l’été où j’ai vu le tueur
Photographie de couverture : © ?????? Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2019 www.lerouergue.com
Claire Gratias
l’été où j’ai vu le tueur
À Alain
« Il faisait une de ces nuits qui vous commandent de veiller si l’on veut échapper aux mauvaises surprises ; une nuit où l’on retient son souffle, où tout peut arriver dans ces parages. » Pierre Magnan,
La Maison assassinée
prologue
L’homme examine avec attention le corps qui gît à ses pieds. Il n’éprouve pas la moindre compassion. Pas l’ombre d’un remords. Il pense que cet imbécile n’a eu que ce qu’il méritait. C’était un nuisible, un sournois. Dès le premier jour, il l’a lu dans son regard. Un regard qui, à présent, sous le clair de lune, est carrément glauque. Vitreux. Comme recouvert d’une fine pellicule grasse et blanchâtre. Bien fait pour lui. Il fait moins le malin, maintenant ! Quelque part dans les bois, sur l’autre rive, une chouette lance un appel. L’homme tourne vivement la tête dans sa direction. Il s’immobilise, soudain aux aguets. Se rassure : tout est calme, rien ne bouge. Son regard revient sur le corps flasque, pas encore raidi par l’absence de vie, affalé dans la boue. Grotesque. Pitoyable. Le visage de l’homme affiche un rictus satisfait. C’est du bon travail. 11
Un coup d’essai digne de figurer au rang de coup de maître. Voilà qui laisse présager une suite aussi riche que divertissante. Tout à coup, il lui semble entendre un craquement de branche sur la droite. À peine perceptible. Durant une longue minute, l’homme scrute le chemin qui s’enfonce dans l’obscurité. Fausse alerte. Du cœur des hautes herbes qui courent le long des berges monte alors le chant d’une grenouille. D’autres se joignent bientôt à elle. Leur vacarme devient vite agaçant. Inutile de s’attarder. L’homme cale son pied contre le corps inanimé et lui imprime une poussée suffisante pour le faire basculer dans l’eau froide. L’onde noire engloutit aussitôt la dépouille lourde et flasque. L’homme s’éloigne, songeant déjà à sa prochaine victime. * J’imagine que c’est ainsi que cela a commencé. Bien entendu, je n’étais pas présent ce soir-là. Certes, j’aurais pu être dissimulé derrière un tronc d’arbre ou caché dans les buissons, épiant l’homme en tremblant, le poing serré contre la bouche pour ne pas crier. Je mentirais en prétendant que c’est ce qui a eu lieu. Pourtant quelqu’un était bel et bien là, et lorsqu’il m’a raconté ce qu’il avait vu, les images se sont imprimées en moi avec autant de précision et d’intensité que si 12
j’avais été en train de regarder un film d’épouvante, les doigts crispés sur les accoudoirs de mon fauteuil. C’était il y a une vingtaine d’années. Depuis, cette histoire n’a jamais cessé de me hanter. J’allais sur mes treize ans, mais je n’étais encore qu’un gamin cet été-là. L’été où, moi aussi, j’ai vu le tueur.
PREMIÈRE PARTIE
« Ce qui est encore plus incroyable, pensait Nico sur le chemin de l’école, c’est qu’il existe des gens qui tuent. Qui tuent des animaux. Qui tuent même des enfants. Ils existent, et on les croise dans la rue, ces gens qui tuent. » Joseph Périgot, Qui a tué Minou-Bonbon ?
chapitre 1
Vadim était à la maison depuis moins d’un quart d’heure quand il m’a demandé : – Alors, il est où, ton soi-disant Trou du Diable ? J’ai rectifié : – La Porte du Diable. – T’as raison, ça change tout. Il m’a jeté un regard en coin avant d’ajouter : – C’est vrai au moins, cette histoire ? – Si tu penses que je suis un menteur, tu peux rentrer chez toi tout de suite. En réalité, je n’avais pas du tout envie qu’il s’en aille. Vadim était un mec génial. Enfin, le genre de mec que je trouvais génial. Toujours à l’aise, tranquille, décontracté et… populaire. Au collège, on ne le voyait jamais seul. Sa bande de copains était vraiment cool. Je rêvais d’en faire partie. Le souci, c’est que j’en faisais partie. Du moins en théorie. 16
Comment vous expliquer ? Ils étaient sympas avec moi, je ne peux pas prétendre le contraire, mais quand j’étais au milieu d’eux, c’était comme si j’étais transparent. Ma présence ne les dérangeait pas, mais elle ne leur apportait rien non plus. Je crois que, dans le fond, elle les laissait indifférents. Le fait que je me joigne à eux ne posait de problème à personne. Le samedi après-midi, on se retrouvait à l’entrée de l’ancienne carrière. En cas de pluie, on pouvait s’abriter dans l’étrange gorge minérale envahie par les arbres, les lianes et les fougères. Depuis que Vadim et sa bande avaient passé l’âge de construire des cabanes, c’était devenu leur QG. Ils y avaient rassemblé des vieilleries récupérées çà et là, fauteuils élimés, canapés à moitié défoncés, tables bancales, matelas moisis, ou étagères de guingois. Ma contribution avait consisté en un grand parasol un peu déglingué que mon père avait mis au rebut. Une fois bricolé, il avait fait l’affaire. Selon les jours, il nous protégeait de l’ardeur du soleil ou du désagrément de la pluie. L’ensemble de notre équipement suffisait à notre bonheur. On se rendait là-bas pour écouter de la musique, vider notre sac à propos des profs, parler de sport ou de séries TV, échanger des magazines, ou se livrer à toutes les choses que l’on fait quand on n’a pas les parents sur le dos. Certains apportaient des clopes, des chips et des trucs à boire, on faisait des mélanges et on les testait, c’était rigolo. Un jour, un garçon est venu avec une bouteille de 17
vin rouge qu’il avait piquée dans la cave de son père. Les autres l’ont mixé avec du Coca, puis avec du sirop de menthe, et tout le monde a goûté : c’était imbuvable ! Les cigarettes, je n’y touchais pas, ça m’écœurait trop. Je n’étais pas le seul. Il y avait un garçon de ma classe, Rémi. Lui, c’était à cause de son asthme. Les autres ne se moquaient pas de nous, ils disaient simplement : – Tant mieux, y en aura plus pour nous ! Pareil avec l’alcool. Je trempais juste mes lèvres dedans, pour voir, et personne ne me forçait à boire davantage. Bref, ça se passait plutôt bien. Sauf que je sentais que j’étais toléré dans la bande, ce qui n’est pas la même chose que d’en être un véritable membre. Un jour, l’un des garçons du groupe m’a pris à témoin dans une discussion : – Dis-leur, toi, que c’est moi qui ai gagné au Tir Kan, samedi dernier ! J’ai ratatiné Vadim, tu te rappelles ? Le Tir Kan était un jeu consistant à aligner des canettes vides, puis à les dégommer à coups de pierre. On augmentait la distance entre le lanceur et la cible au fur et à mesure de la partie, et le nombre de points que rapportait chaque canette renversée doublait en conséquence. J’ai répondu : – Je ne sais pas. Je suis resté chez moi samedi dernier, j’avais la grippe. Désolé… Le gars a marmonné : 18
– Ah, bon… puis s’est tourné vers quelqu’un d’autre. À cette minute précise, j’ai eu l’impression d’être devenu invisible. Rémi m’a donné un coup de coude dans les côtes et m’a chuchoté : – Bienvenue au club, mec. C’est pareil pour moi, tu sais ? Quand j’suis pas là, ils s’en aperçoivent même pas ! Ils n’ont pas besoin de nous, tu captes ? Toi et moi, on compte pour du beurre, c’est comme ça. Ça m’a fait de la peine, mais je me suis dit qu’il avait raison. On était un peu comme deux gentils petits frères que les « grands » tolèrent parce qu’ils savent se montrer discrets et rendre service. Pourtant, on avait tous le même âge, à peu de chose près. Cela n’avait rien à voir. Je suppose que c’était une question de charisme. À cette époque-là, je n’en possédais aucun. Ou alors très bien caché. Notre année de cinquième venait de s’achever. Certains d’entre nous avaient gagné pas mal de centimètres au cours des mois précédents. Pas moi. À présent, Vadim me dominait d’une tête. J’aurais donné cher pour mesurer la même taille que lui et avoir sa largeur d’épaules. – Toi aussi tu la feras, ta crise de croissance, m’avait dit mon père pour me rassurer. Une année, j’ai grandi de six centimètres durant l’été, et j’ai rattrapé mon frère aîné, il était furieux ! Depuis qu’il m’avait raconté ça, je me mesurais tous les deux jours. Je collais mon dos bien droit 19
contre l’encadrement de la porte de ma chambre, puis je posais un crayon sur le sommet de ma tête, la mine tournée vers le chambranle pour y laisser une petite marque. Ça ne bougeait pas beaucoup. Certains jours, j’avais même l’impression de rapetisser. Ce n’est pas facile de tenir le crayon bien perpendiculaire au montant sans voir ce qu’on fait. Si j’avais eu un frère, je lui aurais demandé de m’aider. Je me suis débrouillé seul. C’était comme ça. * Vadim n’avait jamais mis les pieds chez moi avant cet été-là. À la mi-juillet, on s’est croisés un matin sur la place. Mon père m’avait envoyé chercher du pain. Vadim slalomait à vélo entre les platanes. Quand je l’ai aperçu, mon cœur a bondi de joie. J’ai levé le bras. – Hé, salut ! Il a jeté un coup d’œil vers moi, et m’a adressé un bref signe de tête avant de poursuivre son gymkhana. Déçu, je l’ai regardé zigzaguer entre les arbres, un coup de guidon à gauche, un à droite. Quand il a atteint l’extrémité opposée de la place, il a brusquement fait demi-tour et s’est élancé dans ma direction, pédalant à toute vitesse et me fonçant droit dessus. Le pain encore chaud serré contre ma poitrine, j’ai juste eu le temps de bondir sur un banc. Vadim a terminé sa course en dérapage contrôlé à 20
l’endroit exact où je me tenais une seconde plus tôt. Il a retiré sa casquette et s’en est servi pour s’éponger le front. – Salut, mec ! Qu’est-ce que tu fais ? Je lui ai montré le pain. Il a hoché la tête et m’a demandé : – T’es tout seul ? J’ai soupiré : – Ils sont tous en vacances. – Ouais. Une vraie bande de lâcheurs. Et toi, tu pars pas ? – Mon père bosse tout l’été et on n’a pas trop de fric cette année, alors… Vadim a raclé le gravier du bout du pied et s’est absorbé dans la contemplation de la zone plus claire qui apparaissait de part et d’autre de sa chaussure. – Pareil pour moi… C’est vraiment nul d’être coincé ici. Y a rien à faire dans ce bled ! Il a remonté le genou et posé le pied sur une pédale, prêt à repartir. Mon pouls s’est accéléré. J’avais envie qu’il reste encore un peu. C’était la première fois que je me trouvais seul avec lui. Le chef de la bande. Celui autour duquel tournait en permanence une demi-douzaine de gars du collège. Impossible de l’approcher quand on faisait partie du Club des Invisibles. Et là, il était à quelques centimètres de moi, il me parlait ! Je crois bien que ça n’était encore jamais arrivé. Quand Rémi saurait ça, il n’en reviendrait pas. 21
Vadim s’est redressé sur sa selle. Il allait me laisser. Je ne voulais pas. Une idée m’a soudain traversé l’esprit. J’ai jeté négligemment : – Vraiment nul ? Ça dépend. Vadim a haussé les sourcils. – De quoi ? J’ai soupiré. – Tu dis qu’y a rien à faire. C’est pas certain. Sa moue a indiqué clairement qu’il en doutait. – Tu penses à des trucs ? J’ai adopté le ton du mec perdu dans ses pensées. – Ouais… un truc, en fait. Vadim a recommencé à racler le gravier, les yeux fixés sur le va-et-vient de sa chaussure. D’un ton détaché, il a demandé : – Genre ? J’ai volontairement laissé passer cinq secondes avant de répondre. – Je connais un endroit où il y a un trou super profond. On ne sait pas si c’est un puits ou un cachot, ça ressemble à une oubliette, tu vois. Les vieux d’ici l’appellent la Porte du Diable. C’est bizarre, non ? Le pied de Vadim s’est immobilisé sur le gravier. – C’est où, ce machin ? J’ai compté quatre battements de mon cœur. – Chez moi. Vadim a rejeté la tête en arrière. – Arrête de mentir. J’ai haussé les épaules. 22
– Impasse des Genévriers. La dernière maison. Cet après-midi, je serai seul. Si tu veux, je te montre. Vadim a posé les deux mains sur le guidon, s’est penché en avant et a appuyé de tout son poids sur le pédalier. Sans me regarder, il a lancé par-dessus son épaule : – Vers cinq heures, peut-être. Quelque part en moi, une voix joyeuse que je n’avais plus entendue depuis longtemps s’est écriée : Yesss ! Malgré la chaleur, j’ai quitté la place à fond de train. Je ne me suis arrêté de courir qu’une fois arrivé chez moi.