"Le meilleur des pères" de Benjamin Desmares - Extrait

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Du même auteur au Rouergue

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Illustration de couverture : © Germain Barthélémy © Éditions du Rouergue, 2023 www.lerouergue.com

Benjamin Desmares le meilleur des pères

Pour Marwane et Louise.

chapitre 1

Je suis morte. Je crois. Comment être sûre ?

Si j’existe encore, ce n’est, en tout cas, plus ici et pas maintenant.

Je suis cependant une voix qui refuse de s’éteindre, une voix qui veut raconter, encore, même si ma conscience se résume à peu de chose. Elle est pareille à la lumière de la bougie que l’on vient tout juste de souffler. Vous savez, cette minuscule incandescence qui continue de luire quelques secondes sur la mèche, avant que tout ne s’éteigne et que l’obscurité, la nuit et le vide ne gagnent la partie ?

Il faut raconter tant qu’il est encore temps. Il faut raconter, malgré la honte, malgré la peur, malgré l’amour que l’on porte, quand même, pour les monstres. Parce que les monstres n’ont pas toujours été des monstres. Ils le sont devenus. Parfois, eux-mêmes ont été enfantés par d’autres monstres.

C’est un peu l’histoire sans fin.

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Personnellement, je me fous pas mal d’être ou pas, ici ou là. Je sais que j’ai fait le bon choix. On ne pouvait plus continuer à vivre comme ça.

chapitre 2

Vue de l’extérieur, c’est une histoire où on pourrait facilement pointer l’amour du doigt, dire que tout est de sa faute. Ce serait tellement facile.

Notre famille a tout pour être heureuse. C’est du moins l’image énervante que les autres ne cessent de me renvoyer. Les autres, c’est-à-dire le reste de l’humanité. Tout ce qui n’est pas mes parents et moi. Mon père et ma mère forment un couple qui ne passe pas inaperçu. À rendre jaloux tous ceux que l’on croise sur les réseaux et qui ne s’aiment que l’instant d’une photo. Mes potes m’envient. Comment pourrais-je leur raconter, sans me faire traiter de mytho ou de malade ?

– Non, mais meuf ! Tes parents là ! Comment ils gèrent ! Ça a toujours été ainsi. On finit par ne plus entendre, ne plus protester. On laisse faire, c’est tout. Oui, mes parents sont beaux et cette malédiction, ils me l’ont transmise. J’ai la bouche épaisse et les cheveux rebelles de mon père, le nez, les yeux verts ainsi que les pommettes hautes de ma mère. Et puis aussi, une paire de jambes qui n’en finissent pas et qui me valent des

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remarques dans la rue, ainsi que des regards de la part d’inconnus qui pourraient être mon père. Comment font-ils pour ignorer mon âge ? Pour me dissoudre ainsi dans leur désir ?

Je sais, la fille belle qui se plaint de son physique, ça fait cliché. Sauf que je ne me plains pas. Jamais et à personne. De toute façon, ce ne sont pas les amis qui se bousculent. On me trouve froide, arrogante. Il paraît que je me la pète.

Si j’avais le malheur de dire que je n’ai jamais eu de petit ami, personne ne me croirait. C’est bien connu, les jolies filles ont des tas de petits copains. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours dit « non ». Je fais ça, je crois, pour protéger mon père. Et ma mère aussi. Et puis moi, forcément.

Notre famille.

Je n’ai pas le choix. Comment pourrais-je faire autrement ? Dire « oui » ce serait prendre le risque de dévoiler les marques jaunes, bleues, brunes ou noires cachées sous mon T-shirt. Alors je continue de dire « non » tout en enterrant mon cœur un peu plus profondément sous des couches de froideur et de distance.

Ne me reste plus qu’à imaginer ce qui pourrait se passer en cas de « oui ».

Un garçon est assis près de moi. Il me regarde et me sourit. Et pour une fois, je lui rends son sourire. Il me plaît. Je me sens bien. Il s’approche et passe sa main dans mes cheveux. Un geste que j’ai l’impression d’avoir attendu toute ma vie.

Soudain, sa main s’arrête. Son visage se transforme. Il semble surpris.

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– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? je demande, même si j’ai déjà compris.

– T’as… C’est quoi cette croûte sur ton crâne ? T’as eu un accident ?

– Ça ? Rien, rien du tout. C’est ma lampe de chevet. – Ta quoi ?

– Ma lampe de chevet. Mon père était un peu énervé. Il m’a poussée et je suis tombée dessus. Mais tu sais, c’est pas sa faute. Mon père, il est malheureux. Tout le temps. Il ne faut pas lui en vouloir.

Quand il était au lycée, mon père voulait devenir réalisateur. Mais la vie en a décidé autrement. Il est éclairagiste sur les plateaux de cinéma et au théâtre. À ce qu’il paraît, il est très bon. Des tas de gens veulent travailler avec lui. On pourrait croire qu’il a tout pour être heureux. Il voyage, fait un boulot intéressant et rencontre un paquet de monde, dont des gens connus.

C’est ce que j’ai cru pendant des années. Que mon père était heureux. Avec nous. Mais la situation a lentement dégénéré.

C’est dur à expliquer. Je dirais qu’il s’agit de l’addition de plusieurs événements. Des tournages difficiles à répétition. L’approche de la cinquantaine, les projets qui tombent à l’eau. Ça doit être dur, j’imagine, de renoncer définitivement à certains de ses rêves.

Et puis, pas la peine de tourner autour du pot. Il y a l’alcool. Mon père s’est mis à rentrer de plus en plus tard. Des apéros de fin de tournage qui s’éternisent. Des bouteilles qui se font plus présentes à la maison. Les deux ou trois bières avant le repas, le vin à table. J’ai remarqué

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que les étiquettes des bouteilles se renouvelaient de plus en plus vite. Mais je crois que le pire, ce sont les verres pris dans le salon, après le dîner.

Mon père boit du whisky, je crois, ou peut-être du rhum, enfin, des boissons ambrées, comme dans les films. Sauf que dans la vraie vie, ça n’a rien de drôle de voir son père vous regarder avec des yeux vitreux et commencer à s’énerver pour un rien.

Il faut l’entendre, les soirs où il boit trop, quand il commence à raconter ses journées de travail qu’il vit de plus en plus comme des humiliations. Tout ça parce qu’il est, soi-disant, sous les ordres d’un chef opérateur ou d’un réalisateur qu’il estime moins bons que lui.

Des gens qui n’y connaissent rien.

Ma mère est monteuse vidéo et travaille pour la télévision. Mais contrairement à mon père, avec les années, elle aime toujours autant ce qu’elle fait, même si elle en parle rarement. En tout cas, je sais que son métier la passionne et qu’elle n’en changerait pour rien au monde.

En résumé, être jolie, avoir des parents pleins de charme qui travaillent dans un domaine qui fait fantasmer les autres, ça fait de moi une fille qui n’a pas à se plaindre.

Mais revenons-en à l’amour, avec sa tête de coupable idéal.

– Accusé Amour, levez-vous ! Vous êtes reconnu coupable d’être à l’origine de la violence de monsieur X envers sa femme et son enfant. Affaire suivante !

Sauf que, excusez-moi Monsieur le juge, mais personnellement, je reste persuadée que l’amour n’a pas à être

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accusé de quoi que ce soit. C’est trop facile. L’amour est innocent. L’amour est amour et il ne peut en aucun cas être pris en otage dans cette affaire.

Alors ? Qui est le vrai coupable ?

Je l’ignore, même si j’imagine que la réponse est à chercher quelque part dans le passé…

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