L’invention du dimanche
textes / Gwenaëlle Abolivier
illustrations / Marie Détrée
Jour J Sous un ciel bleu cobalt, la baie paraît plus immense que jamais. Elle irradie d’une lumière fantastique. Dans une odeur de fuel et de friture, c’est la course le long des quais bruyants. On l’a évalué et on l’a calculé. Un géant ! Muraille, peinte en noir, taillée pour couper les flots. Il a déjà bourlingué sur toutes les mers et tous les océans du monde. On prend la mesure de sa taille. Par l’échelle de coupée, on monte à son bord. Un court instant, on se sent comme un acrobate sur un fil, dans un premier balancement entre le quai et le pont. À partir de là, plus rien ne sera stable. Tout s’accélère. Échanges sonores de talkie-walkie. Amarres larguées. La manœuvre est nette et précise. Dans un grondement de machines, le navire se décolle, sa masse énorme de fer à repasser lentement arrachée du quai. Il redevient vivant sur l’eau. On part pour longtemps « 15 au nord » sont les dernières paroles du pilote du port. La bateau est lancé comme un palet sur une patinoire. Trois coups de sirène, Et c'est parti, pleine balle sur l’horizon !
J+1 La nuit est tombée, immense et silencieuse. Elle semble pousser de la mer, épaisse. De la passerelle, véritable tour de contrôle, le timonier, les yeux dans les jumelles, ne lâche pas l’horizon du regard. Pas un mot, juste le son de l’étrave, celui de la nappe qui se déchire. Il veille. Dans trois heures, il sera relevé par un autre marin qui viendra scruter l’horizon. Ici, on chuchote. Le grand calme impose le respect. « On respire mieux sur l’eau ! » Le chef mécanicien ouvre les bras vers la mer comme pour la soulever et l’étreindre. Le timonier esquisse un sourire de connivence. Ils savent qu’ils appartiennent à l’océan. Grand large, le parfum iodé des embruns entre par le sabord ouvert. Les mouettes qui nous escortaient hier soir ont totalement disparu en l’espace d’une nuit.
J+2 Le navire avance tranquille Émile à vingt nœuds de moyenne, croise un chalutier qui rentre au port les cales pleines. On regarde l’embarcation qui se tortille comme une petite abeille. Le patron de pêche sort de sa cabine et adresse un geste rapide du bras. C’est l’événement de la matinée ! Cette coquille de noix est notre dernier lien avec la Terre.
J+5 Ce matin, l’atmosphère est pleine de poussière marine. À midi, le second commandant a annoncé : « Cette nuit, c’est changement d’horaire ! » Quand on traverse l’Atlantique, vers les Antilles, on enlève des heures à sa montre. Après le déjeuner, dans le carré équipage, des hommes font une pause. En short et en tongs, ils regardent un film ou jouent aux échecs. De la cuisine monte une odeur de gaufres. Le navire parait faire du sur-place, mais il tremble et vibre. Il ne dort pas. ll ne dort jamais.