QUATRE-VINGT-DIX
RAYMOND
Il est pas commode Raymond.
La plupart du temps il est sympathique, rond, bonhomme presque.
Il sourit avec sa dent sur le côté, ça lui donne un air d’enfant, la connerie en préparation.
Et puis il atteint sa jauge à l’intérieur, personne n’est prévenu, une histoire d’accumulation, la petite goutte, ça déborde et c’est parti.
Pas de préavis.
La grimace, toute la colère emmagasinée lui sort d’un coup sur le visage, ça suinte : une tête de tueur et les yeux fous. Il faut se barrer, déjà il est trop tard, il prend sur lui jusqu’au dernier moment, et puis la fureur, les bras qui montent loin au-dessus de sa tête, la litanie mais c’est pas possible mais c’est pas possible mais c’est pas possible à cause d’une note mauvaise d’un mot d’esprit d’une moquerie.
Il devient rapide, méchant, fonce sur ce qui le met hors de lui.
Il n’aime pas bien les moqueries Raymond, ça touche des choses secrètes, enfouies.
Et puis élever un gosse avec des capacités et en faire ce qu’il en fait.
Raymond transformé, animal tout sorti est-ce qu’à dix-sept ans j’allais glander devant la télé tout l’été ou est-ce que j’allais me prendre en main lui à quatorze ans il bossait ramenait un salaire il n’était pas à foutre ses guiboles sur le canapé en attendant les copains pour faire quoi ?
Son pied pas loin de mon cul.
Déjà le bac de français, partir avec des points de retard, la colère violette, je l’avais sentie et l’averse de bras, mais quel con qu’est-ce que tu vas faire de ta vie mais putain réfléchis.
S’approche, danger, balaient l’air, ses pognes.
Je saute par-dessus le bras du canapé, je me fais l’effet d’une gazelle, détale, parfois je me cogne la rotule dans le bois des chaises, tout est en bois dans le salon, chaises ouvragées, personnages bretons, ça fait des masses encombrantes contre lesquelles s’écraser.
J’ai laissé des CV dans les magasins, respire, il y a ce plan aussi où il faut faire du porte-à-porte, respire, respire, pour vendre des gâteaux basques, il faut dire qu’on sort de prison, ça semble pas réglo.
Et l’ANPE il dit ?
Je vais y aller ce matin.
Tête dans les épaules, se barre.
Chaud. J’ai eu chaud.
L’ANPE, c’est comme les PTT ou France Télécom, ça donne un cadre, ça fait de la réalité du dehors qui vient entre nous.
Ça fait qu’il a le temps de se regarder, de se dire, c’est moi ce gars en colère ?
Et de redescendre.
M’habiller, prendre le bus, faire la queue au guichet des emplois saisonniers.
Évidemment à l’ANPE il n’y avait rien pour un branleur comme moi, rien de rien.
Laissez vos coordonnées on vous rappellera tu parles nom prénom numéro de téléphone. Sur leur putain de liste, je suis numéro 139.
C’est Lysiane qui m’en a parlé, son frère le fait depuis plusieurs années, c’est pas une arnaque, un mauvais plan, le truc c’est de vendre des pralines, des cacahuètes enrobées de caramel, des chouchous si tu préfères.
Sur les plages.
Tu sais comme les vendeurs de glaces ou de beignets mais sans les glaces ni les beignets.
Tu bosses deux heures par jour et tu gardes 30 % de tes ventes.
Ça se passe à Saint-Jean-de-Monts, si on veut mon frère nous présente le patron.
On a fait un rapide sac, Lysiane, c’est la chérie de mon meilleur ami, un type que j’ai rencontré à la maternelle, c’est comme mon frère.
Sauf que parfois c’est tendu un peu entre nous.
Par exemple, avant de sortir avec lui, Lysiane, elle sortait avec moi. Un soir, des bières chez un pote, et puis je les avais vus s’embrasser, fin de l’histoire. J’avais terminé la soirée avec une autre fille, que je tenais à distance jusque-là, parce qu’elle me plaisait. Trop.
Tout ça pour dire qu’Yvan, il n’est pas trop chaud pour que j’aille faire du camping avec Lysiane, ce que je comprends.
C’est bizarre cette relation qu’on a lui et moi, on est à la fois les plus proches et parfois les dents qu’on sent, le jeu qui peut partir, dégénérer et se déchirer.
L’amitié et les roches sombres qui affleurent.
J’ai mis ma mère dans la confidence, j’ai besoin qu’elle ouvre le grenier pour aller chercher la toile de tente.
Elle dit t’es sûr ? Je ne suis sûr de rien, mais si je me bouge pas, la rouste, elle est sûre.
J’ai embrassé Petite et le frangin. Et puis on a traversé la ville, plein sud, la mère nous a posés sur le bord de la nationale qui va en Vendée, direction Challans, en stop.
Lysiane, ça marche beaucoup mieux quand c’est elle qui lève le pouce. On est montés avec plusieurs types, à chaque fois il faut raconter l’histoire, le boulot d’été, bien sûr qu’on est majeurs, on parle même des sujets du bac qu’on a eus à force on a presque l’impression de l’avoir passé.
C’est long le stop et parfois dangereux ; le type qui nous a déposés à Challans n’avait pas de volant, il conduisait avec
une clef à molette coincée dans l’axe, fumait des gros pétards, le siège passager était troué de boulettes, moi je ne fume pas, Lysiane a tiré dessus.
Elle, elle n’a pas eu peur à chaque virage, défoncée, son rire, je la connais, on a failli s’écraser contre un tracteur caché dans une descente de la route, j’ai gueulé quand j’ai vu le toit rouge de la cabine, réflexe, le type a pilé et on a stoppé à un mètre, à peine : de sa remorque la gomme sur la route et le bruit qu’on a laissé. La peur du paysan, l’engueulade et les noms d’oiseaux, ça se voyait qu’il avait cru y passer notre conducteur.
On a roulé plus tranquille, Bob Marley en sourdine et le gars nous a débarqués à Challans, à l’entrée, comme on se débarrasse d’un mauvais souvenir.
Yvan avant de partir m’avait pris dans un coin, l’œil noir, vous allez dormir ensemble et bien sûr il ne se passera rien, tu as déjà dormi avec une fille sans sortir avec elle ? Jamais, je lui ai dit.
On a fait Challans-Saint-Jean d’une traite, on est arrivé sur le remblai en fin de journée, le bordel, les embouteillages, les bandes, le bruit, en maillot de bain déjà les premiers coups de soleil, parasols sur les épaules et des glacières.
On a bien le temps de voir tout ça avec Lysiane, les mecs torse nu partout, l’étalage de la viande, la vie en slip, les vacances.
On a pris un genre de bus en forme de petit train, tiré par un gros tracteur déguisé, les gens saluaient quand on les dépassait, le truc s’arrêtait tous les cent mètres, la marmaille et les vieux pêle-mêle, l’odeur de la crème solaire et des débuts d’embrouilles.
C’était mon premier jour à Saint-Jean-de-Monts, une ville à la fois affreuse et balnéaire, concentration de touristes, on y sent la frite à chaque coin de rue, ça gueule, ça chante sur le béton, tout est en béton, le soleil se marre quand il fait chauffer tout ce bazar, faut voir comment elles s’agitent les petites fourmis rouges, ça cherche des terrasses, béton encore, et ça boit des grandes bières qui n’en finissent pas : la mousse sur les lèvres.
Le petit train s’arrête un peu à l’écart de la ville mais c’est presque plus peuplé encore, une file de bagnoles, des jeunes, de la musique et des snacks : c’est l’entrée du camping des Demoiselles, l’endroit où je vais passer les deux prochains mois.