"Wallace" de Colin Niel - Extrait

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Wallace

Du même auteur, chez le même éditeur

Romans

Darwyne, 2023 (Grand Prix de littérature policière 2023, Prix Habiter le Monde 2023, Prix L'Usage du Monde 2023, Prix Joseph 2022)

Entre fauves, 2020 (Prix Libraires en Seine 2021, Prix du Livre pyrénéen 2021, Prix Livres à vous 2021, Prix Libr’à nous 2021, Prix Lamartine 2022, Prix des lecteurs Culture Presse 2022)

Seules les bêtes, 2017 (Prix Landerneau Polar 2017, Prix Polar en Séries 2017, Prix Cabri d’Or de l’Académie cévenole 2017, Prix Goutte de Sang d’Encre 2017, Prix Polars Pourpres 2017, Prix du polar de la Librairie Les Arcades 2017, Prix des lycéens d’Auvergne-Rhône-Alpes 2018, Prix Cézam des lecteurs 2018, Prix Flaubert 2019)

Série guyanaise

Les Hamacs de carton, 2012 (Prix Ancres noires 2014)

Ce qui reste en forêt, 2013 (Prix Sang pour Sang Polar 2014, Prix des lecteurs de l’Armitière 2014)

Obia, 2015 (Prix des lecteurs Quais du Polar/20 Minutes 2016, Prix Polar Michel Lebrun 2016, Prix Mille et une feuilles noires du festival de Lamballe 2016, Prix du Récit de l’Ailleurs Saint-Pierre-et-Miquelon 2016, Prix des lecteurs Villeneuvelez-Avignon 2016, Prix Ancres noires 2017, Prix Étudiants du Polar 2017)

La Série guyanaise, 2018, édition intégrale, volumes 1 à 3

Sur le ciel effondré, 2018 (Trophée 813 du meilleur roman francophone 2019)

Livre illustré

La Guyane du capitaine Anato, 2019, avec des photographies de Karl Joseph

L’auteur a bénéficié du soutien du Centre national du livre pour l’écriture de ce texte.

Couverture : © Stéphanie Brepson

© Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com

Colin Niel
Wallace
À tous ceux qui un jour

Ont effleuré l’idée

D’aller se perdre ailleurs

Dans d’autres vies

Dans d’autres mondes

Et à mon fils

Mon amour grand

Comme une Amazonie

Avant les bulldozers

Beaucoup n’auraient rien vu. Beaucoup auraient foulé cet humus-là sans marquer la moindre pause, pressés de retrouver la ville avant que n’arrive la nuit. Mais pas Tiburce qui, fusil en bandoulière et machette en main droite, s’accroupit au-dessus des feuilles, et lit le sol brun comme un registre éphémère, un ouvrage où dans une écriture d’avant l’écriture seraient consignés les plus récents mouvements des faunes. Tiburce, il dirait que c’est un truc que toutes les choses vivantes ont en commun, le fait de semer des signes, de léguer des traces à qui saura les déchiffrer. Il dirait même qu’une bête qui ne laisse rien derrière elle, c’est une bête morte et déjà digérée par le sous-bois. Que ce n’est pas une histoire de discrétion ou de taille de l’animal, mais plutôt d’expérience. À son avis, ils sont de moins en moins nombreux à avoir comme lui ce bagagelà. À remarquer les crottes des tapirs en émiettement dans les cours d’eau ; à identifier les empreintes des ongulés imprimées dans la boue, celles des pécaris avec leur forme pointue, celles

des daguets pareilles à des olives, daguet rouge ou daguet gris selon la longueur ; à repérer les catiches des loutres géantes près des rivières, la terre griffée devant l’entrée. Les fruits des virolas aussi, lâchés depuis les hauteurs par les grands singes ou les toucans. À voir ce qui pour les autres est invisible, en fait, parce que c’est bien de ça qu’il s’agit : de l’invisible. De ce qu’il en sait, aujourd’hui les chasseurs, ils préfèrent conduire leurs 4 x 4 avec les projecteurs braqués vers la forêt que marcher pendant des heures pour pister le gibier. À part peut-être les Amérindiens, suppose-t-il sans bien savoir.

Baissé dans la demi-pénombre, Tiburce détaille le sous-bois qui l’entoure, arbustes hérissés en pousses d’avenir sous les aînés géants, palmiers à épines en bosquets ramassés, pentes douces des bourrelets forestiers. Il observe encore, à ses pieds, la trace discrète entre boue et feuilles mortes, les empreintes qui dessinent une ligne lancée à travers bois. Il était temps : quatre heures qu’il cherche une sente comme celle-là, piétinée fraîchement.

Alors en pensée il se fait animal. Se glisse dans la peau d’un pécari à collier, au sein de son groupe itinérant. Septhuit individus, il dirait, sillonnant leur domaine vital à toute heure de la journée, guidés à l’odorat au gré des ressources alimentaires, guettant partout le surgissement du prédateur, jaguar, puma, anaconda en bord de rivière. Humain, aussi. Et l’exercice s’apparente à une métamorphose mentale : Tiburce reconsidère l’espace à hauteur de cochon. Il se dit que, lui pécari, il serait arrivé d’en haut de ce petit morne, en tête du groupe. Qu’il aurait évité d’emprunter le talweg, non, trop à découvert, aurait plutôt suivi ce chablis encombré de lianes arrachées aux houppiers et où ses traces auraient été moins évidentes. Qu’il serait passé entre ces deux gros troncs, enjambant

les racines. Puis que, guidé par les senteurs sucrées des fruits qui ici jonchent le sol, il aurait traversé le décor pour passer derrière cet arbre, là-bas. Oui, quelque chose comme ça, il se dit en se redressant, les doigts autour de la sangle de son fusil. Alors, tandis que les tinamous augurent la fin du jour de leurs sifflements perçants, Tiburce se remet en marche. Sûr de sa lecture des écrits animaux. De sa capacité à se mettre à leur place. Et il songe : Si seulement tu savais faire pareil avec les gens, elle serait peut-être encore vivante, ta gamine. Puis s’assène : Pense à autre chose, arrête de tourner en boucle là-dessus. Et suant torse nu au-dessus de son treillis, il croit y parvenir en revenant à sa traque. Rive son itinéraire à celui du gibier, chaque sens mobilisé pour poursuivre la bête, accroché aux odeurs, les yeux fouillant les ombres, guettant les grognements tant de fois entendus. Il suit la piste récente, moins d’une heure à son avis, et lorsqu’elle disparaît il l’invente encore là, use de son imagination pour reconstituer la scène jouée plus tôt par le groupe. Il avance à pas lents, frayant son layon à coups de sabre discrets, sectionnant les branchages disposés sur sa route.

Ce matin, tandis qu’il conduisait son pick-up en tirant la remorque et la pirogue harnachée dessus, Tiburce a monté le son de la radio. On y parlait de ce gars perdu en forêt depuis quarante-huit heures, et des recherches lancées pour le retrouver, avec gendarmes, agents de l’office des forêts et bénévoles. C’est un peu plus à l’ouest du département que ça se passe. Et c’est la troisième fois que ça arrive cette année : il a compté. Trois fois qu’on doit mobiliser du monde pour tirer d’affaire un ou des imprudents égarés en Amazonie, ça commence à faire beaucoup. En général ça se termine bien, ils sont localisés rapidement, et se rendent compte qu’ils étaient tout près

de leur point de départ, d’ailleurs. Mais parfois ce n’est pas le cas. Comme ce couple dont on n’a retrouvé que les corps, deux semaines après leur disparition, chacun tué d’une charge de plombs. Tirée par l’homme en désespoir de cause, a conclu l’enquête. Ou comme ce type disparu à jamais, les recherches abandonnées tant on l’avait déjà cherché.

Ces dernières années, ce genre d’histoire est devenu plus fréquent : on se perd plus souvent qu’avant, tout le monde l’a constaté. Et les gens de ressortir les mythes et les légendes qu’on racontait autrefois pour faire peur aux gamins. De se remettre à parler du Maskilili, créature de la forêt qui ressemblerait à un enfant sans vraiment en être un. Ou à un homme de petite taille, peut-être, il y a différentes versions de l’histoire. Ce qu’on dit, c’est que le Maskilili, il a les pieds à l’envers. Complètement retournés vers son dos et vers l’arrière de ses genoux. Et aussi que son truc à lui, c’est d’égarer les humains aventurés sur son domaine. De les attirer très loin vers les profondeurs du sous-bois. Il y en a pour raconter avoir entendu ses cris si singuliers à la tombée de la nuit. Ou même l’avoir aperçu, debout sur un tronc d’arbre couché, avec dans sa main droite un long bâton. Et un regard si intense qu’il vous transperce le ventre, précisent-ils comme pour rendre la rencontre un peu plus effrayante.

Tiburce, lui, il ne dirait pas qu’il y croit, à ce monstre des bois. À son avis, la raison pour laquelle les gens se perdent, c’est surtout qu’ils font n’importe quoi. Qu’ils n’ont jamais été aussi nombreux à vouloir découvrir la jungle, comme ils l’appellent, à se prendre pour des explorateurs alors qu’ils n’y connaissent rien. Mais il est bien placé pour savoir que cette Amazonie, elle a ses petits secrets, aussi. Combien de fois ça lui est arrivé, à lui, d’entendre des cris qui ne ressemblaient

à rien de ce qu’il connaissait ou pouvait même imaginer.

D’entrevoir des silhouettes animales, aussi furtives qu’impossibles à identifier. Ou juste, lors d’une nuit passée tout seul dans son hamac, de ressentir une présence inexplicable et pas bien rassurante. Alors non, il n’y croit pas vraiment, au Maskilili, il se dit que s’il existait, il aurait déjà croisé sa route.

Mais qu’une telle créature habite quelque part dans les bois, ça ne lui paraît pas impossible, non plus.

Il estime être à deux heures de marche de son carbet, à présent : il va falloir revenir à la frontale, vu l’heure qu’il est.

En portant le gibier, vingt kilos sur le dos une fois vidé, ça va être laborieux. Mais il se donne encore un peu de temps, continue d’avancer. Il marche à travers bois, déchiffrant les reliefs sous la peau végétale, tapis de feuillages déployé à toutes hauteurs et qui fausse le réel, adoucit les pentes, camoufle les obstacles.

Il fait quasiment nuit lorsque enfin il déniche la harde, encore invisible mais bruyante à trente mètres de lui, au creux d’une dépression où s’amasse le bois mort. Tiburce ralentit le pas, se fait plus discret parmi les tiges. Il empoigne son fusil, le casse pour insérer dans le canon les deux cartouches calibre douze tirées de sa poche. Et il s’approche, l’index près de la détente, les yeux aguerris fichés dans le sous-bois. Guette l’apparition des cochons dans son champ de vision, parce qu’il n’est pas du genre à tirer au hasard, Tiburce, sans être certain de sa cible. Aucune envie de se retrouver avec une bête à terre dont il ne pourrait rien faire. Il contourne un arbre épais et encombré de contreforts, avance à couvert, ses vieilles baskets dans les débris ligneux étalés en tapis, les feuilles des arbrisseaux glissées sur sa peau nue.

Et il le voit.

Oui, il a beau faire sombre, à cet instant il est certain de le voir, son pécari. De reconnaître son pelage gris, de deviner son groin en train de fouiller l’humus, peut-être même son collier de poils plus clairs en mouvement au-dessus. Les autres restent invisibles, il les entend seulement affairés aux alentours. Tiburce fait trois pas de plus, camouflé sous les frondaisons. Se choisit une fenêtre où se poster discrètement, pieds calés dans les feuilles mortes. Observe un court moment l’animal occupé. Il ne l’a pas vu venir, juge-t-il, ne se doute de rien dans son crâne de cochon. Le chasseur soulève son arme, lentement, colle la crosse contre l’épaule, ajuste sa visée. Il se répète, Je le vois, il est là, devant moi, il fait presque nuit mais je le vois.

Ce n’est qu’au moment de presser la queue de détente que la vision le saisit.

Par la suite il peinera à reconstituer la scène, à comprendre comment les choses se sont vraiment passées. Il se rappellera seulement qu’en tirant sur sa cible, il a vu dans sa mire autre chose qu’un simple pécari.

Une silhouette un peu humaine, de taille modeste dans la nuit venante.

Surgie devant ses yeux comme une apparition.

Et aussi qu’au même instant, il a pensé : Méryane !

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