Du même auteur au Rouergue Lord Pythagore – roman dacodac, 2021 Tous à poil (illustrations) – album (texte Claire Franek), 2011 Raspoutine (illustrations) - album (texte Guillaume Guéraud), 2009 Chez d’autres éditeurs Solo - album, Éditions Thierry Magnier, 2024 Le cimetière des escargots - roman, Éditions Thierry Magnier, 2021 Éléphants de A à Z - album, Seuil Jeunesse, 2020 Princesse Mabelle - album, Seuil Jeunesse, 2018 Comme un géant (ill. Yvan Duque) - album, Éditions Thierry Magnier, 2017 La confiture aux cochons - roman, Éditions Thierry Magnier, 2003, réédition 2016 Je suis le chien qui court - album, Seuil Jeunesse, 2013 S - album, collection l’Abécedaire, Éditions L’Édune, 2009 L’arbre - album, Seuil Jeunesse, 2007 Coquin Colin (ill. Ronan Badel) - album, sélection du prix Baobab du meilleur album à Montreuil, Thierry Magnier, 2002
L’éditeur tient à remercier le Centre national du livre pour son aide précieuse.
Illustration de couverture : © Marc Daniau © Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com
Marc Daniau
s’arracher
Tu rentres chez toi, seul, des projets plein la tête. À la tombée de la nuit, tu descends du bus, encore ivre de l’air du centre-ville, stimulé par toutes les promesses qui y miroitent, tous les possibles qui y clignotent comme les enseignes électriques dans les flaques, sur les trottoirs humides. Cafés, flippers, sourires des filles, mystère des corps. T’espères y retourner avec tes potes, même peut-être avec Isabelle. Mais ça, tu ne pouvais pas l’imaginer. T’as bien vu ces voitures garées dans l’impasse devant la maison, d’habitude si tranquille. Des invités ? Un dîner ? Une surprise ? Tu pousses la porte avec ton plus beau sourire et là tu vois des inconnus fixant leurs chaussures. Et ta mère qui sort de la cuisine, pauvre tas de brindilles au regard effondré.
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Et là tu sais. Elle chuchote, papa s’est tué. Et vous chutez, aspirés par le carrelage devenu immense jeu d’échecs. Pauvres Alices sans merveilles aspirées par l’outre-vie. Y a pas de mots. Ça arrive, et puis tout est noir ou blanc. Un trou. Un gouffre. Rien. Enfin non. Tout souffre. Le temps se fige. Point. Personne ne sait quoi faire. Oncles et tantes débarquent. Certains te serrent contre eux. D’autres touchent ton épaule d’une main froide, les yeux brouillés. Le médecin de famille, un grand gaillard rassurant, débarque vers dix heures du soir. Il examine ta mère. Et quand il sort de la chambre parentale, tu vois une dévastation brutale dans ses yeux, comme s’il contemplait, stupéfait, brûler la ville entière. Là tu n’es plus qu’une boulette de papier chiffonné, devant la porte de ta chambre. Distant, il t’explique comment prendre le Rohypnol pour trouver le sommeil, trois gouttes dans un verre d’eau, surtout pas plus.
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Surtout pas plus, murmure ta mère en écho étouffé. Et puis il disparaît, laissant se répandre le noir de la nuit. Les gouttes. T’en prends six, parce qu’avec trois il ne se passe rien. T’en prends neuf, parce qu’il ne se passe toujours rien. Et puis t’exploses en éclats de rire secs, avant de sombrer comme plomb dans le néant. Le soir, y a pas de mots. Juste du vide. C’est vacances. C’est Toussaint. Chrysanthèmes dépotés en troupeau dans le cimetière gris, battu par le crachin. La mise en terre, la mise en boue. Qu’est-ce qui s’est dit ? T’as rien retenu. T’étais là pourtant. Flou total dilué. Il te reste un vertige, la terre qui t’appelle, béante, ouverte au vent, à la pluie. Y a bien une voiture qui t’a ramené. Après, bout de pain, de la rillette, un cornichon. Perdu, tu flottes au milieu de la maison pleine de gens. Pleine d’absence, d’incompréhensions. Tu t’arraches aux bras d’une tante qui veut que t’y pleures. Pleurer et puis quoi encore, dire merci, merde ! Tu ne sais pas où te blottir où disparaître. Envie des gouttes. Attendre que la maison soit vide de ce trop de trop, de ce plein de vide.
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Un vague séjour à la mer chez des peu connus. Arcachon. Le bassin plat. Le soleil pâle. Là, tu as recommencé à te masturber dans des toilettes de luxe pleines de Madame Figaro. Fin des vacances, fin des gouttes, fin de la parenthèse.
Avant, y avait un grand pré et des bois, l’odeur des hommes annonçait le foin et le grain. C’était paisible, on jouait dans la lumière d’été, à l’abri des clôtures. Seuls les piqueurs volants nous dérangeaient. Alors on secouait nos têtes, nos oreilles, alors on bondissait on cabriolait, nous, les petits de l’année. On a grandi comme ça. À l’automne nous étions des grands. Nos mères ne nous reconnaissaient plus. Et puis un matin, j’ai vu un chien, de suite j’ai senti l’inquiétude, dedans, dehors. D’abord ça pue comme l’homme, après c’est plus humide plus charogne. Il arrive la gueule ouverte, la langue qui bringuebale, les yeux joueurs. Dans son regard, il y a une lueur glaçante. Derrière arrivent les hommes porteurs de bâtons. Les grands se resserrent autour de nous les jeunes. Les cous se tendent, les pattes frémissent, les yeux
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s’agrandissent. Alors lentement chiens et hommes nous poussent vers des barrières de plus en plus serrées, où l’on ne peut plus passer qu’un par un. Refuser d’avancer fait surgir le chien. Sa gueule fendue pleine de dents menace vos arrières. Au bout de ce sentier de fer il y a la cour de la maison, des hommes et au milieu un camion. L’air est saturé d’odeurs grasses, d’odeurs de machines, d’odeurs mortes. Flotte aussi le parfum de notre peur. On piétine. Le sol est de pierre. Les hommes crient, choisissent à coups de bâtons ceux qui montent dans le camion et ceux qui partent vers une porte sombre. Moi c’est le camion. Je bondis sur le hayon. J’évite le bâton. Mes sabots claquent sur le métal. Je dérape. Un homme rit. D’un coup de reins, j’arrive à me redresser puis me blottis avec les autres. Flanc contre flanc la peur est supportable, nous sommes tous des jeunes de l’année, mâles et femelles mêlés. Le hayon se relève, claque, et le camion se met à vibrer et ça pue, pire que tout. Et puis tout bouge, tout secoue. Faut écarter les pattes, changer d’appui pour pas tomber même si on est serrés. Et comme ça longtemps. Et ça s’arrête. Et on s’inquiète, mais ça recommence. Ça dure tout un jour et toute une nuit. La peur efface la faim, pas la soif.
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Enfin au petit jour le camion s’arrête et se tait assez longtemps pour nous alerter. On se regarde les yeux écarquillés. Dehors des chants d’oiseaux calmes, et puis des voix d’hommes. Ça sent l’humus, le sous-bois, un peu comme avant mais en plus humide. Les hommes approchent. Malgré la fatigue, malgré la soif, tout en nous se tend. Cliquetis et raclements, le hayon s’entrouvre, laissant passer les premiers rayons du soleil. Cela nous aveugle. Et puis dans le rectangle de lumière apparaissent les taches d’ombre des troncs et du feuillage beaucoup de feuillage. Des hommes il ne reste plus que l’odeur. Poussée par la soif, les pattes raides, je m’approche de la sortie. Je hume, j’inspecte. Pas de chiens ni d’hommes proches. Pas de foin pas de grains. Ça sent l’eau, beaucoup. Alors je sors. Je savoure l’odeur d’herbe humide et la terre souple sous mes sabots. J’avance dans le jour neuf et j’observe la clairière alentour, tout semble paisible. Les autres me rejoignent et nous suivons le fil du parfum de l’eau. Dans les feuillages un geai criaille. Il prévient le bois de notre arrivée. Il suffit de suivre une sente piétinée par des sangliers pour déboucher au bord d’une grande mare. Nous y étanchons notre soif sans nous soucier de rien, tant grande est l’urgence. Au bord du ruisseau qui alimente l’étang,
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pousse une herbe très verte aux feuilles larges. Amère à mon goût, mais j’ai trop faim pour faire la difficile, alors je broute. Nous broutons à tour de rôle pour que toujours quelques-uns ou unes veillent et alertent au moindre signe de danger. Formes noires contre le ciel gris pâle passent des corbeaux commentant notre présence. Une fois rassasiés il nous faut un endroit tranquille pour nous y reposer. Ça piétine, ça hume, mais personne ne sait. Il faut tenter. Je me décide pour l’odeur de pins et de fougères qui flotte vers là où le soleil se couche. Ce territoire est plat, ponctué d’étangs, de prairies marécageuses et de bois mêlant pins chênes et châtaigniers. Il semble facile de s’y nourrir. L’herbe grasse pousse abondamment au bord des fossés et des bras d’eau qui relient les étangs. Enfin au cœur d’un bosquet touffu d’où émerge le plumet de quelques pins, nous découvrons une clairière de fougères rousses. Le sol couvert d’un épais tapis d’aiguilles nous offre un couchage des plus accueillants. Chacun chacune, mâles et femelles ensemble s’y musse avec délice. Et un à un chacun, chacune s’abandonne à la douceur du sommeil. Une question me maintient éveillée. Chez nous, mâles et femelles se séparent à l’automne, mais là personne ne va de son côté. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce ce nouveau territoire qui
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change nos habitudes ? Je finis par m’endormir rassurée par notre nombre. Un glapissement déchire le silence. Je sursaute et à l’instar de toute la harde, en un instant je me retrouve debout, prête à tout. Un renard présomptueux s’est risqué à vouloir goûter notre chair. Un coup de sabots bien senti l’en a sûrement dissuadé à vie, vu comme il se traîne de travers en geignant sous les fougères. Peu à peu chacun chacune se rallonge et active ses mâchoires pour commencer son long travail de rumination. Les renards c’est comme des chiens qui ne pueraient pas l’homme. L’odeur a-t-elle à voir avec l’intelligence ? Avant, je ne me posais pas de questions. Ça m’épuise, je m’endors.