Où allons nous ?
À Herblay, dès que mon examen de Mat-Sup,(maternelle supérieure) est en poche, et haut la main, un événement familial précipite la décision de mes parents de descendre vivre dans le Midi. Une grand-tante de ma mère lègue à ma grand-mère un petit commerce en héritage. Il se situe à SaintAffrique en Aveyron méridional. Mes grands-parents sont déjà à la retraite, il n'est pas question qu'ils s'en occupent. « Une retraite c'est fait pour laisser travailler les jeunes » dit et pense mon grand-père, (jeune) ancien 59
chef de gare (55ans). Il a fait partir assez de trains dans sa carrière pour laisser sa progéniture courir à son tour sur les rails de la vie. Ils habitent maintenant dans un petit village au pied du Larzac, pas loin de Saint-Affrique.
Extrait du Pissenlit bleu , tournamaï* (tournamaï veut dire encore.) La place principale du village, celle de la boîte aux lettres, est encadrée par les maisons de toute ma famille. A l'angle ouest, la maison de mes grandsparents retraités, Lucia et Ernest. Dans le prolongement face à l'est, une maison toute en hauteur habitée par mon arrière-grand-mère Lucie Maurel. Au rez-de- chaussée, le petit café par lequel on entrait toujours. Dans la pièce, cinq 60
ou six tables en bois, blanchies par les différents nettoyages à l'eau de Javel occupaient le siège de ce petit commerce. Aux murs, des plaques de Martini, Avèze et Cinzano en émail. Au fond, à droite, un petit placard avec les stocks de paquets de tabac gris et autres marchandises. Au milieu du mur, une ouverture avec un rideau accroché à mi-hauteur donnait sur l'arrière-cuisine, la pièce de service. Faiblement éclairée par un fénestrou (petite fenêtre) on distinguait un évier en pierre taillée entouré d'ustensiles de cuisine suspendus. Pas d'eau courante (que du vin). Elle coulait gratuitement, pas très loin, aux robinets du lavoir d'àcôté. Pour se laver les mains, un petit robinet du réservoir émaillé fixé au mur, distribuait un mince filet d'eau. L'eau souillée s'écoulait dans un réceptacle en-dessous faisant corps avec la 61
réserve d'eau propre. Un broc d'eau fraîche de temps en temps remplissait cette fontaine. L'eau à boire se puisait à l'aide d'une louche dans un seau en fer blanc suspendu près de la porte. En sortant du café, sur la gauche, au nord-ouest, l'atelier de menuiserie de mon grand-oncle Paul, à l'est, sa forge pour son activité de charron. Au sud, la maison secondaire de ma grand-tante Étiennette, l'institutrice. Cette place ressemblait à l'atrium d'une grande villa romaine. Pour fermer ce quadrilatère familial, sur la berge du ruisseau, lui tournant le dos, le lavoir à bacs avec des robinets de cuivre verdis. Devant lui, sur la place, un tilleul de 1918. En contrebas, le ruisseau d'eau vivante et claire, jaillit d'une source vauclusienne, jamais à sec. Le seul élément en mouvement du lieu, qui coule sans connaître vraiment le chemin qui 62
lui reste à parcourir pour rejoindre la mer, en réalité l'Océan. Tout est méditerranéen, dans le village, seules ses eaux, un peu rebelles, se débrouillent pour couler vers l'Océan, un caprice de la topographie. Peut-être m'ont-elles montré le chemin de mon avenir, vivre une grande partie de ma vie, plein Ouest …
© Le Pissenlit bleu. (même maison d’édition) Février 1996.
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L'exode
A la suite d’un conseil de famille restreint, très vite clôturé dans un consensus général, c'est ma mère qui est désignée : Mercière au 1 bis, boulevard Victor-Hugo et habitant dans la maison au 1,rue Pasteur ( La maison fait l’angle de la rue et du boulevard.) tout ça, à Saint-Affrique en sud-Aveyron. Venant d'Herblay, ce nouveau pays du Rouergue méridional m'est inconnu. Seule la gare de Ribaute représente pour moi le Midi, l'exotisme, le soleil, les vacances et les cigales, et, aucune autre contrée ne peut rivaliser avec ce paradis. 65
Mon père part en éclaireur pour préparer notre installation dans ce nouveau sud. Il cherche du travail et n'en trouve pas dans sa branche, faute d'industrie ou de prothésistes, peu importe. C'est bien connu, les gens du sud-Aveyron ont tous de bonnes dents. Il découvre donc un travail par le biais d'une relation de la famille, un emploi de peintre en bâtiment. Allez c’est par les poils du pinceau que nous allons émigrer… Ce jour là, exceptionnellement, il n’a pas honoré la grande maxime de la famille qui est : « On voit plus souvent un poteau télégraphique en fleurs, qu’un Rebichon en sueur ! »
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…Plus tard, la mécanique dans le sang, il devient vendeur d'automobiles, avec courage. Cette fonction lui colle beaucoup plus à la peau. Représentant de la Régie des Usines Renault de BoulogneBillancourt, comme un ambassadeur de notre pays abandonné. Il réussit à se faire adopter, même par la clientèle rurale méfiante et particulière, habitant dans des fermes isolées de la région. Des fermes sans routes carrossables pour y accéder en automobile normale. Des mas austères, sans eau courante, et bien entendu sans électricité. La Pampa, la vraie, la belle, la bonne. Son accent parisien très marqué, disons même, un tantinet titi, à dû être un peu suspect au début, surtout quand il vendait des tracteurs. Vendre des tracteurs ? Lui qui ne connaissait que le Champ de Mars et les champs d'épandage d'Achères. 67
Il fait assez vite connaissance avec tous les gens du pays et arrive à se faire admettre parce qu'il ne refusait jamais de tailler un bout de cambadjou (jambon du pays) avec eux et qu’il évitait de faire la grimace en-dessous des rubans tue-mouches. Il signait des contrats tout en sourire, il sympathisait avec ses clients, les mains posées sur les toiles cirées collantes, aspirant comme eux le petit vin âcre et violet de leurs vignes familiales. Il revenait souvent avec un lapin, ou un piot (dindon) que ses clients lui offraient pour le remercier de leur avoir vendu un tracteur ou une Juvaquatre classe affaires. Consciencieux, je n'ai jamais vu quelqu'un comme lui, il se rendait malade lorsqu'un client tombait en panne avec son auto, il prenait tout le service après vente de la Régie Nationale des Usines Renault sur les épaules. À en oublier un 68
anniversaire ou autre manifestation d'intérêt familial. Je sais que j'en ai pris un peu de ce côté-là, avec une petite différence c'est que je suis ma propre Régie. L'heure de l'exode a sonné, toute la famille descend donc à la Vilotte : (petite ville) nom imagé, familier et affectueux donné à la petite ville de Saint-Affrique. Cette vilotte a toujours été un centre de commerce très vivant, les paysans de toute la région descendent trois fois par semaine pour deux marchés, mardi et jeudi, et la foire le samedi, la grande foire annuelle étant celle du 4 mai. Notre émigration laisse derrière elle les premiers marteaux-piqueurs et les premiers saccages des bosquets de lilas 69
chers à tous les habitants de l'Ouest parisien. Le rond-point de la Défense est cadastré, visé, quadrillé par les géomètres et va bientôt troquer, oublier sa statue de la Liberté pour les immeublesbureaux que nous connaissons aujourd'hui. Liberté ?… Rond-point ? Tiens… une histoire de Liberté ? Un rond-point commun entre notre Saint-Affrique et la place de la Défense de l'époque. Avant la guerre de 1940, une statue de la Liberté éclairait le monde aussi à Saint-Affrique, place de la Liberté. En 1942, les Allemands l'ont kidnappée pour la fondre en armes (…) snif… Ainsi, les touristes d’aujourd’hui ne peuvent plus confondre la Vilotte avec New York. À Paris, outre celle qui subsiste au pont de Grenelle, aujourd’hui, on a replacé une Liberté en polyester doré dans le hall du CNIT à la Défense. 70
Merci monsieur Savignac !
Le train de Paris entre en gare de Tournemire et nous laisse là, sous la marquise, puis il continue vers Béziers. La ligne de chemin de fer pour arriver à la gare de Saint-Affrique ne transporte plus que des marchandises. Le car Berliet de la ligne régulière nous attend dans la cour de la gare, tremblant par son lourd ralenti. C'est donc les Cars Mouls qui assurent le transfert. Ces cars rouge et crème se partagent la clientèle locale avec Les Luxe Cars Verts, cars Lecouls, des Saurer en livrée verte et blanche. 71
C'est le paradis des autocars, en Aveyron profond, les chemins de fer ont été assassinés par les exploitants privés. D'autres sociétés de bus assurent le transport routier comme les Cars Bel, jaunes et blancs, la ligne rapide : Millau-Albi-Toulouse. D'autres cars sont en forme de fusée, couleur grenat portant des grandes grilles protégeant le moteur situé à l'arrière. Ceux-là assurent la liaison sud vers Montpellier, Béziers. Et pour le Grand Nord du département, il y a : Les Rapides du Lévezou. Un autre car se singularise au milieu de cette faune à gros nez. Un tout petit car grenat et crème, un Berliet il me semble ou encore un fameux S a u r e r, p e u t - ê t r e u n P a n h a r d . Sympathique, tout rond, bombu en tous cas, il avait un rébus peint sur sa casquette, au-dessus de la cabine : 7.1/4. 2. 6/4. II. Traduction : C'est un Car de 72
Sicard de Barre. Monsieur Sicard assure la liaison régulière avec son petit village de Barre, situé à l'ouest de Saint-Affrique. Un car pris d’assaut par les fermières de Vabres chargées des paniers de volailles et de lapins, disposés sur le toit.Elles ne venaient pas à pied comme les maraîchers qui marchaient sur dix kilomètres aller-retour poussant leur carrétou (charrette à bras).
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En gare de Tournemire, nous montons donc dans le gros Berliet rouge et crème des cars Mouls. Le départ est accompagné par les craquements de la boîte de vitesse. Le tableau de bord solidaire du moteur formant le gros nez du capot du devant, vibre indépendamment du reste de la carlingue. Les sièges en cuir lissé sont surmontés d’une barre chromée arrondie. Les passagers, avec poules, lapins, paniers carrés à tirette sont sur leur trente-et-un. Le chauffeur avec sa tête inclinée donne confiance. Il est en bleu de travail, la bâche (sa casquette) assortie est délavée par le soleil. Pour moi, c'est loin des uniformes des poinçonneurs et des traminots de la R.A.T.P. Ce métro régional, sur pneus et sur route, s'arrête aussi souvent pour assu74
rer la messagerie locale. Ce car représente pour moi l'exode, l'aventure. Son gros nez et ses phares sont soulignés par une courbe du parechoc qui lui donne un léger sourire. Le sourire du temps qu'il faut pour faire la route. À cette époque on faisait les 85 kms pour Rodez par Saint-Izaire, en quatre heures à bord de ces cars. Départ, cinq heures du matin ! Une expédition… Tournemire-Saint-Affrique devait durer presque une heure pour 25 kms, en passant par plusieurs arrêts : Massergues, puis, saut d'obstacle de la ruelle piège à angle droit de Saint-Jean d'Alcapiès et arrêt en bas de Vailhauzy, et SaintAffrique, la gare, la poste, terminus place de la République. Dès l'arrivée à Saint-Affrique, venant de Tournemire, sur la route de Millau, l'avenue principale, rectiligne est 75
impressionnante, c'est très rare une ligne droite dans le pays. Lassés par les lacets, on est plus souvent prêt à vomir en : appelant Raoul, que de regarder sereinement le paysage magnifique . Donc, après les rangées de platanes de la route de Millau, l'avenue fait plus d'un kilomètre de long en ligne droite et se termine par la Maison Martin. Cette perspective est accentuée à l'époque par des lampes à abat-jour marron suspendues dans son axe, comme dans les rues du vieux Lyon, ou des villes du nord de l'Italie. Le car s'arrête devant La Poste, le chauffeur à la tête penchée dépose deux ou trois colis, descend nos bagages et repart. On traverse l'avenue, on s'enfile dans une ruelle, au bout, c'est la Rue Pasteur. Elle est longue, tout au bout… 76
Une autre avenue, perpendiculaire, le boulevard Victor-Hugo. En y débouchant, j'observe que de l'autre côté du boulevard, un mur peint, avec une publicité Tréca. Elle m'interpelle. Une invitation graphique ? J'ai ressenti là, comme une révélation Soubiroustesque… Gagné ! Bonheur… Ma nouvelle maison est située en face. De la chambre de l'étage je peux admirer cette œuvre magistrale de Savignac avec son agneau perché sur le ressort du matelas. J'en suis très heureux et je remercie encore la maison des Meubles Vigouroux pour son heureuse initiative. Depuis ce jour, c'est la publicité qui est le métier que je décide d'exercer un peu Alsiste en somme. Un seul problème, c'est un métier inconnu dans les provinces. 77
Dans ce pauvre Sud-Aveyron, on ne parlait pas ouvertement et curieusement d'avenir ! (Merci encore aux enseignants du vase clos.) Pour réussir dans la vie et être adulé, il fallait absolument rentrer dans l'enseignement, faire instituteur sans oublier de passer par l'École Normale de Rodez, ou rentrer dans l'administration, à l'E.D.F., La Poste, la S.N.C.F., ou pire, embrasser une carrière dans les armes, ou encore mieux : C.R.S à Paris. « Pourtant ! Que la montagne est belle…» chantait Jean Ferrat jusqu'à s'époumoner comme un messie que personne n'écouta. A Saint-Affrique depuis toujours on laisse le monde entier bouffer du poulet aux hormones. Les gens de la région ont un art de vivre bien ancré et les poulets d'ici ont le pilon bien ferme. 78
Contrairement aux idées reçues et aux clichés bêtement rabachés, c'est une ville sans arrêt en évolution. Nous n'avons jamais été en retard pour telle ou telle mode, vestimentaire ou autre. C'est un état d'esprit, les gens de ce pays sont curieux et inventifs. L'isolement géographique fait que le cerveau travaille plus, et aiguise de bonnes dents pour mordre dans la vie. Que va apporter à tout ça l’autoroute A75 tout proche ?
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La vie s'écoule.
Mes grands-parents viennent en ville tous les samedis au marché, pour voir du monde. Mon grand-père ne rate pas une ligne du Canard Enchaîné qu'on lui garde depuis le mercredi, du MidiLibre, la Dépêche du Midi et le journal La Terre. Son salon de lecture était coincé en équilibre près de la cuisinière. Il ne fallait pas gêner, dans la petite cuisine de l'arrière-boutique de la mercerie. Mon grand-père raffolait de poisson de mer. Facile de le contenter quand ces jours là, il mangeait chez nous : madame Fages tenait son étal à côté du 81
magasin. Je ne parle pas des autres poissonniers sédentaires de la ville qui proposaient aussi toute la faune de toutes les mers : du thon, des maquereaux, des sardines, de la raie… Toutes les espèces de poissons sont passées sur notre table, avec en plus les coquillages, les huîtres, les moules, les palourdes. Un seul écueil, un récif pour moi : les bichus (violets), chargés d'iode que je ne suis jamais arrivé à avaler. En revanche, mon grand-père, ses yeux larmoyants de bonheur, repassait en revue sa jeunesse de Sétois en savourant ces mollusques pustuleux, jaune orangé à l'intérieur. Dans le registre poissons, il m'a fait découvrir les harengs saurs qui eux, étaient vendus dans des tonneaux placés devant l'épicerie au coin de la rue Louis Blanc, chez madame Noëlla Fournier. Un magasin digne de ceux décrits par 82
Marcel Pagnol. Monsieur Fournier père avait un je ne sais quoi de Charpin, sans doute le ventre rond avec la chaîne de sa montre de poche. De ces produits de la mer, fumés et conservés en épicerie, j'en ai mangé religieusement, car il était certifié quand même que ces poissons étaient chargés de phosphore et donnaient de la mémoire. Comme j'avais de la peine à retenir mes tables de multiplication, j'ai donc mangé des anchois. Anchois, mais…pas des tropiques, comme dans la boutique de I’oncle de Iréné Fabre (Fernandel), dans le Schpountz, film de Marcel Pagnol,1937. C’est là, que l’oncle, notre fameux Charpin dit à une cliente : « Vous savez, madame Fébugues, ce qu’il y a de bien dans le saucisson… c’est qu’il n’y a pas d’os ! » 83
Enfin, chez notre Noëlla Fournier, des tonneaux remplis de harengs, de morues salées, et hum ! en brandade ! c'est quelque chose. Dans l’arrière-boutique-cuisine, la petite table en Formica jaune reflétait ces moments divins de gastronomie, sous le tube fluorescent qui inondait la pièce de sa lumière trop blanche, annonçant que l'époque moderne commençait… Pour mes grands-parents, ces jours de foires et de marchés, c'est l'occasion de faire des cadeaux, à leurs petits-enfants biens sages. Cette fois, grâce à une bonne note en dessin ! ce sera une Dinky Toys achetée à l'éternelle demoiselle, la vendeuse du Bazar Ramond. « La Versailles est belle, le fourgon Peugeot n'est pas mal non plus ! - Allez ! Pierrot, décide-toi ! - L'aronde verte !» 84
Au milieu du boulevard de la Liberté, le Bazar Ramond distribuait les jouets à tous les Pères Noël des copains de ma génération. Je pense que Monsieur Ramond devait connaître toutes nos notes à l'école, une courbe parallèle à son chiffre d'affaire qui devait fluctuer comme une mer souvent agitée. De la 4CV Renault, Norev en plastique, au camion Willemme orange porteur de bois, tout le catalogue des voitures Dinky Toys, présentait la gamme des bonnes notes, chacune avait son modèle. C'est devant ce magasin que le Père Noël de Saint-Affrique, était souvent surpris en flagrant délit de lèche-vitrine. Le rayon des trains JEP et Hornby était assez bien fourni, mais pas comme au Passage du Havre à Paris (snif) allez…pas loin quand même. À la maison, nous avions un CFRMF (Chemin 85
de Fer de René mon Frère) il avait fait le voyage d’émigration lui aussi. Il se composait d’un matériel roulant en commun sur une infrastructure ferroviaire à trois rails améliorée par notre cousin d’Herblay magicien du fer à souder, et l’oncle Pierre, spécialiste de la signalisation à la vraie SNCF. de Marseille. Ils ont fabriqué des accessoires avec plaisir, ils rendaient tous les copains jaloux. À l’époque, il n’y avait que des marques allemandes comme Marklin qui offraient des accessoires et du matériel de grande qualité. En France, le train électrique était en tôle emboutie laquée, un peu sommaire. Nous, on a eu des vrais feux normalisés, rouges, verts, violets. En fait, cela dépendait du papier de bonbon qui nous tombait sous la dent. Grâce à une astucieuse bague 86
collerette, les ampoules ordinaires de 4,5 volts étaient enveloppées de ces bouts de papier en couleur transparent et devenaient des ampoules en couleur. Des sémaphores articulés avec des électro-aimants gros comme des montagnes, un transformateur du même gabarit. Et l’astuce, des crochets en fil de fer tordus maison, passés dans les trous des extrémités des traverses. Système non breveté, empêchant efficacement les rails de se déboîter. Ainsi, nos trains roulaient plus vite que ceux des enfants des non-connaisseurs!
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L'étranger.
Mon intégration dans le quartier à Saint-Affrique est assez rapide. À l'école c'est autre chose. Pendant les récrés, tous les bambins moqueurs autochtones, plus nombreux que moi, m'entouraient en sautillant à clochepied en chantant et en imitant très mal l'accent du titi Parisien : « Parisien tête de chien, Parigot tête de veau ! » J'ai vécu là, mon premier racisme interhexagonal. Le deuxième (inévitable) c'est l'accent du Midi qui me joua des tours. Non ! pas qu’à Joué-les Tours, mais au sud du nord de notre 89
France, juste au-dessus d’Angoulême, pour ne parler que de la partie ouest du pays. Ça ne vous quitte plus jusqu'à la frontière belge, où, Dieu merci, ce sont nos amis les Wallons qui prennent le relais. J'ai souvent entendu, et sousentendu : « Ils sont charmants ces gars du Midi, mais ils ne sont pas sérieux. Ils mentent tous, remarquez ce qui est sympa c’est qu’ils nous amènent le soleil dans les bureaux !…» Beurk ! Je me permets d'imaginer ce que doit-être la vie d'un Beur, ou bien d’un étranger tout court, et en plus, sans parler de la couleur de la peau de ceux du vrai sud…
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Revenons dans la cour de l'école de Saint-Affrique en Europe, France, Midi-Pyrénées, Aveyron. Parigot : ce n'est pas ma faute si j’ai déjà vu la télé, les feux tricolores, les escaliers roulants, la tour Eiffel, des péniches, des bateaux-mouches, des taxis, le métro, la Samaritaine, les Galeries Lafayette, le Printemps, le B.H.V. Observé des lions, des girafes, des phoques et tous les autres animaux présentés au zoo de Vincennes. C'est grâce à cette culture d'observation que je suis devenu le premier de la classe en partageant ce grade avec mon grand copain François Menras, tableau d'honneur et tout le tralala… Ces honneurs palmés sont les premiers et les derniers de ma vie scolaire. Les palmes ont changé de fonction par la suite aux extrémités de mes membres 91
par exemple. Aucun de mes professeurs n'a eu assez de conviction pour capter mon intérêt, mon monde ne correspond pas au leur. Mon rêve est enclenché, il est situé aux antipodes, dans les desseins d’un destin, dessin… Ce qu'il faut savoir ! C'est que, pour être un bon garçon du Sud-Aveyron en 1955-1963, il faut sagement postuler pour la grisaille de la blouse de l'administration et surtout dans l'univers protégé du fonctionnariat. Mais… Pas de chance, le chemin lumineux étant l'Enseignement avec un grand " E " (Vous savez? l'auto-éducation en vase clos, l'auto-satisfaction aussi.) je remercie ici l'incompréhension de la plupart de mes anciens maîtres qui m'ont heureusement permis de voir du pays et de prendre une autre direction. 92
Ils auraient pu quand même nous mobiliser un peu plus, au lieu de croire à leurs idées reçues. Ils étaient euxmêmes ignorants de la vie, et du monde extérieur. J'aurais aimé qu'ils nous expliquent sans détour, sans vision politique, pourquoi les anciennes filatures de la région étaient toutes abandonnées. Qu'ils nous intéressent à trouver ou à émettre des idées pour que les campagnes ne soient pas désertées aussi brutalement… et bêtement. Il faut dire qu'à cette époque, le grand timonier de la France aux bras en V laissait tout cela roupiller, mijoter, pour fabriquer des sujets dociles et des bras nécessaires à l'industrie qui allait se moderniser et se délocaliser allègrement par la suite. (…)
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J'étais comme un extra-terrestre qui parlait pointu et connaissait plein de choses, avec une autre destinée que l'École Normale de Rodez. Et cette ville du Rouergue pur et dur n'a rien à voir avec le Midi. Il faut quatre heures pour aller là-haut, c'est une ville froide avec des toits de lauzes et d'ardoises. Ville magnifique l'été et glacée l'hiver. Ceci dit en passant, c'est une belle ville très riche, mais… froide. Aujourd'hui elle est un brillant exemple mal connu d'équilibre entre la population et l'activité. Revenons à nos chers enseignants pour terminer un peu leur présentation. J'adoucis ici mes propos en expliquant un peu plus le contexte pour excuser ces pauvres professeurs largués. Pour leur défense, il faut préciser que les meilleurs professeurs étaient tous sur la terre d'Algérie, ils essayaient de 94
convaincre la population locale qu'elle était française, mais avec des armes… Je ne porte aucun jugement. J'étais trop petit. J'ai tremblé pour eux, l'oreille collée au poste de radio émettant sur Radio Monte Carlo les messages personnels des trouffions en direct du Djebel. Pendant ce temps, nous, on héritait des anciens profs rappelés de leur paisible retraite. C'est pour ça, et par manque d'effectif enseignant que les filles faisaient Anglais et nous, les garçons, on étudiait l'Espagnol. El Castellano : des textes parlant de misère, de mendiants, toute l'Espagne de l'époque nous était étalée avec une sacrée mauvaise image. Ambiance glaiseuse, pleine de pessimisme, cultivant même l'idée que ces gens-là étaient sous-développés. De pauvres gens à peine bons pour les vendanges, entassés avec leurs victuailles 95
odorantes dans les trains spéciaux pour Narbonne et Béziers. Aucun professeur ne nous a éclairé sur l'âme espagnole, son aptitude naturelle à la création. Le feu qui couvait sous le joug de l'autre zèbre de Franco. Ces profs ne savaient-ils pas ? Dieu merci, on admire aujourd'hui leur capacité créatrice, qui devait déjà exister à l'époque… Surtout, aucun prof n'a eu la présence d'esprit de faire le parallèle entre eux et nous dans l'Aveyron… avec cette vérité positive : L'isolement pousse à créer. Mais, comme des moutons sans laine, ils se targuaient tous d'aller y passer des vacances culturelles (…). grâce à une faible peseta, ils pouvaient crâner dans leurs petites caravanes minables, 96
des vacances pas chères, le Pastis presque gratuit…etc. Comme des pauvres gens heureux... Allez ! …J'arrête là ! c'est trop dur ! Quelques rares profs me laissent un bon souvenir quand même. Je ne vais pas en établir la liste pour faire à mon tour un tableau de notes. Un Bottin rétrospectif, ce n'est pas la peine, les mauvais ne comprendraient pas. Tiens un autre exemple de leur ouverture d'esprit, juste pour la route : Les camarades qui ressentaient des attirances pour des travaux manuels étaient catalogués : Voyous, avec Mobylettes, cigarettes P4, guitares électriques, disques de rock. Des blousons noirs. Les mères cachaient leurs filles, et souhaitaient qu'elles dégotent à la place de ces voyous de travailleurs, un futur inspecteur d'Académie avec le 97
bouc bien taillé, le costume en velours marron, et surtout assuré à la Maif. Encore mieux, sociétaire de la Camif. La 404 blanche, rouge à l'intérieur, tirant une caravane flambant neuve avec bien en vue le macaron des camps G.C.U. " le top ". Direction Barcelone et la Costa Brava… Ce bonheur-là, je n'ai pas voulu y croire. J'ai préféré l'action…et entreprendre. Avec tout ça, mine de rien, Mai 1968 se prépare doucement. Ce sera dans huit ans à peu près, le temps de faire mijoter encore un peu plus ce ras le bol général… mon Général.
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Mon pauvre ami !
Ce titre de chapitre n’annonce pas un moment triste dans ce merveilleux récit mais est la véritable et intégrale exclamation du terrorisant directeur du C.C. (cours complémentaire) de SaintAffrique. Monsieur Emile Gintrand, ancien rugbyman de talent avait une façon rentre-mêlée pour nous remettre dans les rangs. Lorsqu’il réprimandait un des nôtres, avec son accent rocailleux, il roulait ses « r » en faisant une grimace appuyée : « Mon pôvle galçon, mon pôvle ami ! houay ! tu m’agaces houay ! que tu m’agaces ! ». 99
Pour faire passer les pages précédentes à un véritable niveau d’anecdotes, voici la peinture de quelques bons moments (pour nous) passés avec nos professeurs. La cloche a sonné, ce matin. Deux heures de physique et chimie. Notre professeur, A.T, surnommé le T’chic, ou plus grave, des fois, le T’chicas; est un bon gros paysan aveyronnais. Le mégot de sa cigarette roulée, éteinte, humide et noircie au coin des lèvres trahissait ses origines (respectables ma foi). Sa démarche nonchalante et lourde lui donnait l’aspect d’un homme blasé qui allait rentrer dans l’arène pour se faire huer; je ne pense pas qu’il ait remporté la moindre oreille, et bien entendu encore moins de queue. Nous, les taurillons, nous étions reposés, notre toril surchauffé par le bourdonnement du 100
gros poêle à mazout puant, nous étions prêts à combattre, à noviller. Ses cours sont un vrai spectacle, je pense que je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi gauche que lui dans ma vie. Le faisait-il exprès ? A entendre les hurlements des élèves, poussant des beuglements crescendo, on se doutait qu’ils se transmettaient la méthode de génération en génération. Mon frère a beuglé cinq ans avant moi. Une coutume de chahut que ce pauvre prof a traîné derrière lui toute sa carrière comme un boulet. Il faut dire qu’il n’était même pas sympa, un ours mal léché qui ne nous plaisait pas, et puis décalé dans l’approche du monde, un rétro-rétrograde. Quand un homme comme ça vous parle d’atome, c’est à pisser de rire, il aurait mieux fait de nous faire un cours sur la tome de Savoie, ou de chèvre. Il était loin de 101
nous intéresser. Il a même été professeur de dessin une année, certainement en bouche-trou, à cause de la guerre d’Algérie. C’était une honte ! Pour monter les moyennes des notes, on faisait des gouaches de natures mortes avec des poulets rôtis, de la bouffe,des vues de chasse, des aquarelles de champignons. Cours de dessin, il s’installait au bureau perché sur l’estrade et allumait son mégot trop court, puis s’endormait réfugié derrière MidiLibre. Pardon, il nous avait donné du travail, une bouteille de liqueur comme modèle à peindre. Au fait ce n’est pas lui qui m’a poussé à exercer dans le métier de l’image, c’est un professeur de dessin sérieux et plus jeune quelques années après. Lui, il m’a dégoûté de beaucoup de choses, une fois on a su qu’il avait donné la solution d’une interro à un camarade de classe, Alain. 102
Pour remercier son père de lui avoir donné des carottes de son jardin voisin du sien. C’est vrai cette histoire ! Sortons du procès tardif, style celui de Maurice Papon, pour revenir en rang devant le préfabriqué en amiante véritable (encore un autre procès…) Installation dans la salle de physique et chimie. À peine le Tchic était rentré, nous étions attentifs à sa moindre fausse manœuvre… Houuu…houuu ! le beuglement commençait. Furieux, à chaque fois, rouge de colère, ses bajoues agitées par son cri de pachyderme en état de défense, il essayait de couvrir le vacarme. Traditionnellement, il hurlait avec son accent du terroir : « Bande d’ânes, entendez-les braire ! Je vais leur donner des bons de fouan (foin) avec des zéros ! » 103
A ce stade de la description, il faut un exemple concret. Attention : la cloche sonne, tous en rang devant le préfabriqué de la classe de chimie, un bâtiment posé à l’écart du collège certainement pour des raisons de sécurité. Leçon sur l’électrolyse de l’eau. Je soupçonne encore l’éducation nationale qui, avec la complicité de la très sainte école normale de Rodez, devait former les professeurs à cette mise en scène pour captiver un peu les élèves plutôt durs. Sur le bureau en chêne clair made in scolaire, tout l’appareillage nécessaire à l’expérience est en place : le bac plein d’eau, les éprouvettes renversées sur la cathode et sur l’anode. Le T’chic commence son cours et appelle un élève, bien entendu ça tombe sur mon copain François, celui qui m’a doublé 104
par ses brillantes notes. Normal, sa mère est la directrice de l’école maternelle située à côté de la gare presque désaffectée de la ville. Son avenir est déjà tracé en direction de l’enseignement, hérédité oblige. Le T’chic appelle François en se trompant de nom de famille, il connaissait deux de ses parents et les confondait toujours. Taurines, Bessières. François restait impassible et narquois, puis déclic : « Heu ! Menhraâââs !…viens ici !» François obéit et s’avance vers l’engin, assez confiant. Plus confiant que les jours ou le bec Bunsen était en activité, allumé ou en passe de l’être. On a toujours craint pour nos vies ces jours-là. Et aussi tremblé de honte, sous sa colère quand il nous ordonnait de nous mettre à quatre pattes pour ramasser les perles de mercure avec une feuille de cahier. Grosse colère parce que le 105
T’chic avait fait foirer la démonstration de l’expérience de Torricelli, en versant le mercure de toute la hauteur du tube et clinc-glanc le fond éclate suivi du déversement du mercure en millions de billes sur le plancher noirci de la classe. Il a passé ses nerfs sur nous, qui compatissions mais pas beaucoup quandmême. Retrouvons notre François, au gardeà-vous, planté à côté de l’appareil d’électrolyse. Le prof lui demande : « Tu les vois les bulles ? - Ben, heu, non…monsieur ! - Comment ? tu ne vois pas les bulles ? - Non monsieur ! rien ! - Espèce d’âne, tu les vois les bulles ? » Le ton monte le T’chic est violet de colère, congestionné, le col de sa chemise de coutil à carreaux (spéciale chasse) se relève comme les ailes d’un oiseau à l’agonie. Sa cravate plate 106
monte et descend au rythme des gesticulations. « Imbécile ! tu vois pas les bulles ? - Non monsieur ! » répète François interrogeant du regard les copains du premier rang. Et là…mon cousin Bernard Maurel, placé devant, bien peigné, sage, dit après avoir levé le doigt : « Monsieur, c’est pas branché ! » Alors là je ne pourrai jamais vous décrire le Houuu qui suivit cet événement, mais il n’a jamais été égalé, même à l’assemblée nationale un jour d’affluence farci de motions de censure. Le délire, le chahut maximum que des oreilles pouvaient supporter en quantité de décibels provoqués par les règles plates, les pieds sur le plancher, les dessus des bureaux. Les papiers catapultés par les frondes à élastiques de sortie zébraient l’espace aérien, une explosion de joie et de sympathique anarchie ! 107
Le T’chic, bleu, violet distribuait ses bons de fouan (foin) aux habitués, si vous voyez ce que je veux dire. Dans ces moments-là, le préfabriqué perdait quelques années de sa garantie décennale, ses vis et ses boulons se déchaussaient sous les vibrations du bâtiment en folie, même les vitres ne restaient pas de glace et vibraient à qui mieuxmieux. Le Tos, Emile Gintrand le directeur venait souvent à la rescousse du T’chic. Les autres classes plus studieuses attendaient leur tour pour faire encore plus fort dans les heures suivantes. L’escalade de l’agitation. On n’a jamais calculé, mais je sais que le c h a h u t m è t re e x i s t a i t d é j à e t l e s médailles olympiques du bazar ont été gagnées dans ce préfabriqué.
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Plus calmement mais avec plus de difficulté, on faisait des concours de lèche-cul avec d’autres profs. La comptabilité des points était tenue par mon cousin Bernard assisté de Christian qui redoublait et triplait ses classes afin de ne jamais vieillir (c’est vrai ça). Qui allait le premier ramasser la craie tombée des mains du prof. Qui venait effacer le tableau d’office, qui se proposait à aider pour ramasser les copies… Dans la cour, à la récré, les P4 étaient allumées et fumées derrière le préfabriqué. Une petite escalade du muret nous mettait à l’abri des regards des pions et des profs qui faisaient les cent pas les mains derrière le dos. On avait vite déserté les WC parce que c’était trop connu. Ce lieu était une zone exclusive et la propriété des plus débrouillards. Pendant ce temps là, les élèves jouaient 109
à des jeux ancestraux, venus du fond du moyen âge comme Cèbe, un sautemouton avec des règles précises. Les joueurs de la première équipe sont courbés, les uns derrière les autres. Le capitaine de l’équipe est placé contre un mur et fait face aux sauteurs en amortissant les chocs. Les joueurs de la seconde équipe doivent sauter à cheval sur les dos des premiers en criant à chaque fois : « Cèbe ! » et rester tous en équilibre. Au premier de sauter le plus loin possible pour garantir assez de place pour ses coéquipiers. Un autre jeu de la même veine : la grande ourse, c’est comme une mêlée de rugby qui tourne, l’équipe adverse saute sur le dos des joueurs courbés et s’empile jusqu’à l’effondrement des premiers. Pas très intello mais très énergétique. Puis dans la cour, période des billes, des osselets, des jeux de balles en papier serré dans 110
des lanières de chambre à air avec lesquelles on jouait à la pelote basque sur un pan de mur près du vieux préau. Les monnaies d’échange variaient : éternels timbres, scoubidous, les fameux porteclefs, les DH des nouveaux caramels nommés : Carambar. Les capsules de Pschitt citron et Pschitt orange, les premiers sodas. Avec une certaine quantité de capsules on gagnait des pistolets à eau à retirer aux établissements Cabanel au milieu de la rue Pasteur. L’Orangina est arrivé après… C’était aussi le temps des vraies coquilles (coques) à lécher, garnies de sucre aromatisé et coloré. Et les caramels à un franc, un centime de 1997, soit 0,065 euros. « Gagné ! regarde, j’ai gagné un autre chewing-gum ! » Scène vécue juste avant que les Malabars n’envahissent les épiceries pour ensuite être en vente partout aujourd’hui… 111
La mercerie.
Quand nous sommes arrivés à SaintAffrique, le magasin avait toujours son décor du début du XXe siècle. Lorsqu’on y entrait, le carillon de la porte, formé de tubes métalliques tintait. Le « C'est moi ! » était de rigueur, pour éviter de déranger notre mercière de mère. Pour l'ouverture et la fermeture de l'établissement un cérémonial était engagé, il fallait relever ou baisser le rideau de fer, la poignée de la porte était enfilée ou extraite de son carré. Soustraite à sa fonction, grâce à la petite chevillette, (cette bobinette) servait de témoin pour marquer la fin de la 113
journée. On pouvait voir les commerçants fatigués se promener le soir sur les trottoirs avec leur poignée qu'ils balançaient au bout de leurs mains croisées derrière leur dos. Ainsi, Monsieur Ramond, Bouissou, les Opticiens, les Pharmaciens, toute cette population se saluait avant de rentrer au foyer. En entrant dans le magasin, on pouvait observer la caisse à gauche, elle était comme un château-fort. Ce meuble de chêne était ceinturé par une série de balustres, comme un castel de Provence. Dans les grands placards vitrés étaient enfermées les marchandises, boîtes avec des boutons multicolores cousus sur leur faces, des tubinos, des extra-fort, des rubans de toutes les largeurs, de toutes les textures. Des faux bijoux, des gros diamants en avalanches vendus au mètre, des rubis, des 114
pierres de plastique de toutes les catégories. Une odeur de neuf planait perpétuellement dans ce petit espace d'Ali-Baba. Au fond du magasin, l'arrière-boutique, la pièce où il fallait parler à voix basse, et ne pas se disputer à haute voix pour éviter de gêner les clients. Cette pièce servait aussi de cuisine. La guerre aux odeurs y était permanente, un ventilateur logé dans un carreau de la fenêtre, chassait les odeurs dans la rue. Ainsi tous les passants de la rue Pasteur savaient que la mercière taquinait la baudroie ou le pot-au-feu ! L'efficacité de cette installation dispensait les clients des odeurs de choux ou de fritures diverses. Les systèmes d'aération calculés par notre ingénieur de père tenaient compte d'un seul théorème. Je vais vous le 115
livrer ici, attention ne le divulguez pas à n'importe qui, c'est sérieux. Le voici en clair : La chaleur monte ! Partant de cette observation, des trappes et des bouches ont été ouvertes dans les portes de telle sorte qu'en ouvrant, en fermant, on régulait la diffusion du flux de l'air chaud. Ce système permettait à la chaleur de cette petite cuisine d'alimenter les chambres du haut qui ne possédaient que des cheminées condamnées comme système de chauffage. Cette arrière-boutique était de temps en temps envahie par les arrivages des marchandises. C'était un traditionnel terrain de jeu, les parents nous laissaient les cartons vides un moment pour que nous les habitions un certain temps, un bail précaire. Ma sœur et moi, nous avons ainsi construit des immeubles avec des fenêtres et des volets ouverts par un savant découpage à l’Opinel. 116
L'odeur de ces emballages était chaude, rassurante. Puis c’était le découpage et la mise à plat pour les descendre à la cave. Cette cave voûtée sous la maison était un lieu magique pour nous. Le sol en terre battue nous donnait un aperçu de la vie d'autrefois dans les châteaux. La voûte me rappelait aussi le métro de ma petite enfance. Le tas de charbon du bout de la cave a été remplacé un jour par une cuve à mazout, un gros bidon cubique sur pied. Ça estompait les sentiments que nous avions en remplissant le seau des boulets de charbon, pour alimenter la cuisinière à l'étage. Des pensées solidaires pour les souffrances des mineurs de fond de Carmaux, du Bousquet-d'Orb, de Graissessac et de Decazeville ceux q u i c r e u s a i e n t e n p l e i n a i r, à l a Découverte. Cette atmosphère de labeur était accentuée par un établi installé à 117
l'autre extrémité de la cave, où nous bricolions (dans le vrai sens de bricoler). Toutes les machines les plus sophistiquées ont vu le jour dans cette cave sombre, elles sont encore tenues au secret. Si ces inventions sortaient d'un seul coup, le déséquilibre financier de Wall Street nous précipiterait tous dans le chaos économique le plus épouvantable du siècle. Je préfère garder le silence, il ne faut pas faire évoluer l’humanité trop vite… Les outils étaient fixés sur une planche avec leur silhouette peinte derrière. Sur ce plan de travail mon père faisait des boutons recouverts de tissus divers et aidait ma mère pour qu’elle puisse rendre aux clients ce « service plus » Mon grand-frère avait installé un mini-laboratoire photo, où j'ai pu découvrir la joie de développer des 118
tirages, faire apparaître des images dans la cuvette du révélateur, puis les glacer avec une solution additionnée d'agent mouillant (de Mir). Nous avons développé les photos du compagnon favori de mon frère, Tino, le labrador noir des Frayssinhes. Il aimait ce chien comme personne, il le prenait avec lui pour le baigner dans la rivière. Moi j'avais un penchant pour Zouc, le chien du vétérinaire d'à-côté, un grand chien débonnaire, sympathique, une montagne de poils roux comme le feu. Et toute la famille était en arrêt devant Titinou, le pointer de monsieur Saubaux. Un chien complètement fou, comme Pluto de Walt Disney, il courait comme un dératé et se retournait d’un seul bond en dérapant sur le ciment du trottoir, un vrai cartoon. L'hiver on ne pouvait pas s'empêcher de le faire patiner sur le boulevard gelé. 119
Un jour, (très vite) il a fallu rénover le magasin. Une transformation totale fut entreprise, la folie de l'avènement du Formica ® et du Gilac ®. Les travaux furent confiés à un décorateur de Toulouse. Le chantier a été rapide et la livraison clef en main pratiquement spontanée, du jamais vu à l’époque. L'investissement justifié pesait financièrement sur notre vie de tous les jours. Devant de petites privations, je devais être soucieux de cet état, ma mère s'en est aperçue et d'un ton rassurant elle me donna mon premier cours d'économie : « N'aie pas peur Pierrot, ce n'est pas maman qui va payer tout ça, c'est les clients ! » Ce jour-là j'ai tout compris du commerce ou presque…
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La rue Pasteur.
Sortons dans la rue Pasteur. C'était la rue des miracles. Nous habitions audessus du magasin, la mercerie Coustels devenue mercerie Rebichon. Elle formait l'angle avec le boulevard Victor-Hugo. L'animation de notre rue était assurée par tout un voisinage folklorique à l'italienne. Notre voisine, Mimie vivait avec sa fille, Pierrette. Leur petite chienne s'appelait Bobine, normal, Mimie était couturière. On la voyait à sa fenêtre, au travers de ses géraniums, elle travaillait beaucoup sur sa machine pour les gantiers de Millau. Du travail d’assemblage 121
à domicile. Beaucoup de femmes de la région étaient employées par ces manufacturiers locaux. Ils leur donnaient de l’ouvrage à domicile en les rémunérant à la pièce. Mes deux grand-tantes, Maria et Lucienne Maurel cousaient à la main les gants de luxe, se tuaient à cet ouvrage pour quelques francs, mais… elles étaient chez elles. D’autres femmes de la région travaillaient sans arrêt derrière leur machine à coudre, lunettes sur le bout du nez. J'ai toujours ressenti cela comme une sorte d’esclavage non avoué. Sans trop s'en douter, toutes ces femmes ornaient les vitrines de luxe du Faubourg Saint-Honoré à Paris, et des plus grandes capitales du monde. Heureusement qu'elles ne voyaient pas les étiquettes (…). 122
Bobine, la petite chienne de Mimie et Pierrette, était d’une race indéfinie, on la croyait originaire de l’extrême Paumée-Ranie, lorsqu’elle arriva au bout de son Tubino de vie, elle mourut. Mimie au désespoir se lamentait en criant dans la rue : « Piquez-moi que je meure ! » Mimie avait aussi une fonction sociale importante, elle donnait à boire à notre facteur manchot. Par sa fenêtre de l'étage, elle faisait pendre un tuyau d'arrosage. Il le saisissait habilement de sa main valide, il faut dire qu’à l'autre bout, Mimie avait enfoncé un entonnoir en fer blanc, (un embut), et déversait dedans du vin de sa bouteille à étoiles consignée. Elle accompagnait toujours ce don humanitaire d'une série de plaisanteries à faire rougir un régiment de vieux soiffards en goguette. 123
Notre facteur avait l'habitude, il était ainsi apprivoisé, il ne manquait jamais cette pause dans sa tournée. Même si aucune lettre n'était adressée dans le quartier, il passait vérifier si personne n'avait changé d'adresse en demandant des précisions à Mimie qui était bien entendu au courant de tout dans la rue. Et glou et glou… Un peu plus loin, à quelques numéros, habitait monsieur Galtier. Ce voisin rentrait chez lui saoul comme un pot tous les soirs. La fenêtre de son appartement donnait en face des mansardes du grenier de l'hôtel Affre. Il planait tous les soirs dans les étoiles de ses bouteilles CRAB de chez Redon, consignées chez Noëlla Fournier, l’épicière du boulevard. Sur le rebord de sa fenêtre du troisième étage, il disposait un vieux phonographe à pavillon et 124
organisait un concert gratuit pour le monde entier. Des vieux airs d'opéra s'échappaient du grand liseron rouge. (Placé tout juste à côté du litron de rouge.) Cette musique nasillarde était déchiffrée et transmise par des aiguilles plus ou moins neuves. (Dans des sillons qui abreuvaient notre ami tant qu'ils pouvaient). Musique inscrite sur des disques en cire grésillants à souhait. Les plus grand airs du répertoire crissaient ainsi à Dieu-va : « Lakmé éé ton doux regaâârd se voiââle…grrat, grrat, grrat…» Un soir, excédé, monsieur Affre, le patron de l'hôtel, vient demander un service à notre bande de copains s’amusant au ballon dans la rue. On jouait au volley en travers de la ruelle barrée par un filet formé de plusieurs bouts de ficelles de chanvre. Les rares grincheux 125
du quartier disaient que c'était la mercière qui fournissait le filet. Monsieur Affre déboule en trombe avec sa tenue de cuisinier : « Hé les petits, pouvez-vous me prêter un de vos lance-pierres ? » Comment savait-il que nous risquions d’avoir un objet pareil ? Sa demande fut aussitôt satisfaite par un de nous qui possédait cette arme dans sa poche de short. L’hôtelier esquissant un sourire sarcastique, monta quatre à quatre dans son grenier. Nous, on avait replié le filet de basket, on préparait les chaises pour le spectacle de cette douce soirée qui allait s’échauffer, à coup sûr ! Ces soirs-là, du fond de nos bocaux placés sur les rebords des fenêtres, les grillons s’égosillaient les élytres. Attention, c’est le moment, Monsieur Affre sort prudemment la tête par sa mansarde, il 126
tire des pommes de terre propulsées par notre lance-missiles élastique. Il bouche efficacement le grand pavillon du phonographe jusqu'au silence lyrique qui est très vite remplacé par un autre registre de sons, un répertoire coloré en direct. Des cris, des mots d'oiseaux, des injures intraduisibles parce que hurlés dans une langue locale imagée, en demi-patois 12° au moins. En parlant de cris et de haute voix , à cette époque il existait encore le crieur public dans la ville. Armé de sa trompette en cuivre jaune de carrier ou de cantonnier SNCF : Pouet ! pouet ! pouet ! Il criait au coin de la rue et du boulevard : « Avis ! Ce soir ! vingt heures trente, grand bal du Vélo-Club Saint-Affricain à la salle des fêtes...» 127
Toutes ces voix se sont évanouies. Cette petite rue est muette aujourd'hui, elle a pourtant vécu des heures savoureuses. Si un jour un scientifique arrivait à faire parler les murs, allez tous les écouter sur place, bonheur garanti! Toujours chargé le soir, monsieur Galtier, le Maestro au phono, avait deux chiens. La nuit tombait. Avant son concert, il les appelait pour les faire entrer dans leur niche au quatrième étage : « Taillôo !…(hic)…Myrzâaa !…(hic) » C’étaient deux bêtes de race inconnue. Un des deux chiens était blanc et noir, monsieur Marconi, nous avait épaté (…) par son chien symbolisant sa marque : La Voix de son Maître, c'est à peu près le même qui tenait compagnie à monsieur Galtier, mais, vu en double, 128
normal (hic…). Ce couple de chiens, exécutait l'ordre en rentrant nonchalamment. Leurs ongles grattaient le goudron en rythme. Le son était amplifié par la résonance des murs rapprochés de la ruelle et montait jusqu'à la fenêtre de ma chambre. À la mort de l'une des deux bêtes, le facteur manchot, sortant d’une séance d'humidification et de musculation de sa luette asséchée, opération salutaire assurée par son amie Mimie, criait dans la rue à tue-tête. Aussi saoul que notre pauvre mélomane, titubant, la tête trop penchée en arrière pour porter efficacement sa voix au ciel du quatrième étage, il vociférait : « Condoléaaances Galtier ! » Une certaine humanité et civilité transpirait dans ces rapports entre ces hommes mûrs. Oui, je pèse mes mots. 129
Des moments d'évasion.
La rivière Sorgues traversant la ville avait tous les ans des humeurs dévastatrices, par des crues subites. Le terrain de sport du collège était situé au-dessus de la rivière au bout du quartier Saint-Valentin. Il ne nous a jamais vu courir, ni trop forcer nos muscles. François, une poignée d’autres et moi, nous sommes certainement des intellos et pas des fouteux comme les Uns (…) et les autres. La rivière en crue nous inspire et nous projette des images d’horizons lointains, canadiens par exemple. Des peupliers abattus sur la rive aiguisent notre sens de curiosité. 131
« Et si on faisait flotter le bois, comme dans les rapides du pays des grands lacs ? - Ouais ! » Il n’en fallait pas plus. Nous voilà, avec des leviers dans les mains, appliquant le principe étudié la veille avec notre prof de physique monsieur Trinquier surnommé le Tchicas. Un peu, (très peu) d’efforts, les arbres pivotent et roulent. Ils dévalent sur la berge, et leurs troncs plongent dans les flots en furie de la rivière boueuse. La joie nous entraîne, et nous pousse à répéter plusieurs fois la scène de ce film de bûcherons du Grand Nord. Réussite totale, les troncs voguent maintenant sur l'écume marron de la rivière en crue. Qui l'eût cru ? qui pensait faire le mal à ce moment-là! Le samedi matin, (il y avait classe le samedi matin à l’époque) le directeur 132
du collège, Monsieur Gintrand, surnommé leTos, entre dans la classe et demande sévèrement, comme à son habitude : « Qui a roulé des billes ? » Des billes ? Rire général dans la classe, puis, un grave silence s’installe, dès qu'il explique que ces billes sont en réalité le nom donné à des troncs d'arbres. Des troncs de peupliers qui étaient coupés et stockés au bord du terrain de gymnastique. Après un regard en-dessous, nos doigts se lèvent et nous nous prenons une super-colle en série, mémorable. Le Dimanche collé, c'est folklorique, le jeudi bien moins sympathique. On a payé notre bétise par une liste de colles honteuses qui ne finissaient pas. Nos parents, eux, ont payé les dégâts causés par les arbres fous qui ont endommagé les pales du moulin situé en aval et ils 133
participèrent au financement de la récupération des troncs échoués par-ci parlà. Nous, on n'avait pas donné de valeur marchande à ces pauvres arbres couchés, chargés de piboulades. Vous savez, les petits champignons à omelettes, poussant sur les souches de peupliers. Chaque année la Sorgue nous faisait peur avec ses cruelles crues, elle transportait même des caravanes. Une année un paysan n'avait pas eu le temps de démonter sa pompe d’arrosage. Il a vu arriver sur lui une barre d'eau qui a tout emporté, c'est très impressionnant. Lorsque les eaux montaient subitement, la sirène retentissait dans la nuit. Elle alertait les pompiers et la population de bénévoles pour qu'ils accourent 134
aider les mémés du bord de l'eau à monter les meubles et autres affaires menacées par les flots qui grondaient sans répit. Au milieu de ce désastre, dès que le maximum était fait, il ne nous restait plus qu'à attendre l'accalmie. Pour détendre l'atmosphère, on avait créé un jeu avec mon père. Il s'agissait de faire dire une phrase type aux badauds. Pour cela il fallait amorcer la réponse en disant une phrase avec le mot feu dedans et la réponse était immédiate : « Oui ! le feu c'est rien, on peut l'arrêter, mais l'eau ! » Un point ! et ainsi de suite… C'était pas méchant, et ça permettait de créer un peu d'ambiance dans les rangs.
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Les copains de la rue.
Sur le trottoir en pente du boulevard Victor-Hugo, on jouait avec des carrioles faites d’une caisse en bois montée sur des roulements à billes. Ces roues de métal, étaient considérées comme des pièces précieuses, elles étaient chinées chez monsieur Besset, le directeur du garage Berliet ou chez monsieur Sabatier, le ferrailleur, peillarot, du quartier. Qu’on ennuyait aussi l’été, à la recherche des chambres à air nécessaires pour nos baignades et pour nos chantiers navals. Arsenal officiel et secret de la Sorgue, où naissaient des radeaux truffés de vieux bidons d’huile 137
(blindage oblige) et armés des fameuses chambres à air pour donner du volume et l’impression de puissance. Revenons sur nos carrioles roulant, le fer à nu, sur le ciment du trottoir du boulevard Victor-Hugo, bonjour le bruit d’avion à réaction…La barre de direction était sollicitée par les pieds, on revenait en ligne grâce à une ficelle qui faisait office de rappel sur la butée de direction. Nous n'avons jamais vendu les plans à personne. À cause de cela,et tant pis pour eux, messieurs Ligier, Mac Laren et les autres doivent encore chercher à améliorer leurs bolides. Certains jeudis, on faisait des blagues aux passants avec un porte-monnaie attaché à un fil nylon laissé au coin de la rue. Ou avec des pièces de monnaie 138
chauffées à blanc sur notre gazinière, puis jetées brûlantes sur le trottoir. Les victimes hurlaient de douleur et nous lançaient des compliments du style : « Macarel de puto, bande de petits couillons, je vais me plaindre à la police…vous allez voir ! » Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que la police ne se serait jamais risquée dans notre Bronx. Oyé… Au contraire, cette rue Pasteur était aussi la plage d'une page de brouillon de culture. Pardon monsieur Pivot. Avec mon cher copain Christian Frayssinhes, qui habitait à trois numéros plus loin, vers chez monsieur Galtier, nous organisions un théâtre payant pour les filles. Le paiement de l'entrée : Quelques caramels à un franc, environ 10 centimes de 1996, un chewing-gum gagnant ou du coco en tube de verre avec son petit bouchon de 139
liège, ou quelquefois, en paille de plastique. Le coco c'est de la réglisse en poudre, et pas la coco comme risquent de le supputer quelques jeunes lecteurs stupéfaits. On présentait des œuvres fantastiques. La scène était installée au milieu d'un monticule de cartons d'emballage. Ce théâtre Brut, nous a fait passer de doux moments de création pure. Avec Cricri (Christian), on aimait bien rendre visite à un vieux pensionnaire de l'hôtel Affre, en face. Monsieur Durand, un homme seul, qui nous apprenait à collectionner les insectes et à monter un herbier. Il partait tous les jours à la pêche, à l’abri sous son grand chapeau de paille. Équipé jusqu'aux dents, il chevauchait son vélomoteur vert au réservoir bombu. Du fond de la rue, on aurait dit un chalutier d'Ouessant, avec toutes les épuisettes et filets à papillons 140
dépassant de chaque côté de sa silhouette. Il nous invitait à le suivre certains jours. On a passé de bons moments à traquer les cétoines, des papillons et des libellules au milieu des saponaires aux fleurs roses et savonneuses poussant entre les galets des rives de la Sorgues.Et le fin du fin, la capture savante des lucanes cerfsvolants dans leurs vols lourds du soir qui enflammait doucement les reflets de la rivière. On rentrait à la maison avec des grillons dans des bocaux remplis d'herbe coupée et de terre. Dès que le calme de la rue absorbait les derniers ébats de nos voisins abreuvés, ces grillons prenaient du service, et chantaient leur cri-cri du fond de leur nature reconstituée. Installés sur le rebord des fenêtres de nos chambres, ils égayaient la nuit, sous la faible lumière des réverbères publics. 141
Le gros vélomoteur vert de monsieur Durand me fait penser à une aventure que nous avons vécue. La scène s’est déroulée avec comme accessoire principal, une véritable Mobylette beige : Les tours de ville de la Mort… …Pierrette, la fille unique de la couturière/madelon de la rue, a succombé à mes supplications. Pierrette, donc, de quelques années mon aînée, me prêta sa Mobylette beige, la vraie, avec le réservoir en triangle sous la selle, et le petit phare avant, en aluminium tout rond. J'ai enfourché la machine convoitée comme un connaisseur et je suis parti sans bien connaître son fonctionnement. Je ne savais pas l'arrêter. J'ai fait plusieurs tours de ville avant de pouvoir stopper l'engin. À chacun de mes passages les copains me donnaient une 142
information. Un puzzle phonique livré en vrac avec des pièges, qui s'est achevé avec la dernière goutte de carburant. C'était pendant l'heure de la sieste, la ville endormie me laissait le champ libre, il faut dire qu'à cette époque, il n'y avait ni feux tricolores ni stops aux carrefours. Et à cette heure-là, encore moins des agents. Le seul véhicule visible sur le boulevard, était celui de la voirie. Un FAR électrique (et oui on savait faire des véhicules intelligents à cette époque !). Il était peint en vert, perché sur ses trois roues, il avait son capot-nez en pyramide tronquée. Le balayeur municipal l'avait garé comme d'habitude près du café de Monsieur Quet, pause-gosier oblige. En sortant du bistro, il balayait plus nerveusement les escoubilles laissées par les maraîchers. 143
Les deux plus gros marchands de primeurs de la ville, étaient de bons vivants, messieurs Saubaux et Sicard. La maison Platet n'était pas encore installée en ville, elle vendait encore ses légumes au milieu des mille maraîchères et fermières de Vabres, qui venaient en majorité de cette plaine fertile de l’ouest saint-affricain, sur la route d’Albi. Ils offraient leurs récoltes sur les trottoirs aux clients, tout le long du boulevard Victor-Hugo. Les gens du cru déambulaient en repérant les prix d’un œil expert et aveyronnais, les autres, les touristes achetaient en confiance et ils avaient raison ! À cette époque, le commerce avait une noblesse dans l’approche.Les romaines des unes ne trichaient pas plus que celles des autres, qu’elles soient originaires de Saint-Izaire ou bien de Belmont, voire de Coupiac… 144
Tiens Coupiac, j’ai longtemps pensé que les pintades étaient originaires de ce village. Leur nom correspond aux cris qu’elles poussent en liberté dans les aires, autour des fermes. À 3, essayez avec moi, accentuez bien sur le à, on y va ?:: Coupiàc coupiàc coupiàc… c’est étonnant non ?. Mais je m’égare, au fait… j’ai oublié nos marchands de primeurs sédentaires. Les Saubaux avaient leur magasin à côté de notre mercerie. Les jours de marché, les Sicard s'installaient juste en face, sur le trottoir du magasin des meubles Vigouroux. Après les marchés, j'ai assisté à des combats mémoriaux, des guerres de légumes, à en faire pâlir de jalousie un maraîcher du Roussillon déversant ses tonnes de pêches sur l'autoroute A9 un jour de manif euro-communautaire. 145
C'était du folklore, une tradition de belle concurrence, une amitié chargée de pépins et autres pulpes plus ou moins avancées dans la péremption. L'heure chaude du démontage des étalages et de la lance à incendie des balayeurs commençait à transformer les caniveaux en torrents purificateurs. Le combat commençait dès que le boulevard se vidait de ses clients et devenait un champ de bataille. Du café, les balayeurs attendaient des armistices pour passer au travers des trajectoires juteuses. Prêtant main forte au camp de mon voisin Saubaux, j'ai habilement projeté une tomate bien molle sur la face ronde du commandant des forces ennemies. En face, ma cible tomatée c’était le fils Sicard, champion de rugby local et il n'a pas aimé, un peu vexé le demi de mêlée. En fait, pas demi du tout, vu l’armoire. En essuyant 146
son visage humilié de dégoulinade, le meuble souillé sort comme une bombe de derrière son étalage. Il laisse tomber une barre de métal dans un glonc tragique à mes oreilles, comme un glas, le mien, le dernier. Il fonce sur moi en me menaçant de se plaindre à la police. Dans une poursuite digne d'un reportage du Parc des Princes, il affirme que je vais être jeté en prison. Ma sœur assiste à la scène, paniquée, elle ne s'en est pas encore remise. Elle s'est mise à pleurer comme si l'incarcération était imminente et même imparable. Il faut dire que la tête du fils Sicard au-dessus de ses kilos de muscles, ça impressionne un enfant. Et c'est là que je peux affirmer, que dans des conditions extrêmes, les jambes ne transmettent pas bien les informations sur l'état de leur fatigue au cerveau, occupé par le travail des yeux qui cherchent à détec147
ter rapidement une cachette sûre. Le cerveau, efficace, pare au plus pressé. L’histoire ne s’est pas mal terminée, ainsi, je n’ai jamais pu goûter à la paille humide des cachots, mais plutôt à la pile immense des cageots qu’ils m’ont aimablement conseillé de gerber en simple représaille. Et puis le calme… La chaleur du début de l'après-midi faisait fondre le goudron qui coulait en plissant sur le bord des caniveaux, juste de quoi empéguer les roues étroites des rares véhicules qui roulaient à cette heure de la Sieste. Dès seize heures, le boulevard retrouvait son animation, les gens se promenaient et faisaient religieusement un arrêt chez monsieur Noyer, le bon pâtissier d'en face… glacier, salon de thé. Simone sa fille, m'aimait bien, elle m'a appris à faire de la peinture sur des 148
plaques de verre posées sur des photos, des cartes postales ou d'autres images existantes. Pour réaliser ces œuvres, on se plaçait sur une table dans son arrièreboutique embaumée d'odeurs de chocolat et de vanille. Son unique et énorme poisson rouge avait son oeil grossi par l'effet loupe du bocal, il était le seul critique objectif de ces œuvres colorées, en restant toujours bouche bée. Cette activité artistique m'a conforté dans le choix de mon futur métier, un pinceau et de la couleur, c'est ça ! avec une évidente relation à l'image en général. Les glaces fabriquées par monsieur Noyer étaient connues jusqu'à l'autre bout de la terre, et certainement audelà. Celles aux petits raisins étaient fabriquées aux petits oignons, si vous me permettez ! La récompense suprême c'était la dégustation d’un double cornet de glace 149
vanille-café. Par exemple, en regardant pédaler les coureurs cyclistes du tour de ville encouragés par le speaker de service. Monsieur Ferret, cet Abirmat* célèbre, criait comme un reporter brésilien dans son microphone. Avec son accent prononcé, cette voix unique et tonitruante annonçait au milieu des larsens inévitables : « Millâ millâ, millâ! (mille). Une prime de mille francs de l'époque est offerte par les vins CRAB de chez Redon… » Pour la conversion en Euros, vous vous débrouillez !)
*Saint-Affricain.
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Au milieu de la rue Pasteur, il y avait le garage des transports et déménagements Cabanel. Les gros camions passaient juste dans la rue. Il n'y avait pas la place d'un pot de fleur au premier étage. Dans les années 1962 / 63, sur le quai de déchargement de ce garage sentant la pâte Arma mêlée au cambouis, nous allions écouter un groupe de musique Yé-Yé. Des copains pensaient passer en tête au Hit Parade, et pourquoi pas trôner devant les Chats sauvages et les Chaussettes noires, en couverture de Salut les copains. Il me semble qu’ils sont restés inconnus. Salut à toi, JeanPaul Durand, je sais que le talent n'est pas toujours récompensé en temps voulu. Mais aujourd'hui, ça doit être un peu tard, je veux dire pour ce répertoire. Si quelqu’un trouve un disque égaré merci de le signaler à la presse. 151
À côté du garage, il y avait la menuiserie de monsieur Condamine, un menuisier sec comme une latte de châtaignier. Ses lunettes sur le bout du nez il parlait à son ouvrage, à sa mortaise ou à sa queue d’aronde rebelle en disant : « Je te badinerai ! » Après la menuiserie, il y avait le portail ouvert d’un ferrailleur installé là, monsieur Sabatier. Au fond de la cour, dans sa maison, un aigle empaillé planait au-dessus de la cage de son escalier monumental en pierre. Aujourd’hui ce sont d’autres commerçants qui se sont installés là, vous savez ? ceux qui ne feront jamais faillite…Trésor…(…) Monsieur Sabatier exerçait son métier de récupérateur et de peillarot, c’est comme ça qu’on appelait un marchand de peaux de lapins et de vieux vêtements,(peilharot, en écriture occitane.). 152
Les parents se servaient de son image pour faire peur aux enfants. Métier encore mystérieux que celui de recycleur ! Il y avait beaucoup de peillarots ambulants qui passaient dans la ville et les villages en criant : « Peillarot…peillarot…peaux de lapins ! » Les enfants attendaient toujours la phrase fatidique prononcée par les parents : « Si tu n'es pas sage, on va te vendre au peillarot ! » Le nôtre et voisin de surcroît était sédentaire. Un dimanche soir, en revenant de veek-end, pardon…du congé de fin de semaine, mon père tua un blaireau sur la route des Mazes. Sous le choc, la Vedette noire 1950 de plus d’une tonne et demie, avec nous en plus à bord, a fait un bond en l’air. Le lendemain, nous vendions le blaireau raide mort à Monsieur sabatier. Cinquante francs, 153
(cinq cent anciens francs) pour ses poils, il ne nous a jamais payé. Peutêtre par négligence ou par compensation des frais de location de son parc de loisirs ? Notre ferrailleur à nous, avait son terrain presque vague, en pleine ville. Pour nous, c'était un territoire à rêver, un site de recherches et de bricolage de première catégorie. On y a vécu des moments certainement semblables à ceux des enfants du Bronx ou de Harlem à New-York. Passant des aprèsmidi entières à conduire des vieilles carcasses de voitures sans roues. Aux centres des volants, les boutons rouges des klaxons n'avaient aucun effet sonore faute de batteries. Pour nous, ils fonctionnaient quand même et ouvraient nos rêves sur une route intemporelle, je crois que j'ai déjà vécu l'an 2000 dans ces vaisseaux rouillés, en décollant à partir de ce terrain. 154
Sous le hangar d’à-côté, on trouvait de fabuleux trésors : des vieux téléphones à manivelles en bakélite noire, des anciens compteurs électriques à démonter pour récupérer les numéros crantés. Surtout la récupération des roulements à bille pour nos carrioles, et des billes tout court pour les parties à l’école, et le luxe, des aimants extirpés des vieux moteurs électriques débobinés. Toute la science du système D, un laboratoire de recherche spéciale. était là, à quelques pas de chez moi. Toute ma vie j'ai su démonter des appareils de toute sorte, mais rarement les remonter, sans avoir face à moi un surplus de vis et autres écrous qui me narguaient et me narguent encore à chaque fois!… Mon père me baptisait depuis ma plus tendre enfance : « Pierrot , le Roi du pas de vis ! » 155
Assisté des copains bricolos, on remettait en action des roues dentées récupérées dans des machines, des réveils, en construisant de formidables sculptures symbolisant des machines à ne rien faire. Le plaisir de la mécanique à quatre sous, le Mécano du pauvre, le plaisir de la création brute. Les films dans les trois salles de cinéma du dimanche en matinée, au Moderne, au Rex ou au Familial, nous donnaient des idées pour imiter les pirates du Corsaire Rouge ou les Yankees de la Chevauchée Fantastique. Pour jouer comme il faut, il nous fallait des canons. Aucun problème… Les tuyaux de cuivre récupérés sont aplatis sur une extrémité, puis percés pour la mise à feu. Le fut est monté sur un plateau à roulettes, et le canon napoléonien est en place. Pour refaire Austerlitz, il fallait de la poudre. Aucun problème. 156
Des proportions savantes de trois ingrédients : salpêtre, soufre et charbon de bois, achetés en droguerie en paquets séparés, chacun son kilo, pour tromper l'ennemi. Cette mixture, nous fournissait une bonne poudre maison. On a eu un peu de poudre noire pour le luxe. Cette belle pincée de poudre nous avait été donnée par le copain qui nous fournissait aussi des détonateurs, son père travaillait dans une carrière. Autrement, faute de ces petits tubes de métal, on prenait des ampoules de flash pour obtenir un résultat similaire. En mode plus basique, la mèche lente qui mettait le feu à tout ça, était aussi achetée librement en droguerie. Dieu merci ! aucun canon ne s'est ouvert en banane, tous ont tiré comme prévu. Les bombes aussi ont bien fonctionné, des encriers bourrés de mixture 157
explosive soulevaient la terre comme à Verdun en 1916. Je demande encore pardon aux taupes du coin qui ont du passer de sales quarts d'heure. Même les fusées ont décollé, certes sans atteindre leurs objectifs, à moins que la Nasa puisse nous donner des nouvelles de celle que l'on a jamais retrouvée…partie…direction Saturne. Pour l’observation des trajectoires, il faut vous dire que nous étions très loin des pas de tir, et bien couchés derrière un talus. Comme les grands faisaient à Mururoa. « Tu es sûr…(silence) tout à pété ? » Malgré notre savoir-faire, la confiance ne régnait pas vraiment au PC des opérations d'essais. On a vu partir des fusées à l'horizontale, à vous faire démissionner de la recherche spatiale, sur le champ. 158
Avec notre arsenal de fortune, je me demande encore comment on n'a pas fait sauter tout le Rouergue Méridional déclenché un Nagasaki local. Certains journalistes scientifiques auraient pu croire que la chaîne des volcans d'Auvergne se réveillait, d'Agde à Clermont, Saint-Affrique étant la faille nouvelle, un nouveau cratère de caractère créé par la main de l’homme…
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Vendanges et bonnes tablées
Un cousin de mon grand-père explotait une ferme à la sortie de la ville. Sur la route de Vabres, à deux kilomètres à gauche, prenons l’accès à la route qui naît sous le pont du chemin de fer fantôme Albi-Le Vigan. Ce chemin monte en sinuant jusqu'à la ferme du Barthas. Pour les vendanges, un cousin, Ernest Mas, affrétait sa trèfle Citroën pour acheminer les travailleurs que nous étions sur les pentes abruptes des vignobles de la ferme. Quand je dis travailleurs, je pense à nos parents car nous on préférait faire les couillons dans les pailliers. 161
Au carrefour du boulevard VictorHugo et du boulevard de la République, embarquement au petit matin frisquet dans l'auto qui était déjà de collection, délirante. Sa capote baissée, elle offrait une place de plus à l'arrière sur le triangle de son petit cul, le capot arrière relevé, faisaient office de dossier. Le vent frais de ce petit matin d'automne suffisait pour nous faire penser à Paul, à Emile, à Victor, et aux autres. Le son plaintif de la mécanique et le balancement sautillant de l'auto sur la route bombée nous donnaient un aperçu de ce qu’avait dû être la Croisière Jaune, ou la Noire. Nous, c'était plutôt le départ pour la croisière Violette, en honneur à la couleur réelle du rouge qui tache local.. Celle du Noa, vin redoutable par son tanin hypercolorant. 162
Mon grand-père, mon père et le pilote de la trèfle étaient accueillis en héros à la ferme. Ils devaient attaquer la journée par une séance de tripous accompagnés de l'absorption des derniers litres de vin de l'année passée. Comme pour faire de la place au nouveau. Ce vin avait une appellation d'origine, enfin, il en avait une du style : Picrate qui gratte, juste pour rester sobre et ainsi éviter de s'appeler d'un nom ronflant comme Bordeaux ou autre… Dès les derniers coups de luette, c'est la distribution des paniers et des sécateurs. En avant pour la vigne. Les bœufs menés par Albin tiraient la charrette chargée des comportes vides empilées. Les immenses roues bleues grinçaient sur les cailloux du chemin tortueux. La journée de labeur festif passait assez vite, et les parcelles de vigne réparties sur plusieurs coteaux ne 163
sont pas très vastes, c’est pour cela que vignoble n’est pas le terme approprié. Le soir, récompense dans la grande salle à manger de la ferme. Cette grande pièce froide, ne servait que pour les grandes occasions, ou pour les plantureux repas fêtant les travaux des champs et les vendanges. Pour entrer on passait par la cuisine, sous des suspensions de cochonnailles, saucisses, saucissons, melsats du bon Dieu, jambons, boudins …et, sur les étagères, tripoux, pâtés, fricandeaux etc… Un paradis de saveurs qui dure depuis le Roman de Renard. Je me suis souvent senti les dents d’un vrai Ysengrin le loup, affamé par la seule vision de ces victuailles célestes. Ce qui était sympathique au Barthas, c'est qu'on connaissait les cochons qui finissaient en guirlandes au plafond. 164
Odette, la fermière, avait beaucoup d'égard pour eux. C'était une messe que de la voir leur donner à manger. Elle aimait bien toute sa basse-cour de la même façon : du piot (dindon) aux jacassantes pintades en robes à pois, aux oies immaculées, canards muets aux becs rouges, lapins et j'en oublie certainement… Enfin toute cette population passait et repassait devant le stère de bois qui allait un jour leur chauffer les abattis… « Allez sans façons ! Je vous en prie entrez ! installez-vous ! » Ce repas du soir, le souper, était très agréable, la lampe à pétrole de la salle à manger diffusait une lumière dansante. La soupière des grandes occasions, fumait au milieu de la table entourée des plats de charcuterie maison. Les 165
miches de pain énormes attendent le geste croisé du Laguiole religieusement exécuté sur sa croûte de dessous par le chef de la maison. Ensuite, bloquée sous son bras, elle est tranchée, la première coupe donne le signal de départ pour ces agapes. À table, tout le monde s'émerveillait le palais, le gosier. Des plats simples et succulents par leur vérité. Outre la cochonnaille merveilleuse, arrivait le lièvre cuit au flambadou (appelé capucin en lointaine Aquitaine), des pintades en salmis tout, tout, tout. À partir de là, toutes les mandibules entraient en action jusqu'au dernier plat qui était souvent de la crème anglaise arrosant une montagne d'îles flottantes, qui coulaient à pic dans la crème. Ce dessert aurait pu abriter toute une colonie de pingouins et d'ours polaires. Ça aurait pu servir de base pour 166
Amundsen. Entre nous, s’il avait connu le Barthas, il serait pas parti si loin, et ne serait pas devenu un explorateur ! Ces repas pantagruéliques… Je ne veux pas vous les décrire tous dans leur vérité pour vous éviter un conflit (d'oie) avec votre balance ou votre bascule…au choix. Cependant, pardonnez-moi quandmême. Je ne peux pas m'empêcher de m'attarder sur ces merveilleux souvenirs Gastro-nostalgiques et Cholestérocoupables. Le soir on rentrait avec la trèfle plus chargée que le matin. Elle devait connaître le chemin, il le fallait parce que ce n'était pas avec ses phares qu'on éclairait la route mais avec l'ambiance allumée des adultes fatigués.
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Tiens, une autre pour la route : Les expéditions à Brengues. Chez une cousine de ma grand-mère cette fois. Elle nous recevait à Brengues, un hameau au-dessus de la vallée du Tarn près du Truel. Son mari, Gustou était responsable de l'entretien de l'usine hydroélectrique du Pouget. Cette centrale est alimentée par une conduite forcée jetant l'eau sur ses turbines depuis le lac de Salles-Curan à quelques centaines de mètres au-dessus. Impressionnantes, les vibrations du bâtiment en activité…. Gustou travaillait là et c'est grâce à cela que sa maison était équipée du tout-électrique. En 1950, beaucoup de fermes de l'Aveyron ne connaissaient pas encore l' électr icité. Beaucoup de r outes n'étaient pas encore goudronnées, quand il y avait des routes. 168
Au milieu de leur hameau, Gustou et Berthe vivaient déjà l'An 2000 car il existera peut-être encore du fuel pour chauffer certaines maisons en 2090 et plus, alors, vous mesurez le contraste ? À l'intérieur, cuisinière électrique, chauffage électrique à parabole, lumière partout, couvertures chauffantes, tout le confort de la planète Mars en Aveyron. Même à Paris, le charbon était encore livré dans les caves des immeubles des arrondissements cossus. Et, fait du hasard, ces livraisons de charbon étaient toutes assurée à 80% par des Aveyronnais, c'est bizarre la vie. Donc Gustou et Berthe nous recevaient simplement dans ce luxe Watté (ouaté). Gustou avait les qualités d'un homme d'une gentillesse et d'une espièglerie légendaires. Il aimait bien nous apprendre des trucs et des jeux. Un soir, il m'a appris à jouer à la marelle, nom169
mée localement : ringuette, vous connaissez certainement ce jeu sous le nom de morpion. Trois haricots, trois grains de maïs, une page de cahier et le jeu était prêt à nous amuser pour de bons moments. Sa chienne s'appelait Rita, elle était chienne de chasse par erreur, elle n'avait pas d'autres occupations en dehors de tenir compagnie à ses maîtres. Un sombre jour, on vit revenir Gustou de la chasse, dès qu'il apparût sous l'immense châtaignier du chemin, il pleurait en criant comme un damné. Il criait en Occitan : « Médanné ! vario maï qué cagassi à las caousos ! ai tuat Rita ! » Dieu me damne, il aurait mieux valu que je cague (chie) à la culotte, j'ai tué Rita ! Il portait sa Rita autour du cou, comme un berger portait un agneau. C'est un 170
des plus grands drames que cet homme ait eu à vivre. Notre cher Gustou est décédé trop tôt, je n'ai pas eu le temps d’assez le connaître. Sa veuve, ma tante Berthe sortait de son isolement,grâce à sa rutilante 4CV décapotable marron. Elle venait souvent nous rendre visite en ville en nous offrant sa traditionnelle frangipane de chez Lacan, vous savez dans la rue Louis-Blanc.
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La faune des Abirmats La faune des Saint-Affricains.
Il y avait des personnages folkloriques dans la Vilotte : Zéphirin, était un vieux garçon simple, ses cheveux noir de geai étaient plaqués, gominés, avec une raie bien tracée au milieu de sa tête, on aurait dit des élytres de coléoptère. Ses jours de repos, il déambulait en ville. Il vivait avec sa mère et fabriquait des montagnes de paniers en amarines (osier), il parlait du nez et il prononçait, des « amanines ». Il demandait des cigarettes à tout le monde sur les trottoirs. De temps en 173
temps, il importunait aussi nos jeunes copines par ses pulsions naturelles d'homme seul. Un jour, il se plaignait que sa mère le forçait à prendre un médicament. Avec sa voix que je ne peut pas traduire ici en écrit, il disait partout : « Elle veut me tuer ! » Zéphirin, je ne sais pas où tu es en ce moment, mais sache que tout le monde t'aimait bien à la Vilotte. Même si certains t'ont fait des petites misères verbales. Souviens-toi, d'une fois : La bande à Riri* t'avait déguisé sur un char fleuri de la fête. Ils t'avaient placé dans une marmite entourée de cannibales qui t’entouraient en sautillant, attendant que tu sois cuit ! Succès fou ! *La bande à Riri, composée de joyeux drilles, je ne l'ai connue que du bas de mon âge, ils avaient quelques dizaines 174
d’années de plus que moi. Je sais qu'ils en ont fait une et une autre dans la région. Lors d'une cavalcade dans une autre fête fleurie, ils avaient peint une vieille guimbarde avec des textes très mimile , du style : « Madame, ne riez pas, votre fille est peut-être à l'intérieur ! » Le matin du premier de l'An, les pompiers de l'époque passaient dans les rues, avec trompettes et tambours, en claironnant une aubade drôlement embouchée à chaque carrefour. C’était un peu comme la fanfare des BeauxArts. Les couacs étaient assurés d’être au rendez-vous, surtout que les partitions étaient imbibées de quelques verres de boissons diverses. les soldats du feu avaient fait tous les cafés de la ville et il y en avait plus d’une douzaine (pour 7000 habitants) à l’époque ! 175
Ajoutons aussi que les quines étaient organisés dans tous ces cafés de la ville (loto). Les salles étaient toutes reliées par la sonorisation Moulis de l’internet avant l’heure, du direct, ambiance garantie : « Jeu à carton plein. - Quine au Grand Café ! - Ne démarquez pas ! » C’est encore l’inévitable monsieur Ferret qui était au micro central. La tradition locale avait donné des surnoms à tous les numéros : 1 = Le premier de tous, 12 = Toulouse 14 = L’homme fort (pourquoi ?) 13 = Thérèse, 69 = Essuyez-vous les moustaches, etc... Dès que l’ambiance retombait un peu, on entendait dans un fond de salle un tonitruant : « Boulègue ! » (veut dire en clair : Remue le sac de numéros). 176
Les lots étaient souvent de la cochonnaille, et de vieux services de vaisselle de table ayant certainement passé plus de trente foires du quatre mai. La foire, et les cannibales à Riri cuisinant Zéphirin en pote-au-feu me font souvenir d’un de mes calvaires festif. La honte de ma vie ! Pour les grandes fêtes fleuries, faire le pitre sur un char, une fois, j'y ai eu droit. Mon père avait dû proposer mes services à un de ses clients. Le club cycliste de la ville avait besoin d'un figurant pour pédaler sur un vélo fixé sur son char fleuri. Et qui sera le couillon ? Ils auraient pu me mettre à côté d'une miss, rien. Rien que de la pédale à tourner, rien à voir et encore moins à zieuter. Je me souviens de ma honte jaune et bleue (les couleurs de Saint-Affrique). 177
Sur le parcours du tour de ville, sans m a n q u e r d ' a i r, q u e l q u e s c o p a i n s d'école, me chambraient à tous les Tours, (...) et les jeunes filles en fleur me charriaient (…). Malgré ce malaise, je pédalais comme un malade, la tête baissée de honte et comme pour mimer un sprint qui me semblait interminable. Surtout il fallait remplir le contrat passé entre mon père et ses amis. Par intérim… j'ai donc été pour un trop long moment de ma vie, un personnage célèbre, trop mal masqué, ça dura pendant le temps d'une fête de la Vilotte. Revenons à une vraie personnalité de la ville : monsieur Boucard. C’était le clochard de service, il habitait sous le pont neuf. Il avait un côté très Parisien par sa tenue vestimentaire et par son mode d'habitat. Il faut dire que le Pont 178
Neuf, ressemble à celui de Paris, en plus petit. Le litre de vin sortant de la poche de sa pelisse ajoutait la touche de vérité au tableau. Un jour, un photographe de la ville, du studio « Marcel » avait fait sa publicité avec lui comme modèle. Sur une photo noir et blanc, Boucard tenait l'appareil photo, une boîte à savon cubique de Kodak. Avec, si je me souviens, un texte du style : « J'en ai acheté un, pourquoi pas vous ! En vente au Studio Marcel, avenue de la République. » Encore une autre tête de la Vilotte : un nommé Pescalune (parcequ’il était natif de Lunel, le pays des pêcheurs de lune). Un poète, vivant en vieux garçon. Lui aussi, était aimé par toute la population, il dansait au milieu des carrefours en mimant les policiers italiens, sans jamais les avoir vus je suppose. 179
Je ne peux pas parler des personnages célèbres de la ville sans évoquer monsieur Bouissou, le parfumeur de ces dames : Cet homme, trouble pour moi, m'a laissé quelques images en souvenir. Celles d'un homme silencieux pas très rapide et finte-louffe, le vrai commerçant d’autrefois en fait ! En plus des parfums et des produits de beauté, il avait l’exclusivité de la distribution des magazines coquins de l’époque, les Paris-Hollywood de notre enfance, avec des pin-up toutes roses retouchées, et bien en chair. Des gros lolos en bichromie pleine page. De dessous son comptoir il pouvait aussi sortir des boîtes de préservatifs. Avec dix boîtes, on avait droit à un porte-clé, une tour Prophyltex en métal argenté, (c’est un copain qui me l’a dit !). Il y avait même une devise imprimée dont je ne 180
me souviens plus. Ce noble commerçant permettait à toute une génération de gens coincés de vivre en douce une vie pimentée. La brillantine Forvil, le savon Cadum, les lames de rasoirs Gillette, les peignes en corne naturelle, les bouteilles d'eau de cologne SaintMichel. Toutes ces marchandises étaient le prétexte pour beaucoup à entrer en contact avec certains produit, presque défendus, du moins honteux pour l'époque. Personne ne l’a remercié pour cela, et, ne recherchant pas le contact social, il a terminé sa carrière d'une misérable façon. D’abord il s’est fait envahir par ses cartons de produits qui lui interdisaient l'entrée de son magasin. À la fin, il errait dans la ville comme un SDF, en ne mangeant certainement plus à sa faim. Ayons une pensée pour lui, qui nous a documenté Hardamment sur l’U.K. et les U.S.A. 181
La Vilotte abritait tous les types de personnages sur son petit territoire au fond de la vallée en forme de banane. Du haut de ses sept collines, du rocher de Caylus, de la montagne des Anglais, du Roc blanc au casque des Cazes en descendant par la Fontaine de Quiquet, il fallait seulement les aimer pour les voir ! Toute la faune de cette ville, vivait bien. Tout de suite, je vous rassure, je sais qu’elle vit bien encore, les hommes et les femmes ont un peu changé c'est tout. Le soir, la télé a fait rentrer les chaises paillées dans les maisons, et les capotes sont en vente libre et même distribuées gratuitement…
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La vallée de la dévotion.
Le congrès Marial eut lieu en 1954, dans la ville. Pendant le mois de Marie, les bordures du trottoir du boulevard Vi c t o r- H u g o é t a i e n t j o n c h é e s d e branches de genêts en fleurs. Au carrefour de l'avenue de la République, devant la pharmacie Roussel était dressé un reposoir, un autel pour que les religieux donnent la bénédiction aux dévots et aux dévotes, à ce niveau de la procession. A sa tête, une colonne d'enfants de chœur en chasubles de dentelle. Avec un geste ample au signal d’un claquoir de bois, ils semaient des pétales de roses sur le bitume. Ils tapis183
saient le sol, pour créer un chemin de fleur à la Madone. La vierge de l'église était de sortie, portée par quatre ou six hommes, abritée sous un dais blanc et bleu brodé d'or. J'entends encore les cantiques : « Les Saints et les Anges…et les : Ave, Ave… Ave Maria…» C’est vrai qu’autrefois, elle sauva les habitants de la peste ou du choléra. Encore aujourd’hui, et tous les matins, le carillon de l'église égrène ce cantique à l'angélus de six heures, puis à midi et tous les soirs à dix neuf heures pour l'angélus. Vous voyez bien que, comme ailleurs, Mai 1968 n’a rien changé là bas!
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Notre rue Pasteur, comme la plupart des autres, n'était pas étrangère à cette dévotion à la Vierge. Pour confirmer la vie pieuse et religieuse de la rue, (…) il y avait quatre statues de la Madone sur deux cents mètres à peine. (Celle qui était sur le mur de l’annexe de l’hôtel Affre a disparu aujourd’hui.) Elles étaient là, fleuries, abritées dans leurs niches bleu charrette. Les yeux au ciel, elles attendaient les demoiselles Cabanel dont l'une d’elles portait sa petite échelle en bois patiné sous le bras, comme le Christ sa croix. Dévotes, sans les oublier une seule fois, d'un pas décidé, elles venaient fleurir les Saintes Vierges. Quelquefois, elles venaient tout simplement arroser les fleurs placées la veille, avec un broc rempli d’eau à la fontaine publique du coin de la rue. 185
La vallée du bonheur.
Av e c m e s c o p a i n s , J a c q u e s e t Bernard, nous faisions des balades à vélomoteur, jusqu’aux mille villages alentour. Monsieur Sauca, ancien champion de moto-cross louait des machines à la journée. De véritables Mobylettes beiges avec le réservoir derrière la selle. Quelquefois, j'avais droit à une Mobylette bleue, équipée d’une suspension avant et arrière, un compteur de vitesse, le luxe! À la belle saison, ces balades nous propulsaient instinctivement vers des cerisiers isolés où par magie nous finissions l'après-midi perchés dans les 187
branches, les joues pleines de noyaux. Quand la chasse avait été bonne, on se faisait souvent aider par quelques fausses bergères du secteur, et le coup des boucles d’oreilles en double cerises, ça marchait bien. Plus scientifiquement, nous faisions aussi du tourisme géologique, des visites dans les grottes profondes jusqu’aux lacs souterrains, miroirs lisses et limpides nombreux sous le plateau du Larzac. À l’air libre, on crapahutait pour découvrir les cheminées de fée, vous savez, à droite, en sortant de Savignac, juste avant Bournac. Et dès les premiers rayons du soleil, les arbres perdaient juste leurs fleurs… Il fallait fêter la belle saison par la traditionnelle baignade aux Peupliers, Savignac ou Truans. Les premiers bains de l’année étaient brefs, nous sortions 188
de l'eau bleus comme des Stroumfs qui venaient juste d'être créés par Peyo. Les lèvres violettes, le regard fixe, les dents faisant du xylophone, nous dansions pour nous réchauffer en sortant de la Sorgue-banquise. Dehors, l'air semblait chaud. Chaque année c'était à celui qui plongerait le premier, quitte à casser la glace! Aucun rhume n’a trahi ces bravades. Pour cette spécialité je tire ma toque sibérienne à Jacky qui nous faisait souvent chocolat en recevant la médaille du parfait esquimau. Nous faisions tout cela en cachette bien sûr, loin du regard des filles, sœurs et amies proches. La bravoure d'un seul d'entre nous, nous autorisait à globaliser l'exploit, à mutualiser les lauriers pour mieux draguer d'autres filles. On prenait même le risque de quelques délations…aucune n'a encore vendu la mèche jusqu'à ce jour… 189
Le fin du fin dans ce registre, c'était quand même le premier plongeon de l'année dans la piscine municipale de l'époque. Cette piscine datait de la guerre, elle était placée dans la cour de l'ancienne auberge de jeunesse, la caserne des pompiers avait élu domicile là. La ville gérait ce lieu avec un préposé en casquette style garde champêtre, une billetterie camouflée dans son sac de receveur en cuir avec une fermeture en laiton. Au fait ! je me souviens, que comme notre facteur, il était manchot lui aussi. Il nous rendait la monnaie d'une main, en fermant son sac en même temps, les billets maintenus dans sa bouche. C'est là que j'ai appris à nager, dans l'eau glaciale. Là aussi, les claquements de dents et les lèvres bleues accompagnaient nos jeux et nos rires. Dès que 190
l'eau avait une couleur verte provoquée par les algues en suspension, la ville demandait aux pompiers de remplir le bassin d'eau claire et fraîche à nouveau. Un autre lieu de rassemblement des copains c'était La Ruine, la salle de jeu aménagée derrière le café Quet. Baby foot, flippers, juke box, avec les tubes des Chaussettes noires, des Chats sauvages. Le café donnait sur le boulevard Victor-Hugo, sur le même trottoir que la mercerie familiale. Les mercredis soirs on avait le droit d'aller voir la télévision avec sa merveilleuse Piste aux Étoiles , et Au nom de la loi le jeudi après-midi. Mon père disait que jamais la télé ne rentrerait à la maison. Il disait qu'on en aurait une lorsqu'elle serait en couleur et en relief. On ne l'a donc jamais eue pendant ma jeunesse. Mes grands-parents eux 191
l'avaient. C'était mon oncle Pierre (l'ingénieur SNCF) qui la leur avait fabriquée. Elle recevait très bien Thierry la Fronde, Nounours et Zitrone… Une période archéologique nous occupait, certains après-midi d'été. On cherchait les traces du trésor caché à l'ombre du château qui était construit au XI e ou XII e siècle sur le rocher de Caylus. Aujourd’hui, il ne reste que les oubliettes et un départ de souterrain. L'ennui c'est que l'ombre faisait et fait toujours le tour complet du rocher dans la journée. Nous n'avons jamais su où entamer un vrai chantier de fouille. Si on l'avait entrepris, la soif de l'or aidant, à force de creuser comme des flibustiers avides, nous aurions déchaussé ce fabuleux rocher, comme une immense molaire. 192
La montagne des Anglais fut beaucoup plus labourée par nos rêves.Le cimetière des Visigoths est encore visible sur cette montagne. Les tombes font des excavations dans le sol que nous allions creuser jusqu'au sarcophage dans l'espoir d’y rencontrer un chef guerrier. Des armes et éventuellement des bracelets de bronze ou d'or, voilà ce que nous rêvions de découvrir.. Simplement quelques crânes furent extirpés avec des traumatismes majeurs et même pire pour eux, définitifs. Les garnements des générations antérieures avaient déjà tout retourné avant nous, mais on ne le savait pas, et tant mieux. Frustré de n'être jamais tombé moimême sur un vieux combattant, j'ai pu satisfaire mon sens archéo-pas-troplogique en trouvant enfin un crâne sur un chantier près du temple. Ce vieil ancêtre mort de la peste, je l'avais bap193
tisé : Désiré. Je l'ai offert à mon grandfrère, le scientifique. (Je l'appelle comme ça parce qu'il est instituteur, donc intelligent. La preuve, il avait remporté un prix de très bon élève à son lycée de Millau, un magnifique microscope offert par le Rotary Club de la ville, vous vous rendez compte ? )
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Les vacances
Les vacances n'existaient pas pour mes parents, seuls quelques Week-ends d'été à la mer, l'hiver nous allions souvent chez mes grands-parents au grand air. L'été, au lieu de traîner dans les rues, mon frère ma soeur et moi, c'était la colonie. C'est comme ça qu'une année je suis allé à Meschers pour découvrir l'Océan et ses marées. J'y ai vu mes premières grandes méduses. Le phare de Suzac dans les bois de pins et celui de Cordouan vers le large une merveille construite sous Louis XIII. Pour le voir de près, nous avions fait une sortie en mer à bord d'un dragueur 195
de mines tout gris. De ce navire, on pouvait bien observer ce magnifique monument, en tournant autour. Là j'ai rempli mes poumons de l'iode et de l'odeur du fucus vésiculeux varech, qui m'attirait tant. Dans le bois de pins, à la colonie du Rouergue à la mer, les dortoirs se situaient sous des tentes de l'armée américaine. Les Américains (sauveurs*) étaient encore en France à cette époque, ils écoulaient des jours heureux et mercantiles*. Sous leurs toiles du surplus de la guerre, des lits pliants US ARMY en bois étaient alignés. Les couvertures du même lot US ARMY étaient pliées au carré et placées en ordre tous les matins au pied de ces lits de camp.*Au fait, merci quand même les gars, ça nous a évité de nous appeler Franz ou Karl… 196
En évoquant ces pliages des couvertures au carré, je pense que je n'ai jamais connu une aussi rigide discipline qu'à l'aérium Saint-Michel à Lacauneles-Bains dans le Tarn. On passait là deux mois et demi de vacances, mon frère et moi. Ma sœur allait dans un couvent-colo de filles situé au cœur de Lacaune. Nous les garçons, dès que nous arrivions, on nous plaçait en quarantaine, au Lazaret. Un animateur nous gardait et nous surveillait médicalement, avant de nous lâcher dans le grand aérium. Le soir, il nous rassemblait sur un talus à côté du chalet. Pour écouter les histoires qu'il nous lisait, l'herbe haute et fraîche nous faisait une douce litière. J'aimais ces soirs-là, naturellement, la fraîcheur et les premières gouttes de rosée nous chassaient et nous faisaient 197
apprécier nos grands lits en fer aux ressorts grinçants. Les minuscules grenouilles vertes des ajoncs, les chants des crapauds suivi de ceux des grillons qui prenaient le relais de notre conteur, nous aidaient à plonger dans le sommeil en musique. La quarantaine terminée, c'est l'admission dans le grand aérium. Les dortoirs immenses présentent des lits en fer soigneusement alignés. Le matin les matelas sont retournés avec les draps et les couvertures pliées en dessous. À midi, avant d'aller manger, on fait les lits avec les couvertures repliées au carré parfait, le pli régulier. Incroyable. Je n'ai jamais plus revu cela ailleurs qu'à Lacaune. Le repas monacal était toujours bon. Ensuite, la sieste obligatoire en deux temps. Un temps de lecture autorisée et un temps de sommeil 198
obligé. Pendant la lecture, j'ai découvert les illustrés illustres comme : Bibi Fricotin, Les Pieds Nickelés, Tintin et Milou, Buck John's, Davy Crocket, Kassidy, Pim, Pam, Poum, Mickey et sa bande. Pépito, son ami Ventempoupe qui ressemblait un peu à Popeye. Pépito, ce génial et espiègle petit corsaire qui donnait pas mal de fil à retordre au gros Gouverneur : La Banane. Il me reste encore un texte fameux en mémoire, c'était l'incantation d'une sorcière qui préparait une potion magique pour Ventempoupe, le voici : Askélébel', Askélébath, tombez bouillez plumes d'enfer, dedans le grand chaudron de fer. Ôtez pouvoir aux ennemis qui ne font que causer soucis aux sorcières comme aux sorciers qui font honnêtement leur métier. Nous avons passé beaucoup d'heures 199
de repos comme cela, il faut dire que nos camarades étaient peut-être malades, nous on était là pour respirer un autre air que celui de l’arrière-boutique de la rue Pasteur.. Le contrôle médical complet, sérieux est hebdomadaire. Après la sieste, nous partons en promenade, dans la montagne ou dans les grandes sapinières. Des balades au pic du Montalet, au col de Cié. Là-haut, les grandes coulemelles, lépiote élevée, champignons immenses à collerette dépassent des hautes fougères. Ils sont aussi appelés localement des Saint-Michel, comme le nom de l'aérium. Le sol est tapissé de bruyères, d'herbe rase, les myrtilles à foison, les framboises, les fraises des bois ravissent nos papilles en acidulant la salive qui inonde notre bouche d'une saveur éloignant la fatigue et encoura200
geant la prolongation de l'excursion. Les cardabelles du plateau, ces soleils servaient de baromètres. Ouvertes c'est le beau temps ! fermées c'est la pluie annoncée. L'Opinel entre en action pour les couper, dégager leur feuilles piquantes, raser les poils de la fleur, et les manger crues, craquantes, c'est bon comme des cœurs d'artichauts. Aujourd’hui, elles sont protégées comme les gentianes, merci de ne pas prendre exemple sur ces souvenirs assassins, et de simplement les photographier ! Lors de certaines sorties on croisait la colo des filles,.encadrées par des religieuses en cornettes encadraient les fillettes. Dès fois on se faisait un signe de la main avec ma sœur, une émotion indescriptible, comme une communication criminelle, entre des prisonniers. …Ça c'était dur ! 201
Lorsqu'on restait à la colo, après la sieste obligatoire, c'était la ruée vers la boutique, près de laquelle les résultats du Tour de France étaient affichés sur un tableau d'école, situé dans la cour ombragée. On y suivait les exploits de : Louison Bobet, Darrigade, un jeune loup appelé Jacques Anquetil qui se battait contre Frederico Bahamontès, l'Aigle de Tolède (au grand nez), sacré champion de la montagne. Nous reproduisions les étapes sur les lacets de routes tracées dans le sable. Des cyclistes en métal peint et, trois dés servaient de muscles aux coureurs, pour les faire avancer point par point. Quand les coureurs étaient au repos, place aux jeux de billes ou aux petites voitures Dinky-Toys poussées avec le pouce d'autant de coups que de points. Les sorties de routes pénalisées donnaient une ambiance de Rallye de 202
Monte-Carlo, ou de Tour de Corse. À cette époque les Dauphines Renault 1093 et leurs grands phares faisaient la loi tous les hivers. J'en étais fier, ces autos faisaient partie de ma famille. Un dimanche, mes parents en visite m'ont offert l'Étoile filante Renault en Dinky toys, elle était couleur Bleu-France, avec sa comète sur le nez et ses fameuses doubles bandes blanches. Elle arborait fièrement deux ailerons arrière, comme un avion. Cette voiture expérimentale à turbine à gaz, faisait sensation dans les rangs. Pour le sport de plein air, nous jouions à la Tique, la version tarnaise du base-ball. À côté de ce terrain de sport, en réalité dans le périmètre du grand champ, sur son pourtour non fauché, nous jouions à quatre pattes dans l'herbe folle. À ras du sol, nous for203
mions des cages avec des bûchettes plantées dans la terre. Ces barreaux composaient les cages d’une ménagerie remplie d'insectes divers, des grillons, des sauterelles aux ailes rouges, d'autres bleues, des scarabées dorés et des répugnants crache-sang d’un noir mat. Tout le cheptel était capturé au cours de nombreux safaris que nous organisions dans les hautes herbes. Un moment de la matinée était réservé à l'écriture des cartes postales et des lettres sur papier ligné. À l’heure du courrier, nous aimions bien recevoir des lettres et surtout des colis. C'est grâce à ces envois de figues sèches, Petits LU, nougats et pâtes de fruits de Dumas à Pézénas, lait Nestlé en tube, crème de marron, que j'ai pu échanger ces gâteries contre des loukoums et autres cornes de gazelle. A Saint-Michel, des enfants de notre colonie française 204
d'Afrique du nord : l’Algérie, étaient en vacances avec nous. La colonie en colonie, en quelque sorte, et c’est à Lacaune-les-Bains que nous avons pu étudier l'arabe dans le texte. Ses expressions locales très riches, comme les exclamations souvent entendues : « Niq'-ta-mèr', Nadin babek! »…etc. Pardon pour la traduction écrite prenezen note en phonétique. Déjà le mélange des cultures…et ça nous faisait faire de la course à pied ! Comme mon frère qui m'a sauvé la vie, un jour dans une situation qui aurait pu être très critique. Ce mille mètres départ arrêté a été accompli lorsqu'un jeune : Amhed ou Ali me coursait avec son magnifique Opinel N°8 brandi comme un cimeterre qui te pousse droit au cimetière. Je ne sais plus pourquoi il me coursait, peut-être pour un échange non équitable des victuailles expédiées par nos parents ? Un 205
problème de BD ? Enfin, Dieu et Allah soient loués, le fait est que mon grand frère m'a sauvé la vie ! René est mon frère aîné de cinq ans. À Saint-Affrique et à Lacaune, il faisait partie des Scouts de France. Par ce statut, et son grade, il jouissait (…) donc de quelques privilèges auprès du curé de l'aérium et par voie de conséquence auprès du directeur nommé Chef-Dieu (c'est vrai) Dieu était son nom ! René servait la messe à la chapelle le dimanche matin. Pour animer les temps libres, et les jours de pluie, René ayant des connaissances dans le bricolage, nous apprenait à réaliser des petits articles-souvenir qui, pyrogravés et vernis, finissaient leur carrière dans les chaumières, comme ces indispensables et merveilleux thermomètres plantés au-dessus des calendriers des PTT.Il aidait aussi à former les enfants à l'art de la 206
tapisserie. Ces tapis étaient réalisés avec des fils de soie (vendus à la boutique) tendus en croisées savantes. Ce tissage s’effectuait sur des cadres en bois hérissés de clous. Comme un grand tricotin carré. Il nous révélait aussi un autre passetemps plus viril, les osselets et plantecouteau : l'art de planter les Opinels et autres Laguioles. Il savait également sculpter dans les pierres à tailler, les pierres blanches et tendres qui se trouvaient près du lac bleu. Il aidait encore à l'organisation des soirées de cinéma en 35 m/m sonore. Dans le grand réfectoire, les couvertures marron et grises à rayures vertes étaient tendues contre les fenêtres. Les tables étaient repoussées sur les côtés de la grande pièce, les bancs alignés au milieu, et… « Ah ! » 207
Ce Ah! résonne encore dans ma tête. A peine le générique d’ouverture se faisait-il entendre, nous vibrions à l’avance de plaisir. Les voix françaises que prenaient Laurel et Hardy étaient déjà un plaisir extraordinaire. J'aimais et j'aime encore le regard de Hardy prenant le spectateur à témoin tout en tortillant sa cravate. Avez-vous vu la séquence de la danse devant le saloon au far-west ? et celle du poisson grillé sous le sommier d'un lit au-dessus d'une bougie minable ? Eux et Chaplin, c'était l'allégorie de la misère noire, la crise de l'Amérique des années trente. Ces séances de cinéma m'accompagnent encore. Certains des pensionnaires en étaient privés parce qu’ils n’avaient pas bien fait les coins des lits ou commis d'autres indisciplines. Pour les autres, la soirée cinéma était une récompense, un plaisir immense. 208
À Saint-Affrique, les jeudis et les dimanches, pendant une période de ma jeunesse, j'ai eu droit aux Louveteaux, le salut à deux doigts, en uniforme bleu marine, béret militaire avec le loup rouge brodé devant, le foulard vrillé et la bague de cuir pour tenir tout ça. Mon grand-frère lui, Scout de France, était en beige, avec son salut à trois doigts. Cette période catho de ma jeunesse m'a apporté une vision à ras de l'herbe, une certaine débrouillardise proche de la nature. Un apprenti Mowglie. La seule corvée c'était l'embrigadement religieux un peu trop pesant, accompagné d’un lèche soutane insupportable pour moi. Je préférais la présence des cheftaines, avec leurs pulls bleu marine moulants et leurs petits cols blancs sur leurs jupes plissées, et chaussettes blanches… Il me reste encore quelques troubles de cette époque. J'ai été un bon Louveteau. 209
Les épreuves de courage, je les ai passées sans frémir, et l'inévitable promesse apprise par cœur je l’ai récitée au curé venu exprès. Et Dieu merci, pour conjurer ce piège d'exclusivité, j'ai aussi fait parti des Francas. Mon sens critique et civique s’est développé ainsi et je peux affirmer ici avec l'aide de Brassens que : « Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on Est plus de quatre on est une bande de cons ! » Je le pense fortement avec un bémol. En effet, avec mon père et les parents d'élèves, nous avons participé modestement à la création du Rial, le centre aéré de l'école publique de SaintAffrique. Des chantiers de forçats, titanesques, pendant des week-end entiers à défricher et à aménager l’ancienne ferme en centre de vacances. 210
Final
J'ai quitté la vie de Saint-Affrique depuis 1964... et le petit agneau Tréca de Savignac. Les dépliants publicitaires des voitures et des tracteurs que vendait mon père, les catalogues de la mercerie, les verres peints avec Simone, les tableaux de mon grand-père, les encouragements de mon professeur de dessin, tout cela me faisait choisir ma voie sans hésitation : Le graphisme ! (le dessin publicitaire à l'époque). Aucune école d'État n'existait aux environs. À Paris, Boulle pour la décoration, Estienne pour l'imprimerie, il fallait donc se diriger sur les 241
Beaux-Arts, Toulouse, Paris, enfin il n’y avait pas d'internat pour m'accueillir. Ce petit…tout seul en ville avec toutes les tentations… Donc, pour moi, un seul choix s'est présenté entre deux écoles privées : Vevey en Suisse ou bien l'école professionnelle Y.V. Derval à Surgères en Charente-Maritime… « Comment ? à côté de La Rochelle ? » Là ! c'était évident ! Depuis toujours, même à Herblay je parlais de La Rochelle sans connaître la ville et sans savoir pourquoi…
Nota bene : J’ai quand même toujours été attiré par les villes portuaires avec ferrailles, grues et docks de labeur. Reflets d’une vie antérieure ? Il pleut sans cesse sur Brest…Nantes, Sète, Bordeaux, Marseille… 242
Destination : cap à l'Ouest.
D'un coup de Frégate 367 BG 12, les six cent cinquante kilomètres aller sont avalés par mon père. Il est même rentré le soir même. Avec les routes bombées de l'époque, chapeau ! 1300 kms au travers de la douce France…et avec l'éclairage il voyait jusqu'aux flancs des coteaux… Ma rentrée payante…merci encore, fut admise sur la côte Atlantique que je n'ai plus quittée ensuite… (c'était donc bien écrit) Ce furent des études très profitables, surtout grâce à l'enseignement humain, Compagnonnique. L'honneur du travail 243
bien fait. La recherche permanente pour obtenir un chef-d'œuvre de son moindre travail, sans laisser prise à quelque reproche que ce soit. Une éducation de base que je souhaite à beaucoup de nos enfants. Un seul et unique jugement est porté sur la finition du travail.
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Juin 1966. Direction l'armée tout de suite, en E.V.D.A. (engagé volontaire par devancement d'appel) pour gagner du temps, et s'en débarrasser… Donc, Armée Française : 2 mois de 1966, toute l'année 1967 2 mois de 1968, Total : 16 mois de Commandos de Marine (sur terre) et dans l'horreur. Je pensais que la marine sur terre, serait assez tranquille. Je ne voyais jamais personne en passant devant la caserne d'Albi, je ne voyais que les deux sentinelles dans leurs niches. Je ne me suis jamais posé la question, 245
personne ne m'a rien dit. Si seulement j'avais su qu'ils étaient tous en manœuvre, sur l'eau, dans l'eau, sous la neige, dans la boue, j'en passe, etc. Je ne vais pas vous raconter cette période que je veux enterrer avec toutes les leçons de combat au corps à corps que j'ai dû subir par force. Ils ont essayé de m'apprendre à tuer ! Libération en février 1968… Ouf !* *Émotion partagée avec mon copain d’armée, le chef de gare de Tournemire. Il faisait ronfler sa 2CV à double moteur (on ne sait jamais, si on tombait en panne) et me ramenait à la maison dans sa sacrée deuche qui crachait le feu pour nous éloigner de cet enfer !
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Mars 1968 Pour bien me rééduquer à la vie civile, rangée et tranquille : Mai 1968. Premier emploi de créatif à Nantes (beau port à l'ouest) Boum ! …inévitablement licencié… 1968, grève immense, avec ce que je savais des batailles rangées, mon entraînement m'a sauvé d'une super bastonnade de la part de CRS qui étaient un peu plus poussifs que moi sur le 300 mètres départ arrêté. Là aussi ce n’est pas la peine de détailler cet épisode qui fut quand même un des plus beaux ratages de l’histoire ! Puis le calme revenu, les glandes lacrymales épongées, je me suis installé avec un ami à Nantes Sud-Loire, boulevard Victor-Hugo (hasard de l'adresse, 247
comme à Saint-Affrique). On faisait des illustrations pour le code de la route (pas marrant). Et un jour, sans demander mon reste , l'âme jeune et non sédentaire, je suis reparti sur la route… Recherches de petits boulots par-ci par-là, un tour de France en règle. Et… Depuis ma plus tendre enfance je voulais habiter La Rochelle. Sans que jamais personne de ma famille ne sache pourquoi. Ce nom je l'avais retenu à Herblay, lorsque mes parents, jouaient au loto géographique, c'était un rite, à chaque fois que la partie du puzzle de la Charente-Maritime était tiré, je troublais le jeu avec ma réponse en fanfaronnant la réponse : « La Rochelle ! » Nous n'avons aucune famille dans l'ouest, c'était un lieu inconnu pour tout 248
mon entourage. C'est la Rochelle qui était pour moi un nom magique que j'ai prononcé, dès que j'ai su parler. Ce devait être dans mes premiers mots, juste après les : areuh, maman, papa, caca, pipi, et aïe… Le destin ? une vie antérieure ? En tous cas, à la tête de mon lit d'adolescent, il y avait une carte dessinée sur une feuille de cahier d'écolier. Sur cette carte de France tracée à l'encre d'un stylo-bille, un point d'interrogation zébrait la région, sur une zone hachurée près de La Rochelle. Un destin-dessein, par une phrase était écrite sous le dessin, on lisait : « Mais qu'est-ce qu'il y a donc ici ? ». Je certifie ici sur l'honneur que c'est exact et troublant à la fois. Mes parents et certains de mes amis n'en sont pas encore revenus. 249
Fin septembre 1971. Je me suis marié en Poitou du sud, sur le méridien de Greenwich, 0°, parfait pour voir venir des deux côtés droitegauche Est-Ouest. Aidé par la confiance de ma bellefamille, je me suis installé comme graphiste à Niort : RM 205.71.79. pas loin de La Rochelle. La prémonition d'habiter La Rochelle, fut donc exaucée par omission. Un ami d’un ami, Monsieur Chevalier, m'a conseillé d'éviter de concrétiser ce rêve, de garder cette ville dans mon imaginaire, et ainsi, sans la déflorer, de m'installer à Niort à quelques degrés à l’Est seulement, un peu plus à l'intérieur des terres. 251
Pas bête ! La croissance économique de ces années était plus prometteuse à Niort que dans la ville de Richelieu pavée des cailloux du Saint-Laurent…
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Vrai final.
Cette histoire banale au fond m'a fait beaucoup de bien. Replonger dans l'univers de la vie d'une petite ville avec ses rues, ses boulevards qui, à l'échelle humaine est identique au quartier d'une capitale. Vivre une certaine citoyenneté qui aujourd'hui est un peu laissée dans le fossé des obligations que l'on veut bien se créer pour se compliquer l’existence. Et le droit à La différence : le nord, le sud, tout cela paraît peut-être excessif, mais pourtant c'est idem aujourd'hui, à un stade planétaire. Et, je sais : Il n'y a pas d'échelle pour les sentiments ! 253
PIERRE REBICHON © Mars / Décembre 1997
Un grand merci à Monsieur Jacques Vaizy pour son aide et ses conseils. 2014 - Diffusion interdite sans autorisation lecture réservée à mes amis de Facebook Groupe T’es de Saint Affrique rebichon@gmail.com