LA JEUNE FILLE ET LE FEU
roman
« Nous devons avoir faim et soif de justice, mais non faim et soif de vengeance. »
François Mauriac
La victime se nommait Émilie Frontenac, et j’ai aussitôt pensé que ce nom-là avait un certain charme ; ou une saveur ancienne, je me souvenais de Mauriac.
Je me souvenais de ce livre, Le Mystère Frontenac, j’ai lu tous les romans de l’auteur quand j’étais adolescente. On me l’avait désigné comme le grand écrivain de l’époque, il était pourtant déjà mort depuis trois décennies. Mais je vivais dans un milieu très conservateur, un milieu qui cultive son style, dans l’ombre, la pudeur, la mémoire et les regrets. Un milieu qui se flattait de la qualité de ses propres souvenirs et se méfiait du présent ; un présent trop moderne, trop clinquant, trop sensuel, un présent qui joue avec ses peurs et ses tentations, et mon entourage était bien trop sévère pour aimer le jeu. Je fréquentais une école tenue par des nonnes, elles avaient peu d’imagination, elles réservaient sans doute leur cœur à des passions plus secrètes, elles se souciaient peu de l’époque, elles vivaient dans l’éternité d’une morale apprise par cœur depuis deux mille ans, et elles nous destinaient à des existences pieuses, des existences qui
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se nourrissent de mythologies ; elles nous faisaient lire ce qui se fait de mieux dans un monde innocent, j’avais donc lu tous les livres de Mauriac, puis j’étais passée à Balzac, Zola, Maupassant, avant de faire un grand saut vers la littérature sociale contemporaine. J’y avais découvert le plaisir étrange de pactiser avec les malheureux, j’y avais découvert la misère et la douleur et leur beauté cachée ; la beauté de la faiblesse cachée par un orgueil un peu sauvage… je lisais ces livres qui m’apprenaient l’étouffement des sentiments dans des univers médiocres, et la violence des désirs dans des mondes sans issue, puis j’avais fait un nouveau bond en avant vers mon destin en découvrant à la bibliothèque de la ville le rayon des livres noirs. Je ne savais pas que je traçais ainsi un chemin dont je n’allais plus m’écarter.
Quand à vingt-deux ans, j’ai passé l’oral du concours pour intégrer la police, et qu’on m’a demandé ce que je savais de ce métier-là, ce métier de flic dont je ne savais absolument rien, j’ai répondu que j’avais lu beaucoup de livres, en citant quelques bons auteurs de polars, et cela avait fait sourire les jurés. Ils étaient sans doute d’humeur joyeuse ce jour-là. J’ai été adoptée sans avoir à trop forcer mon tempérament.
L’appartement ressemblait à un taudis. À un lieu dissolu, non pas forcément détruit par le vice, mais défait par des passions délétères.
La victime gisait dans la cuisine, sur le carrelage blanc, et c’était certainement la résidente des lieux.
Elle portait une chemise de nuit. Elle était recroquevillée. Sa tête touchait des bouteilles vides posées sous la table. Une petite table en Formica sur laquelle se trouvaient un pot de confiture et un paquet de céréales pour le petit-déjeuner. Dessous, donc, il y avait des bouteilles de vin. Une vingtaine de bouteilles. Du vin bon marché à en croire leur étiquette, du vin qui se consomme pour l’alcool qu’il contient, du vin
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qui pique un peu, comme un élixir qu’il faut boire vite, sans plaisir ni regrets. J’imaginais que la mort de cette femme serait aisément explicable, j’imaginais qu’elle était entrée en déshérence à l’issue d’une longue glissade arrosée chaque jour de boissons trop fortes ; j’imaginais sa mort comme la fin d’une histoire triste, et les histoires tristes ne sont pas les moins belles.
Nous avions été alertés par les sapeurs-pompiers. Ils avaient eux-mêmes été requis par une petite jeune fille qui s’était enfuie à leur arrivée.
C’était dans la cité populaire de la commune, une de ces cités où les violences s’invitent régulièrement et de préférence le soir après vingt heures.
C’est une cité agitée par des sentiments amers et secrets dont les mots deviennent des injures. Une cité pleine jusqu’à la gueule de frustrations qui s’enveniment et se retournent contre le premier qui passe. Les insultes, les menaces et les trafics s’incrustent dans les interstices du mauvais béton. Les violences récurrentes excitent des jeunes qui s’y adonnent comme si c’était leur vocation. Les violences récurrentes accablent leurs parents qui se morfondent en évitant de se plaindre. Des violences contre lesquelles on ne peut rien parce que nous ne sommes pas équipés pour calmer la rage.
La cité des Musiciens a été construite à cette époque où la France s’achetait des ouvriers immigrés à la pelle. Ils ne coûtaient pas cher. Ils avaient l’obéissance collée à leur peau mate ; ils parlaient peu, ils baissaient la tête quand il le fallait, c’est-à-dire très souvent. Ils allaient savoir se rendre utile sans revendiquer. Ils avaient compris qu’ils étaient les perdants d’un grand jeu. Ils ne s’en offusquaient pas. Ils avaient sans doute appris l’humilité depuis des siècles. Il fallait les loger dans des lieux nouveaux, construits vite, sans
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fioritures, loin des centres-villes, parce qu’on ne mélange pas les torchons et les serviettes. Chacun doit savoir rester à sa place ; les dictons de la sagesse populaire ont décidé depuis longtemps de la politique que notre pays doit mener. La cité a été construite pour accueillir ce flot laborieux. Il s’agissait de produire le nécessaire et le superflu dans des usines installées à la périphérie des grandes métropoles. Le superflu qui allait vite devenir nécessaire ; les machines à laver et les voitures, les plastiques et les médicaments, la France découvrait le confort et elle y prenait goût. La France devenait riche et il fallait des pauvres pour faire tourner un appareil de production grand consommateur d’hommes fragiles et disciplinés. La cité a été construite à ce moment-là, sans qu’on se soucie des inconvénients de la concentration de destins sommaires, et c’est désormais l’endroit où s’accumulent les preuves de notre échec.
Notre échec collectif, notre échec politique et social, l’échec d’une société qui a donné d’abord du travail aux immigrés, avant de leur donner des aides sociales au lieu de leur offrir les moyens de s’éduquer et d’éduquer leurs enfants. L’échec d’une société qui croit que les hommes sont des corps utiles et des esprits sommaires, et qui oublie le cœur, le désir, les peurs, l’espoir, toutes ces choses qui vivent dans le silence et se transmettent aux générations futures… Ces nouvelles générations redoutables, qui semblent ne pas savoir rêver, ne pas savoir apprendre, ne pas savoir aimer, et qui s’inventent des combats dans lesquels nous servons d’ennemis.
La cité est à l’extrémité nord de notre ville, qui est une agglomération relativement prospère de la grande banlieue. C’est une commune reliée à Paris par des transports efficaces, si bien qu’une tripotée de cols blancs y vivent dans de beaux appartements en gagnant leur vie dans la capitale.
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La cité est installée avant la forêt, séparée du centre par un pont au-dessus de la voie ferrée. Séparée du centre donc, et adossée à une grande forêt traversée d’une seule route. C’est un îlot qui pourrait ressembler à une ville nouvelle dans laquelle on aurait oublié d’installer des commerces et des institutions. C’est une île perdue qui a inventé ses propres usages à défaut de culture. Nous y venons régulièrement en sachant qu’on y reviendra, si bien qu’on ne fait qu’y passer. On y comptabilise des infractions semblables, souvent médiocres, dont le nombre crée l’angoisse et la peur. On tente régulièrement d’y défaire les points de vente de stups. On y parvient quelquefois. On attrape un vendeur qui n’a presque rien sur lui à part de l’argent en petites coupures. Et ce n’est pas une preuve. On le fait mettre en examen pour non-justification de ressources après avoir fait l’inventaire de ses biens et le résumé de son train de vie. Puis, ses avocats, grassement payés avec de l’argent sale, attaquent notre procédure dont il ne reste parfois que des suppositions.
C’est une cité de cinq cents logements, dans laquelle on entre toujours avec précaution parce que nous y sommes regardés avec un ressentiment que nous ne nous souvenons pas d’avoir suscité. Le poste de la police municipale a été attaqué récemment, quand des jeunes gens se sont introduits dans l’appartement adjacent. Ils ont ligoté le vieil homme qui y résidait, ont percé le mur mitoyen à la masse, avant d’incendier les bureaux.
C’était au dixième et dernier étage et nous étions montés à pied par principe, ou pour nous amuser, parce qu’on ne profite jamais assez de ces occasions où les défis nous rappellent que nous sommes jeunes et vifs.
L’appartement s’ouvrait sur un salon carré, la table ronde supportait une nappe de dentelle blanche, promettant la
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délicatesse d’une ménagère rigoureuse et c’était une promesse pour le moins déglinguée. Au centre de la table, il y avait un vase ébréché, au pied de cette table, une grande tache sur la moquette, d’autres taches un peu plus loin, et de la poussière sur le buffet, dans la niche duquel une coupe argentée se creusait sous le poids de fruits pourris, formant une nature morte depuis longtemps, et les vitres étaient aussi sales que possible.
Sur le mur près du bâti de la porte de la cuisine, il y avait du sang, des cheveux, les vestiges d’une lutte ou d’une chute. Dans la cuisine, la suie avait recouvert la poussière. Les relents de café cuit s’ajoutaient aux vapeurs, chimiques et plastiques, qu’un mauvais meuble avait produites en se consumant dans l’incendie. Sur le mur encadrant la fenêtre, de nouvelles traces de cheveux sur le carrelage.
Dans une chambre, nous avons trouvé deux petits lits dépourvus de draps, des peluches et des livres d’enfant dans une caisse en plastique. Dans la deuxième chambre, un lit portant une couette, et des affiches au mur d’un slameur, il y avait des livres scolaires sur un bureau formé d’une planche sur deux tréteaux… Dans la dernière chambre, qui était la plus vaste, un grand lit ouvert, un seul oreiller, des vêtements jetés dont on n’aurait su dire s’ils étaient propres ou sales… Dans la salle de bains, une accumulation éclectique de médicaments destinés à soulager les douleurs de l’âme, l’insomnie et l’anxiété, aucun cosmétique à part une bouteille de shampooing qui s’avérait vide… Dans toutes les pièces, des toiles d’araignées empoussiérées avaient colonisé les angles supérieurs.
On ne savait pas ce qui s’était passé. Le feu avait pris dans la cuisine et avait consumé un placard en hauteur. Il avait aussi atteint le rideau partiellement brûlé. La petite jeune fille, qui s’était enfuie à l’arrivée des pompiers, nous
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intéressait tout particulièrement. Sa description était sommaire. Une adolescente vêtue d’un sweat à capuche, qui attendait les secours au pied de l’immeuble, et qui avait filé quand ces derniers lui avaient demandé son nom… Nous avons fait venir l’identité judiciaire.
Ils sont arrivés assez vite et ils étaient deux. Je ne connaissais pas la plus jeune, une bleue-bite aux joues rondes, une petite blonde qui portait sa casquette réglementaire comme si elle avait voulu éviter qu’on la prenne pour une touriste. Elle allait peut-être voir son premier cadavre. Et nos cadavres ne sont pas allongés dans la pose des gisants sous les lumières des cierges et des fleurs… elle allait peut-être perdre son innocence aujourd’hui, pour apprendre à regarder la mort dans sa nudité extrême, la nudité d’un corps humilié. Nos cadavres n’ont rien de glorieux, ils ont l’apparence de la violence qu’ils ont subie et parfois provoquée, une violence de chiens et de loups, une violence qui mord, qui brûle, qui brise et qui détruit tout… Elle est entrée la première, elle portait un sac à dos contenant le matériel nécessaire à son art, et sur lequel elle avait posé l’insigne de son groupe sanguin, comme si elle s’était préparée à la guerre. Elle a jeté un coup d’œil à la morte, elle n’a pas fait de grimace, a seulement passé sa langue sur ses lèvres puis elle a dit :
– On fait une prise en charge criminelle ?
– Oui, pour le moment on n’exclut rien, c’est bien cela ? a répondu le grand, que je connaissais, c’était le chef adjoint du service départemental de police scientifique, un gradé qui avait longtemps servi au sein de la brigade équestre et qui s’était reconverti quelques années auparavant, parce qu’il avait vu son intérêt à prendre un poste d’encadrant, dans une discipline dont on lui avait dit qu’elle était moderne, qu’elle était l’avenir, parce que les aveux ne suffisent plus,
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parce qu’il faut des preuves matérielles… Il portait son blouson réglementaire, avec son galon de brigadier-chef, et son écusson de la police scientifique, et une barrette de décorations dont je ne savais ni le nom ni l’origine, peut-être avait-il été héroïque un jour, ou bien il avait eu un patron qui aimait donner des médailles à ses subalternes.
Nous avons résumé les circonstances de la saisine à nos deux collègues. Nous n’avions pas grand-chose à dire. C’est Tom qui a fait le briefing :
– Une gamine a appelé les pompiers pour un feu d’appartement, elle s’est barrée quand ils lui ont demandé son nom, ils sont montés à l’étage, la porte était entrouverte, l’incendie avait pris sur un meuble de la cuisine, ils ont mis un jet de poudre, c’est tout, pas d’eau, c’est propre, vous allez pouvoir travailler sans trop de gêne, la victime est sur le carrelage, c’est là qu’elle a été trouvée, les pompiers ont considéré que l’appel d’un médecin n’était pas nécessaire, ils ont sûrement dû la manipuler un peu, j’espère en tout cas, j’espère qu’ils ont vérifié qu’ils ne pouvaient plus rien faire, je suppose que c’est l’habitante des lieux, elle s’appellerait Frontenac, Émilie Frontenac, c’est son nom d’épouse, née Damiano, elle a dû morfler ; mourir par le feu, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux ; ou bien elle était bourrée, il y a pas mal de bouteilles de picole sous la table.
– Je vois le tableau, a dit le brigadier-chef Chauffour, qui en quelques années avait dû en ramasser quelques-uns de ces corps meurtris dont on comprend vite qu’ils ont eu des vies difficiles. Des vies contrariées tous les jours par un malheur qu’on nourrit soi-même. Des vies brutales et trop courtes. Les bourgeois vivent longtemps, portés par l’espoir et le désir, les pauvres se tuent dans l’alcool et la violence, dans des accidents ou des suicides, dans une tristesse qui devient une violence, ils n’ont que cela à faire de prendre des risques, de se faire du mal, ils n’ont pas assez d’ambition
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pour soigner leur apparence, ils n’ont pas assez de délicatesse pour rester prudents, ils n’ont pas assez d’argent pour épuiser leurs émotions dans des plaisirs faciles. Nous sommes sortis sur le palier pour laisser travailler nos collègues ; dans le silence traversé par les flashs de leurs appareils photographiques qui débouchaient les ombres, il était minuit.
Nous les avons laissés procéder à tous les prélèvements nécessaires. Les traces de cheveux et de sang… Nous les entendions se parler, échanger des consignes qui structuraient ensemble la méthode de leur travail minutieux. Le brigadier-chef Chauffour donnait ses ordres à la petite qui obéissait, « passe-moi un écouvillon… éclaire cette trace… note T4 sur la tache d’apparence sanglante sur le mur du fond ». Les recherches de traces de pas et d’empreintes digitales n’étaient pas probantes du fait de la suie dans la cuisine et de la poudre que les pompiers avaient jetée. C’est ce que Chauffour nous avait dit et on pouvait le croire sans mal. Seul l’ADN pourrait nous renseigner. Nous dire qui était passé là, qui avait touché quoi, la victime était nue sous sa chemise de nuit. Elle avait l’air torturé de ceux qui sont morts dans le feu. Elle pouvait avoir déclenché l’incendie par accident ; après s’être cognée contre les murs. Son taux d’alcool allait nous renseigner. Mais « je ne comprends pas comment le feu sur le rideau de la cuisine s’est éteint », nous a dit Chauffour. Il avait parlé bas. Comme s’il se parlait à luimême. Comme si ce n’était pas si important, alors, il a repris pour être sûr qu’on l’entende : « Le rideau avait commencé à brûler, mais il ne s’est pas consumé en entier, pourtant les pompiers n’ont pas mis de poudre dessus, on dirait que quelqu’un a éteint le feu avant qu’ils n’arrivent… » Il avait parlé d’un ton ferme, en nous regardant droit dans les yeux, comme on pose une question qui devra trouver réponse,
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comme on pose une accusation sur la table en sachant le temps qu’il faudra pour obtenir une explication… Il fallait qu’on retrouve la petite jeune fille au plus vite.