Du même auteur au Rouergue Janis est folle – 2015, roman doado noir Les chroniques d’Hurluberland - Volume 1 – 2016, roman dacodac Les chroniques d’Hurluberland - Volume 2 – 2017, roman dacodac Loukoum mayonnaise – 2018, roman doado Les chroniques d’Hurluberland - Volume 3 – 2020, roman dacodac Journal d’un chien de campagne – 2021, roman dacodac (ill. Charles Dutertre)
Illustration de couverture : © Charles Dutertre Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2022 www.lerouergue.com
Olivier Ka
nez rouge et dent cassée
illustrations de Charles Dutertre
Normalement, je n’aurais pas dû être là. Et papa non plus. De mon côté, il était prévu que j’aille passer le début de la semaine chez mon cousin de Montauban, mais il était tombé malade et maman était venue me chercher la veille au soir pour me ramener à la maison. Quant à papa, à cette heure-là, il aurait dû être au travail. Maman avait peut-être oublié de le prévenir. Il était rentré tard, après que je m’étais couché, je ne sais pas, peut-être qu’elle le lui avait dit et qu’il ne s’en souvenait plus. En tout cas, je n’étais pas censé être là, et je n’étais pas non plus censé voir ce que j’ai vu. 7
Il devait être huit heures. Je suis descendu. Ça arrive souvent, pendant les périodes de vacances, que je petit-déjeune tout seul. Maman dort en général jusqu’à neuf heures et papa, comme je l’ai déjà dit, part tôt pour aller travailler. Avant, maman s’obligeait à se lever, mais depuis l’année dernière elle ne se force plus à le faire. Elle dit que je suis assez grand pour me débrouiller tout seul et que ça lui fait du bien de dormir le matin, que c’est son rythme naturel. J’ai neuf ans et demi. Je n’ai besoin de personne pour me servir un bol de céréales. Je suis donc descendu, en pyjama, les yeux encore gonflés par le sommeil. Je suis entré dans la cuisine, j’ai ouvert le frigo, je suis resté devant un instant sans penser à rien. Et puis j’ai pris la bouteille de lait, un bol, mon paquet de céréales et, les bras chargés, je suis allé dans le salon. J’aime bien petit-déjeuner dans le salon. Dans la cuisine, c’est ordinaire, c’est le petit déjeuner des jours d’école. Quand je suis en vacances, j’occupe la table basse. Je pousse les revues, la télécommande de la télévision, je me fais une place et je m’installe là, assis par terre sur le tapis. Je n’ai pas été jusqu’à la table basse, ce matinlà. À peine entré dans le salon, je me suis arrêté. 8
Papa était là. Debout, au milieu de la pièce. Déguisé en clown. Ça m’a fait un choc. Pas un gros choc, pas au point de tout lâcher et de pousser un cri, non. Mais tout de même, j’ai presque sursauté. Parce que je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Je ne l’avais jamais vu déguisé en clown. Je ne m’attendais pas à voir quelqu’un dans le salon, surtout accoutré comme ça. Il portait une perruque jaune sur la tête, des cheveux frisés. Un nez rouge, évidemment. Une chemise orange à pois verts. Un large pantalon gris, à bretelles. Et des chaussures immenses, on aurait dit deux grosses brioches dans lesquelles il aurait fourré ses pieds. Au bout de quelques secondes, j’ai tout de même compris que c’était lui. Alors j’ai dit : – Papa ? Il a répondu : – Gaby… je pensais que tu étais chez tes cousins… – Et toi, tu ne devrais pas être au travail ? – Si, mais… Il n’a pas été plus loin dans son explication. En même temps, je ne lui demandais pas de se 9
justifier, simplement j’étais surpris de le trouver là ce matin, comme lui devait l’être aussi. On est restés un moment comme ça, face à face, à se regarder. Papa avait l’air un peu gêné, et moi je ne sais pas quelle expression j’avais, mais mon regard devait sûrement être plein d’interrogations. J’ai fini par aller jusqu’à la table basse pour y déposer le lait, le bol et les céréales. – Pourquoi t’es déguisé en clown ? – Parce que j’avais envie. J’ai rempli mon bol de lait, j’ai versé les céréales dedans et j’ai commencé à manger, sans vraiment le quitter des yeux. Au bout d’un moment, il s’est assis sur une chaise. Entre deux bouchées, j’ai dit : – Si on se déguise, c’est qu’il y a une fête. – C’est pas vraiment un déguisement. C’est… Il avait l’air mal à l’aise. Il s’est levé et il est parti. J’ai continué à manger, tout seul dans le salon, comme ce qui était prévu au départ. Quand il est revenu, il était habillé normalement, en pantalon marron et chemise blanche. Il s’était démaquillé, mais il restait encore des traces de couleur sur son visage, du blanc en haut du front et du rouge sur une joue. Il s’est rassis sur la même chaise et m’a dit : 10
– Écoute, Gaby. Ce que tu as vu ce matin c’est… comment dire… c’est quelque chose de personnel. Ça ne regarde que nous, d’accord ? J’aurais préféré que tu ne le voies pas, d’ailleurs j’étais sûr que tu n’étais pas à la maison. – Tu te déguises en clown quand je ne suis pas là ? Je trouvais ça un peu vexant. Je n’aimais pas du tout l’idée que mon père attende que je sois parti pour faire ce genre de chose. S’il ne voulait pas que je le voie, il n’avait qu’à s’enfermer dans la salle de bains. – Ça n’est pas pour me cacher de toi, Gaby, ne va pas penser une chose pareille. C’est simplement que… eh bien… je ne m’habille pas ainsi pour me montrer. – Pourquoi, alors ? – Parce que ça me fait du bien. J’ai levé les épaules et j’ai répondu : – O.K. De cette manière, je lui signifiais que j’étais cool, que je ne le jugeais pas, qu’il pouvait partager des secrets avec moi, pas de souci. – Est-ce que je peux quand même le dire à maman ? 11