"Il était une bergère - Yves Deloison et Stéphanie Maubé - extrait

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IL ÉTAIT UNE BERGÈRE


Ouvrages d’Yves Deloison Réussir sa reconversion, Héliopoles, 2018 Un chemin d’herbes et de ronces, First, 2018 Heureux comme un Français en France, Presses de la Cité, 2016 L’Homme, le nouveau sexe faible, First, 2014 Pourquoi les femmes se font toujours avoir ? First, 2014 Mes bonnes résolutions pour changer de vie, Chêne, 2012

Image de couverture : © Julien Benhamou Graphisme de la couverture : Elisabetta Cavallo Images des pages 6-11 : © Yves Deloison, pages 12-13 : © Guillaume Nail, pages 14-15 : © Marion Jouault. © Éditions du Rouergue, 2020 www.lerouergue.com


Yves Deloison & Stéphanie Maubé

IL ÉTAIT UNE BERGÈRE TÉMOIGNAGE


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Il était une bergère, Et ron et ron, petit patapon, Il était une bergère, Qui gardait ses moutons, ron ron, Qui gardait ses moutons.

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out en longeant la côte des havres, ce ruban à l’ouest du Cotentin où se succèdent dunes, prés-salés et cultures maraîchères, c’est cette comptine que je fredonne au volant de mon vieux Kangoo blanc, comme on en croise pléthore dans la région. Sauf que le mien est rallongé. En cette fin de printemps 2014, j’ai rendezvous avec Stéphanie Maubé, une bergère de la Manche de trente-quatre ans. Tout au long des 25 kilomètres qui séparent ma maison de sa bergerie, sur « la touristique », cette route de bitume rouge qui tranche avec le paysage, je me demande qui peut bien être cette jeune femme repérée à la une du quotidien Le Parisien quelques semaines plus tôt. Née sur l’île de la Cité, en plein cœur de Paris, Stéphanie a décidé de tout lâcher pour s’installer dans les prés-salés de la baie du Mont-Saint-Michel, qui couvrent deux départements côtiers, de Saint-Benoît-des-Ondes en Ille-et-Vilaine à Barneville-Carteret dans la Manche, et 17


creusent un golfe gigantesque, là où la mer s’enfonce entre Bretagne et Normandie. De Paris au Mont-Saint-Michel, deux des plus beaux clichés français ! En découvrant son portrait, j’ai eu l’idée de proposer à une rédactrice en chef de L’Express un reportage sur ces nouveaux paysans qui osent se lancer. Face au bar-tabac-épicerie de Saint-Germain-sur-Ay, un utilitaire bleu délavé se gare sur le parking de la mairie. Fatigué par les vents violents qui s’abattent sur la région et le sel propulsé par la houle, le Kangoo de Stéphanie est maculé d’éclaboussures récoltées le long des chemins creux. Encore moins frais que le mien, il finira par rendre l’âme quelques mois plus tard à Pirou, un dimanche matin de foire aux bulots. Du véhicule de l’ex-maison France Telecom descend une jolie femme brune, souriante, cheveux noirs lâchés et yeux gris-vert pétillants, qui me salue d’un ton enjoué. Puis Stéphanie me propose de la suivre jusqu’à sa bergerie. Je remonte dans ma voiture et, le temps de redémarrer, la voici qui file déjà quelques dizaines de mètres devant moi. Nos utilitaires franchissent la route touristique puis sillonnent une petite voie communale qui traverse le village. D’anciennes exploitations agricoles minuscules bâties en pierre et recouvertes de toits d’ardoise se succèdent. À leurs murs s’adossent des appentis de bric et de broc ajoutés il y a une trentaine d’années. Un vrai bazar. Des carrés de légumes ou de minuscules vergers entourés de murs ou de grillages parsèment les rues. Lorsque nous arrivons à un cul-de-sac bordé de prés typiques de ce littoral reliant Carteret à Cancale, je me gare près de sa voiture. Face à nous, le havre de Saint-Germain-sur-Ay. 600 hectares de vase et d’herbages à perte de vue, fermés au nord et à l’ouest par la pointe du Banc et au sud par les dunes 18


de Créances. Le tout baigné d’un beau soleil printanier à peine voilé. Il fait doux, presque chaud. Les corps amples de quelques tadornes de Belon reposent le long d’un des méandres. Comme je n’ai pas pensé à prendre une paire de bottes, Stéphanie m’invite à me déchausser et à retirer mes chaussettes avant de partir en repérage. C’est donc pieds nus que je la suis en direction de la flèche sableuse. Une fois franchie la laisse de mer jonchée de débris en tous genres, nous marchons d’un bon pas sur des herbus denses immergés chaque mois par l’eau de mer lors des grandes marées. Jonchées d’intrigantes touffes de plantes de milieux salés adaptées à cet environnement hostile, ces prairies aquatiques accueillent des dizaines de variétés halophiles, de celles qui trempent dans l’océan quatre à cinq jours durant sans dépérir avant de respirer de nouveau le grand air. Salicorne, spartine, aster maritime, obione, puccinellie maritime, lavande de mer, soude, armoise et autres tapissent l’horizon, s’ordonnant selon la salinité du substrat. Sur le trait horizontal que forme ce paysage, repose une flopée de petits nuages floconneux aux contours arrondis et laineux. Et le troupeau, tout affairé à son grignotage continu. Des centaines de moutons paissent en effet sur les pâturages côtiers, se nourrissant d’herbes imprégnées de sel, un composé biologique unique qui donne cette saveur originale et inégalable à la chair de l’agneau. Comme toutes les zones de vasières soumises au flux et au reflux régulier des hautes marées dans la région, la tangue façonne ce relief propre aux prés-salés dont on ne prend conscience qu’à toute proximité. Ce sédiment marin composé de sable et de coquilles calcaires finement broyées sous l’effet de l’érosion et de minces couches de limons et d’argiles plus foncées a modelé par endroits des parois 19


d’un à deux mètres qui forment de minuscules falaises. On saute dans le lit d’une rivière, nos pieds s’enfoncent dans la vase – de la tangue liquéfiée – avant de remonter puis de franchir une ou deux dépressions humides au son du bêlement et du piétinement des bêtes qui évoluent autour de nous. Fouler les mares boueuses pieds nus met tous mes sens en émoi et me procure une impression d’espace et de liberté qui me rend quasi euphorique. Après une inspection en règle et au pas de charge du troupeau, Stéphanie repart en direction des véhicules, tout en répondant à mes questions. Elle écarte d’une main ferme la mèche de cheveux qui s’est posée sur son visage. La parole est claire. Les mots prononcés avec conviction. Son phrasé rythmé et énergique détonne avec le décor, où tout semble s’étirer. Sa voix un peu poussée et en tension accentue le tempérament volontaire qui perce à chaque mouvement. Un peu plus loin, mon regard tombe sur une sorte de serre en plastique qu’elle désigne comme étant sa bergerie. Posée au milieu d’un champ, la structure sans eau ni électricité sert à protéger les bêtes des assauts de la pluie et des attaques de renards. « C’est disgracieux ! C’est pour ça que je l’ai cachée derrière une haie », s’excuse Stéphanie. La bergerie se situe à proximité d’une zone de submersion marine et d’un site classé Natura 2000 soumis aux décisions de la commission des architectes des Bâtiments de France et à la loi littoral. Cela l’empêche de construire en dur et de raccorder l’abri aux différents réseaux publics de distribution d’énergie et de fluides. Une grange vernaculaire construite des décennies plus tôt trône en revanche sur une autre parcelle, à quelques centaines de mètres. À l’époque, on élevait ici des bâtiments sans se soucier d’aucune règle. Après avoir servi quelques années pour l’accueil des touristes lors de visites pédagogiques ou de concerts, la grange devenue 20


instable est aujourd’hui condamnée. Stéphanie attrape un panier dans sa voiture puis le pose sur un banc avant d’en sortir conserve de pâté, bouteille de vin blanc et crudités pour un pique-nique face au havre. Je débouche la bouteille qu’elle me tend et je remplis les deux verres qu’elle a apportés. Nous trinquons. Le décor idyllique inondé de lumière ne me fait pas perdre de vue mon objectif : je suis intrigué par ce que je sais de la jeune bergère, ou plutôt de la jeune éleveuse. Car si la fonction du berger est de conduire le troupeau au pâturage, souvent pour le compte d’un éleveur, propriétaire du cheptel – la majorité des bergers sont salariés d’exploitants agricoles éleveurs –, ce n’est pas le cas de Stéphanie qui assure l’élevage de ses animaux. Mais comme le terme « bergère » sonne mieux à l’oreille du citadin, à qui il apparaît à tort comme plus évocateur, elle est souvent désignée ainsi. Bref, revenons à nos moutons. Ce type de profil atypique me fascine, le changement radical bien sûr – j’ai été consultant en bilan de compétences dans une autre vie et j’ai beaucoup gravité dans l’univers de la reconversion et des bifurcations professionnelles – mais aussi son quotidien d’éleveuse, sa production d’agneaux de prés-salés, son rapport à la terre et au terroir. Tout cela me séduit. J’y suis sensible. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si j’ai choisi de vivre là où se déroule ce récit, le Cotentin. Ces sites exceptionnels de pâturages des agneaux dans la baie du Mont-Saint-Michel ou dans l’un des havres de la côte ouest du Cotentin, de la Vanlée, de la Sienne, de Lessay, de Geffosses ou de Portbail, ne sont pas sans me rappeler la baie de Somme d’où je suis originaire. Je partage l’attachement à la vie rurale et à la bonne bouffe de Stéphanie, j’apprécie l’esprit des producteurs que je rencontre sur les marchés de Barneville-Carteret, de 21


Portbail, de Bricquebec et d’ailleurs. Le sort des paysans révèle les contradictions dans le rapport à la nature d’une population qui semble se montrer de plus en plus attentive à la qualité des produits et à la beauté des paysages ouverts, émaillés de sentiers et de haies, parce qu’entretenus grâce à la présence pastorale. Pourtant, la plupart d’entre nous restent indifférents aux conditions de vie de ceux qui œuvrent pour nous satisfaire, une poignée de femmes et d’hommes courageux et pugnaces. J’essaye de comprendre leurs préoccupations sans jamais y parvenir réellement. D’une certaine manière, je les admire. Ces forçats de la terre sont capables de mener une vie que je considère comme austère, dans laquelle ce qui m’apparaît comme une forme d’abnégation est transcendé par une sorte d’énergie quasi mystique à l’égard de leur vie rurale, qui leur permet de tenir le coup malgré les aléas. Emballé par les quelques heures passées en sa compagnie, je vais revoir Stéphanie. Une première fois, dans le cadre d’une autre interview. Une deuxième fois, un soir d’été, pour un apéro dehors face au havre et à un coucher de soleil comme seul le littoral de la Manche sait en dessiner. Par le biais des réseaux sociaux, je suis ses aventures. Je la repère dans la presse locale, pour défendre la race locale des moutons avranchins, parler des concerts qu’elle organise dans sa bergerie ou de son stand à la SainteCroix, la foire millénaire de Lessay. Je la retrouve même dans la rubrique faits divers de La Presse de la Manche, Ouest France et La Manche libre pour une sombre histoire de bélier noir kidnappé par des voisins éleveurs. Puis nous dînons chez l’un ou chez l’autre. Stéphanie devient petit à petit une amie dont le quotidien aiguise ma curiosité. Bientôt, j’ai l’idée de lui proposer de réfléchir ensemble à un projet d’ouvrage dans lequel son histoire et sa vie de 22


bergère serviraient à illustrer les enjeux et la complexité du monde agricole, loin des stéréotypes. La proposition la séduit immédiatement. Je lui explique que j’ai envie de comprendre pourquoi il semble si compliqué de s’en sortir quand on exerce une activité comme la sienne. D’autant que cette ex-citadine pétrie d’énergie et de détermination évolue dans un univers aux antipodes de celui qui était le sien à l’origine. Elle appréhende des codes ruraux qu’elle ignorait jusque-là. Les chocs culturels sont nombreux et riches d’enseignements. Par rapport à sa situation antérieure, elle doit aussi composer avec une nette baisse de revenus alors qu’elle travaille à longueur de journée. Je m’interroge. Comment réussit-elle à vivre d’un petit élevage ? La mer affleure les prés-salés balayés par les vents sur lesquels paît son cheptel. Si le décor invite à la contemplation, l’élevage n’a, lui, rien de méditatif. Être éleveur ne signifie pas vivre replié sur sa ferme. Bien au contraire. Aléas météorologiques, caractères bien trempés des animaux, vie et mort dans le cheptel génèrent des hauts et des bas émotionnels où l’abattement laisse place à l’exaltation. Stéphanie s’interroge, et je m’interroge avec elle, sur la question de l’agriculture intensive qui assure le bonheur d’industriels prospères mais fait des ravages dans la paysannerie comme chez les consommateurs. Engrais chimiques, herbicides, fongicides, insecticides, bref, tous les intrants « acides » qui font norme agricole aujourd’hui transforment l’exploitant en gestionnaire de production animale ou végétale. Cette course en avant mortifère pousse Stéphanie et une poignée de collègues bergers à mener des combats éthiques, environnementaux et économiques afin que leur avenir – et le nôtre par ricochet – prenne une autre tournure. Pour surmonter les obstacles, 23


elle s’expose et prend des coups. Elle se bat parce qu’elle a foi en ce magnifique mais éreintant et très peu rémunérateur métier. Son changement de voie, processus long et exigeant, son inscription en milieu rural, son quotidien professionnel et personnel de néorurale, ses sentiments et états d’âme, ses relations aux autres aussi diverses qu’improbables en disent long sur le sujet agricole et sur les interrogations majeures au regard du devenir de la société. À l’envers des clichés figeant l’image du monde agricole, cette femme élégante et passionnée met un grand coup de pied dans la fourmilière. Je vais donc suivre la bergère au jour le jour, des prés-salés sur lesquels pâturent ses brebis, pendant le rituel de la tonte, lors de l’agnelage, au moment du départ des bêtes à l’abattoir ou encore lors des discussions avec un boucher ou des comices agricoles et rencontres professionnelles ou institutionnelles. Ainsi, nous allons tâcher de restituer la réalité de son vécu pour le confronter aux problématiques rurales et à quelques questions essentielles : de l’attribution de subventions à la pertinence de la politique des quotas, des lobbies de l’agroalimentaire et de leur influence, de la tendance au véganisme qui met dans le même sac l’usine de production animale et le petit éleveur, des difficultés rencontrées par la population pour consommer autre chose que des aliments malsains ou de très mauvaise qualité. Stéphanie incarne cette histoire. J’accompagne son message.


Il était une fois… une reconversion hors du commun

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ien ne destinait Stéphanie à la vie de néorurale et à ce virage radical qui l’a transportée de l’agitation citadine au littoral venteux du Cotentin pour y créer sa ferme. Ses parents se séparent quand elle est préado. Son père voyage beaucoup pour le boulot. Depuis l’âge de quinze ans, elle vit à Bruxelles avec sa mère. Elle n’en fait qu’à sa tête, sort en boîte, découche ambiance sex, drugs and rock’n’roll. « Une fois, je suis même partie en stop loin de chez moi. J’ai disparu deux jours sans que ma mère le remarque ! » Quelques mois plus tard, cette dernière décide de s’installer au Chili parce qu’elle s’est amourachée de l’ambassadeur de Belgique. Stéphanie pète les plombs. Ses souvenirs nous font marrer. Tout comme moi – ça tombe bien –, elle a une nature rigolarde. 12 h 00. Attablés dans la cuisine rafraîchie et lumineuse de la maison année 1950 du bourg de Lessay que Stéphanie a récemment achetée, nous sirotons une infusion de sa fabrication. Un peu de vaisselle sale s’accumule autour de l’évier en inox. Les cloches de l’abbatiale romane située à quelques dizaines de mètres de chez elle retentissent. Le plus jeune des deux chiens de berger de Stéphanie ne supporte pas. Il se met à aboyer. Des fenêtres de la pièce, on l’aperçoit sur le sol en partie cimenté. Le 25


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