l’affaire Vincent Lambert
De la même autrice, dans la même collection Les Raisins de la misère, une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais, 2018.
Illustration de couverture : © Aline Bureau © Éditions du Rouergue, 2020 www.lerouergue.com
Ixchel Delaporte
l’affaire Vincent Lambert enquête sur une tragédie familiale
la brune au rouergue
À la mémoire de mon père, François Delaporte.
1. L’enterrement
Les cloches retentissent à Longwy. Ce samedi 13 juillet 2019 à 10 heures devant l’imposante église Saint-Dagobert, une trentaine de personnes marchent en silence derrière un cercueil où repose Vincent Lambert. Le vieux prêtre accueille à bras ouverts et dans la plus stricte intimité une famille déchirée. Pour ce dernier hommage, Rachel Lambert, l’épouse, originaire de la région, a tout organisé. Prévenus la veille au soir dans le secret, certains membres de la famille ont roulé toute la nuit pour assister au dernier acte de six longues années de bataille judiciaire. La dernière décision, celle de la Cour de cassation, ouvre de nouveau la voie à un arrêt des traitements. L’hôpital de Reims relance la procédure le 2 juillet. Vincent meurt le 11 juillet. Les huit frères et sœurs, les parents, l’épouse et la fille du défunt sont là pour l’inhumation de cet ancien infirmier psychiatrique de quarante-deux ans, resté tétraplégique et en état végétatif chronique depuis son accident de voiture, le 29 septembre 2008. À cette date, Vincent Lambert 9
vient tout juste de fêter ses trente-deux ans et de baptiser sa fille, Clémence. Mais l’apparente banalité de cet enterrement cache mal le malaise de la désunion familiale. Le prêtre souriant tente l’impossible pour réconcilier, le temps d’une cérémonie religieuse, deux clans d’une même famille : les Lambert. Le cercueil de Vincent, porté par les employés des pompes funèbres, fend le vaisseau central. Il est au milieu de l’église. Il repose là, encadré par quatre bougies qui raniment la flamme du baptême. Comme pour rattraper au vol, l’espace d’un jour, l’intimité qui lui a été confisquée, Rachel a choisi les musiques et les chants. C’est dans cette ville, à l’hôpital Mont-SaintMartin de Longwy, que Rachel et Vincent se sont rencontrés. Rachel était étudiante infirmière au service psychiatrique. Vincent, de cinq ans son aîné, était déjà diplômé. Rachel pense peut-être à ce premier regard gravé dans sa mémoire 1 : « Je ne vois que Vincent, ce bel homme tout mince, brun, les yeux marron, presque noirs, un peu à part, le ténébreux sombre et solitaire par excellence. Un homme en apparence inaccessible, plein de mystère, une force tranquille se dégageait de lui et de son regard si franc, parfois insondable. » À plusieurs reprises, la voix de David Gilmour résonne jusqu’aux voûtes en pierre blanche de l’église. Le chanteur des Pink Floyd, groupe mythique adoré de Vincent, chante un extrait de l’opéra de Bizet, Les Pêcheurs de perles. Un air qui avait déjà accompagné le jeune couple lors de son mariage en 2007 : « Je crois entendre encore / Caché sous les palmiers / Sa voix tendre et sonore / Comme un chant de ramiers / Ô nuit 1 Vincent, parce que je l’aime, je veux le laisser partir, Rachel Lambert, J’ai lu, 2016. 10
enchanteresse / Divin ravissement / Ô souvenir charmant / Folle ivresse, doux rêve ! » Un chant prémonitoire sur la perte de l’être aimé. Sous la nef à vaisseau unique de cette église du XVIIe siècle, face au cercueil, les deux clans sont assis de part et d’autre de l’allée. À droite Viviane et Pierre Lambert, les parents, Anne Tuarze, une sœur, David Philippon, un demifrère, son épouse, leur fille et son compagnon. Ils gardent le silence et ne prononcent pas un chant, pas un « Notre Père », prière commune à tous les fidèles chrétiens. Depuis 2013, ceux-là ont multiplié les recours pour le maintien en vie de Vincent Lambert et affirment qu’il est un grand handicapé dont il suffit d’assurer deux besoins : amour et stimulation. Peut-être, ce jour-là, se sont-ils placés au rang des vaincus. Sur les bancs de gauche sont assis une vingtaine de frères et sœurs, demi-frères et demi-sœurs avec leurs époux, épouse et enfants, un neveu, autour de Rachel Lambert, l’épouse de Vincent, Clémence, leur fille, et de toute la famille de Rachel vivant à Longwy. Ceux-là voulaient permettre à Vincent de « partir en paix » en respectant le souhait exprimé oralement à plusieurs reprises devant son épouse de ne jamais vivre comme un légume. Au-delà, le laisser mourir témoigne pour eux d’une fidélité à un personnage résolument libre de toute convention, tantôt sombre, tantôt extrême, tantôt sarcastique, tantôt à fleur de peau. Un christ en bois fait face à l’assistance. À droite de l’église, adossée à une colonne, une petite Vierge immaculée vêtue d’une robe blanche porte un enfant au bras gauche et une croix à la main droite. Le soleil transperce les vitraux et fait rejaillir leurs couleurs mauve et rouge. Sept immenses lustres scintillent au plafond. « Tu es mon berger, ô Seigneur. Rien ne saurait manquer où tu me conduis. Dans tes verts pâturages, tu m’as fait reposer. Et dans tes eaux limpides, 11
tu m’as désaltéré. Dans la vallée de l’ombre, je ne crains pas la mort. Ta force et ta présence seront mon réconfort. » Le flot de paroles veut apaiser la douleur. Mais l’aveu d’impuissance est à son comble. « Seigneur, prends pitié de nous. Gloire au Père et au fils et au Saint-Esprit. Comme il était au commencement, maintenant et toujours pour les siècles des siècles. Amen. » Le secret du lieu et de l’heure a été précieusement gardé par chacun des membres de la famille. Aucun journaliste, aucun photographe n’ont couvert la dernière scène du dernier acte de cette affaire hors du commun. Aucune trace à part celle du récit et des souvenirs que me font partager, quelques jours plus tard, Marie-Geneviève Lambert et Frédéric Philippon, la demi-sœur et le demi-frère de Vincent. Un mois plus tard, je décide de prendre le train pour Longwy, à la recherche de Vincent. Je sais qu’il est enterré dans le nouveau cimetière mais aucun document sur le site de la mairie n’indique l’adresse. Perdue, je fais halte dans un café. La bistrotière paraît surprise que je ne connaisse pas Longwy. Elle me dessine un plan. Ce cimetière-là est sur les hauteurs de la ville, pas loin de l’autoroute et de la zone commerciale. Enfin, au troisième rond-point, un panneau indique « Cimetière ». Je monte comme sur une route de campagne. Le parking est vide. Mon cœur s’emballe quand je passe l’entrée. Je marche au hasard. Beaucoup de tombes sont fleuries de chrysanthèmes rouges, jaunes, orange et blancs. Intérieurement, je me dis que celle de Vincent doit être couverte de tonnes de fleurs. Je marche le long des allées et je ne vois rien. Ni le nom de Vincent, ni les plaques en sa mémoire. Je quitte le premier puis le deuxième carré et j’arrive au dernier : de loin j’aperçois des tombes inhabitées. Je passe lentement à côté de quatre 12
tombes encore vides, l’avant-dernière, ouverte, semble prête à accueillir un mort. Puis, une tombe en granit, veiné orange, rouge et gris. Sans nom et sans date. Sur la pierre tombale, un vase noir rempli de roses fraîches blanches et une rouge. Il est gravé de deux initiales dorées : « V-L ». En 2014, le collectif 55 se forme en soutien à Rachel, tous d’anciens étudiants infirmiers de la promotion de Vincent. 55 comme les initiales de Vincent Lambert = LV en chiffres romains. Le vase, je suppose que ce sont eux. Mon regard se promène : « À notre frère, à notre oncle. Dans notre cœur à jamais tu demeures », décoré d’une note de musique et de colombes. Puis : « À notre fils / Regretté » avec une Mater dolorosa pleurant Jésus au pied de la croix avant sa mise au tombeau, sa résurrection et son ascension. Une petite plaque énigmatique avec des roses dorées : « À jamais ton papa de cœur ». Enfin, au pied de la tombe : « À mon époux, à mon papa. Que ton repos soit doux comme ton cœur fut bon. » Le jour de l’enterrement, sans un regard ni un mot, chacun est passé devant le caveau pour se recueillir. Puis, le cortège est reparti. Seul Joseph, le plus jeune frère de Vincent, a tourné les talons. Et loin de tous, devant la tombe de son frère, a hurlé sa douleur. La famille élargie de Vincent Lambert s’était disputé son sort jusqu’au déchirement suprême, jusqu’à sa mort. Lui qui n’avait jamais eu la première place dans cette trop grande famille. Lui l’enfant meurtri, décalé. Devenu l’homme discret, taiseux et moqueur au regard noir et à l’allure de jeune prince impeccable. Lui dont chacun redoutait en silence une catastrophe, un danger sous-jacent et imminent. La braise sous la cendre.