comment devenir un château fort
De la même autrice au Rouergue Le processus – 2021, roman doado.
Illustration de couverture : © Julien Rico © Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com
Catherine Verlaguet
comment devenir un château fort
chapitre 1
Et voilà, on y est… La nouvelle maison. Entre hommes. Au moins, ici, j’ai ma chambre. Plus besoin de partager avec Guillaume. Franchement, Guillaume et moi, à choisir entre maman et une chambre individuelle, on aurait choisi maman. Mais bon. Maman s’est fait la malle, alors une chambre individuelle c’est mieux que rien je suppose. Pour le déménagement, c’est papa qui a décidé. Il ne se voyait pas continuer sans elle dans notre ancienne maison. Trop de souvenirs qui prennent trop de place. Avant de partir, maman a dit que quitte à ce qu’on déménage, ce serait bien que chacun ait sa chambre, qu’il était temps. Quand je lui ai demandé de quoi il était temps, elle a répondu qu’à compter d’un certain 7
âge, un garçon a besoin d’intimité. J’ai failli lui rétorquer qu’en deçà d’un certain âge, un garçon a aussi besoin de sa mère, mais j’ai fermé ma gueule parce que je ne voulais pas la faire pleurer. Personne ne semblait se soucier de mon changement de bahut en cours d’année – et plus précisément pour mon troisième trimestre de seconde – mais làdessus aussi j’ai fermé ma gueule, question de priorité. Ce n’est pas qu’ils se séparent en mauvais termes, les parents. Non ! On dirait des vieux potes. Des vieux potes un peu tristes. À 16 ans, attirée par la mer, ma mère a quitté ses parents pour travailler sur des bateaux de croisières en tant que femme de cabine. Elle a fait le tour du monde ! Elle en parlait tous les jours, nous racontait des anecdotes, des légendes, les rencontres qu’elle avait faites, les pays qu’elle avait visités… Des fois elle pleurait, disait que c’était pauvre de rester au même endroit, que son âme moisissait. Ce que je veux dire, c’est qu’on savait que maman avait envie de retourner sur son bateau. Son envie a toujours été une menace et on espérait tous qu’elle ne le ferait pas. Elle nous a pas poignardés dans le dos en nous annonçant qu’elle partait. C’est plutôt comme si ce poignard-là, elle nous l’avait enfin retiré – ce qui ne fait pas moins mal. 8
Je sais qu’elle a rencontré papa à 22 ans. Lui, il en avait 17, ses parents l’avaient emmené faire une croisière pour qu’il arrête de fréquenter les copains qu’il avait. Sur le bateau, papa est tombé amoureux et maman enceinte. Je crois que si mes grands-parents avaient imaginé un truc comme ça, ils se seraient abstenus pour la croisière et auraient laissé mon père à ses mauvaises fréquentations. Mais bon. Mes parents se sont mariés. Sur les photos de leur mariage, ils ont l’air heureux et mes grands-parents aussi. En fait, avant aujourd’hui je ne m’étais jamais posé la question de savoir si mes parents étaient heureux ensemble. Je pensais qu’ils l’étaient. Comme tout le monde l’est quoi ! Maman avait beau parler de son bateau et de ses tours du monde, elle disait qu’elle nous aimait et qu’on était la plus belle chose qui lui soit arrivée. Papa disait que c’était elle, la plus belle chose qui lui soit arrivée. Et puis un jour, elle a estimé que la plus belle chose qui lui soit arrivée n’avait plus besoin d’elle. Que Guillaume et moi étions assez grands et que de toute façon, un jour ou l’autre, on allait quitter la maison. Alors à quelques années près, elle s’est dit qu’elle pouvait bien partir maintenant et reprendre la mer. Mon père… Peut-être qu’il l’aime trop pour la retenir. Ou peut-être qu’au bout de vingt ans d’angoisses à savoir qu’un jour ou l’autre elle allait le quitter, il 9
se sent soulagé qu’elle parte enfin. Parce que côté angoisses, ça va, il a donné mon père : entre son ulcère et ses colites… Bref. Il est triste mon père. Ça se voit. Mais quand même, il assure. Il dit qu’il est content de nous avoir et qu’on va s’en sortir, entre hommes. Il dit qu’il est pas mal encore du haut de ses 37 ans et qu’attention, la vie va commencer ! Il tient le coup quoi. Et nous… Pareil. Mais c’est comme si chacun d’entre nous attendait que l’autre craque pour pouvoir craquer à son tour. C’est l’impression que j’ai. Moi en tout cas, si papa ou Guillaume se mettait à chialer, je crois que je chialerais aussi – ça me ferait du bien. Mais si papa et Guillaume tiennent le coup… Tant que je n’y pense pas, ça va. Et quand j’y pense… Je m’arrange pour penser à autre chose parce qu’au fond, il n’y a rien à en penser, juste à accepter. Ce n’est pas contre nous, mais pour elle qu’elle part – dixit mon père. C’est pas comme si elle partait pour un autre homme, maman ! C’est juste que… Elle ne tient pas en place. Elle a toujours été comme ça. Elle dort cinq heures par nuit et le reste du temps, elle court dans tous les sens. Vingt ans qu’elle court dans la maison, dans le quartier et dans la ville. Qu’elle connaît tout et tout le monde. Vingt ans qu’elle va à la piscine et qu’elle fait du vélo, qu’elle travaille dans les hôtels, les restos, les bibliothèques, n’importe quoi pour 10
s’occuper. Elle a le cerveau qui bouillonne, ma mère. Alors je la comprends : quand on a son tempérament, on ne peut pas rester dans une maison. Même si dans cette maison, il y a la meilleure chose qui vous soit jamais arrivée. En partant, elle m’a dit que les choses seraient peut-être plus difficiles que ce que je voudrais bien montrer, parce que je suis le plus jeune. Elle a dit qu’elle se faisait du souci et qu’entre deux traversées, elle reviendrait aussi souvent que possible. Elle a dit qu’elle était désolée. Super. Merci. Au revoir, maman. Je ne suis pas désolé, moi. Mais dégoûté. Voilà, c’est dit. Dégoûté qu’elle soit partie. Dégoûté d’avoir déménagé. Dégoûté de changer de collège. Dégoûté qu’on ne me demande pas mon avis. Dégoûté qu’on se retrouve comme ça, entre hommes, sans elle.