DANS L’ŒIL DE LA VENGEANCE
roman
À ma grande sœur, Dominique. Il y a plus de trente ans, tu as planté une graine en me faisant découvrir la littérature noire.
J’aime croire que, de Là-haut, tu vois que cette graine a germé et que tu en es fière.
À mes fils, Alexandre et Bruno.
À Valérie.
Ma vengeance est perdue
S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue.
Andromaque, Acte iv, Scène 4, Racine
PROLOGUE
18 septembre 2020
La peur lui ordonnait de courir sans s’arrêter, mais sa respiration heurtée l’en empêchait. Il stoppa sa course après avoir jeté un regard en arrière. Il n’avait besoin que d’une minute, pas davantage. Ensuite, il repartirait. Plus vite, cette fois. Beaucoup plus vite. Sa vie en dépendait.
Le dos arqué, les mains sur les genoux, il se concentra sur son souffle. Le temps défilait à une vitesse cruelle. Huit minutes. Il ne lui restait que huit minutes ! Il se redressa, scruta le ciel qui s’assombrissait. Dans peu de temps, la pénombre recouvrirait totalement la forêt. Sans repères, ses chances de survie seraient quasiment nulles. Bon sang, il voulait sortir de cet enfer ! Revenir en arrière. Juste quelques heures en arrière. Retrouver sa vie. Sa femme et ses gosses.
Des craquements au sol le firent sursauter. Il jeta un regard affolé derrière lui. Personne. Plus loin, une chouette hulula dans un arbre avant de s’envoler. Tous ces bruits lui donnaient envie de hurler. Mais ce qui le terrorisait le plus, c’était ce silence qui tombait par à-coups, comme si la nature se figeait devant l’imminence d’un danger. Il avait peur, merde ! Tout en surveillant les alentours, il sortit son portable de sa poche. Six minutes ! Et toujours pas de réseau. Il jura entre ses dents. Mit quelques coups de poing rageurs à son téléphone. Essuya les larmes qui coulaient sur ses joues. Reprit sa course au hasard.
Il courait aussi vite qu’il le pouvait, malgré ce maudit point de côté qui l’empêchait de respirer et ses talons qui se soulevaient dans ses chaussures à chaque foulée. Un râle plaintif remonta dans sa gorge. Il ne voulait pas crever dans cette forêt. Bon sang, il n’avait pas mérité ça !
S’il avait croisé ce cinglé dans une rue de Lyon, il l’aurait trouvé insignifiant. Un minable avec une sale gueule. Un œil esquinté, une balafre, une dent en moins. Le parfait raté. Mais là, dans la forêt, il avait un tout autre visage : celui du « Borgne ». Il avait dû mettre de sacrés coups de pelle pour déterrer cette histoire de sa mémoire. Autant que le Borgne en avait mis pour creuser la tombe qu’il lui destinait. Ce mec était vraiment malade !
Il s’arrêta de nouveau. À bout de souffle. Paniqua. Deux minutes ! La chasse allait commencer dans deux minutes !
Il renonça à vider ses mocassins de la terre et des cailloux qui lui torturaient les pieds. Il devait repartir. Maintenant !
La nuit arpentait les bois et engloutissait tout sur son passage, les arbres, les animaux, les pierres, son ombre aussi. Il était pris au piège. Ne savait plus dans quelle direction courir. À droite, à gauche. Il tournait en rond. Se sentait comme un animal pris dans une partie de chasse. Mais, si ce malade le rattrapait, sa mort serait bien plus longue et
cruelle que celle d’une bête qu’on achève d’un coup de fusil. Cette seule idée le faisait crever de terreur.
Un bruit surgit dans l’obscurité. Sans cesser de courir, il jeta un regard paniqué par-dessus son épaule. C’était là, quelque part, dans l’immensité de la forêt. Il ne savait pas où, mais il avait entendu quelque chose, il en était certain. Il accéléra pour ne pas être rattrapé. La peur lui brouillait la vue, lui vrillait les intestins. Il courait aussi vite qu’il le pouvait pour échapper au Borgne. Les branches lui giflaient le visage, ses pieds butaient dans les racines, le faisant trébucher. Il se rattrapait aux arbres qui s’accrochaient à son manteau. Encore un craquement dans la nuit. Trop près ! Il se jeta par terre pour ne pas être vu. Ses mains inspectèrent frénétiquement le sol à la recherche d’une arme pour se défendre. Sous les feuilles en décomposition, il trouva une pierre. Pas assez grosse pour tuer quelqu’un, mais suffisamment pour blesser. Il frapperait le Borgne à la tempe. S’il y arrivait. Il se redressa tout doucement. Se colla contre un arbre. Un bruit juste derrière. Sa respiration se bloqua, plus rien ne circulait. La peur le paralysait. Ses jambes tremblaient, prêtes à l’abandonner. Il devait agir. Prendre le Borgne par surprise. Le frapper en premier avant que celui-ci ne puisse le viser avec son arbalète. Il enfonça ses doigts dans le gras de sa cuisse gauche pour stopper les tremblements, puis tout doucement, leva le bras droit au-dessus de sa tête. Il ne devait pas rater sa cible. Il n’aurait pas de seconde chance. Un craquement. Un souffle expulsé. Le Borgne était juste là, derrière l’arbre. Il bondit. Abattit son bras. Et bloqua son geste au dernier moment. Deux yeux le fixaient dans l’obscurité. Un regard animal. Mauvais. Le sanglier le chargea. Et ce fut le trou noir, comme une libération.
Il ne savait pas combien de temps il était resté comme ça, au sol, les yeux ouverts sur un ciel noir. Est-ce qu’il était mort ? Non… Il était toujours dans cette maudite forêt, avec un taré aux trousses. Il se redressa doucement. Voulut se remettre debout, mais une vive douleur l’en empêcha. Le sanglier l’avait blessé. Du sang coulait le long de sa jambe. Il n’en pouvait plus de fuir. Cette fois, une petite voix lui murmurait d’abandonner la partie. Quand il n’y a plus aucun espoir, on finit par se résigner et accepter son sort. C’est moins douloureux. Il attendrait que le Borgne le trouve. Peut-être qu’il ne le tuerait pas finalement. Peut-être qu’il se contenterait de le frapper et de l’humilier. Il s’en foutait, il se laisserait faire puisque sa vie en dépendait. Mais au fond de lui, il savait parfaitement que son chasseur ne s’arrêterait pas à quelques coups. Il avait l’intention de le tuer et de le jeter dans ce trou qu’il avait creusé pour lui. Un putain de trou dans la forêt ! C’est là qu’il allait finir ! De grosses larmes de désespoir l’aveuglaient, sa morve se mélangeait au flot salé qui dégoulinait sur son visage. Il s’essuya dans la manche de son manteau. Secoue-toi, bordel ! Sinon, tu vas crever !
Il inspecta sa plaie du bout des doigts à travers son pantalon déchiré. Il avait besoin d’un garrot. Il retira son manteau puis sa chemise. Enroula cette dernière sur elle-même. La serra autour de sa jambe. Il hésita à remettre son manteau. Il était trop clair, mais il n’avait rien d’autre pour se protéger des griffures des branches. Tout en l’enfilant, il reprit sa course claudicante. Il ne pouvait pas abandonner.
Un nouveau craquement sur sa droite le pétrifia. C’était quoi ce bruit, bordel ?!! Le sanglier ? Le Borgne ? Il retint sa respiration, il avait une trouille horrible. À se pisser dessus. À chialer toutes les larmes de son corps. S’il avait été sûr que quelqu’un d’autre que le Borgne l’entendrait, il aurait hurlé à l’aide. Mais les bois étaient déserts. Qui était assez fou pour se trouver en forêt à cette heure-ci ? Personne ! À part
lui. Et ce malade qui le poursuivait. Il imaginait le Borgne en train de chercher ses traces dans la terre humide. Il était chasseur. Il s’en était vanté, juste avant de le braquer avec son arbalète et de lui lancer qu’il serait son gibier. Ce salaud le poursuivait avec une arbalète ! Merde, même les animaux, on ne les tuait pas comme ça ! Toujours pas de réseau. Il rédigea malgré tout un SMS pour sa femme. Il espérait qu’à un moment donné, dans sa course, son téléphone capterait un peu de 4G et que le SMS partirait. Si sa femme recevait son message, il serait sauvé. Il commença à écrire les premiers mots quand, tout à coup, son sang se figea dans ses veines. Un faisceau rouge venait de transpercer l’épaisseur de l’obscurité avant de disparaître. Le viseur de l’arbalète ! Si le Borgne voyait la lumière de son écran, il était foutu. Il envoya juste ces quelques mots « Je suis en forêt au-dessus de… » avant de ranger son téléphone dans sa poche. Sa femme ne pourrait que s’inquiéter de le savoir en forêt, à la nuit tombée. Elle comprendrait qu’il n’y était pas venu de son plein gré et préviendrait la police. Avec la localisation de son GPS, on le trouverait facilement, même si le réseau était faible. Il s’en persuada. Pour la première fois de sa vie, il s’adressa au ciel et pria pour qu’on le sorte de là. Le faisceau réapparut, il balaya le périmètre et disparut dans le noir. Le Borgne ne l’avait pas repéré. Il se redressa tout doucement et s’élança dans la noirceur de la forêt. S’il voulait s’en sortir, il devait abandonner le sentier. Il se jeta dans la pente, s’accrochant aux branches pour ne pas tomber. La terre glissait sous son poids, entraînant de grosses pierres qui dévalaient et se cognaient aux arbres. Il faisait beaucoup trop de bruit, mais c’était sa seule chance de survie. Autour de lui, les oiseaux de nuit s’agitaient dans les arbres. Eux aussi sentaient le danger qui allait s’abattre dans la pénombre. Il ramassa une pierre de la taille de sa main et reprit sa course effrénée. Il voulait vivre, bon sang !
D’un coup, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Au loin, il y avait une trouée de lumière dans l’obscurité des bois. Cette clarté, cela voulait dire que la forêt s’arrêtait ! Et si la forêt s’arrêtait, il y avait forcément une route, des maisons, des gens. Il s’imaginait déjà frapper à la première porte pour obtenir de l’aide, ils appelleraient les gendarmes. Ce serait la fin du cauchemar. Derrière lui, le faisceau rouge réapparut, plus près. Le Borgne se rapprochait. S’il arrivait à atteindre la lisière du bois, il lui échapperait.
Un bruit fendit l’air sur sa gauche. Une flèche se planta dans un arbre, tout près. Il trébucha. De surprise et de frayeur. Il se releva aussi sec et reprit sa course, sautant pardessus les obstacles, se rattrapant aux branches. L’instinct de survie lui donnait des ailes. Il était attiré par la lumière comme un papillon par les phares d’une voiture, rien d’autre ne comptait. Le Borgne se rapprochait. Il ne le voyait pas, mais il l’entendait au loin hurler comme une bête. Cette ordure continuait à le viser avec son arbalète. Le faisceau rouge sautait d’un endroit à un autre. Quand le point se figeait, il faisait des zigzags et se planquait derrière un arbre pour éviter la flèche. Son cœur était prêt à exploser. La peur avait fait place à une furieuse envie de vivre.
Il perçut le sifflement trop tard. La flèche lui déchira le muscle de la cuisse, lui arrachant un hurlement de douleur. Il chuta au sol. Derrière lui, le Borgne émit un cri de victoire et lui lança dans la pénombre « Je vais te crever ! » Il s’agrippa à une branche pour se relever. Poussa un grognement bestial et dégueula de la bile quand il prit appui sur sa jambe blessée. Il ne pouvait pas renoncer. La trouée de lumière n’était plus qu’à quelques enjambées.
Il se plaqua contre un arbre, juste le temps de se donner suffisamment de courage et de laisser le Borgne se rapprocher un peu. Allez ! Il surgit de la pénombre et jeta sa pierre dans la direction du faisceau lumineux. La pierre fit un bruit
mat quand elle heurta le Borgne qui lâcha lui aussi un cri de douleur. Bordel ! Il l’avait touché !
Il repartit en traînant la patte. Chaque foulée lui arrachait des larmes. Il se mordait les lèvres pour ne pas crier. Le Borgne avait perdu quelques précieux mètres. Il l’entendait beugler derrière lui. Il s’en foutait, il allait vivre. Le ciel étoilé apparut enfin. Une sorte d’euphorie s’empara de tout son être, il était sauvé ! Il se jeta à travers les derniers branchages en fermant les yeux. Quand il les rouvrit, l’horreur le saisit tout entier. Il n’y avait ni route ni maison, juste la fin du plateau et le vide à ses pieds. Il se retourna. Le Borgne était là, face à lui, l’arbalète dirigée vers le bas. Du sang coulait de sa tempe blessée. Il implora son chasseur de ne pas le tuer. Leva devant lui une main protectrice. Le Borgne rit méchamment avant de redresser son arme, un sourire pervers aux lèvres. Son bras retomba le long de son corps. Des larmes chaudes coulaient sur ses joues. Sans un regard pour le Borgne, il pivota doucement. Il n’emporterait pas le visage de ce sale type avec lui. Dans son dos, il perçut le sifflement de la flèche. Cette fois, elle s’enfonça dans son omoplate. L’impact le précipita en avant. Il tendit la main pour se rattraper aux branches, mais il était trop tard. Le vide était là, la gueule grande ouverte, prête à l’engloutir.
Alain Gasparo sourit tristement en pensant à sa femme et à ses enfants. Son corps heurta la falaise une fois, deux fois, avant de s’écraser plus bas, dans un bruit mat.