La série Les Mésanges comprend :
Tome 1 – Abi
Tome 2 – Lila
Tome 3 – Jade
Illustration de couverture : © Marta Orzel
© Éditions du Rouergue, 2023 www.lerouergue.com
À toutes les mères.
À ma maman.
À Alixe et Nolane.
S’échapper, déserter les rangs
S’évader des tapis roulants
Chercher le silence et l’errance
Raccrocher, trouver sa cadence
Se foutre des codes, des routines étroites
Quitter son rôle, les cases et les boîtes
Ne pas craquer, claquer, cramer
Desserre ton col pour respirer
Gaël Faye, Respire
chapitre 1
La nuit, il fait froid, même en octobre. Ça pue aussi. C’est la couverture de Tof. Pupuce aussi schlingue.
Ma bouche est pâteuse.
Je vais quand même essayer de me rendormir.
Un coup d’escarpin dans les côtes me réveille tout à fait.
Mme la maire se dresse au-dessus de moi, et ordonne en serrant les dents :
– Jade, debout.
chapitre 2
six semaines plus tôt
Je m’appuie contre la porte.
Mon cœur s’emballe.
Je ferme les yeux.
Respire.
Tout va bien se passer. Tu sais gérer.
Réfugiée dans la cuisine, je regarde discrètement par la fenêtre. Tout est en ordre : l’eau de la piscine est limpide. Louise hurle en riant quand
Tom essaye de la jeter à l’eau. Les autres bullent sur les bouées ou sur le bord du bassin.
Après cette vision idyllique, mon regard se porte sur mon père, affublé d’un slip de bain vert et jaune usé, qui n’en finit pas de racler son yaourt.
Gênant.
Il est hors de question que mes amis le voient. Je passe ma vie à essayer d’atteindre la perfection, c’est pas pour finir morte de honte en exhibant
mon père alcoolique, dépressif et défoncé aux cachetons.
Je grogne :
– Papa, grouille, c’est l’heure de ta sieste. Allez, prends tes médicaments.
Le seul avantage avec lui, c’est qu’il obéit. Comme il ne dort pas la nuit, et que les cachets le shootent, il a la démarche d’un zombie, mais soumis.
Il gobe ses médocs et se dirige vers le bar. Il va me rendre dingue !
– Papa qu’est-ce que tu fais ?
Il me sourit mollement et m’interpelle :
– Oh ma grande fille. Qu’est-ce que t’es belle !
– Papa, le bar est fermé, tu pourras pas prendre d’alcool, je lui réponds, excédée.
Il s’offusque mollement : – Non mais qu’est-ce que tu crois ? Hein ? Je vais donner à manger aux mésanges. Un peu de beurre sur une biscotte.
J’essaye de me radoucir pour qu’il ne s’énerve pas. Après, pour le calmer, c’est horrible. Je prends sur moi. Comme me l’a appris ma mère.
Elles en ont pas besoin, papa, c’est l’été. C’est
l’heure de ta sieste. Tu veux que je te mette un film ?
Les larmes lui viennent :
S’il te plaît, juste un petit verre.
– Allez viens, lui dis-je en lui prenant la main.
Je l’aide à monter dans sa chambre et lui mets un western, celui avec des mecs qui plissent des yeux sous le soleil brûlant.
– Je peux te faire un bisou ? supplie-t-il.
Je déteste l’embrasser. Il s’approche de ma joue et y laisse un baiser mou et humide.
Dégueulasse.
Mais bon, je suis débarrassée. Au moins pour deux heures.
Je peux me concentrer sur mes invités.
Un coup d’œil dans le miroir avant de les rejoindre.
Pas de poils, manucure parfaite, abdos dessinés.
Reste à coller un sourire de façade.
J’ai compris que les gens s’arrêtent à l’apparence. Alors je me suis fabriqué une armure corporelle parfaite.
Comme ça, ils ne voient pas l’intérieur, là où c’est moche.
Je me concentre sur ma respiration.
Je sais gérer, tout va bien se passer.
Dès que Fabio me voit, il sort de l’eau. Ses épaules larges le rendent vraiment sexy.
J’ai réussi à le garder. Deux ans et demi.
Il s’approche doucement et secoue ses cheveux sur moi. Mes lunettes se tachent de gouttelettes.
Je crie pour la forme et il m’embrasse. Je ne peux pas m’empêcher de lui faire des reproches.
– Je savais pas que t’allais inviter Tom et les autres.
Il fait sa moue craquante.
Chaton, c’est notre dernier jour de vacances, cool, ok ?
Il m’énerve. Plus de personnes, c’est plus de surveillance. Combien vont vouloir aller aux toilettes ? Chercher une boisson ? Comment être sûr que personne ne tombera sur mon père ? Fabio ne comprend pas. Tout simplement parce que je ne lui ai rien dit, ni à lui, ni aux copines.
N’ayant plus d’arguments, je me laisse embrasser. Fab relance :
Ça y est, j’ai fini la liste d’invités pour ma fête. Vingt-cinq personnes !
Vingt-cinq personnes chez toi ? Tes parents ils sont d’accord ?
– Mes parents ils sont en week-end… On s’en fout !
Vous avez rajouté qui sur la liste ?
Johanna, Maimouna et Manon.
Manon c’est qui ?
Je pose la question, mais je sais exactement qui c’est. Je l’ai repérée, on est peu de lycéennes sur les courses. Supers bons temps. Discrète. Efficace.
– Tu sais la rousse, qui traîne avec Maimouna.
– La pauvre fille qui fait pitié avec ses habits de récup ?
Fabio baisse un peu la tête. J’en profite pour le repeigner avec mes doigts. Il grommelle : – Elle est cool… Et vu qu’on invite Maimouna…
– Ouais c’est ça. Qui veut se la faire ? Tom ?
– Arrête chaton… On s’en fout. Prends-moi pour une conne.
Manon, je l’ai détestée au premier regard. Avant même de comprendre qu’on allait être en concurrence sur les courses à pied. Elle dégage une beauté naturelle qui m’agace. Même avec mon corps sculpté par le sport, mon épilation irréprochable, mon alimentation stricte et mon maquillage soigné, je n’arriverai jamais à être aussi belle. Ça m’insupporte.
– Viens on va se baigner, dit-il en me prenant la main.
Je refuse en prétextant des cheveux déjà abîmés par le chlore des vacances.
J’ai besoin de me poser à l’écart pour surveiller les allées et venues.
De toute façon, je suis trop stressée pour faire semblant de rire.
Demain c’est la rentrée. Je rentre en seconde au lycée Lucie Aubrac. Je suis sous pression.
Le public, c’est une idée de ma mère. Depuis qu’elle a été élue maire du parti démocrate de la ville, la famille doit se sacrifier. Il paraît que quand t’es démocrate, il faut défendre l’école publique et imposer à tes propres enfants d’y aller. Je me suis donc retrouvée au collège Alphonse Daudet avec tout le quartier des Mésanges.
Parmi tous les déchets du collège, j’ai rencontré les 2L (Louise et Lisa) qui sont devenues mes meilleures amies.
Lisa et Louise s’affalent sur les chaises longues à côté de moi, en gloussant. De toute façon, dès que tu mets des mecs à moins de dix mètres d’elles, elles pouffent.
Lisa ressemble à un bonbon. Minuscule, pétillante, acidulée.
Louise est un parasite. Elle veut tellement me ressembler que c’en est dégueulasse. Un double de moi, mais raté.
Louise se dépêche de s’envelopper dans un paréo et elle lance :
– Je suis trop impatiente ! La fête de Fabio, je l’ai attendue tout l’été ! Peut-être que je vais rencontrer quelqu’un ?
Je me moque :
C’est pas avec ton paréo infâme que tu vas trouver un mec.
Je sais que je suis dure avec elle, mais sa naïveté m’agace.
Tout à coup, j’aperçois Tom qui se dirige vers la maison.
Je bondis de ma chaise longue.
– Tu vas où ?
Il a l’air étonné :
Pisser, pourquoi ?
J’ai l’air un peu con.
– Je vais te montrer où c’est, je vais chercher des boissons pendant ce temps.
C’est de la garde rapprochée.
Mais apercevoir mon père n’est pas une option.
Je respire par le ventre.
Je sais gérer.
Même si c’est la veille de la rentrée, j’ai l’autorisation d’aller faire un bowling avec les 2L et les copains de Fabio.
J’utilise le miroir grossissant de ma mère pour ne négliger aucun défaut. Petit rituel de maquillage. D’abord la bb crème qui me fait un teint de pêche. Puis l’anticerne, les sourcils, le blush, fard à paupières, eyeliner. Un trait noir au ras des cils.
AHHH ! Merde. C’est raté. Hors de question de sortir comme ça. Démaquillant, on recommence. Tout doit être parfait. Je finis par du mascara et un gloss discret. Je crée quelques boucles avec mon fer à friser qui tombent sur ma marinière.
On ne voit plus rien de la vraie Jade. C’est tant mieux.
Lisa et moi sonnons chez Louise qui nous ouvre habillée d’une robe noire moulante et d’une pochette en strass. On dirait qu’elle va au festival de Cannes. Elle s’exclame en me voyant :
Wouah t’es trop belle !
Elle sort, hésitante, de chez elle et demande :
C’est pas un peu trop sophistiqué pour le bowling ma robe ?
On pouffe avec Lisa.
C’est bon, j’ai compris, je reviens.
Grouille, on est déjà en retard ! je lance à Louise.
J’en profite pour parier avec Lisa :
Vingt euros qu’elle ressort avec une marinière et des boucles dans les cheveux.
Après une éternité, Louise ressort avec une marinière qui la boudine, et des boucles trop nombreuses qui la font ressembler à un caniche. Répugnant.
Je ne comprends pas cette obstination à vouloir me ressembler. Moi qui donnerais n’importe quoi pour être une autre…
Je n’aime pas vraiment le bowling, mais je fais semblant, comme pour le sexe, ça fait tellement plaisir à Fabio.
Nous avons eu nos premiers rapports sexuels cet été. J’attendais un moment d’extase, comme dans les films. Franchement, c’est l’arnaque. Enfin il a l’air d’adorer ça, lui.
Devant la piste de bowling, j’exige d’être dans la même équipe que Fabio. J’ai besoin qu’il ne regarde que moi, preuve que je suis importante pour lui. Ça agace un peu Tom, son meilleur pote, mais il va falloir t’y faire, mon vieux. Fab me l’a juré : c’est pour la vie.
Après avoir reboutonné la première pression du polo de Fabio, je lui fais promettre en le regardant droit dans les yeux :
On gagne, hein ?
Dans mon lit, mon cœur bat trop rapidement. Je sens comme une main qui appuie sur ma cage thoracique.
Je manque d’air.
Je sais qu’avec l’entrée au lycée, tout peut basculer.
Le prestige que j’avais en troisième peut disparaître.
Je ne peux pas me permettre de ne plus être la meilleure.
Assise dans mon lit, je ferme les yeux et me concentre.
Doucement.
Respire.