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abeilles natives
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arnaud ville abeilles natives
— ABEILLE DU GENRE Amegilla visitant une fleur d’ipomée en juilletFilles des fleurs & du soleil
Voici printemps et neuves clartés
Échauffant d’un coup les rameaux du verger
Où tendus de sève sont bourgeons vernis Percés de vert clair ou de rose joli
Demain tendre feuillage et fleurs épanouies
Bords de chemins, prairies, lisières, Tout resplendit et tout s’éclaire arondelles, huppes et coucous sont revenus – on ne sait d’où –C’est gazouillis et trilles partout
Violettes, giroflées et lilas Distillent vapeurs de leurs émois
Embaument murets, jardins, maisons Et tout s’enfièvre c’est la saison, Enfin s’enivre des floraisons
Qui vrombissent aussi bourdonnent
Fulgurent de traits nacrés qui bien étonnent
Les yeux autant qu’oreilles
Les filles des fleurs et du soleil
Aux douces heures, divines abeilles
Lanier du Val, Contes du courtil & des hortillons
Abeille à miel ( Apis mellifera )
Abeille noire (Apis mellifera mellifera )
FÉVRIER 27
La reine Bombus terrestris
La reine Bombus lapidarius
L’énorme Xylocope violet (Xylocopa violacea )
La petite Andrena bicolor et ses scopa
Une Andrena bicolor atypique
Une première étrangeté : Nomada fabriciana
La commune Andrena flavipes
La précoce des nichoirs Osmia cornuta mâle
Un mâle Osmia cornuta au repos
L’à peine moins hâtive Osmia cornuta femelle
L’absence regrettable de l’Osmia bicolor
Escargot Ceapea nemoralis
La reine Bombus pascuorum
MARS 39
Anthophora plumipes mâle et ses « pieds poilus »
L’autre encornée, Osmia bicornis femelle
La précocité du mâle Colletes cunicularius
Détail de la pilosité du mâle Colletes cunicularius
L’inquiétant Sphecodes albilabris
Abeille du genre Lasioglossum
La première bizarrerie coléoptérique, le Meloe violaceus
Les presque insignifiantes larves (triongulins) du Meloe violaceus
Le printanier mâle Andrena vaga dans un chaton de saule
L’à peine moins printanière Andrena vaga femelle au solarium d’un pissenlit
Dame Andrena vaga chargée de pollen marquant une pause
Comme un panda, l’Andrena cineraria femelle
La très intéressée Nomada lathburiana
Une habile mouche du genre Bombylius
L’astucieux dispositif de la femelle Bombylius
L’assez contrastée
Andrena gravida
L’altier mâle Anthophora retusa
Portrait du même
Melecta albifrons, une drôle de peluche
Osmia bicornis mâle
Abeille du genre Nomada prenant des forces avant d’abuser de celles des autres
AVRIL
Abeille du genre Andrena et sa courte langue
Bombus pascuorum et fleur de pommier
Andrena helvola et fleur de cassissier
Andrena fulva un tantinet dégarnie
55
Le bleu de la femelle Osmia caerulescens
Les yeux du mâle Osmia caerulescens
MAI 67
Les très semblables Osmia leaiana & Osmia niveata
Une malchanceuse Anthophora plumipes femelle (et une araignée Misumena vatia )
Les antennes remarquables du mâle Eucera nigriscens
La fausse placide mouche Conops vesicularis
La grande des crucifères
Andrena agilissima
Le bleu et les yeux du Xylocopa iris
Abeille Halictidae & anémone pulsatille
L’inflorescence trompeuse de l’Ophrys aranifera
Ophrys aranifera , détail de l’arnaque
La sincérité du mâle
Andrena nigroaenea
L’aveuglement du mâle
Andrena nigroaenea
La surveillance attentive de Sapyga quinquepunctata
L’éclat de la mafieuse Trichrysis cyanea
La très attendue femelle Anthophora plumipes
La très espérée femelle Anthophora retusa
La non moins souhaitée femelle Eucera nigrescens
Andrena florea , l’exclusive de la bryone
Une discrète méconnue : Andrena schencki
La météore des muscaris, l’Anthophora mucida
Anthophora mucida , portrait à la langue tirée
Le guidage du Bombus pratorum
La drôle de mouche Sicus ferrugineus
Les étonnantes mœurs du Bombus vestialis
La grande mais de moins en moins fréquente Halictus quadricinctus
Détail d’un coteau abritant diverses abeilles sauvages
Abeille mâle du genre Halictus portant des pollinies
Anthidium manicatum mâle, la teigne ultime
Anthidium manicatum mâle (détail de l’arsenal)
Les bons soins de la femelle Anthidium manicatum
Le butinage de l’Halictus scabiosae
Femelle Halictus scabiosae montant une garde vigilante
L’exploitation du brave Bombus pascuorum
Une étrange abeille du genre Coelioxys
S’aimer dans la bourrache, les ébats d’un couple de Coelioxys
Le très attachant mâle
Anthophora bimaculata
Le portrait du même
Anthophora femorata femelle, une exclusive des vipérines
L’aposématisme
d’un Trichius
Megachile willughbiella mâle, ses tarses antérieurs élargis et son abdomen tronqué
Megachile maritima mâle et ses tarses élargis, aussi
Megachile lagopoda mâle, encore un costaud aux tarses élargis
Megachile lagopoda mâle (détail des tarses)
JUIN 87
Mâle Andrena curvungula à la recherche de l’âme sœur
Femelle Andrena curvungula s’accordant une lampée de nectar de campanule
Femelle Andrena curvungula au repos dans une corolle
Chelostoma rapunculi, une autre exclusive des campanules
Amegilla albigena et son blanc minois
Portrait à la lavande ( Amegilla albigena )
Thyreus ramosus femelle & nectar de lavande
Les yeux gris du mâle Thyreus ramosus
Abeille du genre Hylaeus sur le labelle d’une orchidée
Hylaeus variegatus mâle portrait
Megachile rotundata mâle cambré dans la verveine (de Buenos Aires)
Megachile rotundata mâle portrait
Megachile rotundata femelle
Megachile rotundata femelle portrait à l’origan
Le profil de la femelle Megachile circumcincta
Xylocopa violacea & sauge sclarée
Les appétits du Trichodes apiarius
Bombus pascuorum et moment doux
Le jardin des perles et le donjon d’une abeille du genre Lasioglossum
Abeille du genre Lasioglossum survolant son domaine
Vol d’Hylaeus au-dessus d’un nid de poireaux
Les vertus de Lytta vesicatoria
Une autre, cuivrée mais débraillée
La petite discrète Heriades truncorum
La vie en mauve de l’Eucera malvae
Abeille du genre Seladonia (dans un liseron)
Portrait cosmique d’une autre Seladonia
L’imposture du Bombus bohemicus
JUILLET ................................................................................ 103
Les puissantes mandibules de Tetraloniella dentata
Le beau ténébreux mâle Andrena pilipes
La superbe ténébreuse femelle Andrena pilipes
La belle en danger
Andrena hattorfiana
La très originale femelle Macropis europaea & son indispensable lysimaque
Lysimaque & salicaire
Le solaire Lithurgus chrysurus mâle
Le portrait caractéristique de Dame Lithurgus chrysurus
La mouche « imitatrice » Stratiomys longicornis
Clair-obscur à l’abeille Halictidae & à la fleur de scrofulaire ( Scrophularia nodosa )
Le biberonnage du mâle Eucera malvae
La pause en mauve de la femelle Eucera malvae
Trachusa interrupta mâle portrait
Femelle Trachusa interrupta & fleur de scabieuse
Anthophora pubescens femelle profil au tirage de langue
Une venue de l’est lointain : Megachile sculpturalis
La vie aventureuse la femelle
Mutilla europaea
La banalité trompeuse de l’abeille Stelis punctulatissima
Hoplitis anthocopoides mâle butinant aisément
Hoplitis anthocopoides mâle butinant moins aisément
Abeille du genre Colletes
L’assez étrangement bariolée Epeolus cruciger femelle
Epeolus cruciger portrait en suspension nocturne
Une discrète femelle du genre
Ceratina
Melitta nigricans mâle fraîchement éclos
Melitta nigricans portrait du même dans les salicaires
Femelle Mellita nigricans
Une habituée des zones humides, Tetraloniella alticincta femelle
Tetraloniella alticincta femelle butinant une pulicaire
Guêpe femelle du genre, passablement parasite, Gasteruption
Abeille femelle du genre Panurgus marquant une pause
AOÛT 121 La puissante guêpe Philanthus triangulum
Portrait détaillé d’une femelle Philanthus triangulum
Le clinquant de la guêpe Hedychrum rutilans femelle
Guêpe Cerceris sabulosa femelle rentrant des courses
Eryngium campestre (ou chardon panicaut)
Mâle dégingandé de l’espèce Halictus scabiosae, en août
Dortoir des garçons Halictus scabiosae au petit matin
Dasypoda hirtipes femelle sur le seuil de sa galerie
Les culottes de la belle originale Dasypoda hirtipes
La brosse orange de la femelle Osmia leaiana
Abeille femelle du genre
Pseudoanthidium
Détail du popotin, joliment ourlé de sa blanche brosse, d’une femelle
Pseudoanthidium
Halictus rubicundus femelle & eupatoire chanvrine
Sphecodes gibbus, une qui parasite ses cousines
Colletes similis femelle
Megachile pilidens femelle et sa scopa chargée de pollen
Megachile pilidens mâle & lotier corniculé
Portrait du mâle Megachile pilidens
La solitude d’une femelle Thyreus
Le très étrange Sitaris muralis
Femelle Megachile centuncularis aménageant sa galerie
Exemples de différentes découpes effectuées par différentes abeilles mégachiles
Lithurgus cornutus femelle portrait à la carène
Lithurgus cornutus mâle
Colletes hederae mâle
Stenoria analis, un autre fort étrange coléoptère
Femelle Stenoria analis pondant sous une feuille
Stenoria analis détail de la ponte
Stenoria analis, l’éclosion des triongulins
Détail d’une agrégation de larves de Stenoria analis
Agrégations & inflorescences de lierre
Colletes hederae mâle un brin leurré
L’assaut des mâles Colletes hederae sur une femelle
SEPTEMBRE-OCTOBRE 137
Megachile centuncularis, celle « des rosiers »
Femelle Megachile centuncularis découpant une feuille
Colletes hederae femelle reprenant des forces
Femelle Colletes hederae s’engageant dans sa galerie
La vigilance indolente de la femelle Epeolus fallax
—
MADAME Andrena curvungula, une exclusive des campanules, à pleine charge de pollen s’accordant une lampée de nectar avant de s’en aller garnir sa galerie
—
Hylaeus variegatus MÂLE butinant une fleur de carotte
Les abeilles sauvages, également qualifiées de solitaires, demeurent malencontreusement assez largement méconnues, voire tout à fait ignorées, effacées qu’elles sont par l’emblématique abeille dite « domestique », celle des ruches populeuses, du miel magique (et de ses alchimies dérivées), une unique espèce si présente et si anciennement ancrée dans sa proximité d’avec l’homme qu’elle en éclipse - bien involontairement - toutes les autres. Les presque mille autres œuvrant dans nos contrées.
Un millier d’abeilles différentes d’aspect, de mœurs, actives dès les toutes premières bouffées printanières pour les unes et jusqu’aux fraîcheurs automnales pour les plus tardives.
Des presque mille espèces recherchant tout au long de la belle saison, chacune selon ses préférences, le sol idéalement sablonneux où creuser sa mine et ses ramifications secrètes, reprendre dans le bois sec d’une branche ensoleillée la galerie abandonnée d’un coléoptère éclos la saison dernière ou bien encore s’affairer à dégoter comme gîte la coquille aux dimensions idéales d’un colimaçon depuis quelque temps trépassé. Puis, le plus souvent, et toujours selon leurs dispositions spécifiques, aménager soigneusement l’intérieur du logement finalement choisi en vue d’y installer le plus confortablement possible, et pour pratiquement le temps d’une année, une descendance que, pour l’immense majorité des espèces, elles ne connaîtront pas.
Il leur faudra aussi, afin de mener à bien cette perpétuation, exécuter des centaines d’allersretours jusqu’aux pollens et nectars choisis, parfois d’un seul type de fleur, et en rapporter suffisamment pour assouvir l’appétit de leurs larves le temps de leur développement. Peutêtre devront-elles se battre contre d’autres abeilles pour garder leur propriété ou, plus dur encore, surveiller autant que possible et éviter par la force (ou la ruse) les intrusions d’éventuels mais tout de même nombreux et variés parasites, toujours très motivés, guettant plus ou moins discrètement le bon moment pour s’introduire dans la galerie et y pondre, leurs larves dévorant alors invariablement les provisions et les occupantes légitimes. Nous verrons au passage que ce sont là les soucis des femelles, les abeilles mâles, quelle que soit l’espèce, restant assez largement à l’abri des contingences familiales.
Alors, comment mieux les connaître ou même les découvrir, ces petits animaux, ces abeilles discrètes et ces bourdons velus, comment même les distinguer entre eux ou de leurs anciennes cousines, les guêpes et aussi des fourmis, leurs voisines ?
Pour répondre agréablement à ces bien légitimes questions, nous découvrirons, au fil des jours qui rallongent et de ceux qui les suivent, comment offrir à toutes le meilleur accueil, au jardin ou au balcon et où les observer, des lumineuses lisières forestières aux sables surchauffés des gravières abandonnées,
des prairies humides comme des talus pas trop souvent gyrobroyés, bref partout où scintillent les iridescences de leurs ailes fulgurantes.
Tout en s’étonnant de cette diversité vrombissante et affairée, nous découvrirons certaines particularités morphologiques (parmi les plus facilement visibles : l’observation de certaines des cellules des ailes propose des critères fiables mais qui demande la capture ou la préparation du spécimen, n’a pas été retenue ici) permettant au novice d’approcher leur identification, de déterminer leur famille d’attache et, éventuellement, d’en arriver au genre puis, quand cela est possible, de poursuivre jusqu’à l’espèce et ainsi de satisfaire, via l’exactitude du binôme latin inventé par Carl von Linné au xviii e siècle, le plaisir de nommer précisément une vie sauvage. C’est que, relativement aux abeilles (et plus généralement aux insectes), il n’existe pas, ou très rarement, d’alternative au nom scientifique, ces petites existences étant, dans leur immense majorité, si discrètes à nos yeux et d’apport si modeste à notre industrie (à l’exception donc de l’abeille à miel aussi qualifiée de « domestique », Apis mellifera ) qu’elles n’ont jamais bénéficié de nom vernaculaire plus précis qu’ « abeilles sauvages » ou de qualificatifs moins approximatifs que « maçonnes » ou encore « charpentières », ce qui, avouons-le, au regard d’un millier d’espèces différentes, reste assez largement en deçà de l’attention qu’elles méritent. Sans même compter leurs multiples implications dans les équilibres paysagers, naturels ou agricoles, depuis, pour ce qui nous concerne, la fin des dernières glaciations. Nous verrons que si les mâles et les femelles de certaines espèces sont bien différents, il n’est pas rare que le seul critère extérieur pour les distinguer soit le nombre d’articles composant l’antenne : 12 articles chez les femelles et 13 pour les mâles (ce qui oblige la capture et la possession d’une bonne loupe). Nous verrons aussi, à l’occasion, que les abeilles, qu’elles soient mâles
ou femelles – et comme l’immense majorité des hyménoptères – disposent, en plus de leurs grands yeux à facettes, d’assez modestes ocelles qui sont des yeux simples, brillants et noirs, ajustés triangulairement au sommet de la tête. De taille variable, souvent en partie cachés par la pilosité, voire la véritable fourrure, dont les abeilles sont fréquemment revêtues, ces suppléments optiques assurent à nos petites virtuoses aériennes une meilleure perception de la lumière polarisée ainsi qu’une gestion des équilibres participant à une excellente maîtrise du vol.
Nous nous garderons de toute « francisation » artificielle du nom latin qui ne nous mènerait pas bien loin tout en perdant l’assurance précise et universelle du binôme linnéen. Des ressources et des références bibliographiques sont proposées à la fin de cet ouvrage pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin dans l’exercice subtil (et au commencement assez ardu) de la détermination.
Nous évoquerons aussi les causes de la raréfaction des abeilles – qui s’accompagne très largement de celle du vivant en son entier – et des quelques gestes efficaces que peuvent accomplir sincèrement – loin du fallacieux greenwashing – les municipalités, les entreprises et, bien sûr, les particuliers pour favoriser la préservation et la mise en valeur de ce patrimoine aussi irremplaçable que merveilleux.
— ABEILLE MÂLE DU GENRE Megachile, et grains de pollenINTRODUCTION —
Alors, bien sûr, l’apparition de la première abeille remonte à loin, mais avant même que l’une d’entre elles ne s’englue dans une coulée de résine et se conserve dans sa gangue fossile d’ambre translucide – semblable à un miel durci – en suffisamment bon état pour nous assurer de son existence au cœur du Crétacé, il y a environ cent millions d’années, il s’était assurément déjà passé bien des choses. Par exemple, les premiers insectes volants sillonnant les airs datent du Carbonifère, il y a trois cent cinquante millions d’années, et les premières guêpes sociales, qui traquaient les plus petits qu’elles pour nourrir leurs larves carnivores, remontent au Trias, il y a deux cent cinquante à deux cents millions d’années. Les plantes à fleurs, quant à elles, commencent à compter sur les insectes pour disperser le pollen il y a approximativement cent soixante-dix millions d’années, avec quelques exceptions encore plus anciennes, et c’est aussitôt (à l’échelle des temps géologiques) un succès stratégique mondial, de nombreux petits coléoptères, entre autres insectes, se gavent de ces pollens et distribuent inévitablement les excédents en passant d’une fleur à l’autre, instaurant, à leur insu, une fécondation beaucoup plus efficace que celle jusque-là portée par les seuls hasards éoliens.
Je ne peux m’empêcher de penser que l’apparition de ce stratagème végétal destiné à une optimisation reproductive, nouveauté qui sembla alors si brusquement advenue que l’immense Charles Darwin la qualifia
« d’abominable mystère » n’est pas tout à fait le fruit du hasard et que la longue coévolution qui s’est ensuivie et qui dure encore n’est rien moins qu’innocente. Toujours est-il que certaines guêpes, continuellement attentives à leur environnement, se sont habituées à fréquenter au plus près les inflorescences nectarifères et à trouver plus « confortable » ou plus « pratique » d’alimenter leur descendance de ce pollen, perpétuellement abondant dans la touffeur éternelle de ces jours anciens, que de s’en aller chasser au petit bonheur la chance (ce qu’elles font aussi très bien).
Les premières abeilles commençaient ainsi leurs carrières d’exclusives butineuses, arborant assez tôt des toisons plus ou moins fournies idéalement adaptées à la rétention des grains de pollen car constituées de poils ramifiés, ce qui les différencie, même de nos jours, des guêpes généralement passablement glabres et piètrement équipées de poils simples. Il ne restait aux plantes à fleurs qu’à se signaler visuellement et olfactivement puis à réguler leur production de nectar et leur accessibilité pour asservir totalement leurs nouvelles auxiliaires et leur imposer le rythme de visites idéalement soutenu qui favoriserait une fécondation optimum sur une période précise.
Le partenariat étant en place, les unes et les autres n’eurent plus qu’à se diversifier pour profiter au mieux et occuper le terrain. C’est alors que, sur les coups de – moins quatrevingt-sept millions d’années, certaines espèces
d’abeilles firent ce que quelques espèces de guêpes et toutes celles des fourmis avaient déjà réalisé bien avant elles : devenir eusociales, c’est-à-dire constituer des castes, apporter des soins à leur descendance pendant que plusieurs générations cohabitaient au sein de colonies.
La plupart des abeilles, cependant, évoluèrent en restant le plus souvent franchement solitaires, mais aussi, parfois, lorsque le terrain se trouvait favorable, en se regroupant en « bourgades », chaque femelle vaquant indépendamment à ses besoins pendant que ses voisines, à quelques centimètres, faisaient de même, sans interférence aucune ou bien encore, chez quelques autres espèces, en ébauchant des commencements de vie communautaire, comme nous le verrons.
Immanquablement, dans un déroulé d’une telle épaisseur temporelle, la réussite commune des abeilles et plantes à fleurs ne pouvait manquer d’attirer l’attention intéressée d’une parentèle modérément portée sur l’effort, issue d’aïeux pas toujours très anciens mais ayant développé des facilités qu’on peinerait à qualifier autrement que de parasitisme, ce qui les porte, chose effroyable à nos yeux, à installer leur progéniture directement là où elle consommera avec appétit, sans partage ni vergogne, les provisions de la descendance légitime de leurs laborieuses cousines… Au moins cela reste-t-il en famille car, et nous l’observerons de nos yeux, d’autres insectes bien différents ont eux aussi inventé, au fil de leur évolution, et toujours pour se multiplier aux dépens des abeilles, des stratagèmes d’une efficacité si « diabolique » qu’on pourrait sans peine les croire sortis du cerveau malade de quelque scénariste halluciné.
Au-delà de ces parasitismes anciens – à la fois rançon de la prospérité et garantie de la bonne santé des colonies – seront également évoqués les dangers du quotidien, nombreux et bien souvent mortels, auxquels les abeilles
sont naturellement exposées durant leur intense existence. Nous verrons à ce propos qu’elles sont tout de même suffisamment bien équipées et souvent si reconnaissables que d’autres insectes (parfaitement incapables de la moindre piqûre) ont développé durant leur évolution un mimétisme assez parfait pour goûter à une sérénité qu’ils auraient été bien en peine de gagner autrement.
J’ai choisi, pour partager avec vous ma découverte de l’attachante diversité des abeilles dites « sauvages », de suivre le cycle des saisons, des floraisons, aussi, et la succession des espèces qui les accompagnent, des rares éclaireuses de janvier, de l’effervescence des beaux jours jusqu’aux butineuses exténuées goûtant l’ultime nectar des fleurs de lierre aux premiers frimas de novembre.
—
LA TRÈS PARTICULIÈRE ABEILLE Nomada lathburiana, ici à la toilette
JANVIER —
La nouvelle année n’a que quatre jours mais il ne fait pas froid – le thermomètre indique 9 °C à l’ombre – et le vent est si faible en ce début d’après-midi que les premiers chatons ouverts des noisetiers de la haie pendent, comme lourds de leur pollen pâle, et ne balancent qu’à peine. Et voilà qu’arrive la première, d’un vol un brin hésitant puis qui s’agrippe à l’inflorescence de ses pattes semblant encore engourdies, bien décidée à rapporter à l’essaim frissonnant de ses consœurs et à la reine un peu de cette provende, de cette manne d’après le solstice, preuve que déjà les jours rallongent. Cette vaillante éclaireuse est une abeille à miel, une abeille qualifiée de domestique probablement issue d’une ruche mais possiblement aussi d’une colonie livrée à elle-même, nichée dans quelque grosse branche creuse, patientant au sein d’une anfractuosité d’un coteau bien exposé, d’un vieux mur ou installée dans une cheminée oubliée, et donc parfaitement indépendante des bons soins d’un apiculteur
attentionné. Scientifiquement nommée Apis mellifera , c’est une descendante, presque à coup sûr hybridée, des abeilles noires, ces dures de dures qui résistèrent aux dernières glaciations mais qui ne subsistent plus que très localement, soumises à la pression des ruchers d’abeilles sélectionnées aux origines multiples et des mâles « faux-bourdons » qui en proviennent.
Quelques jours plus tard, ce sont les fleurs de perce-neige qui se signalent aux éventuelles butineuses, pour le moment toujours exclusivement composées d’ouvrières d’Apis mellifera , la seule espèce active, par temps doux, en ces premières semaines. Ce quasi-monopole (quelques mouches, dont des syrphes, sortent aussi occasionnellement de leur hivernation pour goûter au nectar nouveau) ne prive pour le moment personne, les floraisons hiémales sont rares et les autres abeilles printanières, même les plus précoces, déjà adultes mais prostrées, patientent encore dans les obscures galeries où s’est déroulé leur développement.
Sont ainsi visitées les fleurs d’hellébore, de laurier-tin, de romarin, lequel, particulièrement parcouru, nourrira tout du long de la belle saison une aussi populeuse