FRANÇOIS WEERTS
ON A TIRÉ SUR ARAGON
roman
« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »
Paul Nizan, Aden Arabie
DIMANCHE 2 MAI 1965
Au sommet de la Butte du Lion de Waterloo, Louis Aragon sentait le vent du sud-ouest caresser sa joue, lisse comme celle d’un lord anglais. L’extrémité de son écharpe en soie voltigeait, papillon qui ne prendrait pas son envol, l’autre bout restait prisonnier du col de son manteau. Sous la brise de cette fin de mai, les fanes des betteraves s’inclinaient avant de revenir à leur position initiale puis se courbaient à nouveau dans un va-et-vient qui évoquait l’immuabilité des cycles terrestres. Depuis 1815 cependant, l’étendue qu’il contemplait avait subi des bouleversements considérables. Il avait fallu procéder notamment à des travaux de terrassement cyclopéens pour ériger ce monument à la gloire des monarchies européennes vainqueures.
Les pensées du sexagénaire, qui abordait la rive de ses soixante-dix ans, s’égaraient, brouillées par ce vent décidément frisquet. Ce 18 juin-là, pas de soleil. Une pluie abrutissante. Une pluie comme la région en était coutumière au point que ses habitants prenaient l’allure d’un peuple d’eau, cheveux châtain délavé, peau translucide,
articulations nouées par les rhumatismes, épaules arquées dans un réflexe de protection illusoire contre les humeurs maussades du ciel. Cette pluie n’était pas le déluge de la mousson ni l’averse libératoire des tropiques. Par son opiniâtreté, elle imbibait les guêtres, détrempait les tuniques, amollissait les épaulettes et surtout, embouait le champ de bataille, enserrait les roues des canons dans des fondrières poisseuses, empêtrait les sabots des chevaux dans des gangues d’argile que rien ne pouvait décoller, sauf le couteau du maréchal-ferrant.
Si, si, si ! Si, rêvait l’homme dont l’écharpe cherchait toujours à s’échapper de l’emprise du manteau, si Napoléon avait pu bénéficier de la clémence de cette présente journée de fin mai… L’engagement eût alors pris des tours d’Austerlitz au lieu de patauger dans la gadoue brabançonne, moins glacée que les eaux de la Bérézina, certes, mais tout aussi meurtrière. L’empereur, le touriste esseulé au sommet de la Butte n’avait jamais éprouvé beaucoup d’admiration pour lui. Il ne l’oubliait pas, le petit Corse avait tordu le cou à la Révolution. Et sa conception de la grandeur de la France l’avait conduit trop souvent à verser le sang de ses concitoyens et celui des peuples asservis. La guerre, oui, quand il le fallait, quand le pays était en danger, quand l’ennemi mugissait dans les campagnes. Et la guerre, l’homme qui regardait l’ancien champ de bataille, il l’avait faite deux fois.
En 1918. En 1940 également. Pas très loin d’ici.
En mai 1940, vingt-cinq ans plus tôt, le soleil était franchement de la partie. Et malgré des conditions météorologiques favorables au déploiement des camions et des tanks (mais elles l’étaient pour les deux camps), la défaite fut aussi cuisante que celle de 1815. En ce sinistre mois de mai, l’armée à laquelle il appartenait, dans laquelle il combattait, n’avait pas réussi à entrevoir même de loin cette pyramide orgueilleuse. Lui, il atteignit au plus loin Genappe, au seuil
du champ de bataille de Waterloo, mais encore à distance de la Butte. Avec ses ambulances, il poussa une pointe vers le sud-est, jusqu’à Gembloux, dans la direction de Namur, avant de rebrousser chemin vers la France et de crapahuter, à marches forcées, vers la mer du Nord et Dunkerque. Souvenirs rendus cruels par la honte de la défaite et par l’accumulation de souffrances. Civils réduits en morceaux par les bombes, soldats détruits par les obus, prisonniers exécutés, membres écrasés sous les chenilles des chars, fermes effondrées, véhicules brûlant dans de grasses fumées, femmes et enfants mitraillés par les aviateurs, corons passés au lance-flammes, découragement assassin, armées qui couraient sans tête…
L’homme avait écrit sur cet épisode calamiteux. Un roman copieux, à jamais inachevé, qui se targuait aussi de raconter de long en large la geste du parti communiste français. Les petits actes de courage individuels, les exploits héroïques, le mépris des militants les plus dévoués pour leur propre vie, la fidélité à la grande patrie de la Révolution d’Octobre et à son guide, incontesté alors. Il s’était mis en tête de se replonger dans ces semaines tragiques, d’en détailler les événements par le menu, entrelaçant les destins de personnages variés, pas tous communistes, tant s’en faut. Il y avait jeté différentes péripéties diplomatiques, politiques et militaires. Des faits divers encore, des réunions mondaines, des opérations de basse police, des descriptions de combats et de manœuvres tactiques.
Justement, s’il s’attardait au sommet de la Butte du Lion de Waterloo, c’était pour retrouver dans ce paysage les sensations d’alors. Elles restaient vives bien sûr, surtout celles de l’enfer de Dunkerque. Mais l’écrivain s’était fait une promesse, celle de reprendre tout son texte, de l’affiner, d’en supprimer les lourdeurs, d’en ôter les professions de foi trop militantes, de se libérer des mots d’ordre et
des slogans visant à défendre une vérité absolue. Celle du parti. Ce labeur, il l’avait déjà commencé, même s’il était conscient, et le découragement le saisissait à y songer, que jamais ce texte ne serait considéré comme son chef-d’œuvre. Pourtant, si l’on avait su le poids d’émotions, d’espoirs, de détresses qu’il y avait mis. Si l’on avait daigné reconnaître les prouesses stylistiques qu’il y avait déployées. Si l’on avait compris la nature de la nostalgie qui l’étreignait. Pas celle de l’ancien combattant. Celle d’un monde meilleur qui eût pu éclore. Celle d’un temps où la guerre semblait avoir été rangée une fois pour toutes dans l’armoire aux souvenirs. Celle d’une paix introuvable aujourd’hui encore.
Là-haut, Aragon soupira dans une solitude qui était souvent la sienne malgré les réunions, les cocktails, les réceptions, la chaleur communicative des camarades, la froideur méfiante des apparatchiks du comité central, malgré Elsa aussi. Il se répétait une fois de plus qu’il n’était jamais vraiment à sa place. À la place que les idéologues de tout bord lui assignaient. Trop bourgeois. Trop moscoutaire. Traître à la cause du surréalisme. Poète respecté, mais comme on respectait un monument aux morts. Salut au drapeau de la Résistance. Pour le reste, ses romans, bon, mine dubitative, ce monde réel qu’il tentait de décrire, ne fleurait-il pas son réalisme socialiste stalinien putassier ? Enfant illégitime, Aragon savait que sa légitimité littéraire était loin d’être incontestée. Au fond, il ne pouvait donner tort à aucun de ses détracteurs. Pourvu qu’ils fussent de bonne foi. Les autres, il les méprisait. S’il s’était bien gardé aujourd’hui de le clamer haut et fort, il lui prenait parfois l’envie de leur appliquer le sort qu’il avait réservé dans un poème aux ours savants de la social-démocratie. Feu sur ces merdeux !
Vrai qu’il ne rigolait pas souvent depuis vingt-cinq ans, la guerre, la résistance poétique, ses responsabilités dans le parti, son œuvre qu’il bâtissait comme un forcené, jour après
jour, sans débotter. Et désormais, réécrire Les Communistes, quelle folie. Les Lettres françaises encore, cet hebdo qu’il portait à bout de bras. Non, pas de quoi se marrer. Il laissa ses yeux dériver vers le pied de la Butte. Son secrétaire ne s’était pas aventuré dans l’ascension du promontoire, préférant s’assoupir dans les luxueux coussins de la Facel Vega, voiture qui les avait transportés de Paris. Ce coupé sportif avait beau être le fleuron du génie mécanique français, il jurait avec son engagement politique. En réalité, la marque, récemment tombée en faillite, appartenait au frère d’un célèbre humoriste, ami au demeurant d’Aragon. Ceci expliquait cela. Et que l’on n’y cherchât pas la preuve d’une liberté qu’il eût prise avec sa profession de foi dont on pouvait dire ce que l’on voulait, sauf remettre en cause sa sincérité et sa fidélité jusqu’au-boutiste. Une grimace. Il devenait temps de redescendre, de quitter ce havre de solitude pour rejoindre le tourbillon de mondanités qui l’attendaient. L’ambassade de France cette après-midi, pour une causerie, à quoi succéderait un dîner en bonne compagnie. Une compagnie hypocrite, bien sûr, peu de commensaux seraient de son bord politique. Et plus tard dans la soirée, on donnerait un raout en son honneur au sommet d’une tour bruxelloise, un endroit réputé, lui avait-on dit, pour accueillir dans la province belge tout ce que Paris comptait de vedettes et de starlettes. Au moins, le champagne serait frais. Son secrétaire ne faisait pas mine de s’impatienter mais Aragon apercevait ses cicérones parisiens, de solides métallos, qui jetaient des coups d’œil vers lui. Ils étaient sortis de leur Dauphine, produit populaire de la Régie Renault. Il voyait aussi un peu plus près de l’escalier la camionnette des camarades belges venus en renfort. Dame, on ne transigeait pas avec la sécurité d’une personnalité éminente du parti. Nouveau soupir de l’écrivain. Ces prévenances lui semblaient puériles. Il voulait bien imposer
son autorité, ou ce qu’il en restait, dans les cercles littéraires parisiens, y recevoir les hommages que son œuvre méritait, mais ses responsabilités politiques ne lui paraissaient pas devoir s’accompagner de prérogatives dignes du hiérarque d’une démocratie socialiste.
Un dernier regard au vieux champ de bataille quadrillé de betteraves. Son esprit se perdait très loin, vers Genappe, invisible d’ici, vers les souvenirs d’un mois de mai de bombes et d’obus, de sang et de larmes, de camaraderie et d’humanité aussi. Renfonçant son écharpe rebelle dans son manteau, Aragon entama la descente de la volée d’escaliers. Deux cent vingt-six marches. Son pas était souple, alerte, dépourvu de la raideur que l’âge eût dû lui infliger, disgrâce que la pratique régulière de la natation lui évitait. Il progressait à un rythme mesuré, sage, s’aidant de la rampe d’une main légère. Au fur et à mesure de sa progression, la brise s’atténua, aucun bruit ne lui parvenait. Arrivé presque en bas, Aragon sentit un souffle lui passer près du visage. Il entendit un claquement, un choc contre la pierre d’une marche, un éclat de granit s’envola, un fragment métallique l’égratigna.
En écho résonna un craquement un peu plus loin. Le poète, qui avait vécu de durs combats, en 1918 comme en 1940, ne s’y trompa pas. Il identifia sans hésitation un coup de feu.
Le tir l’avait manqué de peu. Conscient d’avoir été visé, il continua néanmoins sa descente, sans précipitation excessive, sans se plier en deux non plus, avec toute la dignité et le fatalisme de qui avait subi l’épreuve de la mitraille.
Avant qu’il eût atteint le pied de la Butte, un type d’une bonne cinquantaine d’années sortait déjà de la camionnette immatriculée en Belgique. Il portait un blouson de cuir brun, du prêt-à-porter bon marché, acheté dans les boutiques de fripe de la chaussée d’Haecht, et un pantalon marron de même provenance. Mais surtout, en main, il tenait un pistolet, un Makarov 9 mm, dotation standard de l’Armée rouge
depuis une quinzaine d’années. Sans craindre la présence du tireur, méprisant le danger, il fonça sur l’écrivain, le saisit de son bras libre, le souleva et repartit à toute allure en direction de la camionnette. Sans effort apparent. Comme s’il s’était coltiné un ballot de tracts ou un paquet de couvertures pour réchauffer les membres d’un piquet de grève. Arrivé près de la camionnette dont la porte latérale était ouverte, il jeta son butin à l’intérieur et monta sur le siège du convoyeur, le pistolet toujours en garde. Au démarrage, l’engin, une Barkas B 1000 de fabrication est-allemande, fit entendre sa pétarade caractéristique, à mi-chemin entre la mobylette et la Vespa. Le pot d’échappement émit une fumée blanche comme de la vapeur d’eau. Sauf qu’elle sentait, cette fumée, on y décelait des touches végétales pardessus une puanteur minérale prononcée.
Transbahuté comme un vieil invalide, ballotté maintenant dans la fourgonnette, Aragon avait conservé tout son flegme. Il avait perdu son écharpe dans l’aventure, il remit en place son manteau, en épousseta le revers, tira sur les poignets de sa chemise. Il tenta de se caser dans l’habitacle, avisa une caisse, s’assit dessus sans manière. Le type venu à sa rescousse tenait toujours son pistolet qu’il prenait soin de garder le long de sa cuisse pour ne pas effaroucher les automobilistes qu’ils croisaient. Il se retourna sur son siège.
– Désolé pour le confort, désolé aussi de vous avoir malmené. Je me présente, Smalle Piet, les camarades ont parfois le sens de l’humour. En flamand, ça veut dire Petit Pierre. De fait, à supposer qu’il se prénommât bien Pierre, le gabarit du bonhomme, 1 mètre 85 pour 95 kilos, sans bedaine, sans indice de mollesse dans sa silhouette, contredisait le diminutif.
– Très drôle, effectivement, dit Aragon sans paraître le moins du monde amusé. Dites, vous avez compris ce qui s’est passé ?
– On vous a tiré dessus. J’ai entendu le coup de départ, j’en ai assez eu les oreilles cassées pendant la guerre.
D’ailleurs, ça m’a rappelé la sonorité des fusils nazis, mais je ne peux pas en jurer. Bon, j’ai foncé pour vous récupérer. Rien vu d’autre…
De son côté, le conducteur se concentrait sur sa route. Il négligea la nationale 5, voie royale des invasions de la Belgique, pénétrante directe vers la capitale, et cavala sur les chemins bosselés en direction du cœur du Brabant wallon. Bientôt, ils arriveraient dans les environs d’Overijse et repiqueraient vers Bruxelles. Derrière eux, protection dérisoire, la Dauphine des Français s’accrochait et les suivait. Smalle Piet se carra dans son siège, pas peu fier d’avoir damé le pion aux camarades d’outre-Quiévrain.
Rencogné dans le fond de la camionnette, Aragon jubilait-il ? Un éclat joyeux brillait dans son œil pendant qu’avec un mouchoir, il se tamponnait la joue d’où perlait une goutte de sang.