les héroïnes de cinéma sont plus courageuses que moi
Du même auteur au Rouergue Romans Dernier western – 2001, la brune. Baignade surveillée – 2014, la brune. Shots – 2016, la brune. Albums et romans jeunesse Cité Nique-le-Ciel – 1998, roman doado. Chassé croisé – 1999, roman doado. Les chiens écrasés – 1999, roman doado. Coup de sabre – 2000, roman doado. Apache – 2002, roman doado. Arrête ton cinéma – 2003, Zig Zag (ill. Henri Meunier). Arc-en-fiel – 2004, album (ill. Goele Dewanckel). Couscous clan – 2004, roman doado. Ma rue – 2004, album (ill. Anne Von Karstedt). Manga – 2005, roman doado. Je mourrai pas gibier – 2006, roman doado Noir. La brigade de l’œil – 2007, roman doado Noir. Raspoutine – 2008, album (ill. Marc Daniau). Le Contour de toutes les peurs – 2008, roman doado Noir. Déroute sauvage – 2009, roman doado Noir. Sans la télé – 2010, roman doado. Anka – 2012, roman doado. Je sauve le monde dès que je m’ennuie – 2012, roman zig zag (ill. Martin Romero). Safari dans le lavabo – 2013, album (ill. Hélène Georges). Plus de morts que de vivants – 2015, roman doado Noir. Ma grand-mère est une terreur – 2017, roman dacodac.
Graphisme de couverture : Olivier Douzou Illustration de couverture : © François Fontaine/VU’ © Éditions du Rouergue, 2018 www.lerouergue.com
Guillaume Guéraud
les héroïnes de cinéma sont plus courageuses que moi
la brune au rouergue
Manu et Nadine
Trouer la peau d’un mec est un acte de salubrité publique
« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » disait André Bazin, tu parles, cette définition n’est valable que pour les branleurs dans mon genre, au masculin et au pluriel, les bouffons qui désirent embrasser des bombasses, les bourrins qui rêvent de conduire à fond la caisse, les blaireaux qui se prennent pour des héros et tous ceux qui aimeraient dégainer une arme d’un calibre supérieur à leur bite pour dégommer n’importe qui n’importe où n’importe quand, ouais, le cinéma n’est en fait que pour les mecs qui désirent un monde à hauteur de leurs couilles, c’est d’ailleurs pour ça que le plan américain a été inventé, pouvoir faire entrer les couilles des cow-boys dans le cadre. Mais les branleuses, les gonzesses, les meufs, les spectatrices je veux dire, ont peu de modèles cinématographiques à la hauteur de leurs désirs. Ou alors c’est de la guimauve, merde, surtout pas de plan américain pour elles, leurs rêves les plus bidons ou les plus échevelés sont toujours traités par-dessus la jambe. 169
Même celles qui ont le vieux rêve éculé de devenir princesse ne peuvent pas s’identifier à un personnage valable, à moins d’aimer se faire rouler dans la farine en suçant du sucre d’orge devant Sissi impératrice (1956), Angélique, marquise des anges (1964) ou Marie-Antoinette (2006). Il y a bien des exceptions, Princesse Mononoké (1997) par exemple, cette sauvageonne ne craint pas les loups et sait manier le poignard. Mais l’éventail de fantasmes que leur propose le cinéma n’est pas large, il couvre à peine leurs seins, alors que tous les mecs ont une infinité de choix pour substituer à leur regard un monde qui s’accorde à leur désir de devenir les rois du pétrole. Même les femmes fatales qui sévissent dans les films noirs ont du mal à barrer la route de ces connards. Le pire est bien sûr la façon dont elles sont représentées dans les westerns, genre masculin par excellence, où elles figurent juste pour éviter de laisser penser que les cow-boys seraient des pédés. Et quand l’une d’entre elles maîtrise le colt, comme l’impériale Jessica Drummond dans Quarante tueurs (1957), elle finit forcément par tomber amoureuse du shérif le plus fade du far west. Alors quoi ? Celles qui veulent décrocher la lune peuvent toujours se raccrocher à Contact (1997) ou Prometheus (2012), il est d’ailleurs révélateur de noter que les aventurières les plus intrépides du cinéma, de Alien (1979) à Gravity (2013), ne vivent des histoires à couper le souffle que dans l’espace, loin de la planète des hommes. Mais les héroïnes ne sont pas légion pour les meufs qui désirent garder les pieds sur terre. Et leurs fantasmes les plus simples sont rarement satisfaits dans les films. Il ne s’agit pas de les teindre en blond, de leur offrir sept ans de réflexion, de leur faire épouser un millionnaire ou de leur étaler des diamants sur un canapé. Non. Leur fantasme le plus répandu est juste de buter un mec qui vient de les 170
insulter. Rien de plus. Et rien de plus normal. Sans déconner. Il y a des chiffres officiels sur les viols, les agressions sexuelles, le harcèlement, les crimes et les délits misogynes, mais il y a surtout celui-là : 100 % des femmes se sont déjà fait traiter de « pute » ou de « salope » ou de « grosse vache » par un mec au moins une fois dans leur vie, quand c’est pas « viens me sucer connasse » ou « je t’encule sale chienne », que ce soit dans la cour de l’école, sur leur lieu de travail, à leur domicile, dans la rue, dans les transports en commun ou au volant de leur voiture. Alors quoi ? Alors évidemment qu’exploser la tronche d’un mec est une putain d’envie légitime. Mais combien de films en tiennent compte ? Combien de films substituent au regard des femmes un monde qui s’accorde à leur désir de tuer un mec aussi facilement que de sourire ? On peut évidemment voir quelques filles en liquider quelquesuns au cinéma, mais c’est toujours pour se défendre, dans l’urgence, devant une menace qui ne leur laisse aucune autre possibilité, comme quand Louise descend l’ordure qui tente de violer son amie Thelma dans Thelma et Louise (1991) par exemple. Ou bien ce sont des histoires de vengeance, de Lady Snowblood (1973) à sa copie Kill Bill (2003), en passant par le sous-genre très spécifique nommé « rape and revenge » dont la meilleure ambassadrice est L’Ange de la vengeance (1981). Mais combien de films montrent une fille trouer la peau d’un mec gratuitement, sans prévenir, pour une simple réplique grossière ? Combien de films comblent ce désir sain et naturel ? Un seul : Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi. Une putain de déflagration. Se moquant des codes et repoussant les marges du cinéma. Sans autre préoccupation que de cogner furieusement les branleurs de mon espèce et les spectateurs en général. Dégoûtant la majeure partie de ceux qui l’ont 171
vu. Et laissant les autres, comme moi, se demander s’ils ont bien vu ce qu’ils ont vu. Éberlués par ce film. Malgré ou grâce à son côté à l’arrache. Malgré ou grâce à la qualité dégueulasse de ses images. Surtout grâce à ses deux héroïnes courageuses et déchaînées, Manu et Nadine, deux filles écrasées qui écrabouillent tout ce qui leur fait barrage, deux déclassées qui trouvent la classe dans une violence outrancière, deux reines sans divertissement qui s’amusent comme elles peuvent. Il y a notamment cette scène géniale et salutaire dans Baise-moi. Nadine et Manu traînent un soir dans une rue pluvieuse. Un inconnu aborde Nadine : « Hey ! Je ferais bien claquer mes couilles contre ton cul ! » Ce n’est pas du tout un mec menaçant. Juste un gros con impoli. Nadine passe devant lui sans le considérer. Ça la fait presque sourire. Mais Manu dégaine son flingue et tire trois balles dans la poitrine de ce connard. Frontalement. Naturellement. Et sans aucun scrupules. Voilà. Manu et Nadine sont les deux seules héroïnes de cinéma à assouvir ce fantasme pourtant anodin. Baise-moi (France – 2000 – 77 min) Réalisation : Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi Scénario : Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi Production : Philippe Godeau Société de production : Pan-Européenne Production Interprétation : Raffaëla Anderson, Karen Bach, Patrick Eudeline, Marc Rioufol, Jean-Louis Costes…