Extrait de "Ultra Violette" de Raphaëlle Riol

Page 1


int-ultra-violette-ok.indd 2

25/11/14 09:54


ultra Violette

int-ultra-violette-ok.indd 3

25/11/14 09:54


Du même auteur au Rouergue Amazones, La Brune, 2013, Babel n° 128 Comme elle vient, La Brune, 2011

Pages 172 à 174, les phrases en gros caractères sont tirées du recueil Violette Nozières (Editions Nicolas Flamel, Bruxelles, 1933). Graphisme de couverture : Olivier Douzou Photographie de couverture : © Collection Roger-Viollet © Éditions du Rouergue, 2015 www.lerouergue.com

int-ultra-violette-ok.indd 4

25/11/14 09:54


RaphaĂŤlle Riol

ultra Violette

la brune au rouergue

int-ultra-violette-ok.indd 5

25/11/14 09:54


int-ultra-violette-ok.indd 6

25/11/14 09:54


Fiction librement inspirĂŠe de faits rĂŠels.

int-ultra-violette-ok.indd 7

25/11/14 09:54


int-ultra-violette-ok.indd 8

25/11/14 09:54


« Tu ne ressembles plus à personne de vivant, ni de mort. Mythologique jusqu’au bout des ongles ». André Breton

int-ultra-violette-ok.indd 9

25/11/14 09:54


int-ultra-violette-ok.indd 10

25/11/14 09:54


Violette face A

int-ultra-violette-ok.indd 11

25/11/14 09:54


int-ultra-violette-ok.indd 12

25/11/14 09:54


Le 9 rue de Madagascar n’est ni un lieu de culte ni un lieu de mémoire. C’est un immeuble à la façade sans prétention. Pierre de taille beige sans ornement, balcon et ferronnerie au cinquième, porte cochère en bois peint. Les bâtiments sont tous identiques de ce côté-là. Autrefois, le quartier était une citédortoir principalement habitée par des cheminots de la gare de Lyon. Il est midi tapant et il fait chaud. Très chaud. Je traverse la rue pour me planter du côté des numéros pairs, à l’ombre. J’ai tout mon temps puisque personne ne m’attend. Et le vide de l’été me souffle qu’il n’y a rien à voir. « Circulez. » Il n’y a plus rien à voir depuis bien longtemps. Il est des lieux dont on a lessivé la mémoire. Espionner l’Histoire. Inspecter le vide et ses restes. Le 9 rue de Madagascar n’est pas un lieu de mémoire, c’est un lieu de crime. La poussière du vide dans la lumière de midi est imperceptible. Il faut bien s’imprégner du peu qui demeure quand 13

int-ultra-violette-ok.indd 13

25/11/14 09:54


on brigue l’invisible. À quoi bon puisqu’elle n’est plus ici ? Je suis là pour honorer un principe. Celui de l’imprégnation. Celle d’un auteur avec son personnage. Celle d’un auteur sur les lieux du crime. Des voilages ondulent péniblement aux fenêtres ouvertes. De quel côté du rideau la vie se trouve-t-elle ? L’air se fait rare. Une fin juillet étonnamment polluée avec une température avoisinant les 38 degrés. Difficile de respirer. Quelque part des couverts tintent sur des assiettes. Je lève les yeux au ciel, mon regard se laissant guider jusqu’au sixième, sous les toits. Elle étouffait sous ce toit tôlé. Pas qu’en été. En toute saison, elle suffoquait. Même en hiver, elle transpirait. Ses fenêtres donnaient sur la cour. Impossible de les apercevoir d’où je suis. Chez elle, la dernière fois qu’on s’est mis à table, c’était le 21 août 1933. Un repas bref et sans suite. Figurez-vous que de dessert il n’y en a jamais eu… Si seulement je pouvais monter et le visiter, cet appartement ! Juste histoire de voir, de sentir, d’imaginer où elle dormait. Où elle a sombré, où elle rêvait. Où elle rageait. Monter au sixième, toucher sa porte, frapper, demander poliment si je peux entrer et visiter, descendre les mêmes escaliers qu’elle sur la pointe des pieds. Je n’ose pas. C’est mieux comme ça. Il faut laisser sa part à l’imaginaire. Un détail attire alors mon attention juste au-dessus de la porte cochère : la petite plaque bleue émaillée indiquant « Gaz 14

int-ultra-violette-ok.indd 14

25/11/14 09:54


à tous les étages ». Je la reconnais. Elle n’est plus accrochée que par un seul clou qui menace de céder. Dans peu de temps elle chutera et, c’est sûr, on ne la remplacera pas. Ça avait senti le gaz au dernier étage, mais pas suffisamment pour déguiser son crime… Qui dans cet immeuble sait qu’elle a habité ici ? On ne s’intéresse jamais assez à l’histoire des toits sous lesquels on vit. Qui dans cet immeuble connaît seulement Violette Nozière ? Perdue dans mes pensées, je me surprends à attendre je ne sais quoi du côté de l’ombre. Un courant d’air passe. J’ai comme l’impression que quelque chose m’envahit. Le pressentiment d’une présence.

int-ultra-violette-ok.indd 15

25/11/14 09:54


9 rue de Madagascar. Nous y voici. Toi et moi. Comme sur cette photo sépia trouvée au cours de mes recherches. L’entrée de l’immeuble n’a pas changé. La même porte, la même pancarte de gaz, bien fixée à l’époque. C’est la cohue en bas de chez toi. Une date. 19 novembre 1933. Après tes rapides aveux et tes déclarations pour le moins gênantes, le juge Lanoire a ordonné une reconstitution des faits en présence de ta mère et de monsieur Mayeul, votre voisin de palier. La foule carnassière, renseignée par la presse, est au rendez-vous, massée contre la porte cochère. Les crocs à vif et les yeux dégoulinant de haine, elle a faim. « À mort l’empoisonneuse ! ». Sur la photo, il y a des enfants aux fenêtres qui observent la foule. Il n’y a jamais eu autant d’animation dans cette rue d’ordinaire déserte. On murmure que vous étiez des locataires discrets. Et des locataires trop discrets, c’est toujours un 16

int-ultra-violette-ok.indd 16

25/11/14 09:54


peu suspect. On te traite de tous ces petits noms réservés aux femmes peu scrupuleuses : « Violette Nozière, la sorcière » ou « Violette Nozière, le monstre en jupon ». « À mort la gueuse ! ». Haro sur la tueuse. Autres temps, autres mœurs. Plus de bûchers pour les sorcières, mais un commissaire compatissant et des jurés quelque peu avides de têtes coupées. Sixième étage, bâtiment B. Là-haut, à tes côtés, se trouve Germaine, ta mère. Elle aussi, réclame ta mort. « Tue-toi » qu’elle t’avait gueulé à l’hôpital Saint-Antoine lors de la première confrontation après les faits. « Tue-toi, malheureuse ! – Ne vocifère pas, maman, je suis juste en face de toi… » Cruelle injonction qui t’avait fait perdre de ta superbe coutumière. « Tue-toi, tu ne peux plus vivre maintenant. » Pâle et défaite, tu t’étais roulée en boule et caché la face pour ne pas en entendre davantage. Il avait fallu te porter vers la sortie tant la scène était pitoyable. Condition extrême pour un impensable pardon, scandaleuse parole maternelle… Souhaitait-elle que tu abrèges ta vie si courte ? Je te le dis : on n’a jamais vu pareille mère dans un tel moment. Une chose est certaine concernant ta mère, elle aurait préféré que tu te sois tue. « Tue-toi » ou « tais-toi » ? Va savoir ce qu’elle souhaitait vraiment. 19 novembre 1933, jour de reconstitution. Tu dois reproduire les gestes dans l’ordre exact où tu les avais exécutés trois mois auparavant. Refaire le crime 17

int-ultra-violette-ok.indd 17

25/11/14 09:54


une seconde fois, sans la victime, enterrée profondément. Redonner vie au mort rien que pour le tuer encore un coup et satisfaire ce petit vice inavoué des enquêteurs. Revivre les faits après les faits. Imaginer le crime pour mieux le contempler. La chorégraphie est millimétrée, il s’agit de ne pas se tromper. L’espace libre est réduit dans ce petit deux-pièces. Même déserté de ses habitants, on y étouffe encore, c’est insensé. Élégante dans ta robe noire, la jeune fille et la mort, c’est toi. Tes yeux sont plus profonds que les abysses des océans qui nous font rêver. On est attiré vers le fond une fois qu’on y a plongé et on s’y noie. Un pas en arrière et deux de biais. La valse macabre de tes plus obscurs souhaits. C’est utile. Il le faut. Pour le principe du jugement sans préjugés. Voulez-vous m’accorder cette danse, commissaire ? Et tous ces enragés hurlant ton nom dans la rue, qui rêveraient de te conduire d’office à la guillotine… Ta mère Dolorosa participe au bal. Elle a été convoquée pour contredire ou confirmer. Tête penchée, dos voûté, vieille Madone accablée, elle est la trouble-fête, la rescapée aux ecchymoses moroses. Son visage émacié et son regard torve en disent long sur ce cauchemar qui n’en finit pas de la tenir éveillée. « Violette, que de sang ! » Elle ne répète plus que ça, bégaye, hoquette, tronque ses phrases, les réduit à l’essentiel. S’essouffle à outrance rien qu’à les commencer. « Violette, que de sang »… Trois petits points et puis se tait. « Violette de Sang », ton nom n’a pas de particule pourtant. Ton nom, c’est aussi le sien. Nozière. C’est aussi et avant tout celui de ton père que tu as tué et qu’il te faut encore un coup assassiner. « Violette, tout ce sang ! » 18

int-ultra-violette-ok.indd 18

25/11/14 09:54


Variations sur confusion sanguine. Elle continue. Elle est là pour ça. Elle n’est pas venue pour toi. Ah ça non, fille ingrate ! Pas pour toi. Toi, sa vision d’horreur. Ses mains se crispent comme deux rameaux figés par les premières gelées de novembre. Ses yeux roulent. Ils dévalent la pente du sombre souvenir. Ça y est, elle se rappelle, ta mère, elle revit cette fameuse nuit du 21 août. Oui, elle s’était bien écroulée par terre, non, elle ne s’était pas couchée sur son lit, comme tu l’avais déclaré. Sa tête embrumée avait cogné si fort contre le sol qu’elle en avait sourdement résonné. Un gong retentissant dans sa paisible vie. « Que de sang, Violette ! » Un gong de fin de partie. Et il avait fallu les traîner ses soixante-cinq kilos de viande demi-morte jusqu’au lit ! Aurais-tu eu un complice ? Ta mère plaide pour cette hypothèse. Elle ne voit pas comment tout cela est possible autrement qu’avec un complice. Un vieux lit de campagne très haut, que petite il te fallait escalader. Donc, imaginez, il en avait fallu de la force pour soulever toute sa viande empoisonnée ! « Violette, que de sang, que de sang… » Elle déraille presque et sa voix éraillée peine à prononcer la suite tant l’émotion la submerge. Et papa, son homme, l’innocent… Papa, oui, il s’était quelques minutes auparavant effondré. Une bête brutalement terrassée. « Qu’est-ce que tu as, petit papa ? » Il avait commencé par pisser le sang du nez, de la gorge, des oreilles, puis avait fait sous lui, se vidant, éructant, crachant, chiant tout ce qu’il pouvait. Malade à en crever. Sur ton lit à toi situé dans un coin de cette petite pièce à vivre. Ou bien par terre. Elle ne se souvient plus. Un détail, prétend-elle. 19

int-ultra-violette-ok.indd 19

25/11/14 09:54


Mais c’est bien le problème. Concernant papa, elle, « maman », ne se souvient plus. Car depuis le choc, sa mémoire est trop exiguë. Fin de la reconstitution. On imagine le mort virtuel en train de s’effondrer. Sans traces, cette fois-ci. Et proprement. Ta mère à bout de nerfs est retournée se reposer à Neuvysur-Loire pour pleurer le vrai décanillé et toi, t’as rejoint la Petite Roquette pour réintégrer ta petite cellule qui puait l’oubli, la mort et l’humidité. 9 rue de Madagascar, le 19 novembre. Pas un regard, pas un mot. Vous ne vous êtes pas dit au revoir. Vous saviez que la justice vous réunirait tôt ou tard.

int-ultra-violette-ok.indd 20

25/11/14 09:54


La foule carnassière, renseignée par la presse, est au rendez-vous, massée contre la porte cochère. Les crocs à vif et les yeux dégoulinant de haine, elle a faim.

int-ultra-violette-ok.indd 21

25/11/14 09:54


Je me suis donné l’impression de négocier avec Violette sur le trottoir en face du 9 rue de Madagascar. Sur le trottoir des ombres. J’ai imaginé qu’elle n’était pas loin, qu’elle craquetait quelque part dans une poche d’air. Autant qu’elle le sache tout de suite : n’étant ni flic ni historienne, la vérité, je m’en fichais. Je n’étais pas là pour lui tirer les vers posthumes du nez. Et pour être encore plus précise, je ne voulais surtout pas la connaître, la vérité, parce qu’en tant que romancière, ça m’aurait embêtée. Un mois que j’épluchais les archives et les journaux de l’époque. Un mois que tout s’embrouillait. Laissons la Vérité sur place, laissons-la tomber. Pourquoi étais-je là ? Un auteur doit toujours savoir ce qu’il trafique sur le territoire de la fiction. Récapituler les faits avant de s’engager avec les mots. Peser la mesure de son engagement dans l’écriture avant de réveiller les morts. 22

int-ultra-violette-ok.indd 22

25/11/14 09:54


Le 21 août 1933, Violette Nozière avait tué son père. Peu de temps après, elle était devenue une héroïne littéraire. Le crime avait été parfaitement géré et plus encore son côté énigmatique. Après son incarcération, les poètes les plus célèbres étaient à ses pieds. Une fois le geste assumé, puis expliqué, les surréalistes s’étaient enflammés. Sans compter quelques anarchistes et la gauche engagée. Situation oh combien rare et convoitée. À travers son geste, ils avaient loué la rébellion, celle de la femme moderne, celle qui dit non sans hésiter… Il paraît qu’à elle seule, elle incarnait deux mauvais best-sellers de l’époque, Jouir et Tuer les vieux. Violette Nozière, un hyperpersonnage de librairie dont on accrochait parfois la photo jusque dans les cabinets. Sa petite tête de garçonne, tout le monde la reconnaissait. On la haïssait ou on la chérissait. Une rumeur avait enflé qu’elle aurait entretenue : d’elle, paraît-il, on avait abusé. (Mais ce n’était qu’un détail. Un détail politiquement correct.) Chose insensée, après douze années de geôle, elle s’était égarée. Dissipée, évaporée, volatilisée, pfuit ! Elle aurait fui les belles phrases et la notoriété. Adieu pervers, adieu poètes. Elle aurait choisi la vraie vie, celle où l’on n’est plus muse mais mère au foyer. Femme respectable, anonyme, exemptée de crime. Réhabilitée. Pourquoi s’échapper de la fiction pour retourner à la Réalité ? N’importe qui le dirait : redevenir personne après avoir été élue « muse de l’année » est une folle absurdité… C’est pourquoi je lui ai fait une proposition d’amie. « Viens entre mes lignes, tu seras chez toi, c’est promis. Tu t’y sentiras à l’aise comme à l’hôtel. » 23

int-ultra-violette-ok.indd 23

25/11/14 09:54


Mon objectif était le suivant et pas des moindres : réhabiliter Violette dans son statut de personnage littéraire. Je jouais les justicières. Je ne voulais pas laisser Violette Nozière croupir dans l’oubli dévolu aux faits divers. Je suppliais donc une ombre, un rien… « Enfile vite tes souliers vernis et tes bas résille. Passe-toi un coup de rouge sur les lèvres. Et surtout n’oublie pas ta mythique fourrure. Crois moi : le 9 rue de Madagascar, ce sera sans regret. Ça n’a jamais été vraiment chez toi. » Il n’y a pas de « personnages de papier ». Ceux qui vous soutiendront le contraire sont des universitaires. Un personnage, ça vit. Ça vous suit. Partout. Ça suscite des bonheurs, ça vous crée des soucis, ça vous fait partager les siens. Ça vous change une existence.

int-ultra-violette-ok.indd 24

25/11/14 09:54


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.