K/C
Photographie de couverture : © plainpicture/David Carreno Hansen Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2020 www.lerouergue.com
Fabien Arca
K/C
Underneath the bridge The tarp has sprung a leak And the animals I’ve trapped Have all become my pets And I’m living off of grass And the drippings from the ceiling But it’s okay to eat fish ‘Cause they don’t have any feelings « Something in the Way », Kurt Cobain
1. naissance (prologue)
Il m’a dit : « Tiens, tu peux la prendre, moi je n’en joue plus ! » Ouais. C’était il y a deux ans. J’en avais quinze. Je ne connaissais rien à la musique. Du moins pas grand-chose. Mais j’étais attiré par l’instrument. Irrésistiblement. Quelque chose qui ne s’explique pas. Rangée dans son étui, la guitare avait résisté aux années de solitude. Je l’ai sortie de là. Pas en mauvais état. Aucune fissure. La caisse intacte. Le chevalet toujours bien collé. Les mécaniques à peine rouillées. Le manche droit. Bref, la gratte pouvait jouer. Par contre, elle n’avait que trois cordes. Les trois graves. Immédiatement j’ai aimé la sensation de l’instrument contre moi, les vibrations chaudes qui se dégageaient, là, dans mon ventre. Et puis le son. Ouais. Profond. 9
Ce jour-là, mon cousin m’a montré le seul morceau qu’il maîtrisait. Un blues assez basique. Sur trois cordes. J’ai retenu l’air et bien observé ses doigts. J’ai passé la journée à bosser sur l’enchaînement, comme un acharné. À la fin, j’avais pigé le truc. Une première victoire. La semaine suivante, j’ai changé les cordes. Elles étaient vraiment pourries. C’était pas évident. Un vendeur de la boutique, sur West Wishkah Street, m’a filé un coup de main. Il m’a dit : « Tu débutes ? », j’ai dit : « Ouais », il m’a dit : « Tu veux une méthode ? », j’ai dit : « Pour quoi faire ? », il m’a dit : « Pour apprendre, banane ! », j’ai dit : « C’est combien ? J’ai pas beaucoup de thunes… » Il m’a fait un prix d’ami. J’ai payé les cordes, la méthode et j’ai commencé à m’y mettre. Sérieusement. Tout seul. Dans ma chambre. La méthode c’était fastidieux. Y avait un tableau d’accords avec les positions des doigts sur le manche. Au début, ça sonnait super faux. Horrible. Il me fallait un temps de malade pour passer d’un accord à un autre. J’avais pourtant commencé par le plus simple : le mi mineur, un accord à deux doigts. Après, je me suis attaqué aux barrés. Et puis, au fur et à mesure, à tous les autres accords. 10
Tout l’été j’ai bossé comme un dingue sur l’instrument à tel point que j’avais de la corne au bout des doigts. Et ma frangine, dans sa chambre, qui n’arrêtait pas de gueuler : « J’en ai marre de tes fausses notes ! » Ensuite, je me suis trouvé des partitions sur lesquelles les accords étaient placés, et là j’ai appris des chansons. La première, ça devait être une reprise des Beatles. Classique. Ma sœur a littéralement pété les plombs : « Putain… mais en plus tu chantes comme un chat qu’on égorge ! Tu fais vraiment chier là ! » Jusque-là, j’avais toujours aimé chanter, mais sans vraiment l’assumer, et là maintenant, du fait que je pouvais m’accompagner d’un instrument, c’était différent. Quelque chose se produisait. Quelque chose s’affirmait. Un peu plus tard, le vendeur m’a dit : « Mec, tu devrais prendre des cours ! », mais bon, me faire chier à apprendre la musique de manière académique, c’était pas trop mon truc d’autant plus que j’avais pas de fric. Alors, sympa, il m’a refilé des plans. Le power chord. Un truc de base pour jouer vite et fort. C’était parfait. Et puis, régulièrement, il me laissait m’entraîner sur les guitares électriques de la boutique quand y avait pas trop de monde. C’est comme ça que j’ai continué à progresser. Un peu à ma manière. En essayant. En me trompant. 11
Certains pourraient dire que c’est une erreur. Une faute de goût. Mon esprit rebelle. Une attitude que je me donne. Certains pourraient dire ça, et d’autres pourraient dire plein d’autres choses encore. Personnellement, je m’en fous. J’ai juste envie de suivre mon chemin dans la musique. Je me fais suffisamment chier à l’école ! Aujourd’hui, je ne prétends pas être un virtuose. Par contre, j’ai plein de mélodies dans la tête sur lesquelles je pose des mots. Je crois bien que j’écris des chansons. Évidemment, ça reste encore rudimentaire. Naïf. Étrange. Bizarre. Des balbutiements. Mais est-ce que c’est grave ? J’ai pas l’intention de devenir un jukebox humain dépourvu de toute sensibilité musicale. Non. Quand je prends ma guitare, je sors du monde. Je suis entre parenthèses. Seul avec moi-même. Ça me procure le calme nécessaire, la tendresse qu’il me manque, et j’envisage l’avenir différemment. D’une certaine manière, j’ai moins la rage au ventre, même si pour les autres, je passe des heures enfermé dans ma chambre comme un autiste, à faire, refaire, essayer, construire, déconstruire… J’y passe trop de temps, mais quoi… 12
Des mots se posent, ma voix se place et la guitare tout contre moi, absorbé par la musique, je dérange qui ? Personne.