
Illustration de couverture : © Stéphane Kiehl
© Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com

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Je suis né la première fois sous l’auvent d’une cabane en bois, du côté de la baie d’Hudson, aux confins de la province du Manitoba.
Du blanc. Du blanc partout.
C’était un territoire immense et désolé. C’était un monde sauvage où l’on croisait des castors, des hermines, des visons, des orignaux, des caribous, des loups-cerviers, des loups gris, des ours noirs et des grizzlis plus souvent que des humains. Ces derniers étaient rares, ils se comptaient sur les doigts de quelques mains – quand les doigts n’avaient pas gelé.
C’était il y a plus de trois cents ans.
« Manitoba » vient d’un mot de la tribu des Cris qui signifie : Passage du Grand Manitou – le Grand Esprit.
Le jour de ma naissance, le 22 novembre 1739 pour être précis, il faisait bon. C’est-à-dire que le
blizzard avait cessé, les flocons tombaient paresseusement, aussi légers que des fleurs de cerisier, et la température ne descendait pas en dessous de 0 °Celsius.
Comment appelle-t-on ceux qui vous donnent la vie ? Moi, comme vous, je dis : « Mes parents. »
Mes premiers parents étaient des jumeaux, frère et sœur, ils avaient six ans. Le garçon se prénommait Nahele et la fille, Angeni. Des métis. Moitié français par leur père, moitié autochtones par leur mère, laquelle appartenait à la nation des Ojibwés. Ils l’avaient très peu connue, leur maman, celle-ci ayant succombé à la maladie alors que tous deux savaient à peine marcher. On peut voir ça comme un symbole, comme un présage de ce qui allait suivre. Car, si je n’ai jamais oublié ma toute première existence, c’est d’abord parce qu’elle a été marquée, profondément, indélébilement, au sceau du malheur.
Ce fut l’une des plus tristes que j’ai vécues.
Nahele et Angeni habitaient une petite cabane en rondins que leur papa avait construite de ses mains au milieu de la forêt. Le père était trappeur
et souvent il devait s’absenter pendant des jours et des jours pour aller chasser les bêtes sauvages et vendre leurs fourrures aux comptoirs des grandes compagnies, à des dizaines de kilomètres de distance. Les jumeaux étaient alors livrés à euxmêmes. Dès leur plus jeune âge ils avaient appris à se débrouiller seuls. Ils disposaient de quelques réserves de nourriture : de la viande fumée essentiellement, un peu de courge, du maïs, des haricots, du chou, du sucre d’érable. De quoi tenir, en principe, jusqu’au retour du père. De toutes les saisons, la plus rude était bien sûr l’hiver. Et l’hiver, en ce temps-là, pouvait durer très longtemps.
Ils avaient beau avoir l’habitude, c’était des conditions extrêmes, et si j’ai pu, ne serait-ce que l’espace de quelques heures, adoucir l’éprouvante existence de ces deux petits êtres, j’en suis heureux. C’est la moindre des choses que je pouvais faire pour eux.
« Il prit la neige comme de l’argile et le forma à son image. » Ainsi fut créé, dit-on, le premier d’entre nous. L’ancêtre commun à tous ceux de mon espèce. Mais les humains l’ignorent. La plupart du temps, ils font n’importe quoi. À leur décharge, Nahele et Angeni avaient des mains minuscules et elles étaient enfoncées dans d’épaisses moufles