Image de couverture : © xxxxx
© Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com
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la brune au rouergue
Vous êtes française. Le constat tombe comme un couperet. Quelque chose a changé, je l’entends par l’inflexion descendante de la voix. La phrase a perdu le ton habituel, interrogatif.
Au lieu de quoi, on entend un claquement. L’air vibre autour des trois mots. Ce n’est pas une phrase que je traverse. C’est elle qui me traverse. Elle fait date. On est en septembre 1999.
Ce n’est pas l’annonce faite à Marie. C’est la République qui parle dans la voix d’une femme à mi-vie, le corps replet se déplaçant sur une chaise à roulettes entre ses piles de classeurs. Depuis son bureau aux baies vitrées, situé au sixième étage de la nouvelle préfecture, elle a une vue imprenable sur la ville.
Ce n’est pas non plus une déclaration de guerre que Mme Godichet vient de me faire. En levant les yeux de mon dossier, elle l’annonce sur un ton administratif avec tout juste un filet d’hostilité dans la voix. C’est comme si elle pouvait aussi bien ne pas penser ce qu’elle dit ; au fond elle peut très
bien penser l’inverse de ce qu’elle exprime d’office : vous n’êtes pas française. Mais enfin, les circonstances m’obligent à reconnaître que vous êtes bel et bien française sur ce bout de papier… juridique, s’entend.
Vous comprenez, on peut être française de différentes manières : par naissance ou par origine, par ascendance, par mariage, par naturalisation, par déclaration, par décret.
Elle ne se risque pas à dire mon nom. Elle pourrait perdre son ascendant, ne serait-ce qu’un instant.
Vu l’état d’avancement de mon dossier, le résultat n’est pas inattendu. Mon cas – la nationalité française obtenue par mariage (avec un citoyen français, je précise) – est perçu comme un modèle d’intégration et, par conséquent, situé tout en bas sur une échelle de luttes contre la fraude. En haut de la même liste figure le mariage entre étrangers, en particulier s’il implique un regroupement familial qui, sans être interdit, est crédité d’un taux de probabilité très faible en fait d’adhésion à l’assimilation.
Mais je ne m’attends pas à cette phrase brute. Mme Godichet s’y prend sans manière. Elle préfère aller vite en besogne, refusant de se prêter à un semblant de rite de passage, incompatible, elle le sent instinctivement, avec sa tâche principale qui consiste à collecter des informations de nature exacte sur les racines et les filiations d’ethnicité. Il s’agit là de faits avérés. Elle n’est pas psychologue. Mais elle sent bien que les nouveaux arrivants attendent d’elle quelque chose de cet ordre-là. L’idée l’exaspère, ce n’est pas de son ressort ; elle ne saurait pas faire ce travail-là. Quitte à décevoir tout un chacun, elle préfère un passage sans rite, une phrase expéditive.
Son domaine, c’est le factuel… Pas la peine de se raconter des histoires pour comprendre qui on est, d’où on vient, ou ce
qui nous arrive. Elle ne veut ni littérature, ni mots laqués, ni mythes glamours, pas de récits avec des bateaux… ou aussi peu que possible. Ce ne sont quand même pas des héros ! On est loin des temps homériques où l’étranger pouvait s’avérer être un dieu déguisé. Elle pense qu’il ne faut pas nourrir les illusions des immigrés ; par moments, elle souhaite même les interdire.
D’ailleurs, elle ne connaît pas bien les grands récits ni les traditions d’autres pays. Ce n’est pas utile pour son métier. Elle travaille dans un établissement où l’on a peu confiance dans les mots. Si, à titre individuel, elle donne du monsieur ou du madame à la clientèle, c’est pour mieux la tenir à distance. Elle se souvient du boat people. Elle se souvient aussi d’un homme, originaire de Grèce qui, au moment même de la bonne nouvelle, s’était mis à lui parler de l’immigration en termes de traversée d’un fleuve, près d’une ville qu’il appelait Ach… sur… ron – elle n’en est pas tout à fait sûre, cela la rendait mal à l’aise de l’écouter parler de sa barque. Sans pudeur, il se plaignait du prétendu deuil qu’il n’avait pas pu faire. Faire son deuil, elle déteste cette expression, elle lui fait recroqueviller les orteils. Mais elle se retient, ne dit rien de son sentiment. Elle est fonctionnaire. Elle sait qu’il existe des choses insondables, elle sait qu’elle ne sait pas tout, elle sait qu’elle n’a pas fait latin-grec. L’autre rive, pour elle, c’est le nom d’un magasin rue Pailleron, spécialisé en obsèques.
Ma première rencontre avec le Service des étrangers eut lieu dans une grande salle aux boiseries sombres où on attendait des heures avant d’être appelé par son numéro. Sur une estrade en forme de cercle étaient disposés une quinzaine de guichets vitrés pare-balles avec une petite ouverture au milieu pour faire passer ses papiers. L’un d’eux était prévu pour vous. On devait incliner la nuque légèrement en arrière
pour capter derrière l’œilleton le visage de la République, qui lui avait une vue plongeante sur votre personne, de la tête aux pieds. Là, je compris que la République n’était pas la même chose que la France.
Au bout d’un an et demi, je fus convoquée au commissariat de mon arrondissement. Cela semblait plus détendu, les policiers étaient à l’aise entre eux, il y avait tout un va-etvient convivial, mais les uniformes étaient là pour vous rappeler que ce n’était pas pépère non plus. À moins d’être de la maison, on pigeait vite qu’il ne fallait ni rigoler ni sourire, ni même y penser. Après les premières formalités – un contrôle d’identité sommaire –, je fus conduite dans une annexe située au rez-de-chaussée d’un immeuble, une centaine de mètres plus loin dans la rue.
C’était un ancien appartement, à peine aménagé, hésitant entre garage à motos et débarras. Le policier, après m’avoir dévisagée savamment, m’ignore ensuite pendant un long moment. Sans doute est-il en train d’ouvrir mon dossier, il tape lentement avec deux doigts sur son Olivetti, obligé de s’arrêter quand une touche se bloque, il faut la libérer, ça prend du temps, ce n’est pas sa faute s’il perd le fil de son travail.
J’ai tout le loisir de regarder autour de moi. C’est un lieu où l’on campe, tout a l’air provisoire : la table d’appoint qui fait office de bureau, les chaises de jardin en plastique, le Campingaz bleu qui sert de réchaud pour le café, le frigo qui ne tient fermé que grâce à un cadenas et, sans crier gare, se met à bourdonner. Le puits de lumière de la cour éclaire les vitres couvertes d’une épaisse couche de poussière, creusée ci et là par des traces de pluie.
Le policier se sert un café dans un gobelet, avant d’échanger quelques mots avec un collègue sur le départ, puis il revient
au bureau. Il dit qu’il va me soumettre à un interrogatoire. Il s’agit d’un questionnaire assez simple, tout est prévu, il faut juste qu’il coche oui ou non sur son Olivetti. C’est sérieux, m’indique son regard, ce sont des questions essentielles qui vont lui permettre, dit-il, de vérifier si je suis bien intégrée dans notre société.
Est-ce que je parle français ? Oui, dit-il à ma place, en cochant la première case.
Est-ce que je cuisine français ? Je réponds oui. Ce n’est pas tout à fait vrai, car il m’arrive de faire des plats ethniques, des frikadeller ou du smørrebrød, des pizzas ou un wok de légumes, et ce n’est pas tout, mais cela nous entraînerait bien loin, ce n’est pas essentiel, je le comprends parfaitement.
Est-ce que je lis un journal français ? Je réponds oui.
Une fois par semaine ? Une fois par mois ?
Je réponds : presque tous les jours. Une petite lueur apparaît dans son regard, je suis une bonne candidate.
Est-ce que je fais partie d’une association de quartier ?
Aïe, dit-il, quand je dis non. Mais il est plein de bonne volonté, prêt à faire des efforts. Peut-être que je n’ai pas bien compris la question, il va la reformuler.
Est-ce que je pratique un sport ? Suis-je membre d’un club de sport ?
Non, je dois le décevoir encore une fois. Il cherche ailleurs, j’ai bien un enfant, il l’a vu quelque part, est-ce que je participe à la bourse des vêtements organisée par le Secours catholique ?
Non.
Est-ce que je fréquente une association caritative ?
Non.
Vous savez ce qu’est une association caritative ?
Oui.
Est-ce que j’ai un travail ?
Oui.
Un travail rémunéré ?
Oui. Son visage s’éclaire. C’est la question à coefficient trois, le oui semble racheter les non précédents. Tout va bien, il dit qu’il va me libérer.
Entre accélérateurs et ralentisseurs de cette course au titre de citoyenne française, mes deux visites au commissariat m’ont revigorée. J’ai oublié tout apitoiement sur mon sort, tout attrait malsain pour l’exil, genre béance existentielle.
Quant à Mme Godichet, l’ayant fréquentée plus assidûment que tout autre gardien posté sur mon parcours de naturalisation, je commence à avoir une petite idée de sa personne. Nous avons collaboré longtemps pour arriver à ce point final qui, vers la fin des années 1990, se passe de discours, de cérémonie de remise de certificat de nationalité (il arrivera par la poste quelques mois plus tard), d’hymne marseillais et de buffet convivial. Mais la paperasse est finie… Finie la chasse aux originaux tamponnés et dûment signés par diverses autorités, finies les copies certifiées conformes dont la datation ne doit pas être antérieure aux trois mois précédant la transmission des documents. Mon affaire est classée. Vous êtes française. L’annonce est faite. Sans doute y a-t-il aussi du soulagement dans sa voix.
Attend-elle un geste de moi, autre chose que ce silence que je lui oppose ? Ce n’est pas que je lui en veuille, vraiment. Je me sens coincée, sans latitude d’action, même pas en état de lui présenter un sourire de bon aloi. C’est comme si une foule d’émotions jusqu’alors contenues débordaient. Je prends
l’eau. Aucun maître mot ne me vient en renfort. Faute d’exister, je me tais. Mme Godichet ne comprendrait rien de cette histoire de prendre l’eau, elle me prendrait pour une folle. Elle me convierait à quitter le navire, à retourner chez moi, si ça ne me plaît pas… la vie, ici.
Contrariée par ce silence qui dure trop longtemps, Mme Godichet me regarde avec ses yeux de chouette tout ronds. Je sais parler, non ? Pour une immigrée, je parle même trop bien, avait-elle glissé lors de notre première entrevue. Là, elle aimerait que j’exprime une forme de reconnaissance après tous nos efforts. Un minimum de gratitude. Sans doute me trouve-t-elle hautaine, pas assez humble face à la France… qu’elle représente, elle ne l’oublie pas. Ce n’est pas non plus qu’elle veuille entendre des cris jubilatoires, ni que je contourne le grand bureau pour lui faire un bisou. Tout au plus veut-elle que je me sente reçue, après avoir été longtemps recevable.
Mais je ne suis pas dans cette scène.
Vous n’êtes pas danoise, vous ne l’êtes plus. Elle tourne le couteau dans la plaie. Mais non, j’hallucine. Elle n’a rien dit. Du tout. Je lui en veux sans raison. Je voudrais pouvoir lui répliquer vertement que ce ne sont pas ses oignons. Je ne risque pas d’oublier que ma nouvelle citoyenneté entraîne la perte de la nationalité danoise. On ne peut pas avoir les deux en même temps.
Cela me fait de l’effet.
Pas d’exultation ni de sanglots. Ce sont des mots trop forts pour ce qu’il se passe dans le bureau de Mme Godichet. C’est juste un moment à passer, oscillant entre hostilité et hospitalité. C’est un ruisseau à franchir, un passage à enjamber, un gué disait-on autrefois. Je crois l’entendre dire qu’il ne faut pas avoir peur, personne ne va vous couper le cœur en quatre, mais
je ne suis plus sûre de rien. J’exagère. J’invente. Tout au plus entend-on le bruit d’une porte qui claque à l’étage en dessous. N’empêche, il y a quelque chose qui ne passe pas. Le temps s’est arrêté. Rien ne passe, sauf peut-être un ange.
Pour payer un tribut au silence, Mme Godichet me fait une confidence. Le monsieur que vous avez croisé tout à l’heure, un Turc, il est sorti bredouille de mon bureau, dit-elle. Vous savez pourquoi ? Il avait épousé une Française de vingt ans son aînée, elle me sourit pour la première fois, il ne faut quand même pas nous prendre pour des andouilles, je tâte ce nous avec un certain embarras. Cette intimité soudaine qu’elle veut créer avec moi autour d’un sexisme ordinaire, cette indiscrétion rend-elle une part d’humanité à Mme Godichet ?
C’est seulement après être sortie dans la rue que je commence à me sentir moi-même. Je polis au soleil ce nouveau mot qui me revient de droit, de plein droit : Je suis française. Ce n’est pas rien. Ce n’est pas une seconde vie, c’est la vie, tout court, le tram qui passe sur les rails, l’homme qui crie trottoir ! à son chien, sans compter les voitures, en sens unique sur la chaussée, il y a des travaux, on est en train de réduire la voirie pour faire place à une piste cyclable, c’est vert, c’est mon tour sur le passage piéton. Française, je tiens ce label à bout de bras, inspectant ce drôle de mot avec lequel il faut désormais composer à la première personne. Fais comme chez toi !
À dix-huit ans, quand je quitte la maison, une tante me dit : Ce qui est bien dans la famille, c’est qu’on a le droit d’y être. À cette époque, j’ai envie de tout découvrir, sauf la famille. Maintenant, la phrase me revient avec une force que je ne lui soupçonnais pas.
Sur une terrasse, je commande un café. Je le bois en savourant un sentiment de liberté : Vous êtes française. Après tout,
c’est un mot spacieux, une phrase extensive, puissamment orchestrée grâce à toutes les voix qui ont également le droit de s’en emparer, et même de s’en parer. Comme soixante-six millions d’autres personnes, je peux m’appeler français, non françaize (le petit e ne m’emballe pas, je ne mesure pas encore les trésors qu’il dissimule : une trinité tressée de féminité, de francité et de poéticité), et partager avec eux (ou elles) les arcanes de cette identité aussi troublante que rassurante. Être français, ce n’est pas seulement une étiquette qu’on vous colle sur le dos, c’est aussi une histoire… qui nous précède, un sentiment, une conviction, une façon de penser et de s’exprimer, une culture tentaculaire agrippée à une culture plus vaste encore, à une histoire mondiale où le français, constamment en lice, est également un mot politique, ayant su s’imposer à ses heures.
En buvant mon espresso, je commence à goûter les douceurs de la propriété : Vous êtes française…, savoir ce qu’on a, qui on est, éprouver le sentiment d’appartenance. D’abord, je crois voir des jardins ouvriers, mais non, ce sont de jolis murets de campagne couverts de lierre, limitant l’univers aux bornes d’un champ, à un pré carré, où il est possible de vivre, parfois d’être heureux. Là, je pourrais cultiver mon jardin. Ce n’est pas tout. En apprenant avec les années à faire face à une autre culture, j’ai pu me libérer de la famille, me délester de ses pesanteurs, de sa tradition patriarcale et de son cortège de glorioles qu’on retrouve certes un peu partout, mais comme ce n’est jamais tout à fait pareil, ça vous laisse de la marge. Cet aller simple que j’ai fait seule, sans père ni mère, m’a peut-être sauvée de la gamine que je serais demeurée, en restant sur place.