Du même auteur, dans la même collection
Les Évanescents, 2021
Les Routes, 2023 (Prix Alain Spiess du deuxième roman 2023)
Pour les lecteurs peu familiers de la langue anglaise, les passages en anglais non traduits directement dans le texte le sont en fin d’ouvrage.
llustration de couverture : © Stéphanie Brepson © Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com
Damien Ribeiro
électrosensibles
la brune au rouergue
À Elisabeth mon amour, Chacune d'elles te doit quelque chose. Si elles refusent de composer, Si elles ne sont pas là où il faudrait, Si elles n'ont pas honte de leur colère, Si elles sont du côté du vivant plutôt que du confort, C'est grâce à toi.
Me vient ce sentiment, vague et obscur, lorsque je réfléchis à l’adolescence prolongée de l’espèce : les rites de la naissance, du mariage et de la mort ; toutes ces cérémonies primitives et barbares qui ont survécu en s’affinant jusqu’à l’époque contemporaine. La pureté de la bestialité aveugle me semble préférable. Quand je médite ainsi, je sais qu’il y a là quelque chose qui m’attend. Un jour peut-être j’aurai une révélation et je verrai l’autre côté de cette farce monumentale. Alors je pourrai rire. Alors je saurai ce que la vie signifie.
Sylvia Plath, Journaux, Wellesley –
été 1950
Les corneilles
S’appelaient-elles déjà « les corneilles » lorsque, pour la première fois, on devina leurs silhouettes à l’arrière-plan de la journaliste venue filmer la maison des parents de Sandrine Maurin née Stievenard ? Drôle de nom, les corneilles. Sûrement une trouvaille d’un pigiste de La Voix du Nord suivant l’affaire. Pas les mésanges, pas les colombes, pas de place pour la paix ni les couronnes de fleurs. Les corneilles sont les premières sur les cadavres, et elles commencent toujours par les yeux. Leur fonction, pourtant nécessaire, de nettoyeuses de charognes leur vaut une mauvaise réputation et les enferme dans une représentation baroque, jamais très loin des sorcières. Elles ne constituaient pour l’heure qu’un petit groupe sororal qui, avant tout le monde, avait compris ce qui se jouait là, avec le geste apparemment fou de cette femme au nom étrange, comme surgi d’un avis de décès, Sandrine Maurin née Stievenard. Leur surnom n’était pas encore figé, mais il devait flotter dans l’air épais de juillet, entre le stade
Bollaert et le Louvre-Lens, ce quartier où les gueules noires avaient laissé place aux chômeurs en fin de droits et aux travailleurs précaires, avant l’arrivée des artistes. Ce soir, un peu de poussière de charbon se déposait lentement sur ces femmes, un brouillard qui bientôt leur ferait prendre conscience d’un changement en elles. Sans se connaître, ni se concerter, elles avaient marché vers cette maison, s’étaient trouvées et d’un regard, sans tellement parler, formaient le cœur de la nuée.
Garance devait discrètement mener le groupe. Elle avait su imposer son corps long et noueux jusqu’à la disgrâce, bambou sauvage lui permettant, en entrant dans une pièce, d’affirmer. Autour d’elle, les autres, en contrebas, cherchaient du coin de l’œil une approbation discrète de sa part, guettaient la moindre accentuation des angles secs de sa mâchoire. Quelques semaines plus tôt elle militait encore dans une association qu’on venait de dissoudre au prétexte d’un risque terroriste qu’elle faisait courir au pays. Garance et quelques autres avaient détruit une serre dans laquelle des industriels expérimentaient des plants résistant à la sécheresse, au feu, aux maladies, aux insectes, au fisc, aux inondations, à la grêle. Mais pas à Garance et à sa détermination.
Autour d’elle on retrouvait Lucie la professeure de français, Léa l’étudiante skateuse et Rose, la caissière. Garance a prononcé ces mots quand la journaliste s’est approchée du groupe pour leur demander ce qu’elles faisaient là : « On ne parle pas aux journalistes. » Les autres ont acquiescé.
Sur le plateau de télévision, un spécialiste en psychologie et astrophysique (la veille il devait dire si oui ou non, d’après lui, il existait un risque qu’un jour, une météorite vienne s’écraser sur Terre ; il avait répondu non ; soulagement), un type
dont les avis faisaient autorité, au point de devoir expliquer ce qui s’était passé au Louvre-Lens quelques heures plus tôt, avait posé le diagnostic net qu’on attendait de lui. Il s’agissait d’un coup de folie, peut-être un dérèglement hormonal, une ménopause précoce ou quelque chose en lien avec la mère. Un truc de bonnes femmes. Le spécialiste insistait : elle a crevé les yeux de cette femme, ce n’est pas neutre. Elle n’a touché à rien d’autre, mais elle lui a crevé les yeux. Ce point-là avait dû attirer l’attention des corneilles, comme un signal ondé dont le sens profond échappait à tous. Il paraît que la vision tétrachromate permet aux oiseaux de voir le bleu, le rouge, le vert, mais également les ultraviolets. Communiquaient-elles grâce aux ultraviolets, des messages invisibles aux hommes mais limpides pour elles ?
Elles étaient là dans la nuit, devant le petit pavillon de la famille Stievenard, à quelques mètres du Louvre-Lens, regroupées entre sœurs, parlant à voix très basse, marchant lentement, d’un pas atone, se frôlant à peine dans le chuchotement des tissus. Les bruits faibles de leur présence évoquaient ces oiseaux rassemblés par milliers pour voler côte à côte, ils dessinent dans un battement étouffé une alternance de noyau et de fumée. Murmurations. Le mot convient à l’atmosphère de cet étrange moment où quelques femmes, vêtues de couleurs sombres, de t-shirts de deuxième main, de jeans ou de shorts upcyclés, s’étaient rassemblées devant la maison familiale de Sandrine Maurin née Stievenard, après son geste apparemment fou, après cette attaque où elle avait crevé les yeux de la malheureuse Hendrickje Stoffels.