"Descente de liste" de Jean-Marie Leygonie

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Graphisme de couverture : Odile Chambaut Illustration de couverture : © Aurélia Vuillermoz © Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com

JEAN-MARIE LEYGONIE

DESCENTE DE LISTE

roman

À ma femme et mes enfants qui ont toujours voulu croire que je les aime plus que tout malgré le temps volé pour l’écriture.

« La femme qui cherche à être l’égale de l’homme manque d’ambition. »

1 – MARINA

17 h 35 le 19 mai 2020, un bus me dépose au bord de la Nationale 7 à l’entrée de Saint-Pierre l’Étoile, un bourg de trois mille sept cent cinquante-sept habitants à l’ouest de Lyon.

Je n’aime pas la province. Ses villes moyennes amorphes où même les zombies sont sous antidépresseurs. Sa procession lépreuse de centres commerciaux, de zones industrielles et de villages-dortoirs le long des routes. Sa fausse campagne de ronds-points fleuris, de haies en brosse et de pelouses tondues. Un gendarme ne devrait pas dire ça, je suis au courant.

Je remonte une file de maisons grises sur un trottoir étroit. Pas un commerce, pas un chat mais, selon Maps, en route vers le centre par la rue principale.

La mairie est une grosse bâtisse de deux étages de style vieux moderne, ornementée de trois niveaux de platesbandes multicolores et d’un drapeau français à franges dorées qui flotte au-dessus du porche.

J’entre par une porte coulissante automatique et je m’annonce à l’accueil.

Premier contrepied à mes préjugés, la secrétaire de mairie mandée par l’hôtesse d’accueil pour me réceptionner. Dans les trente-cinq ans, brune à la peau de nacre, pas grande et pas exactement mince mais, dans une robe chemise à pinces en coton blanc et des sandales argentées, des mensurations de poster de fond de garage. Son superpouvoir, des yeux violets hypnotiques qui me sidèrent comme un lapin dans les phares d’une voiture. Après des présentations succinctes, bafouillées pour ma part, elle offre de me faire visiter mon nouveau camp de base.

Question poste de travail, c’est vite vu. Aucun bureau ne peut m’être libéré dans le bâtiment. Tout juste éventuellement puis-je disposer d’un casier fermé du vestiaire du local technique dans l’arrière-cour. Je prends.

Pour le reste, il s’agit d’un plateau au mobilier désuet ouvert sur un hall d’accueil que se partagent les services administratifs présentés par les panonceaux État civil, Poste et Urbanisme, d’une salle de réunion, dite des mariages, où je suis attendue dans quelques minutes, d’une autre salle plus grande, dite du conseil, et de deux bureaux pour la direction des services et les élus. Parmi ces derniers, celui de la mairesse, Solange Chaverot, que la secrétaire de mairie me présente d’un chuchotement dans l’entrebâillement de sa porte. La première magistrate est une sexagénaire en tailleur écossais hors de saison qui signe un parapheur à la cadence d’une machine à coudre. D’un lever de tête contraint, elle me signifie trouver mon ordre de mission dans sa bannette avec le même bonheur qu’un PCR positif. Le sous-titrage, agréablement soufflé à mon oreille par mon guide, me dit qu’il est 17 h 55 et que Madame la Maire réunit ce soir successivement deux commissions, dont celle de l’urbanisme à la place d’une adjointe souffrante. À son grand regret, elle ne pourra me recevoir avant demain matin.

Mes « auxiliaires au quotidien » m’attendent dans la salle des mariages. Un policier en uniforme et les deux préposées de l’accueil, fermé au public entre-temps, se tiennent de part et d’autre d’une grande table octogonale. Le type costaud joue les fauves en cage en se dandinant sur ses rangers, ce qui laisse lire l’inscription « Police municipale » sur le dos de son blouson. « Intercommunale » se croit-il obligé de préciser, lorsque la secrétaire de mairie fait les présentations. Il m’introduira auprès de tous les habitants de la commune que je souhaiterai rencontrer, me promet-elle. L’expression d’insoumission sournoise du flic m’en fait douter. Quant aux femmes, il s’agit de deux spécimens d’un sociotype des territoires périphériques, la ménagère-biker de moins de cinquante ans. La brune à mèches violettes, qui me sourit entre deux bagues à lèvres chromées, se nomme Jasmine. Elle tient l’accueil et, une dizaine d’heures par semaine, le bureau de poste. Sa collègue, teinte en bleu métallique, est tatouée d’un rosier aux épines d’acier qui lui grimpe jusque dans les oreilles, dont une est percée par un anneau noir épais appelé tunnel par les adeptes du body art. Son prénom est Sandy. Elle se partage entre l’état civil et l’enregistrement des demandes d’autorisation d’urbanisme.

À moi de leur expliquer ma mission, le courrier de ma hiérarchie, transmis hier à la mairie, se contentant d’une injonction à me faire « bon accueil ».

– Bonjour, je suis le lieutenant de gendarmerie Rudy Meyer, du service de prévôté de l’état-major des armées. Selon son acte de décès, votre concitoyen Gérald Morel est mort de la Covid-19 le 27 mars 2020 à son domicile. Peutêtre saviez-vous qu’il était retraité depuis six mois de l’Office de Protection Aérienne de l’OTAN du Mont-Rolland. Cette base étant classée zone de défense hautement sensible, tout accident ou décès d’un de ses officiers est contrôlé par la police militaire. Nous sommes le 19 mai. Je dois donc

procéder à une formalité ordinaire mais avec deux mois de retard, en raison d’une désorganisation des services par le confinement. Je vous remercie d’avance de votre assistance pour rattraper ce temps perdu. Si vous en êtes d’accord, je vous ferai connaître les besoins de l’enquête au fur et à mesure… Avez-vous des questions ?

Les femmes m’ont écoutée avec des mines studieuses destinées à me convaincre de l’inutilité de prolonger davantage mon exposé au-delà des horaires d’ouverture de l’établissement. Égayé de mon speech comme de la dernière ineptie d’une hiérarchie hors-sol, le policier intercommunal y a prêté, par contre, moins d’attention qu’à mon postérieur, au design parfait malgré le pantalon unisexe peu avantageux de l’uniforme opérationnel d’officier de la gendarmerie nationale.

– Ça va prendre combien de temps ? demande-t-il.

– Pas plus d’un jour ou deux… D’autres questions ?

Pas d’autres questions.

– Vous restez avec moi deux minutes, s’il vous plaît ? retiens-je le flic.

Les deux réceptionnistes me saluent et sortent par la grande porte. La secrétaire de mairie part de l’autre côté, me faisant signe d’emprunter le couloir à sa suite pour la retrouver après.

Je m’approche du policier jusqu’à la limite de distanciation sociale prescrite.

J’aime l’uniforme. Il fait léviter comme les ailes d’un ange. Quand il est bien porté.

– Il me faudrait un rendez-vous avec la femme de Gérald Morel le plus vite possible, idéalement demain et, impérativement, chez elle.

– Pourquoi chez elle ?

– Je veux voir l’endroit où son mari est mort.

Réponse trop rapide et erreur fondatrice.

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