doado
Gabriel.le Vivien Bessières
rouergue
Du même auteur au Rouergue Même pas en rêve – 2019, roman doado.
L’auteur a bénéficié pour cet ouvrage d’une aide à l’écriture de la Région Nouvelle-Aquitaine dans le cadre du contrat de filière livre.
Illustration de couverture : © Marta Orzel © Éditions du Rouergue, 2022 www.lerouergue.com
Vivien Bessières
Gabriel·le
chapitre 1
Que je me rappelle. Tout a commencé avec la photo, la photo de Gaby, une fille de ma classe. Ou devrais-je dire un mec ? Je n’ai jamais vraiment su, jusqu’à il y a peu. Disons que c’est ainsi qu’elle se présentait : Gaby pour Gabrielle, comme l’ange Gabriel, mais avec deux L – beaucoup mieux pour voler… Une fille, oui, elle avait d’abord l’air d’une fille. Mais plus on la regardait, moins on était sûr. La plupart avaient des doutes, au lycée. Des rumeurs couraient derrière elle pour la mettre au pas. Ce n’était pas juste à cause de ses cheveux coupés à la garçonne, pas juste à cause de ses épais sourcils toujours froncés, ni de ses poils aux aisselles, ni de son absence de poitrine, ni même de ses survêts et maillots de footeuse – à Laplace, il y avait une section de football féminin, un « pôle espoirs » comme ils l’appelaient, et Gaby n’échappait pas aux soupçons de lesbianisme encourus par toutes les lycéennes recrutées. En fait, je crois qu’on doutait surtout à cause de son sourire ambigu quand quelqu’un lui posait la question. 5
Elle ne le prenait même pas mal. Elle était au-dessus, comme si on demandait son sexe à un ange. Elle ne démentait pas, mais elle ne confirmait pas non plus. Elle était peut-être les deux à la fois ? Et puis, il y a eu la photo, qui a fini de semer la confusion. On l’a reçue sur Insta un samedi dans la journée. Elle venait d’un compte anonyme, créé pour l’occasion et fermé juste après, le temps de la diffuser. Dessus, Gaby avait la tête baissée et les yeux clos. Elle semblait endormie. Elle était à moitié nue, la boucle de son sac-banane détachée, survêt et slip descendus jusqu’aux genoux. Et au milieu de son pubis pendouillait… Un pénis avec ses testicules. Ça ne pouvait avoir eu lieu qu’à la fête de la veille, chez elle. Je reconnaissais le lit de sa chambre, là où on avait posé les manteaux en arrivant, recouvert d’une housse de couette aux motifs géométriques (des sortes de labyrinthes pseudoprécolombiens aux couleurs criardes). Sur les murs, on distinguait un grand attrape-rêves et un poster de traviole de Megan Rapinoe, une footballeuse américaine. Ce vendredi soir, je venais de rompre avec Laure et je commençais déjà à le regretter. J’avais passé toute la fête à la surveiller de loin, espérant qu’elle vienne me voir, tout en me retenant d’y aller moi-même. Je n’avais pas fait attention à Gaby, sinon pour remarquer qu’elle faisait son mâle alpha, à boire et fumer en continu. Si elle semblait dans les vapes sur la photo, 6
c’est qu’elle avait dû siffler toute sa bouteille de sky canadien et consommé toute sa récolte d’herbes médicinales dont seuls les chamanes du Nouveau Monde ont le secret. Sur les réseaux, dans le sillage de la photo, les commentaires transphobes (et racistes, tant qu’à faire, ou bien faussement bienveillants) ne tarissaient pas – et, pour oublier Laure, je m’en abreuvais en un cocktail pervers de fascination et de répulsion. Laplace avait enfin reçu sa livraison annuelle de chair fraîche à se mettre sous la dent. Mais Gaby n’était pas du genre à se laisser faire et dans les fils de discussion, elle incendiait le « salaud » qui avait pris la photo. Qu’il se nomme, s’il avait des « couilles » ! Parce qu’elle ne doutait pas que ce soit un mec. Il n’y avait qu’un mec pour faire ça, qu’une graine de violeur en puissance pour lui baisser le froc, la prendre en photo – et truquer le cliché pour y ajouter une « bite » ! D’après elle, il s’agissait donc d’un montage. Rien qu’un montage. Mais moi, plus je regardais, plus je me disais que si c’était un montage, c’était bien fait – et plus je me faisais honte de la traiter comme une bête de foire. Mais je ne suis pas intervenu. Ni dans un sens ni dans l’autre. Chacun ses problèmes, n’est-ce pas ? C’est comme ça que ça se passe, à Laplace. Peut-être même qu’au fond, ça m’allait bien que ce soit Gaby qui prenne (et pas, par exemple, moi). Je pensais que 7
le malheur des autres, c’était la seule forme de bonheur qui me soit permise. Je suis donc d’abord resté neutre dans l’histoire. Et je le suis resté autant que j’ai pu, jusqu’à ce que je ne puisse plus faire autrement, que je ne tienne plus le coup. Pas besoin d’être courageux pour changer les choses, il suffit de s’avouer trop faible pour les supporter.
chapitre 2
Mais ce samedi-là, j’étais encore loin du compte. La photo de Gaby était plus pour moi une distraction malsaine qu’un sujet de préoccupation. Et c’était toujours le corps de Laure que j’avais besoin de me sortir de la tête : son corps que je ne toucherais plus qu’avec les yeux (et encore, discrètement, en cachette, ou en imagination). Mais qu’est-ce qui m’avait pris de rompre ?! La veille, avant la fête, elle avait décliné pour la énième fois, avec tact mais fermeté, mes invitations tacito-tactiles à passer aux choses sérieuses. Pourtant, ça allait faire un mois qu’on était ensemble. Le mieux que j’avais trouvé à faire, c’était de lui parler de rupture : ça ne marchait peut-être pas entre nous, valait peut-être mieux qu’on arrête les frais, etc. En bref, je lui faisais du chantage. Mais elle n’y avait pas cédé et s’était contentée de convenir avec moi qu’il fallait sûrement en effet qu’on en reste là. Pendant toute la soirée chez Gaby, elle avait semblé très bien supporter la rupture. Et le lendemain, c’est moi qui ne la supportais plus. 9