"Le Continent" de Raphaëlle Riol - Extrait

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Raphaëlle Riol

Lorsqu’Inès arrive dans l’île, elle est en plein naufrage. Sur le continent, elle a crevé les pneus de la voiture de son chef. Un passage à l’acte dont elle ne se serait jamais crue capable. Son médecin l’a mise en arrêt maladie, sortie du monde du travail. Mais elle a beau être hors du ring, loin du centre culturel dont elle s’occupait de la bibliothèque jusqu’à la restructuration brutale du lieu, il lui reste une rage de vaincue dont elle ne parvient pas à se débarrasser. Dans l’île, cependant, espace des rêves de la lointaine enfance, va se jouer une nouvelle partie. Et Inès, parfois aussi fauve qu’une panthère, comme un animal rescapé d’un grand incendie, va se découvrir capable de renaître. Romancière de la révolte s’il en est, Raphaëlle Riol campe dans ce brûlant et saisissant récit le portrait d’une femme qui, lectrice de Nietzsche, sait qu’il faut « l’Art pour ne point mourir de la vérité ».

Raphaëlle Riol le continent

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Née en 1980, Raphaëlle Riol est l’autrice de quatre romans publiés aux Éditions du Rouergue parmi lesquels Ultra Violette (2015), autour de la figure de Violette Nozière, et Amazones (2013).

19 € ISBN

III-21 : 978-2-8126-2131-4

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la brune

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De la même autrice Tanguy Colère a disparu, Éditions du Rouergue, 2018 Ultra Violette, Éditions du Rouergue, 2015 Amazones, Éditions du Rouergue, 2013, Babel n° 128 Comme elle vient, Éditions du Rouergue, 2011

Illustration de couverture : © Flore-Aël Surun/Tendance Floue © Éditions du Rouergue, 2021 www.lerouergue.com

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J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire. Annie Ernaux On dit, tant je l’aimais qu’en elle encore je vis. Monique Wittig

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1 L’ÎLE

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Je me souviens de ma première nuit sur l’île. J’ai tout oublié du voyage, mais je me souviens de cette première nuit. Ces hurlements, comme si on égorgeait un enfant. Mon corps en sueur. Je me suis levée, chancelante et j’ai écouté la nuit, aux aguets. Je savais que je ne dormirais plus, c’était une certitude. Je ressentais le besoin de respirer. Il fallait sortir. Je n’allais pas tarder à suffoquer. Trop d’air confiné dans ma poitrine oppressée. Ça remontait dans tout mon corps, l’air comprimé en reflux et les angoisses devenues liquides. J’ai trébuché en cherchant ma robe en lin puis j’ai enfilé mes sandales. Il a fallu m’y reprendre à trois fois pour que le gros orteil daigne passer à droite du lien en cuir rigide. Dehors, un autre cri avait été poussé. Des pleurs peut-être ou des gémissements. Je me cognais à cette chaise qui faisait office de table 7

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de nuit. Impossible de trouver ma montre. Je ne sais pas pourquoi je me sentais à ce point nue sans ma montre au poignet, avant… C’est ridicule quand on y pense. L’heure ne s’est plus écoulée de la même manière depuis cet instant où je me suis retranchée là-bas. Des jours indolores, des nuits à m’imaginer invisible. Très vite, je n’ai plus compté et j’ai perdu cette montre au bracelet en plastique mou qui avait imprimé sur mon poignet son empreinte claire. Je ne sais pas où ni quand je l’ai perdue. Elle a disparu toute seule. Elle s’est perdue la semaine de mon arrivée sur l’île. Dans le sable ou dans l’eau peut-être. Cet égarement était cohérent avec le reste. J’ai appris à confondre les heures et les secondes, à me figer dans des jours élastiques sans rebonds. C’est ce que j’étais venue chercher en me réfugiant sur l’île. Oublier que le temps ne m’oublierait pas. Qu’il ne m’épargnerait pas si je ne trouvais pas une ruse pour le dompter. Cette nuit-là, je suis sortie faire un tour dans la rue pour remonter à la source des cris qui m’avaient réveillée. La porte de l’appartement a claqué derrière moi. Heureusement, j’avais pensé à prendre mes clés. L’ascenseur a filé au niveau – 3. Quand la porte s’est ouverte, je me suis rendu compte que j’allais traverser un parking souterrain. Mais ça ne m’effraie pas de sortir seule en pleine nuit. « La nuit, on dirait que tu flottes », m’avait reproché un amant fatigué d’être réveillé par mes insomnies. Je n’avais plus sommeil, un peu mal au dos, mes tendons tiraillaient la peau de mes épaules. Prendre l’air était un impératif, mon corps exigeait de se dégourdir. Il se sentait à l’étroit entre le matelas et les draps trop lourds. 8

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Je me souviens de l’instant d’après. Quand mes pas résonnaient sur le béton gris. J’ai dépassé les boxes des garages un à un. On aurait dit que quelqu’un me suivait. C’était tellement improbable que je ne me suis même pas retournée. C’était moi, moi seule, qui peuplais l’espace vide du sous-sol. Moi seule qui me suivais, fantomatique. À cette période de l’année, la résidence est presque vide, sinon habitée d’une poignée de retraités languissants vivant tant bien que mal sur leurs économies. Qui d’autre que moi serait descendu faire la loi à cette heure très avancée de la nuit ? Je peuplais seule mon délire. La porte battante donnant sur l’extérieur a cédé sous la pression de mon avant-bras. J’étais seule dehors, dans la fraîcheur. Les odeurs de myrte et d’immortelles ont envahi mon cerveau embrumé et l’ont apaisé. Une petite brise caressait mes épaules, c’était doux. J’ai senti mes oreilles tirer sur mes joues pour les embrasser. Un sourire se dessinait-il sur mon visage ? Rien que cette idée nouvelle promettait beaucoup. Les cris avaient repris. Des feulements menaçants. Cette fois-ci j’avais reconnu la menace. Elle m’était familière. Doucement, je me suis dirigée vers la maison de Léontine. À cette époque, je ne savais pas encore comment elle s’appelait, je l’ai su plus tard. Léontine, un nom qui tinte comme une authentique clochette de transhumance alpine. Un prénom pas encore revenu à la mode, aux fragrances d’herbe grasse et de bouquet fané. Le temps sur Léontine ne s’écoulait plus non plus. On l’aurait crue immortelle comme les fleurs jaunes du maquis. Sa maison s’écroulait doucement sans aucune brusquerie. Elle résistait aussi fort que sa maison. Le temps ancien n’est pas toujours source de lassitude. 9

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Les cris provenaient de derrière le muret sur lequel la vieille s’asseyait chaque fin d’après-midi. Je m’en suis approchée tout doucement. D’où je me trouvais, on percevait une sorte de grondement. Un grognement profond qui sortait d’entrailles vibrantes et à vif. La terre ne tremblait pas mais elle aurait pu frémir. Mon corps s’est ému parce que ça sentait la vie dans toute son animalité. Je me suis penchée pour surprendre les combattants. Un tigré, plutôt fluet, jeune, sans doute, et un noir, massif, ébouriffé, aux oreilles déchirées, mâle dominant écorché vif. Son ire transpirait de sa pelisse, elle faisait suinter ses babines. Je dérangeais les deux chats. Ils m’ont fixée, menaçants. Tout n’était pas réglé entre eux. Le tigré s’est enfui, jeune lâche, apprenti pleutre. Le combattant quant à lui m’a tenu tête, les oreilles aplaties. Il était énorme et monstrueusement abîmé. Sublime rôdeur de rue exhalant la rage et l’urine.  J’aime les chats. Depuis toute petite, je n’ai jamais vécu plus de deux mois sans un chat à mes côtés. Ça fait beaucoup de compagnons dans une vie. La liste des regrettés s’allonge au fil des années. Les morts de vieillesse, dix-huit ans pour la plus méritante, les malades qu’il a fallu euthanasier, les écrasés, les perdus de vue, les fugitifs, les infidèles. J’ai tendu la main en direction du matou mal léché qui me défiait en crachant. « Pourquoi brailles-tu ainsi dans la nuit, l’ami ? » Des problèmes de territoire, j’en ai aussi… La douleur a été vive. Du poignet jusqu’au pouce. Ce sauvage m’a ouvert la peau comme s’il avait tiré sec sur un zip invisible. Mon tour était venu de crier.

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Ne pas réveiller Léontine, elle qui dort telle une enfant paisible sur son confortable matelas d’années fanées. Ne pas perturber les derniers silences de ses antiques nuits. J’ai étouffé la douleur avec l’étoffe de ma chemise. En geignant, j’ai eu l’impression de déchirer un voile, une crinoline. De me réveiller une seconde fois. J’ai sursauté en constatant que la griffure était profonde. Ça saignait abondamment. Le sang coulait le long de mon poignet. Mais le chat demeurait là, gonflé de fureur et impassible à la fois, ombre ébouriffée. Il m’a fallu lécher cette plaie qui coulait, supporter ce goût si âcre du sang. Je ne suis pas vampire, juste somnambule. Pourtant, la griffe du chat a excité mes sens un peu plus qu’ils ne l’étaient déjà. Avant de remonter pour nettoyer ma plaie, je me suis retournée. Le malfrat me défiait. Vu sa gueule cassée, je ne manquerais pas de le reconnaître si jamais ma route recroisait la sienne. Une prochaine nuit peut-être. « Adieu l’ami. Prends garde à toi et n’oublie pas : le spectre agité de mes nuits te retrouvera. » De retour chez moi, j’ai désinfecté ma plaie avec de l’alcool à 90 degrés. Je n’avais que ça sous la main. Ça piquait atrocement, ça réveillait. La douleur remontait jusque dans mon avant-bras. J’ai pressé un kleenex sur ma peau en détresse et suis allée m’asseoir sur la terrasse. J’aurais pu pleurer mais je n’y arrivais pas. À quand remontait la dernière fois que j’avais pleuré pour une douleur physique ? Sûrement à une lointaine enfance totalement dissoute à présent. Mon téléphone indiquait 3 heures du matin et des poussières. Aucun message, bonne nouvelle. Les feulements 11

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résonnaient à nouveau en bas de la rue. Ce fut un concert ininterrompu de bastons félines jusqu’aux premières lueurs du matin. Il n’y a pas à dire. Hormis cette petite contrariété sans pleurs, je savais que je me sentirais bien, sur l’île. Je pensais y rester un bon bout de temps. J’aurais le temps de m’en faire d’autres, des écorchures, des blessures. Avant qu’on ne revoie ma tête sur le continent, d’ici là, j’aurais mes deux mains à vif, mes bras, le cœur pourquoi pas. Et c’était tant mieux. Parce que pour l’instant, je n’avais pas l’intention de retourner d’où je venais. Pas tout de suite. Sur cette île, mon esprit dérivait doucement. Il lâchait prise. Il était temps. Cette nuit-là, j’ai guetté l’aube, les plis de sa robe pourprée et dessous, la Méditerranée veloutée.

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