"Les tartines au kétcheupe" de Marie-Sabine Roger - Extrait

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Les tartines au kĂŠtcheupe


Du même auteur Attention Fragiles – Éditions du Seuil, 2000 Le ciel est immense – Le Relié, 2002 Une poignée d’argile – Éditions Thierry Magnier, 2003 La théorie du chien perché – Éditions Thierry Magnier, 2003 Le quatrième soupirail – Éditions Thierry Magnier, 2004 Un simple viol – Éditions Grasset, 2004 Les encombrants – Éditions Thierry Magnier, 2007 Et tu te soumettras à la loi de ton père – Éditions Thierry Magnier, 2008 La tête en friche – la brune, Rouergue, 2008 Il ne fait jamais noir en ville – Éditions Thierry Magnier, 2010 Vivement l’avenir – la brune, Rouergue, 2010 Bon rétablissement – la brune, Rouergue, 2012 Trente-six chandelles – la brune, Rouergue, 2014 Dans les prairies étoilées – la brune, Rouergue, 2016

Ce livre a été publié la première fois par les éditions Nathan, en 2000, sous le même titre.

Illustration de couverture : Sébastien Touache Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2010 www.lerouergue.com


Marie-Sabine Roger

les tartines au kĂŠtcheupe



1. je veux mes tartines

Ce matin, je suis drôlement pas content. J’ai raté mon dessin animé, et maman m’a pas fait mes tartines. « Pas le temps, pas le temps, mon réveil a pas sonné ! Dépêche-toi, Nicolas, on va être en retard. Qu’est-ce qu’elle va dire, hein, ta maîtresse ? » M’en fiche. Je veux mes tartines. « Tu vas pas me faire un caprice ? À cinq ans ! T’es plus un bébé, quand même !… Allez, bois vite ton lait, je te donnerai des BN, à la place. » Je veux bien des béhennes, mais ça remplace pas mes tartines du tout. En plus, quand on arrive à l’école maternelle Jean-Jaurès, j’ai même pas le temps de jouer dans 7


la cour, c’est juste l’heure de rentrer. Les autres sont déjà rangés en petit train pour aller faire pipi. Moi je suis le dernier. C’est nul, je peux doubler personne. En sortant des toilettes, je me mets premier en poussant Magali dans le mur, et je pars à fond les manettes, pile quand la maîtresse fait : « Allez, avancez, doucement et sans faire de bruit ! » J’arrive premier dans la classe, loin devant tout le monde. La maîtresse est pas contente. Elle avait qu’à courir aussi, c’est tout. Comme elle aime pas perdre, je me retrouve assis-puni sur le tapis, derrière les autres. Mathieu me regarde en rigolant. Il dit de moi à Aleskandre, dans l’oreille. Je lui pousse les fesses avec ma chaussure. Il crie : « Oh-heu ! Arrêêê-teu ! » La maîtresse fait son œil garatoi. Elle laisse tomber d’une voix toute froide, en me regardant moi tout seul : « Je continuerai lorsqu’il y aura le si-len-ce. » Amélie Morin pouffe dans l’oreille d’Amélie Baudot. Moi je gare mes pieds, vvvoummm. Je m’assieds en indien, jambes croisées, mais sans les plumes. On fait les rois du silence, un doigt sur la bouche pour mieux rester Chut ! 8


La maîtresse toussote, et dit en traînant sur ses mots : « Je vais vous appreeendre une trèèèès vieiiiille chanson... » Adil fait pfff. David aussi. La maîtresse s’en fiche. Quand elle a une idée, elle va jusqu’au bout. Elle reprend : « Cette chanson s’appelle “À la volette”. Écoutez bien ! “Mon petit oiseau A pris sa volée...” » Je lève le doigt. Elle me fait signe que non-non, on écoute bien. Elle reprend : « Mon petit oiseau A pris sa volée... » Moi, j’insiste. C’est pas pour aller faire pipi. C’est pour du sérieux. Elle soupire : « Qu’est-ce qu’il y a encore, Nicolas ? » Je mets vite la question en ordre dans ma tête, puis je me lance : « Et pourquoi il a pris sa volée, le petit oiseau ? Il a été vilain ? » La maîtresse éclate de rire. Les autres aussi. Copieurs ! La maîtresse explique : « Prendre sa volée, cela veut dire s’envoler... » 9


Elle me prend pour un imbécile ? Je le savais déjà, ça ! Quand Papa n’est pas content, moi aussi je m’envole, zzzouizz ! à travers la chambre. Même que l’autre jour quand j’ai pris ma volée, j’ai plané par-dessus le lit sans le toucher ! Bastien, mon plus grand frère, il a mesuré avec une ficelle, après. Il m’a dit que j’étais le champion du monde de vol sur baffe. Ben, c’est vrai ! Moi je dis que deux mètres dix, c’est du record ! En tout cas, sa vieiiiille chanson, elle est nuuulle ! Je la chanterai pas. Je ferai gnîagnîagniâ entre mes dents, pour empêcher les autres. Et si elle m’envoie au coin, je continuerai le trou que j’ai commencé dans le mur ! Mais la maîtresse me sourit. Elle est bizarre. Dès fois elle me crie rouge, dès fois elle me brosse les cheveux à l’envers, les doigts bien écartés, en m’appelant « Mon poussin ». J’aime pas trop, ça me fait des épis partout. Et après bonjour, quand Maman vient me chercher ! « Non mais, t’as vu ta tête ? T’as vu comme t’es peigné ? » En tout cas, c’est l’heure des mamans du midi, et je ne sais toujours pas pourquoi il a pris sa volée, ce petit oiseau. Qu’est-ce que ça peut faire comme 10


bêtise, un oiseau ? Il faudra que je réfléchisse. Ce sera mon Pourquoi de la journée. Les mamans sont garées dans le couloir. La maîtresse se met à la porte. Elle appelle, bien fort, d’une voix mimidouce, même pour ceux qui ont été vilains : « A-dil !... Mé-la-nie !... A-mé-lie Baudot !... Na-ouel !... » La maman d’Amélie Baudot coince la maîtresse à grands chuchotis. J’en profite pour flanquer une beigne à David. Je la lui devais d’hier. Tiens ? Je sais même plus pourquoi... Ah si : il m’avait traité ! David hurle. La maîtresse dit « Excusez-moi » à la maman Baudot, qui lui sourit que c’est pas grave, allez ! on est petits, ça arrive, ces choses-là. En parlant d’arriver, voilà la maman de David. Et lui qui fait exprès de pleurer en se tenant la figure comme si je lui avais fait une fracture de la joue ! J’entends Maman David qui demande : « Mais que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu as, mon poulet ? » Et l’autre qui bavurle, en pointillé : « C’est Ni-hi… co-ho… la-has ! » Celui-là, quand je serai grand, je le tuerai jusqu’à ce qu’il soit mort ! 11


Maman David me cherche du regard. Je me glisse derrière le coin garage. Trop tard, la maîtresse m’a vu, elle fonce vers moi. Je me rencogne sous les coussins. Elle se dresse au-dessus de ma planque. Elle fait sa voix qui gronde. Elle dit à Maman David qu’elle se charge de me punir, oh ça oui ! Elle ajoute que c’est pas possible d’être aussi pénible. Elle lâche : « Tu me fatigues, à la fin ! » Moi aussi, je fatigue et j’ai la faim. Mais c’est normal : j’ai pas eu mes tartines. Justement, voilà Évelyne, la dame de la cantine. Évelyne fait le rang. Elle me met en ordre à côté de Fabien, en disant : « Donne-lui la main ! » Je veux pas. Lui non plus. On n’est pas copains. Évelyne lève les yeux, elle fait : « Ah-la-la-ces-mômes ! » Mais ma main, à Fabien, je la lui donne pas quand même. Ma main, elle est à moi. J’en fais qu’est-ce que je veux. Sur le chemin de la cantine, je repense à mon Pourquoi de la journée : pourquoi le petit oiseau s’est pris la volée ?

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*

« Mange ton ver de terre ! – Nan ! Y’a pas de kétcheupe ! » Pèroiseau hausse les ailes. Il a l’air furieux. Il râle : « Ah-la-la-ces-mômes ! Je me crève pas assez la paillasse, peut-être ? On passe la journée à chercher des vers de terre, et tout ça pour quoi ? – T’énerve pas, t’énerve pas ! » supplie Mèroiseau. Moi je suis assis sur une branche, je les vois très très bien. Je le comprends, Petit Toiseau, c’est drôlement marre de toujours manger des vers de terre sans kétcheupe, juste avec un peu de beurre et c’est tout. Ses grands frères mangent sans rien dire, i z’ont rien dans la culotte, moi je dis. Je souffle à Petit Toiseau : « T’as raison, les vers de terre sans rien dessur, c’est beurk ! » Mais Pèroiseau a l’air en pétard. Il continurle : « Alors Monsieur n’est pas content ? Il lui faut du kétcheupe ou rien ? C’est pas assez bien pour lui, ce qu’on y donne à becter ? » Je sens que Petit Toiseau va passer un sale quart d’heure. Mèroiseau lui dit : 13


« Ça y est, tu as gagné, ton père est en colère ! File dans ta chambre, vite ! » Petit Toiseau court dans sa chambre, à l’autre bout du nid. Il se cache sous une plume. Il se dit que quand il sera grand, il deviendra un Naigle. Très fort. Et il reviendra faire sa fête à Pèroiseau. Et jamais plus il ne mangera des vers de terre à l’eau. À l’autre bout du nid, Pèroiseau continue de s’encolérer. Il dit qu’il va pas s’en tirer comme ça, ce sale gosse ! Il vient à pas lourds. Ça fait trembler la branche, Booommm Booommm ! Il entre dans la chambre. Il regarde Petit Toiseau avec des yeux remplis de baffes. Il fait, comme ça : « Pas la peine de claquer du bec ! Va finir ce qu’il y a dans ton assiette ! » Petit Toiseau ne répond rien. Probable qu’il boude. « Tu m’entends ? Finis ce qu’il y a dans ton assiette ! » C’est la voix d’Évelyne-cantine qui me fait tomber de la branche. Amélie Morin me sourit verte, la bouche pleine d’épinards. Je déteste les épinards.


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