"Romy et Julius" de Marine Carteron et Coline Pierré - extrait

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Romy et Julius


DES MÊMES AUTRICES AU ROUERGUE

Marine Carteron Les autodafeurs 1 – mon frère est un gardien - 2014, roman doado. Les autodafeurs 2 – ma sœur est une artiste de guerre - 2014, roman doado. Les autodafeurs 3 – nous sommes tous des propagateurs - 2015, roman doado. Génération K 1 – 2016, roman épik. Génération K 2 – 2017, roman épik. Génération K 3 – 2017, roman épik. L’attaque des cubes – 2018, roman dacodac (Illus. Gaspard Sumeire). Dix – 2019, roman doado noir. Les autodafeurs (L’intégrale) – 2019, roman épik. Coline Pierré L’immeuble qui avait le vertige – 2015, roman dacodac. Ma fugue chez moi – 2016, roman doado. Le jour où les ogres ont cessé de manger des enfants (illustrations de Loïc Froissart) – 2018, album. La révolte des animaux moches (illustrations d’Anne-Lise Combeaud) – 2018, roman dacodac. Nos mains en l’air – 2019, roman doado.

Illustration de couverture : © Romain Bernard Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2020 www.lerouergue.com


Marine Carteron et Coline PierrĂŠ

Romy et Julius


Que les galants au cœur léger Agacent du pied la natte insensible. William Shakespeare (Roméo et Juliette, acte I scène IV)

Cot cot miaou codec ! Wouf wou ! Quinoa et Barbaque III


chœur des villageois

L’action se déroule dans un village comme il y en a mille avec des murs à abattre et des ponts à construire un village à cheval entre deux mondes l’ancien, le nouveau le passé, l’avenir un village traversé par une rivière et de vieilles rancunes et des discordes nouvelles où l’on se toise avec méfiance des deux côtés des berges pendant que l’eau coule, paisible et que Julius et que Romy s’éveillent.

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ACTE I



baston du matin, chagrin

Je suis réveillée en sursaut par un coup de klaxon. Il fait encore nuit ; je suis emmêlée dans mes draps comme un jambon dans sa couenne. J’ai chaud, envie de faire pipi, mais pas du tout envie de me lever. Sauf que le klaxon retentit à nouveau et que cette fois-ci je le reconnais : c’est celui du camion de papa. – Bordel… mais foutez-moi la paix ! On est vendredi, jour de l’abattage des porcs. Ces matins-là, la journée de papa et Greg démarre à 4 heures du mat. Même s’il choisit ses bêtes chez l’oncle Stéphane, papa ne peut pas les tuer lui-même, alors il doit aller les récupérer à l’abattoir. C’est la loi en France pour tous les animaux de boucherie. J’avoue, je préfère. Papi René, oncle Stéphane, mon frère Greg, papa : dans ma famille, les garçons sont soit bouchers, soit éleveurs. Alors, la barbaque, les carcasses, la viande froide, j’ai l’habitude ; mais c’est pas pour autant que j’aime penser au moment où la bête passe de vie à trépas. Lorsque papa et papi commencent à raconter 11


comment les anciens tuaient le cochon pour faire le boudin, ça me dégoûte un peu… surtout quand mon crétin de frère se met à imiter les hurlements de l’animal. Les couinements de porc de Greg sont tellement réalistes que c’est toujours lui qui remporte le concours du meilleur cri de cochon à la foire de l’andouille. Quand je l’écoute, ça me file des frissons. J’adore mon frère, mais parfois, il me donne des envies de meurtre. Là, par exemple, je suis certaine que c’est lui qui vient de klaxonner ; juste pour m’emmerder parce que je n’ai repris les cours que cette semaine alors que lui est au taf depuis déjà quinze jours. – P’tit con… Je plonge sous l’oreiller pour essayer de me rendormir, mais rien à faire. En bas, ça crie. Fort. Plus fort que d’habitude en tout cas. – ROMY ! DESCENDS ! Ça, c’est mon père. Quand il a cette voix, pas question de faire comme si je n’avais pas entendu. Il est peut-être poétique quand il parle de son travail (si, si, c’est possible d’être poète et boucher), mais pour ce qui est de l’éducation, faut filer droit. Pas le choix. – J’ARRIVE !!! Je tends la main vers le sol, farfouille une minute dans le tas de bazar au pied de mon lit, trouve mon téléphone. Il est 5 h 30. Beaucoup trop tôt pour me lever… et beaucoup trop tard pour rentrer de l’abattoir. 12


– C’est quoi ce bordel ? J’enfile un vieux sweat par-dessus mon pyjama licorne (un cadeau de Lucie, ma meilleure amie, perso, j’aurais jamais acheté une horreur pareille…), enfonce mes pieds nus dans mes Converse, et file dans le couloir sans prendre le temps d’allumer. Les escaliers sont tout au bout. Papa les a fait ajouter quand on a déménagé au-dessus de la boucherie. Vu qu’il passe son temps à travailler, et que mon frère fait son apprentissage en BP avec lui, c’est plus pratique. Et puis l’autre avantage, c’est que ça me permet de tout faire à pied : aller au collège, à la médiathèque, à la piscine, au club de théâtre. Ma chambre est minuscule, mais c’est super cool de n’avoir rien à demander à personne. Ma copine Lucie, qui habite en pleine cambrousse, ne peut pas faire un pas sans supplier sa mère de l’emmener ; une vraie galère. Moi, je suis libre de faire ce que je veux. Enfin, un peu. Papa est du genre « traditions, traditions » et mon grand frère Greg, c’est pareil. Alors, quand je dis « je fais ce que je veux », c’est plutôt liberté conditionnelle. Je vais où je veux, mais les garçons qui auraient dans l’idée de me tourner autour ont intérêt à faire gaffe. Bon, en même temps, jusqu’à présent, c’est venu à l’idée de personne… Comme les escaliers ne sont pas d’origine, ils sont super étroits et les marches sont plus abruptes qu’une piste noire. Heureusement, la porte qui donne sur 13


l’arrière-boutique est ouverte et inonde ma descente de lumière. En bas, la tête de papa s’encadre dans l’ouverture : – Bon sang, Romy, qu’est-ce que tu fiches ? Ton frère a besoin de toi. – Oui, je… Son téléphone vissé à l’oreille, mon père lève la main pour me faire signe de me taire et se met à beugler dans l’appareil. Papa, ou la patience incarnée. – Bien sûr que je vais porter plainte ! Plutôt deux fois qu’une. Et j’espère bien que vous allez me coller ces terroristes en prison… Comment ça, nous n’avions pas le droit de les frapper ? … Leur liberté de quoi ? … Vous vous fichez de moi ? Passez-moi votre supérieur ! À part le jour où le coach de rugby avait suspendu Greg pour « jeu dangereux », je n’ai jamais vu papa aussi furieux. J’en suis certaine parce qu’il a ce tic, celui de passer la main sur son crâne lisse, plusieurs fois d’affilée, comme s’il voulait aplatir une mèche fantôme. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais ce n’est pas le moment de l’embêter. – Greg ? T’es où ? – Ichi… Assis sur la petite table en formica où le personnel prend son casse-croûte chaque matin, mon frère, la tête en arrière, tient un torchon plein de sang devant son visage. Pendant que papa pourrit un nouvel interlocuteur, je lui demande : 14


– Y se passe quoi ? Au lieu de me répondre, Greg baisse la tête et enlève le torchon qui lui cache le visage. – Tu peux aller chercher la pharmachie, ch’te plaît ? En dessous, ce n’est pas beau à voir, mais rien n’a l’air cassé. Avec le rugby, j’ai l’habitude, alors ce n’est pas une lèvre fendue, une arcade amochée et un nez qui pisse le sang qui vont me faire reculer. Je sors le désinfectant de la trousse de secours, refile le coton à Greg pour qu’il s’occupe de ses narines et commence à nettoyer les dégâts. – Vous avez eu un accident ? C’est pour ça que papa est au téléphone avec les flics ? – Non, pas d’acchident, mon petit Rom-chteack. On ch’est battus avec des connards qui voulaient nous empêcher d’acchéder à l’abattoir. Mais, on ne ch’est pas laiché faire. – Vu ta tête, j’aurais deviné. Mon frère sourit (enfin, essaie… vu l’état de sa lèvre, c’est pas facile). – Et encore, t’as pas vu les autres. Même qu’ils ont eu de la chance que les gendarmes rappliquent, parce qu’autrement… Connaissant mon frère, je n’ai aucun doute làdessus. Ce n’est pas pour rien que Greg est le pilier vedette de notre équipe de rugby depuis trois ans. Il est capable de porter une cuisse entière de bœuf sans frémir, alors ceux qui l’empêcheront d’aller là où il a décidé de se rendre ne sont pas encore nés. Mais, ce 15


matin, je ne suis pas d’humeur à entendre le récit de ses exploits. – Tais-toi un peu, j’arrive pas à mettre les Strip… en plus, je te rappelle que j’ai pas que ça à faire ce matin. Greg reste tranquille deux secondes, juste le temps que je referme son arcade gauche, et se souvient enfin que j’ai cours à 8 heures. – T’inquiète, c’est ta dernière année de bagne, mon petit Rom-steak. Et voilà, c’est reparti ! Mon frère est persuadé que, comme lui, je n’ai qu’une hâte : finir ma troisième et entrer en apprentissage. Papa ne le dit pas, mais je sais qu’il aimerait bien aussi. L’autre jour, je l’ai entendu en parler avec oncle Stéphane : « Le fils aux couteaux, la fille à la caisse » qu’il lui disait. J’en ai encore des frissons rien que d’y repenser. Mais avant d’aller plus loin, il faut que je parle un peu de moi. Je m’appelle donc Romy, comme l’actrice qui jouait dans Sissi impératrice, un vieux film où les femmes portent des robes larges comme des supertankers et des coiffures dégoulinantes de rubans et de bouclettes. Une idée de ma mère. Quand tu me connais, ça a quelque chose de rigolo. C’est sans doute pour ça que mon frère m’appelle Rom-steak : je n’ai pas la gueule de mon prénom. 16


Pas que je sois moche, enfin, je crois, c’est surtout que je ne suis pas des masses « féminine ». À la différence de Lucie, qui passe des heures à se saper et se maquiller, moi, faudrait me torturer pour que je laisse pousser mes cheveux plus bas que mes épaules et que j’accepte de porter autre chose que des jeans, des baskets et des sweats. Mais ça n’a pas toujours été comme ça. Il paraît que, quand je suis née, ma mère était trop heureuse d’avoir une fille. Quand je regarde les quelques photos qui ont échappé au grand nettoyage fait par mon père, je me dis que ma mère était surtout contente d’avoir une poupée (vu comme elle m’habillait, je me demande encore comment j’ai pu apprendre à marcher), mais bon, m’avoir n’a visiblement pas suffi à son bonheur parce que, le lendemain de mes 6 ans, pfff, maman a disparu. Comme ça, d’un coup. J’étais trop petite pour m’en souvenir, mais il paraît que le village ne parlait plus que de ça. Certains chuchotaient que mon père l’avait découpée en morceaux et transformée en terrine. Ça avait fait toute une histoire ; même que les gendarmes étaient venus. Mais en fait, non. La vérité, c’est que maman avait rencontré un type de la ville, ils étaient tombés amoureux et étaient partis ensemble. Aussi simple que ça. Parfois, je me demande si je ne préfère pas l’autre version, celle avec papa qui transforme maman en terrine. Au moins, une terrine, tu sais pourquoi elle ne t’écrit pas. 17


Depuis, plus personne ne prononce son nom, papa a jeté toutes ses affaires, presque toutes ses photos et c’est comme si elle n’avait jamais existé. Le seul truc qu’il reste d’elle, c’est mon frère et moi… enfin, surtout moi. Je me souviens qu’un dimanche où papa m’avait emmenée voir jouer Greg au rugby, je devais avoir 9 ans, une dame m’avait pincé la joue en disant : « Mais qu’est-ce qu’elle ressemble à sa maman ! » Aussitôt, papa avait lâché ma main et m’avait jeté un regard bizarre… le même que celui qu’il réserve habituellement aux apprentis de la boucherie quand ils ont mal fait leur travail. Un regard déçu. Je crois que c’est depuis ce jour-là que je fais tout ce que je peux pour ne pas ressembler à une fille ; paraît même que je suis plutôt douée. Mais de là à faire un CAP vente et à travailler à la boucherie… – Greg, on en a déjà parlé, je veux aller au lycée, passer mon bac et… – … et t’inscrire à Pôle emploi, je sais Rom-steak, me répond-il en ébouriffant tendrement la courte paillasse blonde qui me sert de chevelure. En vrai, je rêve de devenir comédienne. Un truc que je n’ai jamais avoué à papa, mais que mon frère sait très bien. – Mais qu’est-ce que tu peux être con… – Oui, mais c’est pour ça que tu m’aimes, ma Rominette.

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Bref, je m’appelle Romy (ou Rom-steak, ou Rominette…), j’ai 14 ans, je suis en troisième, je suis la fille du boucher… et, si je veux me laver les cheveux avant de partir au collège, j’ai intérêt à me bouger le cul.


mon pote en morceaux

Pied droit sur la pédale, je me hisse sur mon vélo. Je traverse notre lotissement, coupe à travers le terrain de la famille Bouchoux, passe devant le tabacpresse puis la boucherie « Maison Vialeton et fils, depuis 1887 » sans pouvoir réprimer une grimace de dégoût en voyant les carcasses d’animaux pendouiller dans la vitrine. Contrairement à Ayden, mon meilleur ami (enfin, mon seul ami, mais c’est le meilleur quand même), je ne crois vraiment pas qu’ils soient des assassins ou des gens horribles, mais j’ai tout de même du mal à comprendre qu’on puisse faire ce métier, qu’on puisse aimer passer sa journée à découper des carcasses d’animaux morts. Ça fait un paquet d’années maintenant que la viande n’a plus franchi le seuil de notre maison. Mes parents sont devenus végétariens, puis véganes (ils ne consomment plus rien qui vient des animaux : plus de viande ni de poisson, mais plus non plus d’œufs, de lait, de beurre…) il y a presque cinq ans, à la naissance d’Allie. À l’époque, on habitait à Paris. Ils ont 20


vu des vidéos horribles d’animaux maltraités dans les abattoirs, et ils ont jeté leur rôti et leur boudin à la poubelle. Au départ, j’ai pris ça pour une lubie. Mes parents (surtout mon père) sont du genre à prendre de nouvelles décisions existentielles tous les mois (par exemple : devenir zéro-déchet, apprendre le suédois en vue d’y déménager, se passer de téléphone portable, monter un groupe de punk rock, circuler exclusivement à vélo – si on y réfléchit bien, tout ça a une certaine logique), mais généralement, ils abandonnent assez vite. Sauf que là, ça a duré, duré, duré, et ça dure toujours. Et surtout : à force d’en parler, j’ai fini par être moi aussi convaincu. J’ai arrêté de manger de la viande il y a trois ans. Je monte en danseuse la colline sur laquelle est installé le collège Astrid Lindgren, essayant de penser le moins possible à tous les collégiens et collégiennes qui me regardent certainement me déhancher comme un canard désarticulé, en se marrant. À cause de cette montée, j’arrive en nage au bahut, mes bouclettes collées sur le front par la sueur. Heureusement que ma vie amoureuse est totalement désertique. C’est très étrange, cette butte, on ne sait pas bien ce qu’elle fait là, car notre région est certainement la plus plate et la plus ennuyeuse du monde. Peut-être que quelqu’un l’a érigée par esprit de contradiction ? Pour énerver les géographes ? Cet été, le collège a subi un lifting disco : les murs ont été repeints avec des couleurs flashy. Et je ne sais 21


pas ce qui de la canicule, de l’odeur entêtante de peinture neuve, ou des murs qui hurlent leurs pigments dans notre tronche nous empêche le plus de nous concentrer, mais d’après Mme Basalte, la prof d’histoire-géo, les troisièmes B ressemblent « à des têtards sous cocaïne ». Il y a un attroupement au milieu de la cour. Mon instinct de survie m’incite à m’éloigner, partir à la recherche d’Ayden, qui bouquine généralement dans un coin. Parce qu’un attroupement au collège Astrid Lindgren, ça veut dire soit baston, soit engueulade de surveillant, soit parade d’élèves branchés. Et clairement, je ne suis taillé pour aucune de ces catégories. Moi je suis plutôt du genre sans-catégorie-fixe. Ni intello, ni sportif, ni insolent, ni branché, et pas complètement bizarre non plus, je n’appartiens à aucun de ces groupes. Je tente déjà de m’appartenir à moimême, ce qui est un travail suffisamment compliqué. Mais ce qui est étrange, c’est qu’au milieu de ce groupe, au milieu de la cour, il y a justement Ayden. Enfin, ce qu’il en reste. Ayden avec un œil au beurre noir, des points de suture à l’arcade sourcilière, et un poignet bandé. En me voyant arriver, il s’approche, rayonnant (autant qu’on peut rayonner avec la bouche de travers, un œil à moitié fermé et des cernes jusqu’au menton), et me dit : – Jul, tu devineras jamais ce que j’ai fait cette nuit ! – Hmm, tu as participé à un combat de free fight contre un ours ? 22


– Quasiment, ouais. J’ai participé à un sit-in devant l’abattoir de Viandor, c’était complètement dingue ! – Quoiiii ??? Mais pourquoi tu m’as rien dit ? – C’est un pote qui m’a entraîné là-dedans à la dernière minute. Et puis de toute façon, tu n’aurais pas voulu venir. Ayden a raison. Évidemment. Dans le genre froussard, je suis Julius Ier, roi des Timides, calife des Dégonflés. Le mec qui n’ose même pas distribuer des tracts en ville, parce que, quand il ouvre la bouche face à un inconnu, il se met à bafouiller et à trembler. C’est pareil en cours. Si un prof m’interroge, j’ai instantanément les mains moites, les joues couleur père Noël bourré, et le cœur qui se met à tambouriner comme une vieille locomotive. Pour les exposés, c’est particulièrement encombrant, car le trac me fait perdre mon vocabulaire. Littéralement. Je ne me souviens subitement plus de mots comme « livre » ou « pharaon », je suis obligé d’user de périphrases débiles du genre « le type qui gouvernait le pays et qu’on momifiait dans l’Égypte antique » ou « le truc avec des pages et des mots dedans, qui raconte des histoires ». Clairement, je passe pour un crétin. Je grommelle : – Mais quand même ! Tu aurais au moins pu me laisser la possibilité de dire non. – OK, OK, la prochaine fois qu’on fait un truc, je te préviens pour que tu puisses refuser. Bon, tu me demandes comment ça s’est passé, oui ou non ? 23


Je donne un coup de pied dans un caillou. – Alors puisque ça ne t’intéresse apparemment pas, continue Ayden, je vais te raconter quand même. Il prend une voix suave de conteur et commence : – On était une vingtaine. Des mecs et des filles entre genre 15 et 70 ans. Dont une… Chloé… wow, sublime… On a débarqué vers 3 h 30 du matin. Quand on a vu des camionnettes approcher, on s’est assis devant l’entrée de l’abattoir avec nos pancartes. Deux personnes se sont menottées aux grilles, quelqu’un a commencé à déclamer un poème. Des types sont sortis de leurs camions, ils se sont approchés et nous ont hurlé de dégager. Alors, à quatre ou cinq on s’est mis à chanter un truc du genre : « Boucheeeer, meurtrieeeer ! » – Sérieux ? – Ouais. Tu vois, c’était pacifiste, bon enfant. On n’était pas agressifs, on voulait juste discuter avec eux, essayer de les convaincre que ce qu’ils font est cruel. Mais eux, ils nous sont tombés dessus, ils nous ont menacés, et c’est parti en vrille. Ils ont commencé à nous frapper. Et je peux te dire : c’est pas des petits freluquets comme moi, c’est vraiment des grosses brutes. Heureusement que Ben et Zoran étaient là, eux au moins, ils font le poids. – C’est qui, Ben-et-Zoran ? – Deux potes, des types extra. Ben est originaire du coin, de Grandeville. Et fils de paysans, en plus ! Ils se sont rencontrés sur la ZAD de l’aéroport de 24


Notre-Dame-des-Landes, où ils ont vécu ensemble. Là, ils viennent de s’installer dans l’ancienne ferme des Brémond. C’est des militants, des vrais, radicaux, intègres… Je hausse les épaules pour faire comme si ça me passait au-dessus. Mais évidemment, la petite pique « des militants, des vrais » que m’adresse Ayden et le ton admiratif avec lequel il parle d’eux m’agacent profondément. J’imagine bien à quel point la vie de ce genre de types peut l’impressionner. – Quand même, mec, c’est moyennement pacifiste de traiter quelqu’un de meurtrier. Et puis tenter de convaincre un boucher, c’est franchement con. C’est comme demander à un poisson de danser la Carioca. – Pfff, t’es vraiment rabat-joie. J’ai risqué ma vie pour ça ! dit Ayden, légèrement dramatique, en me montrant son poignet. Et moi au moins, j’agis, je fais quelque chose. Je reste pas dans mon coin à bouffer des nuggets de soja industriels… et des kilos de fromage ! Ça sert à rien d’être végétarien si c’est juste pour soulager ta petite conscience égoïste. D’ailleurs, les végétariens aussi sont des meurtriers, puisque les œufs et le fromage… – Arrête, c’est bon ! On a déjà eu cette conversation mille fois. Je fais ce que je peux. Je deviendrai végane un jour. Quand je serai prêt. OK ? – Ouais. « Un jour », dit Ayden en m’imitant. C’est facile. « Un jour », je marcherai sur Mars. « Un jour », j’aurai une voiture volante. « Un jour », je bougerai 25


mes petites fesses pour tenter de changer le monde. Mais pour l’instant, je profite bien tranquillement de mes privilèges. La sonnerie retentit. C’est bien la première fois que le cours de maths m’apparaît comme un soulagement.


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