Extrait de "Une étoile dans coeur" de Louis Atangana

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chapitre 4

Le lundi matin, j’ai pas pu faire comme d’habitude. Alors j’ai zappé le lycée. J’ai traîné toute la journée dans la cité. À l’ouest et à l’est de mes pompes. Avec des questions qui me tournaient autour comme des mouches. Je marchais dans les rues défoncées de la cité. Entre les immeubles. Au coin du bâtiment B, des grands-pères marocains, assis sur un carré d’herbe maigrichon, discutaient, avec éclat. Se laissant réchauffer par des miettes de soleil. Plus loin, un type en survêtement rouge démontait sa voiture. Il briquait toutes les pièces pour passer le temps. Des groupes de femmes revenaient du marché. Les bras encombrés de bouffe. J’ai dépassé l’ancien bureau de poste converti en mosquée. Le vent faisait rouler une cannette ratatinée. Des papiers tournoyaient. Ma vie était pareille. Je me suis retrouvé sur le terrain vague. Le cimetière des voitures, on l’appelait. Vieilles carcasses sans roues. Rongées de rouille comme moi j’étais rongé de questions. Je me suis installé dans une vieille Clio 17

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rouge. J’y suis resté longtemps. Je dérivais. J’étais juif. J’étais congolais. Ça me disait rien. Je savais pas ce que ça signifiait vraiment. Ni l’un, ni l’autre. Papa me parlait parfois du Congo. De son enfance. Pour me dire que lui, il avait rien, là-bas. Qu’il étudiait le soir, sous un lampadaire. Avec acharnement. Pas comme moi. Qui avais tout. Qui fichais rien. Et d’y penser lui donnait des envies de baffes. La colère lui jaillissait de tout le corps. Parce que son fils était un vaurien. Un endormi des études. Il en avait des picotements dans les mains. Je me mettais à distance de la baffe. Du coup de pied aux fesses. Congo, pour moi, ça voulait dire ça. Une vaste engueulade. Des claques dans la gueule. J’y pouvais rien. J’avais toujours vécu aux Iris. C’était chez moi. Ma cité. J’en parlais la langue. J’en avais l’accent. J’étais black. Pas africain. Encore moins antillais ou américain. Black. J’étais toujours encastré dans cette carcasse de bagnole. Le brouillard dans la tronche. J’ai reconnu ce bruit. Celui du vieux Caddie d’Ahmed le Bouquiniste. J’ai levé le nez. Il fonçait sur moi. Direct. Et merde ! Je savais ce qui m’attendait. Ce vieux barjo me lâcherait pas. Pareil qu’une sangsue. Je demandais rien pourtant. À personne. Juste d’être seul. Ahmed créchait dans une vieille baraque de chantier. Au milieu des cadavres de voitures. Depuis des années. Bien avant ma naissance. C’était comme qui dirait la mémoire des Iris. S’il y en avait une. Il connaissait tous les secrets 18

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de la cité. Ou presque. On l’appelait le Bouquiniste parce qu’il avait tenté d’ouvrir une librairie. Spéciale occasions. Au milieu de la cité. Son aventure avait foiré. Tout de suite. Sans prévenir. Depuis, il enrageait. Ruminait sa déception. Crachait à la gueule des Iris. De l’humanité. Avant ça, il avait été ouvrier. Chez Renault. Le travail à la chaîne. Dans les années soixante. Qu’on disait. Il avait rencontré des fils de bourges à la sortie de l’usine. Des étudiants. La révolution dans la tête. Ils avaient tout refilé à Ahmed. Des envies de chambouler l’ordre bourgeois. Faire péter la société. Ahmed, il avait tout gobé. Cash. Il avait pris des cours du soir. Appris que le travail est une aliénation. Il s’était accroché tout un paquet d’idées dans le crâne. Elles lui restaient toujours. Jusqu’à maintenant. Même si les étudiants avaient tourné la page. Pris leur place dans la société. La révolution rangée au fond des poches. Ahmed, lui, voulait pas lâcher l’affaire. Il continuait le combat qu’il gueulait. Sur son front, il y avait écrit trois lettres invisibles. FOU. Vieux comme jeunes se foutaient de lui. De sa situation. Ce contresens. Naufragé du temps. Certains l’appelaient Ahmed l’Islamiste. Pour le faire râler. Hurler. Ça marchait à tous les coups. Il explosait. Crachait sa colère à gros bouillons. Il insultait les gens. Leur ignorance. Sa longue barbe en tremblait de rage. Le pauvre ! Parce que sa barbe, elle était pas islamiste mais marxiste. Il fouillait dans son Caddie. Ce bazar ambulant. Pour en sortir une photo 19

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en noir et blanc. Avec écrit dessous « Karl Marx ». Tout un vocabulaire lui dévalait de la bouche. Avec le même refrain qui revenait. Prolétaires. Lutte des classes. Internationale. Religion opium du peuple. Il aurait pu en faire des guirlandes. Un chapelet. De tous ces mots. Se les mettre autour du cou. Jusqu’à l’étouffement. J’aimais pas trop l’approcher. Lui. Ahmed. Il puait la mort comme un bouffeur de charogne. Trop tard. Sa main était appuyée sur la portière. Il s’est penché vers moi. Les yeux écarquillés. Rouge de gnôle. Il se parfumait au gros jaja. Sûr. Ce dégoût ! – Alors, p’tit camarade, qu’est-ce que tu fous là, à fumer du kif ? Ça le regardait pas, quoi ! Je voulais causer à personne ! Surtout pas à lui ! J’ai pas répondu. J’ai continué à fumer. Tranquille. Pour purifier l’air. Il restait là. À me mater. Bavant ses obsessions. Sur la société. La jeunesse d’aujourd’hui qui se laisse abrutir. Abêtir. Par le kif. La télé. L’argent. La mode. Sans esprit critique. Impuissante à se révolter. Sauf pour avoir des distractions. Il me saoulait méchamment, Ahmed. Malgré son grand âge. Sa culture. Ses expériences de vieil ouvrier algérien. Je lui en posais, moi, des questions ? – Au moins cultive-toi, lis, révolte-toi, si tu vas pas au lycée ! J’en avais ma claque des donneurs de leçons. Profs en tous genres. Qu’on me foute la paix ! C’était pas compliqué, non ? 20

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– Dégage, Ahmed, tu me casses les pieds ! Des flammes brûlaient dans ses yeux. De la salive dégoulinait au coin de sa bouche. À la recherche de souffle. Pour m’emporter la tête à coups d’insultes. – Tu sais pas ce que tu dis, p’tit ! Si tu apprends pas, tu connaîtras jamais ton histoire. Celle de tes ancêtres. De ta classe. Tu sauras pas pourquoi toi et ta famille vous croupissez dans votre merde ! Pourquoi on vous enferme ici pire que des chiens. – On est pas des chiens, nous ! On est des gens ! Des habitants des Iris. Et on est fiers ! – Tss ! il a fait, Ahmed. Vous êtes pas des habitants. Même pas des citoyens. Vous êtes des croupissants. Des damnés de la terre. Colonisés de l’intérieur. Et vous le savez même pas ! Il a continué à me dégueuler des phrases que je comprenais pas. Que j’avais pas envie de capter. Mais il lui en venait toujours des théories. Avec des mots longs comme le bras. Ça me dégringolait en long, en large et en travers. J’avais qu’une envie. Qu’il se casse. Pour ça, il aurait fallu que je le latte. Sévère. Impossible ! On tape pas les vieux. Parce que faut les respecter. Ah ! ces bêtises que papa m’avait mises dans la tronche. Comme des parasites tropicaux. Venus direct du Congo. N’empêche, j’avais pas le temps d’écouter Ahmed. Sa haine était pas la mienne. Je le lui ai dit. Et dans l’élan de ma rage, j’ai tout lâché. Pour mon père. Barré. Ma mère. Juive. Alors, oui, Ahmed, s’il te plaît, lâche-moi ! J’ai autre 21

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chose à penser. Régler. Perdu ! Manque de pot ! Il a sauté sur l’occasion. Et mon père était une victime du système bourgeois blanc. Du patronat international. Esclavagiste moderne. Et na-na-na ! Ma mère, c’était une prolétaire. De l’argent, elle en avait pas. Il le savait. Et puis Feuj, ça voulait pas dire forcément être contre les Palestiniens comme certains le bêlaient bêtement au quartier ! Même s’il fallait construire une Palestine libre et indépendante ! Il me balançait tout ça en rafales. Ce catéchisme qui sortait de sa bouche à moitié édentée. Je m’en fichais moi d’Israël et de la Palestine. C’étaient des terres inconnues pour moi. Mes regards n’allaient pas jusque-là. J’ai jeté l’éponge. Je me suis cassé vite fait du cimetière des bagnoles. Il a tenté de me suivre, Ahmed. Parce qu’il avait pas fini son discours fleuve. Il me tenait. Autant en profiter. Je l’entendais derrière moi. Soufflant. Toussant. Postillonnant des salades dans sa barbe. Sur le Proche-Orient. Les Palestiniens. Naufragés de l’histoire. J’ai encore accéléré mon pas. Pour le semer. Israël et la Palestine, j’en avais rien à fiche. Mon territoire à moi, c’était les Iris. J’en étais citoyen. Libre ou pas. Totalement. Au-delà, c’étaient les terres inconnues. J’étais pas un aventurier. Un explorateur. Je m’appelais pas Christophe Colomb. J’ai foncé vers les immeubles. Le kif et les mots d’Ahmed me tournaient dans la tête comme un manège infernal, à la fête foraine. 22

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De gros nuages pisseux salissaient le ciel. S’effilochant lentement. Virant du gris au noir menaçant. Il en baverait quelques gouttes. Plus tard. Je suis arrivé devant mon immeuble. Souad rentrait du lycée. Je lui ai fait coucou avec la main. Elle m’a souri. Le boucan de mes interrogations s’est mis en sourdine, aussitôt. Souad ! Elle était petite. Menue. Un petit nez droit. Des yeux noirs. Pétillants. Éclatants. En amande. Son regard, c’étaient Les Mille et Une Nuits. Je disais Souad et j’avais toute sa sensualité dans la bouche. Elle me retournait le corps. La bouche de Souad. Les lèvres de Souad. Ça cognait dur dans ma poitrine. J’en perdais le nord. J’étais même carrément à l’ouest. Mon désir m’indiquait la route. Elle menait à Souad. Elle portait une veste en jean sous laquelle j’entrevoyais un débardeur blanc. Ses cheveux lourds, épais comme une nuit d’orient étaient cachés sous un foulard, ce jour-là. Une mode qu’elle s’entêtait à suivre. On a discuté. Mes yeux se scotchaient à ses seins. S’enroulaient autour de ses formes que pourtant elle cherchait à dissimuler. Quel gâchis ! Rien à faire. Impossible. Mon regard dégringolait le long de ses jambes. Ah ! Souad ! Souad ! Dans mon corps, il y avait la canicule. Limite incendie de forêt. Certains appellent ça avoir le diable au corps. Qu’on lui foute la paix à celui-là. Il a assez d’ennuis comme ça. Avec le bon Dieu. Tous ceux qu’il doit faire rôtir. Souad et moi, on se connaissait depuis le bac à sable. Avec nos couches-culottes. Nos quelques 23

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dents de lait dans la bouche. Nos vieux blaguaient ensemble. Commentaient les variations de la météo. Ça faisait trois mois qu’on fricotait. Elle et moi. Mais chut ! Silence. L’armée des faux serviteurs d’Allah veillait. Planqués derrière leur barbe. Nos rencontres n’étaient pas halal. Souad a dit oui. Elle voulait bien me rejoindre au sous-sol de mon bâtiment. Le lieu de nos égarements. Nos péchés. C’était si bon. Les autres pouvaient bien aller en enfer. Se faire rôtir. Ou se tremper les pieds dans les eaux noires de nos fautes. On s’en fichait un peu. Je suis passé devant. En éclaireur. Elle a fait un tour, avant de me retrouver. Prudence ! Prudence ! Elle haletait. Le cœur en cavale. La trouille, elle avait. Autre chose aussi. Elle a retiré son foulard. Nos souffles se sont entortillés. Ma main gauche s’est égarée dans ses cheveux. De l’autre, je parcourais la douceur de sa peau. J’avais la rage d’amour. On a collé nos bouches. Serrés fort l’un contre l’autre. Comme si c’était la dernière fois qu’on se voyait. On a continué longtemps. Avec bonheur. À bout de souffle. Dans la tourmente de nos désirs. Jusqu’au moment où j’ai glissé une main dans son petit paradis. – Non ! Non ! elle a soufflé. Flanquant une petite tape sur ma main polissonne. On s’est déscotchés. Souad s’est souvenue de l’heure. Des interdits qu’on avait envoyés bouler, au loin. Chez les empêcheurs de vivre en paix. 24

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J’ai appuyé sur la minuterie. Lumière. Souad a remis son foulard en place. Elle a sorti un miroir de son sac. À la recherche de traces de baisers. De nos désirs. De sa culpabilité. On a laissé le silence apaiser notre respiration. On était seuls avec les rats. Je les entendais faire la fête dans l’obscurité et la puanteur de ce sous-sol. Sans air. Pourquoi fallait-il s’enfoncer dans cette odeur de pourri pour s’embrasser ? Je le savais bien. C’était à cause de la bêtise humaine. L’hypocrisie. Les fous de la chasteté. Aux Iris, Souad devait se protéger. Éviter de se faire lapider sa réputation par une horde de tue-la-vie. Je me suis à nouveau rendu compte de la loi de la cité. Ça me mettait la rage chaque fois que j’y pensais. Elle était pas écrite, cette loi, mais elle broyait tout le monde. Implacable. Brutale comme des soldats au combat. Beaucoup la craignaient. Cette loi faite de bouts de religion, de traditions. Du machisme de bled. Une construction sauvage, c’était. De la foi de grand bazar. J’en voulais pas. Pas du tout. J’ai pensé aux belles paroles qu’on servait au lycée. La liberté. Le droit des uns et des autres. Qu’ils viennent aux Iris. Qu’ils y mettent les pieds. Les idées se combattent aussi dans la rue. Avec le risque de prendre des coups. – Souad, t’en as pas marre qu’on se cache ? – J’ai pas le choix. Tu le sais. C’est pareil avec le foulard. Avec ça, j’ai la paix. C’est tout ce que je veux. – On a toujours le choix, en fait. Il faut se battre. Pour avoir la liberté. 25

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– Arrête avec tes grandes paroles. J’ai la liberté de me faire lapider ma réputation. C’est tout. Je savais pas quoi dire. Alors, j’ai fermé ma gueule. Moi aussi, je manquais de courage. J’avais dit à personne que j’étais un peu feuj, par ma mère. J’étais pas prêt. J’avais pas les mots. Ça me faisait bizarre. Comme si c’était pas moi. En même temps, je m’en voulais. Ma lâcheté. Soumis comme Souad à la loi des Iris. Souad est remontée avant moi. J’ai attendu un moment dans le noir. À écouter ces satanés rats courir. J’en avais les nerfs tout rongés. Grignotés. Vivement le grand air !

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