"Aller en paix" de Ludovic Robin - Extrait

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aller en paix


Graphisme de couverture : Olivier Douzou Illustration de couverture : © Guillaume Amat/Millennium Images © Éditions du Rouergue, 2017 www.lerouergue.com


Ludovic Robin

aller en paix

la brune au rouergue



Pour Coline



On ĂŠteignit le feu et le temple se vida. Herman Melville, Mardi



Première partie L’ACCIDENT



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Aux Plastres, la vie était étrange. On aurait dit que parfois Lily m’évitait, oh pas sciemment, mais qu’elle cherchait une aubaine, peut-être le moyen le plus sûr de s’évader de moi. En toute gentillesse, car ma Lily était bonne, personne ne m’enlèvera jamais ça. Chaque jour de labeur elle se levait à l’aube, allait faire un tour dehors près de l’ancien lavoir, son antidépresseur disait-elle, dans les brumes où elle avait retourné la voiture, à l’amorce des chemins de randonnée qui serpentaient comme deux fleuves autour de notre patelin avant de se rencontrer là-haut, quelque part dans les bois. Où, je ne sais plus. Quand Lily revenait, souriante et rouge d’avoir couru, mes affaires étaient prêtes et les enfants piquaient du nez devant leur bol de lait froid. Rituel du micro-onde. « Je te passe le relais, avais-je coutume de dire, Il faut que je file » mais si jamais le plus grand, qui ne dormait que d’un œil, daignait vider son bol d’une traite pour une fois, je l’embarquais promptement avec moi et le lâchais deux kilomètres plus bas devant son 13


école. Ainsi sa mère aurait le temps de s’occuper du cadet qui n’était pas du matin. Thierry n’émergeait jamais avant dix heures, quoi qu’il en fût, mais en lui parlant gentiment à l’oreille il était possible de le dégeler un peu, de le rendre un petit peu moins groggy. Le plus souvent, Thibaud refusait tout net de me suivre dans la Rover. Ces matins-là Lily était si accaparée que chaque minute reculait l’avènement du départ : le garage ouvert, elle n’avait plus le temps d’harnacher Thierry au siège bébé comme il se devait et, les cheveux mouillés, démarrait la voiture avec son dormeur sur les genoux. Alors un autre sprint commençait, douze kilomètres de lacets séparant l’école maternelle de Thibaud de la nounou de Thierry, perdue dans les bois. Lily avait trouvé du travail à cinq kilomètres de notre commune, à Bourg-Saint-Maurice où nous allions jadis au lycée. Elle finissait en tant que fleuriste dans une jolie boutique du centre-ville. La patronne, qui n’avait pas d’enfants, la bombardait de reproches inutiles car un jour sur deux Lily avait du retard. Elle collectionnait les excès de vitesse. « Bon Dieu, un jour tu rateras un virage », maugréaisje le soir à voix basse, très bas car à sa place je n’aurais pas fait mieux. Comment aurions-nous pu nous conduire autrement ? Jamais je ne lui disais qu’elle finirait par tuer l’un des gosses : à cette époque Lily luttait avec courage contre une addiction violente aux barbituriques, et se démenait tant que je n’avais tout simplement pas le droit de m’exprimer ainsi. À l’occasion ses parents nous délestaient de Thibaud, mais vraiment le plus rarement possible. Grosso modo, nous étions seuls. Seuls, dans nos montagnes, avec notre vie étrange, bardés d’enfants et de neige. Seuls avec un autre bébé en route. Il tombait régulièrement, de nuit plutôt que de jour, des flocons grassouillets qui nous lavaient de nos peines mais 14


rendaient anxiogènes les petits matins. Car Thibaud détestait la neige, et nous le faisait savoir. Nous craignions ses caprices beaucoup plus que le gel, et beaucoup plus que la grossesse de Lily qui devait chausser ses raquettes pour aller faire son tour. Or cet hiver-là fut un grand hiver, dont bien des gens se réjouirent. Je ne pense pas seulement aux TER à deux étages remplis de Parisiens aux abois là-bas dans la vallée, mais à nous autres amateurs de poudreuse, aux gens du pays qui louaient cher leur appartement, payaient cher leurs courses et travaillaient loin des pistes pour la plupart, dans des villes qui pouvaient être Lyon. Enceinte de sept mois Lily ne reculait devant aucune facétie quand les circonstances la laissaient libre une heure ou deux, une heure ou deux dans la neige. Ses parents accouraient du fond de la vallée les week-ends où elle avait vraiment besoin de repos, et généralement le grand partait avec sa mamie qui nous le ramenait tard dans la soirée, gavé de télé et de dessins animés. Ces deux-là envolés, le grand-père chargeait Thierry sur ses épaules et on faisait alors des parties formidables, tous les quatre, dans la neige molle près de chez nous. Lily était aux anges et je dois dire que j’appréciais le voisinage de cet homme plutôt discret qui, dans le feu de l’action, s’exprimait dans un patois absolument incompréhensible, si fou à mon oreille qu’il m’arrivait de douter qu’un ancien eût jamais parlé ça. Je m’étais promis d’étudier la question avec lui, mais comme en coulisse un malaise s’était au fil des mois immiscé dans nos rapports, que la soixantaine advenue la mère de Lily s’était mise à nous réclamer les enfants avec une méchanceté stupéfiante, déclarant ma compagne éteinte depuis le second et notre couple fini, usé jusqu’à l’os, il nous avait bien fallu poser des limites et en règle générale, ainsi que je l’ai dit, nous étions 15


seuls. C’était notre volonté d’être seuls. Notre famille. Pur artifice peut-être bien, au sens où idéalement parlant, à choisir, Lily préférait la neige. Mais cela veut dire quoi, préférait la neige. Lily n’était pas une skieuse chevronnée. Elle ne skiait pas ou très peu. Je n’ai jamais craint de ce point de vue qu’un moniteur des Arcs ne me la vole, encore moins un de ces décérébrés que la saison rameutait, perspectives de baises et de glisse. Je ne portais pas le monde du ski dans mon cœur, pour des raisons que j’exposerai peut-être. Lily préférait la neige de la même manière que moi je préférais les arbres. Aurais-je vécu dans les arbres, pour autant ? Nous nous entretenions beaucoup elle et moi de mon activité d’élagueur, métier choisi de longue date qui à la veille de mon vingtième anniversaire m’avait enfin imposé à ses yeux. Ce matin-là, grève générale au lycée, j’étais devenu le chef de famille que je ne suis plus en incarnant sous les huées ce fameux prototype dont le prof de philo nous rebattait les oreilles, le Couillu qui par tous les temps fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait, en toute quiétude, bien sûr, et quel qu’en soit le prix à payer. Moi le vieux, le recalé deux fois au bac littéraire avais ainsi osé abandonner la manif au nez et à la barbe de ses meneurs, avant de remonter la rue noire de monde au volant de ma voiture. Toute la classe savait pourquoi : j’avais un rendez-vous important à une centaine de kilomètres de Bourg-Saint-Maurice, au Centre de Formation Professionnelle Forestière où m’attendaient des gens avec qui je projetais d’apprendre les ficelles de mon futur métier. Futur, oui : après le centre il y aurait encore le service militaire à Chambéry, une année de perdue chez les chasseurs alpins ; je piaffais, j’avais hâte de travailler. La colère de mes amis était légitime en ces temps de haute précarité, et je n’ai pas protesté lorsque les œufs ont volé sur mon parebrise – pas protesté mais 16


pas ralenti non plus ; voilà toute l’histoire. Je me souviens du temps splendide qu’il faisait ce jour-là, du froid sec qui dilatait mes narines et, comme un halo au-dessus de la ville, des cours d’eau étincelants qui ruisselaient des sommets. Quelque part dans la foule, ma Lily avait le plus beau visage de Bourg : voilà toute l’histoire, et à mon retour on ne s’est plus quittés. Plus quittés du tout car nos noces remontaient à longtemps, malgré quelques éclipses. Remontaient au déluge peut-être bien, je ne me souviens plus, mais à l’époque déjà je lui parlais des arbres, des grands mélèzes de notre école. Mon tort est de lui avoir parlé des arbres trop tôt, avant les billes et touche-pipi, car ce rendez-vous vers lequel je me hâtais me rendait trop héroïque à ses yeux, m’auréolait d’une gloire surfaite. Les trois ans que dura ma formation elle s’en vint habiter là-haut, près de moi, renonçant par là même aux études. J’avais vingt ans à l’époque, elle dix-huit. Vingt-cinq ans à la naissance de Thibaud, elle vingt-trois. Thierry est né l’année de ses vingt-six ans : j’en avais vingt-huit, contre cinquante aujourd’hui, cinquante, sommet que mon père n’aura jamais pu dépasser. Quand j’ai commencé à me ronger les sangs, Lily portait Paul dans son ventre, envieuse de ma vocation qu’elle n’arrêtait pas de comparer à la sienne. Elle se voyait mère, juste mère cet hiver-là, notre second et dernier aux Plastres, or mère elle l’était si peu disait-elle, dès que son manque de confiance la rattrapait, tout juste si elle se rendait compte qu’elle avait des enfants. Provocation qui n’en était pas une mais me mettait hors de moi tant je la savais épuisée et bagarreuse, présente sur tous les fronts à la fois. Et quand aux soirs de fatigue nous nous entretenions de ma prétendue liberté, en nous gardant de parler trop fort de peur de réveiller Thibaud qui ne dormait que d’un œil, et que Lily se triturait à cause d’un vieux 17


projet de concours qu’elle avait pris à bras-le-corps cet hiverlà, avec toutes ces phases de découragement qu’un tel effort implique, l’envie me prenait de lui dire la vérité, toute la vérité concernant ma prétendue vocation. Non, je ne vivais pas dans les arbres. Non, je n’étais pas ce Couillu qui fait ce qu’il dit et qui dit ce qu’il fait, car moi aussi régulièrement je doutais dans la vie. Qu’est-ce que je doutais ! Je bouillais, pour être exact ; je fulminais intérieurement. Mais voilà, d’une part je ne voulais pas l’accabler avec mes propres soucis, d’autre part mes doutes, à coup sûr, étaient moins crochus que les siens. Car de longue date j’avais pris les devants, moi, je m’étais préparé à l’ennui de la vie. C’était d’abord ça, ma vocation : le refus de dire des mots que je n’avais pas envie de dire, le refus de subir des gens que je n’avais pas envie de subir, parents, camarades de classe, clients, voisins, chacun sa clique. Toute ma vie fut tournée vers ça, ou plutôt contre ça, ce foyer d’ennui pur qu’avait été mon enfance. J’avais compris depuis belle lurette que la vraie solitude est engendrée par les gens que l’on n’a pas choisis. Les gens quels qu’ils soient. Chez moi ce savoir dominait les autres et en ce sens-là, oui, j’étais un couillu, mais un couillu parmi d’autres couillus encombrés de problèmes à résoudre, problèmes qui parfois les tracassaient au plus haut point. Il arrive que la façon de résoudre nos problèmes nous rende parfaitement imbuvables aux yeux du monde, mais voilà, ce sont nos problèmes et nous ne disposons que d’une courte vie pour les résoudre. Je ne dis pas, mais alors pas du tout que j’étais du genre grognon, ou une sorte de misanthrope. Ce reproche m’avait été très souvent adressé, à tous les âges de ma vie, et nous nous situions chaque fois, je pense, très loin de la vérité. Disons que le commerce des autres m’avait convaincu de ce qu’une part de sauvagerie 18


était nécessaire dans l’édification de votre liberté. Non seulement dans son édification, mais aussi dans votre aptitude à la défendre, voire son entretien. La sauvagerie venait peut-être même après l’édification, quand vous preniez la mesure des dangers qui menaçaient votre petit havre. Généralement, un seul coup d’œil circulaire suffisait : de toutes parts ça grouillait de lois et d’intrigants liberticides. Je me souviens du regard étonné de mon père quand les gendarmes sont venus zigouiller ses moutons au début des années soixante-dix, suite à l’épidémie de brucellose. J’avais passé les dix premières années de ma vie à scruter le regard étonné de mon père, seul remède à l’ennui que mes parents m’inspiraient. Quel bonhomme, ce père. Il ne s’est pas démonté après la boucherie, ni quand les vétérinaires nous ont remis un rapport inquiétant sur la survivance de brucella melitensis. Il disait que tant qu’à y être ce serait presque l’occasion de nettoyer la ferme de fond en comble. Nous avions même entrepris, tous les deux, le retapage de la clôture en vue du beau troupeau neuf que l’argent des assurances nous ramènerait bientôt. Dix mois à attendre, durant lesquels j’entamai la lente conquête de ma Lily. Bonne période de ce point de vue, mais mon père commença à accuser le coup de son troupeau perdu. Il laissait la clôture en chantier, se levait tard le matin. Un cousin parlait de lui trouver du travail à l’usine. Rien à faire, il était triste. Quand le gros chèque était tombé, mon père et ma mère avaient tergiversé pendant quelques semaines et puis de but en blanc la famille était partie s’installer en ville, moi mis à part. À dix ans, on ne me la faisait pas. Si mes parents étaient prêts à abandonner leur bien au premier revers de fortune, il était hors de question que je cède un pouce du mien, l’école où j’avais ma reine. 19


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