Extrait de "Ground zero" de Jean-Paul Chaumeil

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ground zero

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© Graphisme de couverture : Odile Chambaut Image de couverture : © Alan Tannenbaum/Polaris © Éditions du Rouergue, 2015 www.lerouergue.com

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Jean-Paul Chaumeil

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« L’Amérique est un concept, une mythologie qui appartient à tout le monde… » Lars von Trier

« La vie, la santé, l’amour sont précaires… » Laurence Parisot, présidente du Medef (2005-2013)

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Note au lecteur

Le 2 août 1980, un attentat fit quatre-vingt-cinq morts dans la gare de Bologne. Le groupe Gladio, mis en place après la Seconde Guerre mondiale par l’otan pour préparer la résistance-stay-behind, en cas d’invasion soviétique en Europe, fut mis en cause. On a parlé, à cette occasion, d’une stratégie de la tension afin de favoriser la prise de conscience de la population italienne sur ce danger potentiel…

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NINE ELEVEN [THE DAY]

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Pourtant, tout avait bien commencé. J’aime New York en automne, septembre y déploie un ciel bleu et pur et les journées ne sont pas trop longues. C’est pourquoi j’avais choisi d’écouter dans mon Walkman un groupe basé au sud de Minneapolis, moins connu que les mc5 ou les Stooges, les Struggle for life parce que j’avais besoin dans la fraîcheur de ce petit matin new-yorkais d’être un peu électrisé. Ils jouaient un rock dur et ample avec une sonorité de garage, c’est d’ailleurs ce qui me plaisait. En réalité je les avais entendus au fond d’une grange – mais attention ce n’était pas du rock agricole – après une mission de tout repos, mais très bien payée, et croyez-moi depuis que j’ai intégré le circuit je suis au top question salaire dans notre branche d’activité. J’avais quitté le Chelsea dans la 23e West vers sept heures du matin. L’endroit ne vous aurait peut-être pas plu car le lieu était fréquenté par pas mal de farfelus ; mais finalement je m’étais vite aperçu que j’y passais inaperçu, si vous me permettez ce jeu de mots. Non pas que j’aie le genre de la plupart de ceux

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que j’y croise, loin de là, mais ils l’ont choisi. Pareil pour moi, donc pas de lézard, on est dans un pays libre. J’avais l’air d’un businessman international qui en avait assez des palaces anonymes, souvent en déplacement et pressé, qui se faisait un petit extra de temps en temps en compagnie d’une fille classe ou avec une rencontre réalisée sur place. Vous aurez compris que plus personne ne faisait attention à moi, c’est ce qui me convenait. J’avais hésité avec une villa à Greenwich, dans le Connecticut, de crainte de laisser des traces trop visibles. C’est une ville située à une cinquantaine de bornes de nyc. D’après ce que j’avais lu, la « médiane » des revenus dans ce bled passait facilement les 100 000 dollars annuels par foyer. À moi tout seul je n’étais pas tout à fait un foyer, mais en matière de salaire, depuis mes débuts dans cette profession, je ne me défendais pas trop mal. J’estimais avoir le droit de vivre au milieu de ceux qui brassaient la thune naturellement. J’avais contacté des agences, effectué quelques visites et ce qu’on me montrait me bottait bien : je savais qu’une fois entré dans la zone en question, plus personne ne viendrait me poser de questions à condition que je fasse un saut, de temps en temps, sur Greenwich Avenue, chez le bijoutier Manfredi pour acheter une montre qui passe la barre des 150 000 dollars. Les types qui résidaient là c’était du lourd comme me l’avait fait comprendre un employé de l’agence immobilière D. Ogilvy & Associates. Ceux qui y affluaient depuis quelque temps c’étaient les cadors des hedge funds et c’est justement ce qui m’intéressait. Je me disais que je finirais par en rencontrer un à qui je pourrais confier la gestion de mon portefeuille sans avoir besoin de justifier une appartenance à un clan de la Nouvelle-Angleterre depuis trois générations. Et puis, autant le dire nettement, le credo libéral qui consiste à multiplier ses

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gains sans lever le petit doigt en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, me flashait un max. Le fric qu’on fabrique en dormant, c’est le meilleur. J’avais sniffé un peu avant de quitter ma chambre mais je refusais de me charger à mort comme certains de mes collègues ; c’est à ce prix que je conservais le sens du danger dans les missions qu’on me confiait, allié à une acuité qui me donnait l’impression de pouvoir vivre les sentiments de ma cible dans les derniers moments de son existence, ce qui fluidifiait mon intervention. Je sentais alors ma respiration s’amplifier, mon sang irriguer davantage mon corps, et ce qui m’attendait ne me faisait pas peur, juste un battement de cœur plus appuyé qui me disait que j’étais lancé et que je pouvais aller jusqu’au bout. Je fis un peu de marche puis je pris le métro au coin de la 8e et de la 14e, downtown, direction le Financial District. Je le quittai quelques blocks avant mon rendez-vous car je voulais finir à pied juste pour sentir l’atmosphère. Il y avait eu un orage pendant la nuit mais le ciel était de nouveau bleu. Je fis un détour par Barclay Street et je m’arrêtai chez le vieux Sicilien faire cirer mes chaussures. J’avais choisi un costume sombre sur une chemise claire et une cravate dans une teinte intermédiaire. J’étais raccord avec les autres gars qui attendaient leur tour en lisant une revue financière. Je passais de temps en temps dans cette boutique, parfois avec Jack qui travaillait dans le coin et qui s’occupait de gérer notre capital. Dès sept heures du matin Sal le cordonnier avait toujours quelque chose à dire sur la journée qui venait ; ce jour-là il fit allusion au maire Giuliani dont il disait, à sa façon, que celui-ci était peu apprécié des habitants de cette ville, personnellement je ne voyais pas pourquoi mais il est vrai que je n’étais pas totalement new-yorkais.

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D’après le dossier qu’on m’avait remis ma cible devait remonter Barclay Street ; je l’attendais pendant que quelqu’un s’échinait à faire briller mes chaussures. Je vis arriver l’homme et il avait la même allure que sur les vidéos : pressé comme tous ceux qui m’entouraient et muni d’un téléphone portable avec lequel il avait commencé à communiquer, un homme au visage avenant avec un job qui va avec et aussi une vie consacrée au business, comme nous tous. Je savais exactement où il se rendait et j’allais entrer dans la tour en le précédant. C’est la meilleure façon de ne pas se faire repérer. C’est l’avantage avec des pros comme nous ; pas de filature plus ou moins discrète à effectuer en amont, aucun contact avec la cible, pas de service après-vente à assurer. D’autres s’en chargent. Chacun son job, nos commanditaires, le taylorisme ils connaissent. Moi, ça me va. Je vis comme ça et même plutôt bien.

*

Dans mes écouteurs les Struggle étaient maintenant bien allumés. Et à mesure qu’ils crachaient leur venin dans mes oreilles je me souvenais de ce bouseux du Minnesota qui avait décidé un beau jour de ne plus se fournir auprès des céréaliers du coin pour acheter ses graines. Passe encore puisqu’on est dans une société libre, mais en plus vous découvrez qu’il a trouvé le moyen d’utiliser votre camelote pour ensemencer son champ comme un grand sans rien payer. Vous voyez le tableau. Les gars de l’agrobusiness, ça leur plaisait moyen. Je leur donnais pas tort. À quoi bon dépenser des milliards de dollars dans des recherches en laboratoire pour se faire

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ensuite doubler par un minus qui veut tout faire lui-même ; il faut le répéter, on doit vivre avec son temps, on n’est plus au xixe siècle, l’agriculture, c’est un business, la graine on doit l’acheter tous les ans, chacun à sa place. Le type à qui je devais faire comprendre tout ça, je ne sais pas comment il s’y était pris, mais il arrivait depuis un certain temps à se débrouiller seul ; et autour de lui les autres péquenots commençaient à s’agiter. Je lisais dans la presse spécialisée que si le phénomène prenait de l’ampleur cela pourrait avoir des effets déstabilisateurs sur les transactions céréalières, car comme vous le savez le cours du blé ou du maïs à Chicago, c’est un truc extrêmement sensible. Un beau jour on avait décidé de passer des paroles aux actes. Le mystère de la chose réside dans le fait que le dossier avait atterri sur mon bureau, façon de parler, et c’était pas celui des pleurs et lamentations. Bien sûr que les actionnaires n’ont rien à voir avec tout ce micmac que je vous raconte. Ils ne demandent rien, ils obtiennent, c’est tout. Si vous avez déjà eu besoin de recourir à ce genre de service un peu spécial vous savez que cela relève d’une sorte d’économie informelle. On travaille en free lance, on est une entreprise qui sous-traite certains travaux à la demande : réactivité maximum et charges sociales minimums. Le travail fini on décroche, on ferme la boîte et on se délocalise. Si vous suivez un peu l’actualité rien ne doit vous surprendre. Tous mes collègues ne fonctionnent pas comme cela, surtout les plus âgés. Beaucoup sont installés, certains même avec femme et enfants. Quand ils partent en mission ils laissent un mot sur la table à côté de leur tasse de café vide. Mortel, comme je le pense. Nous, on n’a pas souscrit d’assurance-vie et on n’est pas inscrits à la Sécu. Les vieux jours,

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on connaît pas. On vit maintenant, dans l’instant, et ça nous fait pas peur. J’avais repris la route dès l’affaire réglée et, vers le soir, en traversant un bled quelconque, j’avais aperçu l’affiche qui annonçait le concert des sfl. On m’indiqua le chemin pour y parvenir. Je dus quitter la route goudronnée pour prendre un chemin de terre. À la lueur de mes phares j’apercevais des jets d’eau tournants qui lançaient des imprécations muettes aux quatre coins de l’horizon, puis après avoir franchi un faux plat je me garai sur un terre-plein au milieu d’une cinquantaine de bagnoles ; la mienne était de loin la plus fraîche. Je coupai le moteur et je compris alors pourquoi la salle qui servait pour le concert se trouvait au milieu de nulle part. Le son qui s’en échappait courait sur l’aire de stationnement avant d’envahir la nuit alentour. Et croyez-moi il en fallait de l’énergie pour échapper aux milliers d’épis de maïs qui montaient la garde ici jour et nuit. Mais les gars qui jouaient en avaient à revendre du jus. Je sais pas si vous avez un peu d’oreille mais ce genre de chose ça s’entend de suite. C’étaient eux, les Struggle for life, qui jouaient ce soir-là. À l’intérieur, c’était rien que des bouseux, ceci dit sans vouloir offenser personne. Les organisateurs avaient fait les choses en grand, enfin je veux dire à condition de ne pas oublier où on était. Trois gros globes à multiples facettes projetaient sur le public des flaques de lumière crue : bleu, vert, rouge, jaune et ainsi de suite. Au bar on servait la bière au demi-litre, c’était la bonne mesure pour les gars et les filles qui étaient là. Quand je commandai mon premier bock je m’aperçus que j’avais un peu de retard mais à mesure que le temps passait je sentais que j’étais de plus en plus raccord avec mon environnement.

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Le chanteur arborait un tee-shirt avec le nom du groupe écrit en grosses lettres bleu sombre. Elles s’inscrivaient sur un fond jaune couleur de rocaille, représentant un openfield infini, ce qui n’était pas spécialement original, vous en conviendrez comme moi. Une silhouette brandissait une tige tenue dans un poing énorme et semblait l’exhiber comme un trophée, ou alors s’apprêtait à la broyer brutalement avant de la projeter vers les spectateurs. Vers deux heures du matin je crus que le public penchait pour la deuxième interprétation car il commença à insulter le groupe avant de lancer vers la scène tout ce qu’il avait sous la main. La grille au maillage épais arrêtait la plupart des projectiles. Sur scène le chanteur avait haussé le ton d’un cran et hurlait maintenant Struggle for life! sans discontinuer, pendant que les deux guitares, la basse et le batteur assuraient un beat d’enfer. La fille que j’avais entrepris de baratiner me tendit son verre et je le balançai vers la scène. Finalement, me dis-je, quand on fait ça c’est qu’on aime. Plus tard j’achetai le cd du groupe et j’entraînai la fille vers la sortie ; on avait besoin d’être deux pour maintenir une trajectoire à peu près convenable. Dehors, la fraîcheur mêlée à une odeur d’azote nous assaillit. Je fis comme la moitié du public ; je contournai le hangar avant de gerber sur une zone sableuse prévue à cet effet car elle absorbait le liquide. Mais sur le sable grisâtre, pris dans la lumière violente d’un spot qui éclairait le lieu, on voyait une multitude de débris alimentaires. Et je ne sais plus si c’étaient mes yeux qui accommodaient mal ou quoi mais je trouvais que cela faisait comme une guirlande multicolore. Quand je revins sur le devant, la fille avait disparu. Je repris ma caisse, insérai le cd dans le lecteur, mis la sono à fond, ouvris les fenêtres et fonçai dans la nuit.

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* Encore aujourd’hui quand je suis sur une affaire et que je veux faire monter l’adrénaline un peu avant d’intervenir, je mets les Struggle for life. Et ici c’était le cas ; j’apercevais devant moi la tour où j’avais rendez-vous, dressée comme un totem pour protéger son territoire. Mais pour moi ce n’était qu’un tas de béton bourré de fric, dont le mien, et cette journée de septembre, un jour comme un autre, du moins c’est ce que je croyais fermement avant d’entrer. C’est pourquoi j’y pénétrai sans appréhension particulière. New York était la ville de tout le monde, on y traitait tous les business de la planète et le mien en faisait partie, simple prolongement des transactions qui s’effectuaient à tous les étages. Le contrat que j’avais dans cette tour aurait probablement une influence, certes minime, sur quelques-uns de ces échanges, peut-être même n’était-il pas impossible qu’il contribue à ce qu’il y ait un petit mieux pour votre bonus de fin d’année. Simple hypothèse sans fondement bien sûr, mais c’est juste pour dire qu’on est tous solidaires et que le geste que j’allais accomplir était un coup de pouce donné au destin, je ne vois pas ce qu’il y aurait à redire à cela. Au trente-septième étage je suis sorti le dernier de l’ascenseur, j’ai suivi un couloir puis un autre, apercevant au gré de ma progression, collées sur le ciel bleu des fenêtres hublots, des images d’autres immeubles qui semblaient avoir poussé un peu au hasard dans l’immensité de l’espace. Mais dans le calme de ces tranchées creusées à même le béton, rassuré par la trace lumineuse des néons qui semblaient m’indiquer le chemin à suivre, je croyais que rien ne pouvait se passer qui puisse changer cet ordonnancement.

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Je ne connaissais que le nom de la société, l’i.c.d. – International Company of Denver c’est ce qui était inscrit sur le verre dépoli de la porte à double battant devant laquelle je me trouvais. J’avais peu de renseignements sur cet établissement – à part bien sûr la topographie des lieux –, et d’ailleurs je n’avais pas cherché à en savoir beaucoup : banque, investissements, fonds de pension, second marché, traders en tout genre, en revanche comptes courants pour salariés mensualisés ou caisse d’épargne, s’abstenir. Je poussai la porte et je repérai discrètement qu’elle était à l’épreuve des balles et qu’aucun système de caméra apparent ne surveillait les entrées et sorties. Les coups c’est ici qu’on les monte, pas besoin de surveillance. Dans une sorte d’anticipation calculée je répète les gestes à venir mais sans les émotions qui les accompagneront dans quelques instants. J’ai besoin de ce double pour vérifier les enchaînements qui vont suivre : je sors mon arme vivement mais sans brusquerie, je tire une fois, je l’abandonne sur place, je récupère la mallette que ma cible vient de sortir du coffre, je me dirige d’un pas vif mais sans hâte vers la sortie, je remets la mallette à quelqu’un qui doit me bousculer légèrement, puis je me fonds dans la foule qui, à cette heure-ci, arpente les couloirs en tous sens. Voilà, c’est fini, j’en ai donné pour leur argent à ceux qui ont eu cette idée, mais pas plus, j’ai exécuté leur commande en temps et heure prévus, sans excès de violence ni bavure. Ensuite j’irai flâner dans les allées du marché sur le parvis, si c’est le jour. Peut-être que je proposerai à Jack qu’on se retrouve à midi au restaurant du 103e étage de la tour pour manger un morceau et on en profitera pour faire le point sur l’état des marchés et les dernières transactions qu’il aura effectuées pour mon compte. Quant aux autres traders,

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dérangés un instant dans leur course-poursuite avec les capitaux fuyant tout autour de la planète, ils en seront quittes pour se charger un peu plus en fin de semaine en imaginant que c’est parce qu’ils courent des risques qu’ils sont nerveux et déprimés le week-end. Une hôtesse m’a accueilli ; j’ai présenté ma requête : accéder au coffre loué à mon nom. On me guide dans un couloir, je me laisse faire, j’aperçois des gardes, je sais qu’ils sont armés, mais moi, mon genre ce n’est pas la fusillade, ils n’ont rien à craindre. Au bout, une porte blindée est ouverte, un autre vigile monte la garde à l’entrée. Mais lui, l’emploi précaire, il lui est interdit d’aller au-delà, d’entrer là où on décide de son sort ou de celui de ses enfants, moi si, je peux entrer, c’est pourquoi je franchis le sas. Ma cible est à quelques pas derrière moi. Je le connais bien, je sais de quoi il a l’air, je l’ai observé longtemps sur de nombreuses photos. Pour lui je suis, et ne serai à jamais qu’une silhouette sur fond de mur blanc cassé. Dans quelques instants nous serons seuls, privilège de la puissance. Rien que vous, vous et votre puissance, que vous pouvez mesurer en suivant les cours du Nasdaq. Mais parfois tout a une fin. Je présente ma carte devant l’œilleton du coffre, léger déclic, comme un soupir, la porte s’entrouvre, à l’intérieur gît l’arme avec un silencieux. J’enfile mes gants pour m’en saisir. Vous pensez probablement à la fascination qu’exerce cet outil de mort sur ceux qui l’utilisent. Vous n’avez pas entièrement tort. J’ai découvert ce sentiment au stand de tir avec les copains ; au début j’en étais un peu honteux, plus tard j’ai appris à aimer ces objets issus de l’industrie des biens de consommation courante. Cependant, j’ai des goûts de luxe dans ce domaine et j’apprécie les armes d’où l’esthétique n’est pas absente. J’aime

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l’acier poli du canon ou le bois spécial pour la crosse ainsi que l’élégance et la finesse des mécanismes qui propulsent la mort. Celui-ci était un Glock 17, fabrication autrichienne, de couleur noir mat. Une arme récente et l’une des premières intégrant des polymères. Les gogos pensent qu’à cause de cela elle est indétectable mais il ne faut pas croire tout ce que dit Bruce dans Die Hard 2. C’est le genre d’erreur qui peut avoir des conséquences beaucoup plus graves que de confondre l’Autriche et l’Allemagne. Ne me demandez pas comment ils ont fait pour introduire, pièce par pièce, et monter cet objet qui luit dans l’ombre feutrée. Je sais que l’arme est chargée de deux balles, bien qu’une seule suffise pour ce que je dois accomplir, c’est moi qui l’ai demandé, au-delà c’est inutile, sauf si on rêve de massacre. Moi, je suis contre. Efficacité commande : une pour la cible et une autre, on ne sait jamais, c’est tout. Si je devais arroser tous azimuts avec un chargeur plein je considérerais ça comme un grave échec ; au box-office du management de ce type de contrat je perdrais plusieurs points pour manque de sangfroid, efficacité réduite, vous imaginez la presse s’emparant de l’affaire. Non, avec moi, c’était simple, efficace, du moins je le croyais et j’avais vécu ainsi jusqu’à ce jour. New York n’existe pas, c’est juste un rêve ou un cauchemar. Il suffit que je ferme les yeux pour naviguer dans l’espace de son architecture comme dans un film de Luc Besson. Dans l’exercice de mon métier il m’est arrivé de descendre par les échelles de secours qui flanquent les immeubles ; j’agissais comme dans un état second, tout à la jouissance de ces moments magiques pendant que mes pieds faisaient résonner les marches en métal, qu’une sirène de police montait jusqu’à moi et accompagnait ma fuite en spirale dans une

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nuit étoilée. Si j’étais mort dans ces instants-là, j’aurais été le plus heureux des hommes. Tout est possible dans cette ville ce qui fait qu’on peut avoir l’impression que rien n’arrive jamais. Quand les premiers grondements se sont fait entendre, accompagnés d’un mouvement de la pièce comme si un géant l’avait secouée et qu’une fine poudre de plâtre a commencé à descendre dans l’atmosphère limpide de la salle des coffres, je venais de me saisir de l’arme et je m’apprêtais à en faire usage. Une rampe d’éclairage s’est détachée du plafond et m’a projeté à terre en même temps que je subissais une poussée dont je ne pus deviner d’où elle venait ; pour éviter de perdre de vue le gars et aussi par réflexe j’ai roulé sur le côté en écrasant ma montre. Il était 8 h 56, am. Comme j’étais un peu sonné j’ai eu un moment de flottement, ma cible aussi ; puis les alarmes se sont déclenchées, quelque chose a tremblé autour de nous qui semblait faire bouger sol, murs et plafond comme si notre local se mettait à dériver en se détachant lentement du reste de l’immeuble ; peut-être était-ce Manhattan qui venait de décider de faire route vers le large en brisant les amarres de ses ponts ? Des cris puis des hurlements ont retenti, une nouvelle pluie de débris plus dense a commencé à envahir l’espace. J’ai dégagé les écouteurs poisseux de sang de mes oreilles. L’homme s’est élancé vers la porte alors que normalement il aurait dû déjà être étendu au sol. Je l’ai suivi, le garde à l’entrée s’était enfui, ce qui est normal au regard de son tarif horaire, mais moi j’étais lesté d’une somme avec de nombreux chiffres avant la virgule et je devais agir en conséquence. J’ai procédé à l’instinct et par réflexe. Ainsi que j’avais appris à le faire avec Gus, quand j’avais rejoint Dan sur la base, autrefois.

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