Extrait-Une journée de Gala

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Né en 1947, catalan de naissance et de cœur, héraultais pendant toute sa vie professionnelle, Jean-Jacques Carrère a publié deux romans aux éditions du Rouergue : Une vallée en Cévennes (2014) et L’Ermite du pic Saint-Loup (2015).

Jean-Jacques Carrère

Une journée de Gala roman

Une journée de Gala

Ce jour-là, 27 août 1965, Dalí est venu à Céret, petite ville délicieuse du pays catalan, perle du Vallespir, Mecque du cubisme et patrie d’une fameuse équipe de rugby. Oh, il ne venait pas de bien loin. Port Lligat, le village où il avait une maison extravagante, se trouvait certes dans l’Espagne franquiste, à des années lumière donc, mais à moins d’une centaine de kilomètres. Surtout il ne venait pas seul. Gala bien sûr l’accompagnait, la terrible amante qui l’avait fait ce qu’il était et qui roulait le français de son accent russe. Puis une poignée de ginestas, ces jeunes filles blondes dont il aimait s’entourer… Et aussi, mais ça, il n’en a rien su, un tueur envoyé par des gens qu’il avait sérieusement fâchés. Lui ou Gala, et peut-être elle davantage que lui. Parce qu’à force de vouloir jouer au plus fin avec des acheteurs, à force d’inonder le marché de fausses lithographies, on finit par tomber sur de vraies bandes d’assassins… Entre l’Espagne franquiste et la France du général de Gaulle, Jean-Jacques Carrère réunit de vrais personnages et des organisations officiellement douteuses (le sac, l’oas) en une rocambolesque histoire d’arnaque artistique. Aussi loufoque qu’un Dalí, aussi joyeux qu’une sardane, ce roman célèbre un anniversaire et tisse une attachante galerie de portraits où se mêlent figures célèbres, héros postiches et gloires locales.

Jean-Jacques Carrère

Photographie de couverture : © Jean Ribière 18,80 e   isbn : 978 2 8126 0887 2

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9 782812 608872 www. lero u ergu e. co m

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Du même auteur, chez le même éditeur Une vallée en Cévennes, 2014 L’ Ermite du pic Saint-Loup, 2015

Graphisme de couverture : Cédric Cailhol Photographie de couverture : le capitaine Moore, Dalí et Gala photographiés par Jean Ribière à Céret, le 27 août 1965, © Jean Ribière. © Éditions du Rouergue, 2015 www.lerouergue.com

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Jean-Jacques Carrère

Une journée de Gala roman

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« Alors mon souvenir s’assied dans un fauteuil. Mon souvenir comme un vin rouge. » (Lettre de Federico Garcia Lorca à Anna Maria Dalí, sœur de Salvador Dalí)

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La Sardane de la paix (Dessin, Picasso, 1953)

C’est une sardane. Non pas une sardane précisément dessinée, où chacun serait à sa place, danseurs, habits et décor, représentés avec le détail et la précision de la photographie, figés pour l’éternité. Non, c’est plutôt le mouvement et l’esprit de la sardane que l’artiste a croqués, stylisés, à traits rapides, légers, en un cercle de huit ou neuf hommes et femmes qui semblent flotter dans l’air, saisis au moment du pas sauté ; un trait à peu près horizontal, en bas et sur la droite du dessin, vient pourtant proposer un support au groupe, l’esquisse de ce qui pourrait être le sol, mais les pieds des danseurs ne sont pas posés dessus, ils négligent cet appui, suspendus, quelques centimètres plus haut, comme en apesanteur, leur seul point d’ancrage semblant être celui de leurs mains, au bout de leurs bras haut levés. Et ces bras forment un lien, le seul élément du groupe qui soit représenté en son entier, qui donne l’image d’ensemble 5

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de la ronde, alors que certains danseurs ne sont qu’un trait, quasiment un symbole. Par-dessus les humains, paraissant s’arracher au groupe, comme s’il en était l’émanation, un oiseau aux ailes déployées, un mince rameau au bec. On le comprend, c’est une colombe, la colombe de la paix, et ce dessin, c’est la Sardane de la paix, une œuvre universellement célèbre. Et qui mérite sa célébrité : en quelques traits de génie jetés sur le papier, tout est dit de la sardane, de la légèreté de sa danse, de la fraternité de son cercle, de la paix qui en émane. Sous le trait, sous cet appui que les danseurs n’ont pas utilisé, donnant ainsi à leur groupe la grâce d’un ballet aérien, tiré vers le haut par l’envol de l’oiseau, une signature, celle de Picasso, et, bien visible, se détachant parfaitement en lettres et chiffres de belle taille, cette indication : « Céret 20-9-53. » C’est ce dessin qui avait motivé son retour dans cette ville qu’il avait quittée il y avait bien des années, ce dessin, l’une des pièces les plus connues du musée d’Art moderne, et dont la reproduction figurait aujourd’hui dans presque toutes les vitrines de la ville, car Céret célébrait un anniversaire : en ce jour de fête de la Saint-Ferréol deux mille treize, ce dessin allait bientôt avoir soixante ans, et Céret se souvenait. Et lui aussi.

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Le Miel est plus doux que le sang (peinture, Dalí, 1926)

Chapitre I Céret, février 1965

Le derby René Reynés et Jean-Louis Trilles avaient le même âge, dixhuit ans, et ils étaient, à cette époque-là, inséparables : plus que des copains, presque des frères ; aussi un seul regard avait suffi à Jean-Louis pour remarquer l’excitation de son ami, quand celui-ci était revenu s’asseoir auprès de lui, un peu après le début de la deuxième mi-temps : – Devine ce qu’il se passe… – Je vois bien, c’est une belle bagarre ! René jeta un œil distrait sur le terrain de rugby, mais, au grand étonnement de Jean-Louis, il avança les lèvres dans une moue blasée : – Pas mal, pas mal, marmonna-t-il, avant de reprendre, comme proche du ravissement : mais il y a plus incroyable ! Dalí va venir à Céret ! Avec Gala, sa femme ! Toute une journée ! – Ah bon ? 7

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Pour le coup, c’est René qui fut surpris de l’indifférence de son ami. Il faut dire que Jean-Louis Trilles n’avait pas vraiment intégré la nouvelle, parce qu’il regardait le terrain, et que ça en valait la peine. C’était le plus beau match de la saison mille neuf cent soixante-cinq : la bagarre était générale, et appelait toute son attention. Et pendant plusieurs jours, pour lui comme pour tout le monde dans la petite capitale du Vallespir, ce coin catalan béni des dieux, ce fut le match de rugby qui tint la vedette dans les discussions. Pourtant, il devait le reconnaître plus tard, c’est bien René qui avait raison : des bagarres, et des belles, il y en eut d’autres, mais la visite de Dalí… Simplement, il lui avait fallu plus de temps qu’à son ami pour comprendre qu’ils allaient bientôt connaître, comme tous les habitants de la petite ville catalane, une de ces journées qui comptent dans une vie, une journée extraordinaire, une journée de Gala ! De là à pouvoir imaginer les conséquences qui allaient en découler pour lui, il y avait encore un monde : qui aurait pu prévoir, à ce moment, que cette visite allait bouleverser sa vie, et, par contrecoup, faire connaître à leur amitié une éclipse de près de cinquante ans ? Mais tout de même, il était bizarre, René, quand il s’y mettait ! Vous et moi, si nous avons une nouvelle sensationnelle à annoncer, nous attendons le moment psychologique, quand l’interlocuteur est détendu, attentif, prêt à comprendre le message. En tout cas, moi, c’est comme ça que je fais, quand je peux, bien sûr. 8

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Là, il faut croire qu’il ne pouvait pas, le René, qu’il n’avait l’information que depuis peu, qu’il brûlait tellement de l’apprendre à son ami qu’il ne pouvait plus y tenir, qu’il fallait que ça sorte. Ce qui est certain, c’est qu’il avait balancé ça comme ça, tout à trac, alors qu’il se glissait près de Jean-Louis, s’asseyant à la place que celui-ci lui avait réservée, et qu’il défendait depuis un grand moment, dans la tribune bondée par l’importance de l’enjeu. Il faut dire que c’était un derby, dans toute l’acception du terme : Céret et Thuir avaient deux équipes de niveau comparable, la rivalité durait depuis des lustres, les pères des joueurs qui s’affrontaient, ce jour-là, sur le terrain, s’étaient déjà empoignés, vingt ou trente ans plus tôt. Aujourd’hui, alors que la planète rugby a adopté le triste mercato du sport professionnel, où les joueurs s’échangent contre espèces sonnantes et trébuchantes, venant des coins du monde les plus improbables, Fidji ou Samoa, que seuls connaissaient à l’époque dont je parle les professeurs de géographie ou les collectionneurs de timbres, une telle continuité est inimaginable ; aussi les bagarres sur les terrains ont-elles perdu beaucoup de leur charme, et ne sont plus qu’un pâle reflet des époussetages généraux d’antan. Mais à cette époque, à quelques rares exceptions, seuls jouaient des locaux, bien implantés dans leur petite ville, et que famille et amis venaient soutenir, en hurlant leur prénom depuis les tribunes. Tribunes fort modestes au demeurant, cinq ou six gradins de béton, non couverts, offerts au vent ou à la pluie. Heureusement, dans la région, il ne pleut guère, et à Céret, dans ce Vallespir protégé par les collines environnantes, il vente 9

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rarement, ce qui n’est pas le cas de la plaine du Roussillon, pourtant toute proche, grande ouverte à la tramontane. Là, ce que l’on appelle presque affectueusement « une petite tramontanette », passerait en bien des lieux pour une tempête. Mais Céret, bien sûr, c’est autre chose : la ville, au pied des contreforts pyrénéens, se love au creux des collines qui étagent leurs arbres, les mimosas sauvages occupant les espaces laissés libres par les chênes-lièges, avant de laisser la place, plus haut, aux pins qui coiffent les sommets de Fontfrède, à près de mille mètres d’altitude, à la frontière de l’Espagne. C’est cette situation unique qui donnait à la ville son climat si particulier, doux et à l’abri du vent en hiver, et plus frais que dans la plaine en été. Sur les quelques gradins qui suivaient tout un côté du terrain, les supporters locaux s’étaient massés, réchauffés par le soleil pâle de février. Les visiteurs, bien moins nombreux, s’étaient regroupés de l’autre côté, debout le long de la barrière. Certaines des collines qui leur faisaient face étaient d’un jaune éclatant : les mimosas étaient en fleur, faisant avec le vert gris des chêneslièges un contraste étonnant, que magnifiait la lumière précise et pourtant douce de l’hiver. C’était pour ce climat, pour ces couleurs, et pour cette lumière que la ville avait attiré, et attirait encore, des générations de peintres dont beaucoup étaient devenus célèbres, jusqu’à lui valoir le titre de « Mecque du cubisme ». Mais les visiteurs, tout comme les autochtones, étaient loin de ces considérations artistiques. Il faut dire que le derby n’avait pas commencé depuis dix minutes que, déjà, les esprits s’étaient échauffés. Au début du match, l’arbitre avait pourtant, comme il se doit, sermonné les deux capitaines : 10

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– Pas de blagues, hein ! Je vous préviens que je ne tolérerai aucun mauvais geste ! – Pas de problème, avait juré Vila, le troisième ligne centre, un grand gaillard aux cheveux bruns bouclés, presque crépus, dont le visage taillé à coups de serpe avait pris son air le plus angélique. – Nous, on est venus pour gagner, mais à la régulière ! avait surenchéri le capitaine de Thuir, un petit avant-centre joufflu, qui semblait à première vue presque enveloppé, mais qui était vif comme l’éclair, et réputé pour sa roublardise. L’arbitre, un vieux de la vieille – la fédération n’envoyait jamais de débutants pour arbitrer ces matchs connus pour dégénérer neuf fois sur dix – avait levé les yeux au ciel de l’air de celui à qui on ne la fait pas. – En tout cas, le premier qui donne un coup sera expulsé, et je vous rappelle que le terrain est sous la menace d’une suspension, vous avez intérêt à calmer vos supporters. – Ça, je n’y peux rien, le public… avait commencé Vila. – Bon, bon, ça va, on attaque, avait tranché l’arbitre, tournant le dos aux deux capitaines, qui en avaient profité pour se faire le bras d’honneur traditionnel. Les présidents des deux clubs eux aussi avaient fait étalage d’hypocrisie : bras dessus, bras dessous, ils avaient ostensiblement parcouru les tribunes et le tour du terrain où se massaient les plus excités. Partout ils avaient prêché le calme, et s’étaient répandus en propos apaisants sur la glorieuse incertitude du sport et sur le thème du « que le meilleur gagne ». Le maire et ses adjoints qu’ils avaient salués avaient surenchéri, et tout s’annonçait au mieux. Les joueurs, d’ailleurs, furent exemplaires, de l’avis général, au moins durant toute la première mi-temps. 11

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Après, bien sûr… Mais ce n’était pas de leur faute, tout le monde en convint ; l’erreur, car il y en eut une, c’est qu’on avait compté sans les arbitres de touche ! Ils avaient pourtant été sermonnés par l’arbitre lui-même, en présence des présidents des deux clubs : – Je connais les habitudes : vous êtes des bénévoles, vous aimez votre équipe, et vous voulez l’aider ; mais un arbitre de touche doit être impartial, c’est bien compris ? – C’est certain, il n’y aura pas de problème, avaient acquiescé les deux hommes, d’un air convaincu. – Je vous rappelle votre rôle : vous devez suivre le jeu, vous déplacer le long de la ligne en même temps que le ballon, et dire honnêtement à quel niveau le ballon est sorti du terrain. – Honnêtement, c’est promis, avaient affirmé les deux hommes, à l’unisson. – Bien sûr, reprenait l’arbitre, chacun d’entre vous peut être tenté de rapprocher son équipe de la ligne d’en-but adverse, pour faciliter l’essai ou le drop, qui va lui donner l’avantage, mais vous ne céderez pas à cette tentation, car la première qualité du juge de touche est la neutralité, l’engagement à ne favoriser aucune des équipes en présence. Vous vous y engagez ? – Comptez sur nous ! Ils n’en pensaient pas moins, bien sûr : la neutralité ? Chose impossible, pour tout supporter de l’un ou l’autre camp ; mais qui, sinon un supporter, accepterait de jouer ce rôle, d’être là, sur le bord du terrain, quel que soit le temps, le petit drapeau triangulaire à bout de bras, subissant les cris des excités qui vous jugent forcément partial ? Aussi, pour éviter toute contestation, chaque camp, en ces temps d’amateurisme, désignait son propre arbitre de touche. 12

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À partir de là, quel intérêt pour l’un des deux d’essayer de favoriser son équipe en volant quelques mètres, puisque l’autre, en face, pourrait agir de même ? En général, cela fonctionnait ; en général… Honnêtement, il faut bien l’admettre, c’est l’arbitre désigné par Céret qui avait commencé. – Ouais, vas-y, Jean-Pierre, cinq mètres, c’est rien, prends en plus ! criaient quelques va-t-en-guerre, derrière lui. Mis en confiance par les encouragements, il était passé du grignotage au brigandage, dépassant de plus en plus effrontément le point de sortie du ballon. De l’autre côté du terrain, les supporters de Thuir commençaient à perdre leur calme : – C’est un traquenard, on nous vole ! Daniel, ne te laisse pas faire, tu dois en prendre autant ! – Attends un peu, il va se calmer, il sait bien que ça sert à rien, temporisait le prénommé Daniel, un ancien seconde ligne, devenu un peu enrobé depuis qu’il avait passé la quarantaine, mais dont le gabarit faisait encore impression. Quand il jouait dans l’équipe première de Thuir, il y avait une petite dizaine d’années, il ne donnait pas sa part de mornifles aux chiens, mais l’âge lui avait appris la sagesse, et il trouvait puéril d’entrer dans une telle compétition. Malheureusement les deux équipes s’équilibraient en mêlée, et aucune des lignes d’attaque n’arrivait à percer les défenses adverses. La règle est toujours la même, au rugby comme à la guerre : si les infanteries se neutralisent, c’est à l’artillerie de faire la différence ; les deux arrières se livraient donc à un duel acharné au pied, chacun cherchant à placer son équipe dans les meilleures conditions, au plus près de l’enbut adverse. 13

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– Ça suffit maintenant, Daniel, ils nous prennent pour des cons ; tu as vu cette pénalité qu’ils viennent de nous passer, parce qu’ils ont pu se rapprocher à force de nous voler en touche ; tu dois en faire autant. C’était le président du club qui était venu donner ses consignes ; il était fini le temps des promenades bras dessus bras dessous avec les dirigeants du club adverse : c’était le derby, que diable, on ne rigolait plus. Daniel lui-même commençait à bouillir ; c’est avec un sentiment de délivrance qu’à son tour, il vola dix mètres d’un coup. De l’autre côté, dans les tribunes, une clameur de protestation s’éleva ; il y vit plutôt un encouragement, d’autant que, quand son adversaire répliqua par une décision plus effrontée encore, ce furent des rires qui fusèrent des tribunes complices. Heureusement la mi-temps vint, comme pour calmer un peu les esprits. Les dix minutes réglementaires passèrent vite, et les deux équipes changèrent de côté, selon la tradition ; les deux équipes, et les deux arbitres de touche. Le Cérétan s’était plutôt calmé, à se trouver si proche du camp opposé, et ne faisait plus que de molles tentatives pour gagner un mètre par-ci, un demi-mètre par-là, au grand désespoir de ses compatriotes. Ceux-ci, massés dans les tribunes, séparés à présent de leur champion par toute la largeur du terrain, étaient trop loin pour soutenir son courage, mais à portée suffisante pour dénoncer ses défaillances, par des exclamations et des épithètes peu flatteuses, où « dégonflé » et « couille molle » étaient les plus tendres. Pour Daniel, le Thuirinois, la situation aussi devenait plus compliquée : il avait maintenant la masse des supporters de 14

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Céret dans le dos, à quelques mètres. Certains même, les plus fanatiques bien sûr, étaient sur le terrain, au bord de la ligne de touche, gênant, volontairement ou pas, ses déplacements. Mais l’ancien seconde ligne n’était pas homme à se laisser impressionner ; il s’était de plus fait reprocher dans les vestiaires sa lenteur à réagir, et il était décidé à mettre les bouchées doubles. Enfin l’occasion se présenta pour lui de frapper un grand coup : l’arrière de Thuir avait donné un maître coup de pied, depuis la ligne médiane, et le ballon prenait une ogive idéale, quand il fut rabattu à hauteur de la ligne des vingt-deux par un petit coup de vent soufflant en traître, alors qu’il filait à proximité des buts adverses. Impérial, drapeau levé à bout de bras, Daniel avait pris son élan, suivant le long de la ligne la trajectoire du ballon ; quand celui-ci bascula en touche, il fit mine de ne pas s’en apercevoir, et, tête baissée, poursuivit sa course pour ne s’arrêter qu’à cinq mètres de la ligne d’en-but adverse, dédaignant le ballon qui avait atterri dans les tribunes, à une bonne vingtaine de mètres derrière lui. Tous les spectateurs, même ceux de son camp, étaient restés interloqués, l’espace d’un instant ; puis une énorme bronca s’éleva derrière le dos de l’ancien rugbyman. – C’est vrai, tu as mal réagi, devait lui reprocher plus tard son président, dans l’autocar qui ramenait les visiteurs vers leur ville, et où les commentaires allaient bon train, chacun comparant la grosseur de ses bosses ; la touche, c’était de bonne guerre, mais le bras d’honneur… Il n’était pas fâché, le président, ça n’était pas vraiment une critique, plutôt un reproche amical, mais qui faisait bondir son interlocuteur : 15

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– Non, mais, tu ne les entendais pas, toi, tu étais de l’autre côté… Tu ne crois pas que j’allais me laisser traiter de tous les noms ! – Je ne dis pas, mais un bras d’honneur, à deux pas de tous ces crétins, tu savais bien ce que ça allait donner ! L’ancien seconde ligne, le visage marqué par les ecchymoses, n’avait pourtant pas l’air d’avoir de regrets : – Je pensais qu’ils allaient continuer à brailler ; je ne m’attendais pas à ces trois imbéciles qui m’ont sauté dessus ! Heureusement, j’avais mon drapeau de touche ! Le président de club acquiesçait, un large sourire barrant sa trogne rubiconde, au souvenir de la suite : le Daniel était un fier gaillard, et il était armé : son drapeau d’arbitre de touche était accroché à un bâton, dont le crâne de ses agresseurs put tester la solidité. – Oui, ça, c’était marrant, approuvait le président ; non, le malheureux, ça a été la suite ! La suite ? Les joueurs des deux équipes se rapprochaient pour jouer la touche, et regardaient avec un certain flegme la bagarre en cours : ils en avaient vu d’autres, et ils se préparaient à attendre tranquillement que leur ancien collègue se débarrasse de ses adversaires pour remettre le ballon en jeu. Ce fut le public local qui craqua. Depuis la tribune, on avait vu le premier agresseur, un quinquagénaire bedonnant, être projeté au sol, son crâne chauve ensanglanté par le bâton de son adversaire. C’était Garris, le boucher, qui était aussi le chef de la fanfare locale. « À moi la fanfare ! », cria d’une voix de stentor la grosse caisse, en descendant précipitamment les escaliers. 16

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– Pas de chance, hein, de tomber sur le chef de la fanfare ! Enfin, remarque, c’est plutôt lui qui est tombé ! Et bien arrangé, encore ! – Celui-là, c’est vrai, je l’ai pas loupé, mais les autres andouilles, sur les gradins, comme un seul homme, ils se sont levés en me criant des injures ! On aurait dit qu’ils n’attendaient que le signal ! Ils se bousculaient même pour arriver plus vite sur la touche. Là je me suis vu mal ! – Et c’est là que nos supporters à nous sont venus à ton secours ! En voyant les tribunes se vider, ils ont bien compris que tu étais en mauvaise posture, et vu l’urgence, ils se sont mis à traverser le terrain, où l’arbitre leur tournait le dos, en essayant de te défendre. – J’ai bien senti qu’il n’en avait pas trop envie, mais enfin, il était bien obligé de protéger son arbitre de touche, non ? ricanait l’ancien seconde ligne. N’empêche que si les nôtres ne s’en étaient pas mêlés, j’en aurais pris plein la figure. À voir les bleus qui coloraient son visage, on se disait pourtant qu’il n’avait pas été épargné, mais ce n’était visiblement pour lui que quantité négligeable. – Non, le drame, déplorait son président, c’est quand les joueurs de Céret sont entrés dans la danse contre notre public ! Ça, c’était une honte ! Certes, l’indignation du dirigeant était un peu surjouée, et ses interlocuteurs ne l’ignoraient pas, car ils avaient aussi leur part de responsabilité. Et puis le diable s’en était mêlé, et c’est d’ailleurs pour cela qu’aucun des rugbymans, de l’une ou de l’autre équipe, ne fut inquiété dans le déroulement de l’enquête que mena la fédération ; ce n’était pourtant pas faute d’échanges virils, et maints horions marquèrent 17

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durant de longs jours les trognes peu avenantes des avants, les « gros », qui s’étaient portés en première ligne. Mais c’est que l’invasion du terrain par la petite meute de Thuir voulant protéger son arbitre de touche avait provoqué une réaction réflexe : les joueurs cérétans avaient défendu leur territoire, ne sachant pas après qui en avaient les intrus, et adeptes, comme tout bon avant, du précepte que la meilleure défense, c’est l’attaque. La première ligne cérétane, habituée à jouer collectif, avait fait une percée dans la petite foule qui s’avançait, constituée du tout-venant des spectateurs, braillards de bon gosier, mais un peu légers face aux gros bras. Avec l’aide du reste du pack, qui rappliquait par habitude, et distribuait des gifles avec l’efficacité que donne un entraînement régulier, ils auraient complètement laminé les malheureux spectateurs thuirinois, s’ils n’avaient été pris à revers par l’équipe adverse, venant à son tour défendre parents et amis. On entrait là dans le classique, l’affrontement régulier, la bagarre générale entre joueurs qui fait traditionnellement le charme d’un derby réussi. Et c’est à ce moment-là que mon imbécile de copain, le René, vient me parler de Dalí ! Vous conviendrez qu’il y a des moments plus adéquats !

– C’est mon cousin qui vient de me le dire à la mi-temps, tu sais ? Jacques Raynal, le second adjoint. Le maire vient de le leur annoncer juste avant le début du match. – Et alors ? Le public, progressivement, évacuait le terrain et chacun rejoignait sa place, qui sur la tribune, qui derrière les barrières : si les 18

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joueurs assurent le spectacle, pourquoi participer à la bagarre, au risque de prendre un mauvais coup ! Simplement, miexcitation, mi-volonté de bien voir, même les mieux placés des tribunes étaient restés debout, encourageant leurs champions. – Et alors ça va être formidable, on va mettre les petits plats dans les grands, faire une fête d’enfer ! Mais, un tiens valant mieux que deux tu l’auras, j’étais plus intéressé par la fête qui continuait sur le terrain : – Regarde l’arbitre, il est impayable ! En effet, c’était l’arbitre, maintenant, qui se distinguait, soufflant dans son sifflet avec l’énergie que donne le désespoir, allant de l’un à l’autre des groupes qui s’étaient formés, où les joueurs de deux camps faisaient preuve d’une bonne volonté manifeste dans la distribution de marrons. Il abandonna finalement, en proclamant l’annulation du match, mais cela, on ne l’apprit que bien après, quand le calme fut revenu. Il faut dire que son départ était passé quasiment inaperçu ; seul l’accompagnement musical de son sifflet manqua un peu aux combattants, mais pas au point d’interrompre leurs échanges. Au final, chacun dut convenir que cette rencontre resterait dans les annales ; bien sûr, pas au niveau de la cuvée de mille neuf cent cinquante-sept, quand l’arbitre avait été évacué par les gendarmes, et que l’autobus de Thuir avait repris la route sans une seule vitre en état, mais là, c’était un genre d’idéal, on le savait bien, on ne ferait jamais mieux. Non, c’était bien, mille neuf cent soixante-cinq, une bonne année, honnête, solide. D’ailleurs le terrain avait été suspendu pour deux mois ; c’est un signe, ça ! C’est la preuve que c’était du sérieux, non ?

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