une cuve d’un million de litres ; il a fallu trouver pour ce projet grandiose un bois exceptionnel provenant d’une forêt plantée sous Colbert .
LA FIN DE L’ENTREPRISE FAMILIALE
Cachée pendant la guerre près de Châteauroux sous des sacs de sable, la cuve ne sera montée qu’en 1950, date à laquelle elle n’avait plus de raison d’être. La deuxième guerre mondiale est très dure pour la société, le produit est contingenté, les achats aussi ; les ventes deviennent difficiles. La famille est obligée de quitter la villa Palauda, réquisitionnée par les Allemands. Après la guerre, la production reprend. L’administration de la maison est déléguée à trois directeurs – technique, ventes, comptabilité -, le service de la publicité est à Paris. La production n’atteindra jamais plus ses chiffres d’avant-guerre. Face à la montée en puissance des produits anisés et des vins doux naturels (exemptés de taxes), le vin tonique à beaucoup de mal à se maintenir. La société diversifie trop tardivement sa production avec des produits de qualité mais d’un rapport médiocre. La concurrence est rude et la gestion mal adaptée, une restructuration s’impose. Les directeurs gèrent-ils l’entreprise au mieux de ses intérêts ? Les différences de point de vue entre Jacques et Simone ne freinent-elles pas l’adaptation aux nouveaux marchés ? A la fin des années 50, la production est de 15 millions de bouteilles. La société riche d’un savoir- faire et d’un patrimoine important mais plus ou moins forcés par la maladie de Jacques ? Par les mésententes familiales ? En 1961, Jacques Violet et sa sœur cèdent la société à la Compagnie Dubonnet Cinzano qui réalise une excellente affaire. En 1976, par le jeu des rachats et de la concentration, l’entreprise rentre dans le groupe PernodRicard, numéro un des spiritueux en Europe.
Thérèse JULIA
LES VINS MEDICINAUX Seules ou associées, sept des plantes* contenues dans le Byrrh sont présentes dans les vieilles formules de vins médicinaux, que l’on trouve dans les grimoires pharmaceutiques. Ces plantes médicinales, toutes inscrites à la pharmacopée, ont en commun des vertus apéritives, stomachiques, stimulantes et toniques, le cacao et l’écorce d’orange donnent en plus un arôme agréable. Pour les pharmaciens du XIXe siècle, le vin, de par ses propriétés de dissolution, de conservation, et ses qualités propres ne saurait être remplacé par un autre liquide. Gilbert JULIA, pharmacien *café, colombo, cacao, cannelle, sureau, écorce d’orange, quinquina
Peu de produits ont été autant copiés. A Thuir même, suite à un conflit d’intérêts, le tonnelier des Violet, M. Marty, se lance dans la production du « Kytth »
LA BOISSON DES SPORTIFS A partir des années vingt, Byrrh organise des concours de pronostics pour les coupes de France de football et de rugby et sponsorise de nombreux sports : hippisme, cyclisme, pêche. En particulier les équipes de rugby de Thuir et de Perpignan. La maison Violet édite de nombreuses photos-portraits des gloires sportives de l’époque. Et organise même un semblant de loto sportif.
LES SECRETS DU BYRRH
L’apéritif dont le nom chantait au rythme des tournées, sur tous les comptoirs de tous les cafés de France, vit une sorte de retraite dorée, chez lui, à Thuir.
« Byrrh » était jadis une tête d’affiche, une grosse vedette des comptoirs, une bête de zinc en compagnie de Dubonnet, Cinzano et autre Noilly-Prat. Des noms bizarres pour des boissons spéciales – « toniques et digestives » - qui faisaient la fortune de leurs créateurs. De Dunkerque à Tamanrasset, le « Byrrh » avait ses adeptes : 35 millions de bouteilles par an à l’époque glorieuse des premiers congés payés.
Dans les années 60, les ventes se mirent à chuter pour se stabiliser aujourd’hui au million et demi de « cols », comme on dit à Thuir. Interview express d’un patron de bar-tabac, Le Brazza, rue de Vaugirard à Paris : « Byrrh, vous connaissez ? – Bien sûr que j’connais. – Vous en vendez encore ? – Il doit me rester quelques bouteilles perdues dans un coin de ma cave. Y a quelques années encore, j’en vendais un peu aux p’tits vieux du quartier… » Analyse d’un penseur ès-marketing : « Byrrh ? Victime de la mode, des styles de vie, à l’instar de nombreuses autres marques apéritives, exceptions faites pour les maisons italiennes (Campari, Martini, etc…) chez qui le dynamisme créatif et commercial est encore de mise. Byrrh, blessé à mort par le succès des anisés d’abord, puis par l’avènement du scotch. Aujourd’hui, comme d’autres marques, il subsiste. C’est tout ». Rétro le Byrrh ? Plus dans le coup ? « Je n’ai pas vendu 15 apéros dans la journée », avoue un patron de café perpignanais. « Payer sa tournée ne se fait presque plus. Il n’y a qu’au fond des campagnes que l’on offre encore un verre ».
Allons visiter ces chais fameux qui attirent les autocars de touristes venus voir le plus grand foudre de chêne du monde.
UNE BONNE BASE : LA MISTELLE
S’il règne aujourd’hui une intense activité à Thuir, c’est que tous les apéritifs à base de vins (Dubonnet, Cinzano, Vabé, Bartissol…) et les vins doux naturels du groupe PernodRicard y sont élaborés.
A propos, comment est fait le Byrrh ? Tout part de la mistelle, un jus de raisin frais muté à l’alcool vinique à 96° le plus neutre possible. L’alcool va assommer les levures empêchant tout démarrage en fermentation et retenant les sucres naturels contenus dans le raisin. Les raisins, grenache, carignan et un peu d’alicante, sont pour la moitié éraflés (séparés de leurs rafles) et foulés. Cusenier est un gros acheteur de mistelle. Il se ravitaille dans la région, mais aussi en Corse où les rapatriés d’Algérie sont de bons spécialistes en mistelle.
Le personnel du groupe se déplace pour vérifier la bonne utilisation de l’alcool livré chez les viticulteurs. Il contrôle aussi les remontages (pour éviter d’éventuels départs en fermentation) et le temps de macération (3 semaines environ) nécessaire à l’obtention d’une bonne couleur et au développement des tanins. Après quoi, il ne reste plus qu’à presser le raisin de façon classique.
LE VIN DE BASE
Arrivée à Thuir, la mistelle s’affine quelques mois pour atténuer la dureté de l’alcool et trouver un bon équilibre. Cette matière première est répartie par lots, par types, par origines. Le maître de chai, qui dispose de 800 foudres, commence à classer les mistelles par affinités, à les analyser, à les unifier progressivement. Il propose ses pré-assemblages lors de dégustations quotidiennes. « Nous en profitons pour goûter tout ce qui est acheté, y compris les plantes entrant dans la composition de nos apéritifs, ainsi qu’une bouteille prise au hasard sur la chaîne d’embouteillage » intervient le maître de chai. « Un Byrrh a 120g de sucre naturel par litre. Notre mistelle en a 220. Donc on rajoute du vin de l’année précédente, un carignan, le plus souvent à 12°, « viné » à l’alcool jusqu’à 16°. Mais Byrrh titrant 17° (au lieu de 18° jadis), nous devons rajouter un peu d’alcool pour finir le produit » .
En matière de vin, nous choisissons un rouge tannique, charpenté, mais de bonne qualité. Vers le mois d’avril qui suit la vendange, l’unification de ce que nous appelons le vin de base est achevée et le vieillissement (entre 2 et 5 ans selon les lots) peut commencer dans les vieux foudres maison ». Les hommes de Byrrh disposent à ce stade de 89 % du produit. Avant d’apposer l’étiquette, il leur reste à régler une opération capitale : l’aromatisation. C’est avec du vin « viné » à l’alcool que l’on va confectionner un extrait aromatique, celui qui permettra de « signer » l’apéritif. La méthode paraît simple : une douzaine de plantes désormais connues pour leurs vertus digestives et aromatiques macèrent. Soit. Mais encore faut-il éviter de les laisser trop longtemps au contact du liquide. Quelques heures suffisent, à température ambiante, avec de fréquents remontages. Juste ce qu’il faut pour épuiser la plante de ses substances aromatiques les plus délicates. Encore faut-il trouver des plantes de qualité. Ce n’est pas toujours évident dans un tiersmonde en ébullition. Pour les achats, les courtiers fréquentent les marchés de Marseille et de Hambourg, adressant à Thuir des échantillons qui vont macérer une dizaine de jours avant d’être goutés et notés. « Une note inférieure à 10 fait que l’on n’achète pas, précise un technicien. Nous achetons juste pour nos besoins un échantillon noté de 10 à 12 et nous en prenons un peu plus en prévision si c’est supérieur à 12. » Ainsi, au moins trois variétés de quinquina (écorce d’un arbre tropical) sont retenues.
L’une pour son amertume, l’autre pour son goût terreux et une autre pour son boisé. Tout est analysé afin de déceler d’éventuelles traces de pesticides. Le café est livré vert, le cacao en fèves. Les deux sont torréfiés à Thuir ou à Perpignan où l’on nous a assuré que le meilleur cacao venait des anciennes Nouvelles-Hébrides, le Vanuatu, dans le Pacifique. Quand aux oranges amères, elles viennent d’Haïti, tandis que des zestes d’oranges fraîches arrivent d’Espagne. Le colombo, racine d’un arbuste du Mozambique, apporte une belle amertume en final. Le sureau servira de liant, comme pour la confection d’une sauce. La camomille, elle, se distinguera par sa fraîcheur.
En gros, trois groupes de plantes composent les extraits : les amérisantes, les torréfiées et les plantes à tisanes. Intervient ensuite une phase de mariage entre le vin de base et les extraits aromatiques. Elle dure deux mois et permet d’avoir « un Byrrh semi-œuvré », comme on dit ici. Reste à « coller » à la bentonite et à la gélatine (comme pour un vin) afin de « dégrossir » le liquide. Après quoi on le réfrigère (à moins 9° C) durant 15 jours dans le bâtiment des frigos afin de débarrasser le futur Byrrh de ses impuretés. Avant les années 60, le consommateur acceptait que sa boisson ait du dépôt. Ce n’est plus le cas et pour plus de sûreté, une filtration interviendra juste avant la mise en bouteilles.
GOUTEZ-MOI CA !
A la dégustation, le premier « nez » décèle de délicates touches d’orange et de torréfaction. En bouche on sent le gras du cacao, l’amertume du quinquina et du colombo ainsi que des notes de fraîcheur et d’épices. Une finale légèrement amère, une pointe astringente sur une note de vinosité. L’apéritif à base de vin le plus élaboré de France n’intéresse guère aujourd’hui que des amateurs que l’on dit éclairés ; parmi eux, les tenants d’un Byrrh qui se bonifie après plusieurs années de cave. Les experts ne sont pas convaincus de l’intérêt de cette pratique. « Les gens d’ici aiment le côté rancio des vins avance timidement un byrrhiste extérieur au Roussillon. « Peut-être que le Byrrh d’il y a 50 ans vieillissait mieux. Il possédait plus de cépages rustiques et était moins filtré », s’aventure un autre. Allez savoir…
Byrrh ne se boit plus comme avant. A défaut de renouer avec la mode apéritive, on le propose désormais en cocktail composé d’un tiers de sirop de citron, de deux tiers de Byrrh, et d’une bonne rasade de Perrier. Nous sommes d’accord à condition d’ajouter un zeste d’orange et de glisser un cube de glace.
Michel Smith
RECETTES De Didier Banyols et Jean Plouzenec du Restaurant « Les Feuillants » à Céret.
Le Canard au Byrrh et aux raisins (pour 6 personnes)
1 canard de barbarie 10 cl de Byrrh 25 cl de fond de canard 500 g de raisins (cardinal, Alphonse Lavalée ou muscat), une cuillerée à café de sucre roux ou de miel, une noisette de beurre très froid, sel et poivre . Lever les deux filets et les deux cuisses de canard, les parer et les mettre, peau dessous, dans une plaque à rôtir. Faire un fond avec la carcasse en la faisant roussir avec la moitié du sucre. Peler et épépiner les grains de raisins et les mettre dans une sauteuse avec l’autre moitié du sucre (ou du miel). Les faire glacer (dorer) par réduction de 3 cl de Byrrh. Réserver. Après cuisson au four des filets et cuisses de canard, dégraisser la plaque à rôtir, la déglacer avec 7 cl de Byrrh et faire réduire. Rajouter le fond de canard bien dégraissé et passé au chinois très fin. Laisser réduire jusqu’à l’obtention d’une sauce onctueuse. Monter avec la noisette de beurre. Vérifier l’assaisonnement. Escaloper les filets et les cuisses. Les répartir sur les assiettes. Entourer des grains de raisins et d’un cordon de sauce. Une compote d’oignon fera un agréable accompagnement à moins que l’on ne préfère les oignons frits, un gratin dauphinois ou des pommes gaufrettes.
Les poires au Byrrh (pour 6 personnes)
6 poires Louise-Bonne de Cerdagne (ou Williams), ½ l de Byrrh, ½ l de Côtes-du-Roussillon rouge, 200 g de sucre roux, Un zeste d’orange, Une pincée de cannelle, 6 grains de poivre. Nos chefs recommandent de faire cuire 10 minutes environ les poires juste pelées dans le Byrrh, le vin, le sucre, le zeste, la cannelle et le poivre. Les égoutter et les déposer dans une belle coupe. Laisser réduire le jus de cuisson d’un bon tiers. Verser le liquide sur les poires et réserver au frais. Servir avec de la crème épaisse très fraîche (ou de la Chantilly) et des macarons.
RECETTES